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La Petite Cady/19

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La renaissance du livre (p. 165-178).

XIX

Ce dimanche matin, Cady refusa obstinément de se lever, arguant de malaises vagues, et manifestant la volonté inébranlable de demeurer couchée durant toute la journée.

Mlle Armande piétinait, furieuse.

— Vraiment, Cady, avec vous, on ne sait jamais quelle tuile va vous tomber sur la tête !… Pour une fois où Mme Garnier consent à vous garder avec vos cousines et à me procurer une Journée de liberté, il faut que vous inventiez un prétexte pour me contrarier !…

— Ce n’est pas ma faute si je suis malade, grogna la fillette, les yeux clos, frileusement recroquevillée dans sa couchette.

— L’êtes-vous malade ? C’est ce qu’il faudrait savoir, émit l’institutrice hargneusement. Qui sait si ce n’est pas une malice, uniquement pour m’être désagréable !…

— Mais je n’ai pas du tout envie de vous empêcher de sortir. Allez où vous voudrez, je n’ai besoin de personne pour me regarder dormir… D’ailleurs, Maria ne sort pas aujourd’hui ; s’il me faut quelque chose, elle me le donnera.

Le visage de Mlle Armande s’éclaircit. Pourtant, elle crut devoir protester.

— Je ne puis pas vous quitter… Ou, au moins, il me faut la permission de votre mère.

Cady leva les épaules.

— Comme ce serait malin de parler de cela à maman !… Vous savez bien quels chichis cela causerait…

Mlle Armande faiblit.

— Alors, vous me promettez d’être sage, de ne pas bouger de votre lit et d’appeler Maria si vous désirez quelque chose.

Cady cacha son visage sous ses draps pour dissimuler l’éclair joyeux de ses yeux et le rire involontaire de sa bouche.

— Oui, oui, oh ! comme je vais bien dormir ! bégaya-t-elle d’une voix qui sortait étouffée de dessous les couvertures.

Alerte et satisfaite, Mlle Armande mit à peine un quart d’heure à s’habiller. Et après plusieurs recommandations banales et un baiser distrait sur le front de Cady, elle sortit, déclarant :

— Je vais vous envoyer Maria ; vous lui expliquerez de quoi il retourne.

Justement, ce jour-là, la femme de chambre était d’une humeur charmante. Elle entra en coup de vent chez Cady.

— Qu’est-ce que c’est, ma crotte, t’es claquée ? questionna-t-elle avec sollicitude.

Mais aussitôt elle partit d’un éclat de rire.

— Ah ! petite bougresse, je vois que vous avez encore fait grimper la maîtresse d’école !…

Assise sur son lit, les yeux pétillants, échevelée, Cady se livrait à de petits bonds sur place qui révélaient une prodigieuse souplesse de reins et une indéniable bonne santé.

Elle se jeta à la renverse sur son oreiller, la voix câline !

— Ma petite Maria, tu vas être bonne et gentille… mignonne comme une petite caille rôtie, un petit poulet plumé, un petit derrière de lapin tout blanc !…

La femme de chambre rit aux éclats :

— Quelle sottise allez-vous me demander ?

Cady sauta délibérément hors de son lit.

— Oh ! c’est bien simple… Y a Georges qui va à la campagne… Emile, le chauffeur, l’emmène dans l’auto avec Paulette… Alors, j’ai promis d’aller avec eux… Tu me laisseras filer et tu ne diras rien à per- sonne.

— Oh ! ce culot !… se récria Maria gaiement. Merci, pour que vous vous fassiez pincer, et c’est moi qui ramasserais la tatouille !…

Cady s’habillait rapidement.

— C’est ni maman ni papa qui peuvent le savoir si tu ne le dis pas… Pour Mlle Armande, même si elle apprenait… ben quoi ! je la musellerais.

Maria rit de nouveau :

— Oh ! ça, vous y avez la main, pour sûr, bellotte !

