La Petite-Poste dévalisée/Lettre 39
Une Marchande de Modes à son Prétendu.
M’aimez-vous, mon amoureux ? Les objections que vous m’avez faites hier contre mon état, ne sont-elles qu’une plaisanterie ? Est-ce une défaite ? J’en veux avoir le cœur net. J’y ai rêvé toute la nuit ; & le résultat de mes réflexions est que vous ne dérogerez point du tout en m’épousant : si je n’étois sûre de mon honnêteté & de votre amitié, je ne vous parlerois pas avec cette franchise qui vous plaît tant. Ma fortune est plus solide que la vôtre ; nos naissances vont de pair, nos caractères se conviennent, nous pensons également l’un de l’autre : il n’y a donc que la petite vanité, non pas de vous, mais de monsieur l’Auteur, qui se croira humiliée, en épousant une Marchande de Modes. Voyons donc un peu l’énorme différence de votre état au mien. D’abord, vous dépendez du caprice du Public, & je l’assujettis au mien. Vous illustrez la Nation, je me plais à le croire ; je l’enrichis sûrement, l’un vaut bien l’autre : vous sextuplez la valeur d’une feuille de papier, je centuple celle d’une aune de gaze. Les livres François inondent l’Europe, les Modes la mettent à contribution : vous donnez un air de jeunesse à une vieille pensée, je donne un air de beauté à une figure médiocre. Allez, mon amoureux, si je voulois pousser plus loin cette folie, je trouverois bien des choses à l’avantage de mon état. Au surplus, les généralités ne m’offensent point ; & si je m’arrêtois à ce que vous m’avez dit, que des personnes uniquement occupées du soin de plaire, doivent avoir du penchant à la coquetterie, attendrois-je de vous une amitié bien constante ? Mais je vous sépare de votre état, pour ne songer qu’à vous : faites-en de même. La façon de penser du reste du monde m’importe peu, si ce n’est pour ma réputation. Votre assiduité chez moi n’est point suspecte, parce qu’on sçait vos vues. Légitimons la cette assiduité : le terme approche où nous ne pourrions plus le faire ; le carême vient. Dansons, & soyons bons amis pour long-tems. Apportez-moi vous-même votre réponse ; ma mere sera ce soir chez moi : elle sera bien aise de l’entendre, parce qu’elle m’aime assez pour ne pas désapprouver que je partage ma tendresse entre mon époux & elle. À ce soir.