La Pesanteur et la Grâce/24

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Librairie Plon (p. 126-131).


CELUI QU’IL FAUT AIMER EST ABSENT

Dieu ne peut être présent dans la création que sous la forme de l’absence.

Le mal et l’innocence de Dieu. Il faut placer Dieu à une distance infinie pour le concevoir innocent du mal ; réciproquement, le mal indique qu’il faut placer Dieu à une distance infinie.

Ce monde en tant que tout à fait vide de Dieu est Dieu lui-même.

La nécessité en tant qu’absolument autre que le bien est le bien lui-même.

C’est pourquoi toute consolation dans le malheur éloigne de l’amour et de la vérité.

C’est là le mystère des mystères. Quand on le touche, on est en sécurité.

« Dans l’Orient désert… » Il faut être dans un désert. Car celui qu’il faut aimer est absent.

Celui qui met sa vie dans sa foi en Dieu peut perdre sa foi.

Mais celui qui met sa vie en Dieu lui-même, celui-là ne la perdra jamais. Mettre sa vie dans ce qu’on ne peut pas du tout toucher. C’est impossible. C’est une mort. C’est cela qu’il faut.

Rien de ce qui existe n’est absolument digne d’amour.

Il faut donc aimer ce qui n’existe pas.

Mais cet objet d’amour qui n’existe pas n’est pas une fiction. Car nos fictions ne peuvent être plus dignes d’amour que nous-mêmes qui ne le sommes pas.

Consentement au bien, non pas à aucun bien saisissable, représentable, mais consentement inconditionné au bien absolu.

En consentant à ce que nous nous représentons comme étant le bien, nous consentons à un mélange de bien et de mal, et ce consentement produit du bien et du mal : la proportion de bien et de mal en nous ne change pas. Au contraire, le consentement inconditionné au bien que nous ne pouvons pas et ne pourrons jamais nous représenter, ce consentement est du bien pur et ne produit que du bien, et il suffit qu’il dure pour qu’en fin de compte l’âme tout entière ne soit que bien.

La foi (quand il s’agit d’une interprétation surnaturelle du naturel) est une conjecture par analogie basée sur des expériences surnaturelles. Ainsi ceux qui possèdent le privilège de la contemplation mystique, ayant fait l’expérience de la miséricorde de Dieu, supposent que, Dieu étant miséricorde, le monde créé est œuvre de miséricorde. Mais quant à constater cette miséricorde directement dans la nature, il faut se rendre aveugle, sourd, sans pitié pour croire qu’on le peut. Aussi les Juifs et les Musulmans, qui veulent trouver dans la nature les preuves de la miséricorde divine, sont-ils impitoyables. Et les chrétiens souvent aussi.

C’est pourquoi la mystique est la seule source de la vertu d’humanité. Car ne pas croire que derrière le rideau du monde il y ait une miséricorde infinie ou croire que cette miséricorde est devant le rideau, ces deux choses rendent cruel.

Il y a quatre témoignages de la miséricorde divine ici-bas. Les faveurs de Dieu aux êtres capables de contemplation (ces états existent et font partie de leur expérience de créatures). Le rayonnement de ces êtres et leur compassion qui est la compassion divine en eux. La beauté du monde. Le quatrième témoignage est l’absence complète de miséricorde ici-bas[1].

Incarnation. Dieu est faible parce qu’il est impartial. Il envoie les rayons du soleil et la pluie sur les bons comme sur les méchants. Cette indifférence du Père et la faiblesse du Christ se répondent. Absence de Dieu. Le royaume des cieux est comme un grain de sénevé… Dieu ne change rien à rien. On a tué le Christ, par colère, parce qu’il n’était que Dieu.

Si je pensais que Dieu m’envoie la douleur par un acte de sa volonté et pour mon bien, je croirais être quelque chose, et je négligerais l’usage principal de la douleur, qui est de m’apprendre que je ne suis rien. Il ne faut donc rien penser de semblable. Mais il faut aimer Dieu à travers la douleur.

Je dois aimer être rien. Comme ce serait horrible si j’étais quelque chose. Aimer mon néant, aimer être néant. Aimer avec la partie de l’âme qui est située de l’autre côté du rideau, car la partie de l’âme qui est perceptible à la conscience ne peut pas aimer le néant, elle en a horreur. Si elle croit l’aimer, ce qu’elle aime est autre chose que le néant.

Dieu envoie le malheur indistinctement aux méchants comme aux bons, ainsi que la pluie et le soleil. Il n’a pas réservé la croix au Christ. Il n’entre en contact avec l’individu humain comme tel que par la grâce purement spirituelle qui répond au regard tourné vers lui, c’est-à-dire dans la mesure exacte où l’individu cesse d’en être un. Aucun événement n’est une faveur de Dieu, la grâce seule.

La communion est bonne aux bons et mauvaise aux mauvais. Ainsi les âmes damnées sont au paradis, mais pour elles le paradis est enfer.

Cri de la souffrance : pourquoi ? Résonne dans toute l’Iliade.

Expliquer la souffrance, c’est la consoler ; il ne faut donc pas qu’elle soit expliquée.

D’où la valeur éminente de la souffrance des innocents. Elle ressemble à l’acceptation du mal dans la création par Dieu qui est innocent.

Le caractère irréductible de la souffrance qui fait qu’on ne peut pas ne pas en avoir horreur au moment où on la subit a pour destination d’arrêter la volonté, comme l’absurdité arrête l’intelligence, comme l’absence arrête l’amour, afin qu’arrivé au bout des facultés humaines l’homme tende les bras, s’arrête, regarde et attende.

« Il se rit du malheur des innocents. » Silence de Dieu. Les bruits d’ici-bas imitent ce silence. Ils ne veulent rien dire.

C’est quand nous avons besoin jusqu’au fond des entrailles d’un bruit qui veuille dire quelque chose, quand nous crions pour obtenir une réponse et qu’elle ne nous est pas accordée, c’est là que nous touchons le silence de Dieu.

D’habitude notre imagination met des mots dans les bruits comme on joue paresseusement à voir des formes dans des fumées. Mais quand nous sommes trop épuisés, quand nous n’avons plus le courage de jouer, alors il nous faut de vrais mots. Nous crions pour en avoir. Le cri nous déchire les entrailles. Nous n’obtenons que le silence.

Après avoir passé par-là, les uns se mettent à se parler à eux-mêmes comme les fous. Quoi qu’ils fassent après cela, il ne faut avoir pour eux que de la pitié. Les autres, peu nombreux, donnent tout leur cœur au silence.

  1. C’est précisément par cette antithèse, ce déchirement entre les effets de la grâce en nous, la beauté du monde autour de nous et l’implacable nécessité qui régit l’univers que nous percevons Dieu à la fois comme présent à l’homme et comme absolument irréductible à toute mesure humaine.