— Alors, vous voulez bien ?

— Qu’est-ce que je gagnerai pour ma peine ?

La fillette se jeta à son cou.

— Une bise !

La femme de chambre l’embrassa.

— Pardi ! jolie monnaie de guenon que tu me donnes !

Cady eut un rire aigu.

— Tu aimerais mieux que ce soit Valentin ?

Maria branla la tête avec un dédain.

— Oh ! Valentin…

— Ben quoi, ça se décolle, vos amours ?

Maria se pencha mystérieusement :

— Écoute, tu ne le diras pas… Mais, y a Clément, le nouveau valet du second qui est joliment parti sur moi… Un gentil garçon… avec un amour de petite verrue sur la tempe gauche qu’on croquerait !…

Et, prise d’uns inspiration subite :

— Ah ! chouette !… Justement, il est de garde aussi… Comme il n’y aura personne, je vas le faire venir dans la turne !

Cady dissimula une grimace de mécontentement.

— Te gêne pas !

Mais elle n’insista pas, comprenant qu’il fallait payer la complaisance de Maria.

Une heure plus tard, l’auto de Mlle de Montigny filait à grande allure sur la route de Maisons-Laffite, à travers le bois d’aspect hivernal, mais que venait égayer un radieux rayon de soleil.

Blottis sur le devant de la voiture, à côté du chauffeur, les deux enfants se serraient l’un contre l’autre, entortillés dans une couverture de fourrure, ravis, un peu ivres de vitesse, de vent froid et de bonnes senteurs pénétrantes émanant de la forêt. Seuls, leurs yeux brillants et un peu de leur nez rosé par l’air vif apparaissaient entre la fourrure, la toque de castor et le bonnet de tricot blanc enfoncés sur leur front.

Leur babil, leurs rires frais et joyeux éveillaient un vague sourire sur les lèvres d’Emile, qui les écoutait sans les regarder, le masque immobile, attentif à sa direction.

Un passe-montagne, une pelisse, des gants de fourrure en faisaient une masse quasi-animale, surmontée d’un visage franc et gai, de type très français, avec son nez droit, ses yeux gris, son teint clair un peu rougi par la continuelle exposition à l’air de ses moustaches blondes. Il dédaignait l’usage des lunettes, prétendant avec une certaine coquetterie que ses cils roux, longs et drus, suffisaient à préserver ses yeux du vent.

Dans l’intérieur de la voiture, Paulette, la femme de chambre, se prélassait seule, revêtue des plus riches atours de sa patronne, la demi-mondaine : splendide pelisse de loutre garnie de skungs sur une merveilleuse robe de velours souple géranium brodée de cabochons de rubis et de vieil or.

Précisément, Georges expliquait la raison de cette tenue inusitée à Cady abasourdie.

— Maman l’a permis… C’est elle qui prête ses affaires à Paulette pour pas qu’elle manque le bon chopin… une veine qu’elle a eue… c’est tout plein rigolo… un vieux birbe qu’habite la campagne juste où nous allons, tu saisis ? Alors, qu’il a rencontré un jour Paulette qui se promenait habillée très bath… Et qui lui a dit que si elle était une baronne, elle lui ferait bien plaisir de lui rendre visite.

Cady pouffa.

— Paulette, une baronne ?

— Oh ! il n’était pas si gourde que de le croire, mais il s’en fichait… Qu’il lui a dit : Je ne m’occupe pas de ce que vous pouvez être en réalité, mais dites- moi ça qui me fait plaisir, et que je vous traiterai toujours avec les égards dus à votre rang. » Et alors, il lui a encore dit qu’elle viendrait une fois tous les mois à sa maison et qu’il fallait qu’elle soit superbe- ment habillée, et qu’il lui donnerait mille francs chaque fois, et que si elle arrivait dans une belle auto — pas un locatis — il donnerait deux cents francs au chauffeur.

