La Pesanteur et la Grâce/29

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Librairie Plon (p. 154-156).


LECTURES[1]

Autrui. Percevoir chaque être humain (image de soi-même) comme une prison où habite un prisonnier, avec tout l’univers autour.

Électre, fille d’un père puissant, réduite à l’esclavage, n’ayant d’espoir qu’en son frère, voit un jeune homme qui lui annonce la mort de ce frère — et au moment le plus complet de la détresse, il se révèle que ce jeune homme est son frère. « Elles croyaient que c’était le jardinier. » Reconnaître son frère dans un inconnu, reconnaître Dieu dans l’univers.

Justice. Être continuellement prêt à admettre qu’un autre est autre chose que ce qu’on lit quand il est là (ou qu’on pense à lui). Ou plutôt lire en lui qu’il est certainement autre chose, peut-être tout autre chose que ce qu’on y lit.

Chaque être crie en silence pour être lu autrement.

On lit, mais aussi on est lu par autrui. Interférences de ces lectures. Forcer quelqu’un à se lire soi-même comme on le lit (esclavage). Forcer les autres à vous lire comme on se lit soi-même (conquête). Mécanisme. Le plus souvent, dialogue de sourds.

La charité et l’injustice ne se définissent que par des lectures — et ainsi échappent à toute définition. Le miracle du bon larron fut, non pas qu’il pensât à Dieu, mais qu’il reconnût Dieu dans son voisin. Pierre avant le chant du coq ne reconnaissait plus Dieu dans le Christ.

D’autres se font tuer pour de faux prophètes ou, à tort, ils lisent Dieu.

Qui peut se flatter qu’il lira juste ?

On peut être injuste par volonté d’offenser la justice ou par mauvaise lecture de la justice. Mais c’est presque toujours le second cas.

Quel amour de la justice garantit d’une mauvaise lecture ?

Quelle est la différence entre le juste et l’injuste si tous se conduisent toujours conformément à la justice qu’ils lisent ?

Jeanne d’Arc : ceux qui déclament à son sujet aujourd’hui l’auraient presque tous condamnée. Mais ses juges n’ont pas condamné la sainte, la vierge, etc., mais la sorcière, l’hérétique, etc.[2]

Cause des mauvaises lectures : l’opinion publique, les passions.

L’opinion publique est une cause très forte. On lit dans l’histoire de Jeanne d’Arc ce que dicte l’opinion publique contemporaine. Mais elle a été incertaine. Et le Christ…

Dans les problèmes moraux fictifs, la calomnie est absente.

Quel espoir a l’innocence si elle n’est pas reconnue ?

Lectures. La lecture — sauf une certaine qualité d’attention — obéit à la pesanteur. On lit les opinions suggérées par la pesanteur (part prépondérante des passions et du conformisme social dans les jugements que nous portons sur les hommes et sur les événements).

Avec une plus haute qualité d’attention, on lit la pesanteur elle-même, et divers systèmes d’équilibre possibles.

Lectures superposées : lire la nécessité derrière la sensation, lire l’ordre derrière la nécessité, lire Dieu derrière l’ordre.

« Ne jugez pas. » Le Christ lui-même ne juge pas. Il est le jugement. L’innocence souffrante comme mesure.

Jugement, perspective. En ce sens tout jugement juge celui qui le porte. Ne pas juger. Ce n’est pas l’indifférence ou l’abstention, c’est le jugement transcendant, l’imitation du jugement divin qui ne nous est pas possible.

  1. Dans l’esprit de Simone Weil, ce vocable signifie : interprétation affective, jugement concret de valeur. Je vois par exemple un homme qui escalade un mur : instinctivement (et peut être à tort) je « lis » en lui un voleur (Note de l’Éditeur).
  2. Cf. les textes de l’Évangile concernant les auteurs de « lectures » erronées : « Pardonnez-leur, mon Père, car ils ne savent pas ce qu’ils font… L’heure vient où quiconque vous fera mourir croira rendre hommage à Dieu » (Note de l’Éditeur).