Cady s’adressa à Émile, admirative :

— C’est vrai qu’il vous donne deux cents francs ?

Le chauffeur sourit et inclina la tête.

— Pour sûr, et un déjeuner au champagne… C’est un ancien négociant en vins, et ce qu’il y en a, du liquide soigné, dans ses caves !…

— Il s’appelle comment ?

— Ma foi, je n’en sais rien, c’est pas ça qui me tracasse.

Georges reprit :

— Tu verras ses magnes, c’est rien tordant !… Quand l’auto stoppe devant son perron, y se précipite, le crâne à nu, y se courbe, avec des bras arrondis. « Madame la baronne, qu’il dit, je suis confus de l’honneur que vous me faites en venant me voir. » Tu sais, toutes les fois, c’est la même comédie, les mêmes mots… Et puis, il faut que Paulette fasse sa pimbêche, le nez relevé, et qu’elle le rudoie, qu’elle le traite de vieux clampin qui n’est pas capable de se déranger, et qu’elle est trop bonne de venir trouver dans son sale trou… Et toujours qu’il se confond en excuses… Et puis alors, ils entrent dans la maison et on ne voit plus ce qu’ils font, mais paraît que c’est à l’instar… Ça a fait bien rire Paulette au commencement… Maintenant, ça la barbe, parce que c’est toujours la même chose. Seulement, tu comprends, elle est contente de palper mille balles… et pendant les minutes où elle se rase, elle tâche de ne plus penser qu’à la galette.

Cady déclara :

— Mille francs, cela vaut de s’embêter un peu.

— Oui, mais tu sais, c’est pas toujours commode de lui causer, à ce vieux, il est vétilleux !… Un jour que Paulette lui a dit « M… » il s’a foutu dans une colère !…

Cady interrogea.

— Alors, tu viens toujours avec elle ?

— Des fois pas. Quand il pleut, c’est moche la campagne… Mais, quand il y a du soleil, j’aime bien. Tu verras, c’est joli.

— C’est un château !

— Oh ! non, une petite maison, mais gentille, et puis surtout que c’est au bord de l’eau.

— Une rivière ?

— Oui, une rivière.

— Quelle rivière ?

— Ah ! je ne sais pas… y a des canards.

Émile glissa :

— C’est la Seine, parbleu.

Cady reprit au bout d’un instant :

— Et qu’est-ce qu’il dit, le type de te voir ?

— Paulette lui a raconté que j’étais son neveu. Il m’a salué un jour en m’appelant M. le marquis. Si y demande, on dira que tu es ma sœur.

Un rire secoua Cady.

— Oh ! oh ! alors, je serai la marquise ?

— Pour le moins.

Émile avertit tout à coup :

— Fermez… Nous arrivons.

À une allure ralentie, l’auto traversa la rue d’un village, puis fila pendant quelques minutes le long de propriétés aux murs moussus, surmontés de vieux arbres fort élevés. De temps en temps, une grille ou une ouverture aménagée dans la clôture laissait voir une échappée de pelouses semées de feuilles mortes, de corbeilles vides, d’arbustes soigneusement empaillés pour la rude saison.

L’auto stoppa devant une lourde porte cochère encastrée dans un haut mur sur lequel retombaient les branches dépouillées de frênes pleureurs et d’acacias.

Émile fit deux ou trois fois résonner la trompe. Les deux battants de l’entrée s’ouvrirent en silence ; il lança rapidement sa machine dans une allée qui contournait une pelouse.

Cady aperçut une vieille bonne à l’air revêche, qui se hâtait de clore la grand’porte, comme si elle l’eût refermée sur un scandale vivant. Puis, elle se vit devant un perron de pierre occupant toute la façade de l’habitation, beaucoup trop grandiose pour la maison à un seul étage, banale, couronnée d’un maigre toit d’ardoises.

La porte centrale s’ouvrit précipitamment, et le propriétaire du lieu parut. Cady retint à grand’peine un rire devant cette silhouette falote de petit homme court et ventru.

Une énorme chaîne d’or brimqueballant sur sa panse, il dégringolait les degrés, l’œil inquiet, la lèvre tremblotante, la figure glabre comme son crâne.

— Madame la baronne, vous me voyez confus de l’honneur que vous me faites en venant me visiter, bégaya-t-il à demi prosterné en ouvrant la portière de l’auto.

— Ne me parlez pas ! Je suis excédée, furieuse ! L’on n’a pas idée de faire courir ainsi une femme comme il faut !… Vous pouvez vous le dire, c’est bien la dernière fois que je mets les pieds ici !…

Et passant dédaigneusement devant le bras que l’homme incliné lui tendait, elle franchit les marches du perron d’un pas de reine outragée. Il suivait, balbutiant d’humbles excuses. La porte se referma derrière eux.

Et voilà, conclut Emile en remettant l’auto en marche. La séance ne finira que vers quatre heures.

Cady trépignait, gagnée par une folle hilarité.

— Oh ! ce vieux ! ce vieux !… Et Paulette ! Que c’est farce !…

Georges se dégagea impatiemment de la couverture.

— Va-t-on bientôt déjeuner ? J’ai faim.

Ils étaient arrivés auprès des communs. Emile remisa l’auto, et alluma une cigarette.

— On peut toujours aller voir du côté de la cuisine, observa-t-il.

Sur le seuil de la petite porte vitrée conduisant au sous-sol, la vieille femme de l’entrée, les poings sur les hanches, considérait les visiteurs avec malveillance.

— Alors, fit-elle agressive, ce n’était pas assez du petit, en voilà une autre ?… Ça sera bientôt une pension qu’on m’amènera. Si vous croyez que je supporterai cela !…

Émile conseilla en riant, avec tranquillité :

— Taisez-vous donc, la vieille ! Vous avez vos ordres, n’est-ce pas ?

— Pour sûr que je les ai !… Sans cela, pensez-vous que je vous nourrirais, vous, la traînée de là-haut et toute sa séquelle de gosses ?… Ah ! Seigneur, si ce n’est pas une désolation que de voir des infamies pareilles !… Si j’aurais cru ça de Monsieur, un homme qui a été si rangé des vingt ans durant… Et voilà que ça le travaille, à cette heure !

Le chauffeur s’esclaffa.

— Oh ! bien, voyons, faut pas vous manger le sang… Une fois par mois, ça ne vous fait pas trop de dérangement.

— Vous croyez ça ?… Plus de huit jours avant ces tragédies, et plus de huit jours après, il en est tout retourné, le pauvre cher homme !… C’est pire qu’une maladie.

Émile haussa les épaules :

— Et puis, que voulez-vous que j’y fasse ? Ça ne me regarde pas. Voulez-vous, oui ou non, nous donner à manger ?… Si c’est non, on va aller au café du bourg et on fera porter la note à votre monsieur… Je m’en fous, moi !

La vieille se radoucit.

— Qui est-ce qui vous parle de cela ?… Entrez, c’est prêt… Y a des œufs frits, du poulet et des salsifis… avec une crème au chocolat pour le gosse.

Georges battit des mains.

— Veine !… Faut que je vous embrasse, mère la Chouette !

Et, d’un élan, il se jeta au cou de la vieille femme, qui l’embrassa en dissimulant un sourire.

— Mauvaise graine !… Allons, venez…

Mais Émile secoua la tête, en désignant Cady :

— Mademoiselle ne doit pas manger à la cuisine. Servez-nous en haut.

Cette fois, la cuisinière pensa suffoquer d’indignation :

— Dans ma salle à manger ?… Vous autres ? Ah bien ! il faudrait voir ça !…

— C’est tout vu !

— Jamais de la vie !

Cady s’interposa en riant :

— Mais, Émile, ça m’est bien égal de manger à la cuisine.

— Du tout, ça ne se fera pas.

La vieille fonça tout à coup sur la jeune fille, d’un air terrible.

— Vous êtes donc une vraie baronne, vous ?

— Pas le moins du monde !

La bonne femme agita les bras, grommela des paroles inintelligibles, les yeux attentivement attachés sur la fillette. Puis, soudain, elle tourna le dos.

— C’est bon ! fit-elle, calmée, on vous servira dans le cabinet de Monsieur.

C’était, au rez-de-chaussée, une petite pièce close, bien chauffée et sentant un peu le moisi et le vieux papier. Pendant que Georges s’installait au bureau, couvrant le papier de correspondance d’affreux bonshommes informes tracés à l’encre, Cady s’asseyait dans un grand fauteuil où elle avait eu la joie de découvrir un chat gris qui se pelotonna immédiatement contre elle en ronronnant.

— Quel amour !

Émile, enchanté, aidait la gouvernante à apporter une table de l’antichambre, disposait la nappe et surtout comptait et étudiait les bouteilles de vieux vin la vieille avait montées de la cave à son intention. Au fond et malgré ses injures, elle avait un faible pour lui.

— C’est du choix ! constata-t-il avec satisfaction.

La vieille remarqua, de son ton rude habituel :

— Oui… oui… Si vous vous piquez le nez, ça ne sera pas avec de la rinçure de pot de chambre.

Et elle descendit chercher les œufs, puis le poulet, la salade et les légumes. Les enfants dévoraient avec appétit ; Émile vidait verre sur verre, les pommettes peu à peu allumées ; Georges réclama du champagne.

La gouvernante déposa la crème sur la table, ainsi que deux dernières bouteilles.

— Tiens, mauvais moucheron, voilà plus qu’il n’en faut pour te pocharder !

De fait, dix minutes plus tard, le petit garçon étourdi, assommé par le liquide capiteux trop rapidement absorbé, s’affaissait sur la table, la figure dans ses mains, ses boucles blondes allongées sur la nappe.

Cady s’inquiéta.

— Tu es malade ?

Émile rit, la parole un peu empâtée.

— Mais non, il est rond… Laissez-le dormir… Dans une heure, il n’y paraîtra plus. Ça n’a jamais fait de mal, voyez-vous, un verre de trop.

À ce moment, Cady fut distraite par un grand tapage venant de l’étage supérieur. Dans un bouleversement de meubles, on distinguait la voix faussement colère de Paulette et les supplications, le chevrotement sénile de son hôte.

La fillette partit d’un éclat de rire et fit le geste de courir à la porte.

— Oh ! que c’est amusant ! Je voudrais les voir !

Mais la main du chauffeur s’abattit sur son bras et la ramena presque brutalement sur son siège.

— Bougez pas, n… de Dieu !… C’est pas un spectacle pour vous !…

Elle se rassit, étonnée de cette sortie indignée, inattendue.

Il poursuivit, le regard un peu trouble, évidemment sous l’influence de tout ce qu’il avait ingurgité et qui donnait l’essor à ses sentiments intimes. Ah ! si vous seriez à moi, je vous fous mon billet que vous ne traîneriez pas comme cela dans les jupes d’une Margot et que vous ne feriez pas votre société de types comme moi pendant des journées !… Je vous respecte, ça va bien, mais il y a des camarades qui n’en feraient pas autant !… Et je vous le demande, c’est-il une place pour une demoiselle que d’être ici, derrière les cloisons de ce vieux malpropre qui s’en donne avec ce torche-cuvette de poupée à quatre sous !… Non, mais c’est à faire bouillir le sang que de penser que vous avez des parents honorables et qu’ils ne sont pas fichus de vous surveiller !… Qu’est-ce qu’elle fout, votre mère ?… Je ne serais pas fâché de le savoir !… Non, vraiment, dites-le moi, où est-elle ? De quoi qu’elle s’occupe, pendant que vous vadrouillez avec le tiers et le quart ?

Cady se renversa sur sa chaise avec un petit rire contraint.

— Ma mère ?… Est-ce que je sais, moi, ce qu’elle fait ?… Je ne la vois pas souvent, allez !… Probable que je l’embête.

Il laissa rudement tomber son poing sur la table dont les verres et les bouteilles s’entrechoquèrent bruyamment.

— Misère !… Voilà comment sont les bourgeois ! Ils méprisent le peuple… Et, à côté de ça, ils flanquent leurs enfants à élever à ce qu’il y a de moins propre !… Tout cela pour ne pas se donner la peine de les éduquer eux-mêmes… Flemme et compagnie, c’est ça le grand monde !

Il saisit une bouteille, emplit un verre qu’il vida d’un trait. Puis il reprit :

— Moi, je suis un garçon sérieux, et c’est pas parce que vous me voyez chez des poupées que je m’oublie pour ça. Ça ne serait pas malin, voyez-vous, et un type qui tient à sa peau et qui n’a pas envie d’aller crever pourri à l’hôpital, y se garde de ces fumelles, je vous en fous mon billet !…

Il but encore, et regardant Cady qui l’écoutait en silence avec intérêt, les yeux attachés sur lui, il haussa les épaules, fronça les sourcils et, avec un effort, rappela ses pensées vagabondes.

— Qu’est-ce que je vous raconte ? ce n’est pas ça que je voulais vous dire… Voyez-vous, faudrait pas vous familiariser avec du monde que vos parents ne connaissent pas… Oui, il y a longtemps que ça me démange de vous parler, parce que vous êtes une gentille demoiselle et une bonne fille… et que ça me retourne de penser qu’un jour ou l’autre il vous arrivera malheur dans ces fréquentations.

Il désigna le petit Georges, toujours étendu sur la table, dormant profondément.

— Tenez, le gosse que voici… C’est peut-être la plus fichue amitié que vous pouvez avoir… Ça sort de nourrice et c’est déjà pourri… Ça a le vice dans le sang…

Cady s’impatienta brusquement.

— Ah ! laissez-moi donc tranquille !… Si Georges est comme il est, est-ce que c’est sa faute ?… Et si je suis comme je suis, est-ce ma faute aussi ?

Et soudain elle se leva de table et alla se jeter dans le grand fauteuil, toute ramassée sur elle-même, le visage caché dans ses mains, secouée de sanglots.

— Pauvre mioche ! murmura Émile, navré, avec l’envie de prendre l’enfant pleurante dans ses bras, de la câliner tendrement, et retenu par la conviction que ce ne serait pas convenable de sa part.

La marque de sympathie que l’homme n’osait lui accorder lui vint d’un animal. Le chat gris, après avoir dévoré la carcasse du poulet, au grand dommage du parquet, s’était livré ensuite à une toilette minutieuse ; puis, il avait rôdé autour de Cady, guettant l’instant favorable pour regagner son giron. Le désespoir de sa nouvelle amie l’émotionna et lui fit oublier toutes ses instinctives précautions. D’un bond, il fut sur les genoux de la fillette, et, s’allongeant, il appuya ses deux pattes de devant sur la poitrine de Cady, fixant son regard intelligent sur le visage humain contracté par le chagrin qui l’intéressait passionnément.

Elle tressaillit sous le léger contact, écarta ses mains, vit le geste expressif de la bête, et cette pitié qu’elle inspirait inonda son cœur esseulé d’une chaude reconnaissance.

— Oh ! minet… minet ! balbutia-t-elle en recommençant à pleurer, ses bras enveloppant l’animal et serrant contre elle avec une tendresse émue ce petit corps vivant, tout tressaillant d’affection spontanée.

Mais ses pleurs n’avaient plus autant d’amertume que naguère.