La Petite Chanoinesse/07

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Librairie Plon (p. 80-103).

VII


Deux fois dans la semaine, Élys, en compagnie de Mme Bathilde, allait visiter quelques pauvres, quelques malades, aux alentours de Prexeuil, et porter des secours, beaucoup moins abondants que toutes deux l’eussent voulu, car les vicomtes de Valromée, père et fils, après avoir dilapidé leur propre fortune, avaient largement entamé celle des Prexeuil, de telle sorte qu’il restait aux trois chanoinesses juste de quoi vivre dans une relative aisance et entretenir tant bien que mal le château, ou du moins la partie des bâtiments qu’elles habitaient.

Élys aimait ces visites charitables. Son cœur délicat aspirait à se dévouer, à se répandre sur autrui. Mme de Prexeuil constatait cette disposition avec un vif contentement, et songeait volontiers : « Je crois qu’elle penche vers la vocation religieuse, ma petite Élys. Tant mieux, car cela me dispensera d’en contrecarrer une autre. »

Or, la tante se trompait. Si profondément pieuse que fût Élys, elle n’avait pas le désir de la vie conventuelle. Jusqu’à ces derniers temps, la jeune fille n’envisageait d’autre perspective que celle de passer toute son existence à Prexeuil, d’y vieillir dans le célibat, comme l’avait fait Mme Antoinette, comme continuait de le faire Mme Bathilde. Car, dès l’enfance de sa petite nièce, la chanoinesse de Prexeuil lui avait persuadé que tel était pour elle le sort le plus enviable, et le seul qu’elle dût espérer, si l’état religieux ne l’attirait pas.

De mariage, il n’avait jamais été question. Mme de Prexeuil, en faisant elle-même l’éducation et l’instruction d’Élys, avait eu soin d’envelopper ce sujet d’un voile d’indifférence dédaigneuse, ou de le présenter sous un jour défavorable, bien fait, pensait-elle, pour en détourner une âme sensible et sérieuse telle que celle-là. Naturellement, jamais le plus blanc des romans n’était tombé sous les yeux d’Élys. Et la chanoinesse retenait une grimace de déplaisir quand, dans les ouvrages des plus graves auteurs, il était question d’amour.

« Ah ! s’ils avaient souffert comme moi de cette chose maudite, ils n’en parleraient pas si complaisamment ! » songeait-elle avec colère.

Ayant ainsi élevé sa petite-nièce, la tenant à l’écart du monde, et presque sans relations, dans ce solitaire Prexeuil, Mme Antoinette comptait bien, étant donnés surtout la nature et les goûts d’Élys, que celle-ci s’arrangerait sans regret de l’existence préparée pour elle par la tante qui lui avait tenu lieu de mère. Comme les filles nobles d’autrefois qui, ne pouvant ou ne voulant contracter mariage, n’étaient pas néanmoins attirées par la vie du cloître, Élys, obéissant à la direction de sa grand’tante, avait demandé son admission dans un chapitre autrichien, en faisant preuve des nombreux quartiers de noblesse nécessaires. Ainsi, pensait Mme de Prexeuil, elle aurait une situation honorifique, porterait le titre de comtesse, et continuerait, après ses tantes, de remplir dignement ses devoirs de châtelaine, en oubliant qu’elle était une vieille fille.

Toutes ces petites combinaisons n’avaient qu’un défaut : elles se basaient sur une complète méconnaissance du caractère d’Élys et des aspirations, à peine conscientes encore, de cette jeune âme sortant de l’adolescence.

Mme Antoinette considérait sa petite-nièce comme une enfant intelligente, docile, mêlant des goûts sérieux à une gaieté pure et tranquille. Or, Élys était bien cela ; mais il existait autre chose encore, dans cette nature de jeune fille — un délicieux mystère que M. de Chancenay, observateur prompt et subtil, amoureux, en outre, avait perçu, lui, dans le regard candide, plein de pensées profondes.

Élys avait un cœur ardent, une imagination vive, et dans la mélancolique solitude où la confinait la volonté de sa grand’tante, elle s’était prise à rêver, parfois sans presque en avoir conscience. De quoi ? À qui ? Rien de précis ne se présentait à son esprit. Elle évoquait le souvenir des châtelaines d’autrefois, qui avaient passé dans Prexeuil tout ou partie de leur existence, et qui avaient été de jeunes épouses, de jeunes mères, souvent heureuses, comme l’attestait le « livre de raison » où elles notaient les événements importants de leur vie. Il y avait de simples petites phrases comme celles-ci :

« Aujourd’hui, anniversaire de notre mariage, nous avons assisté à la sainte Messe pour remercier Dieu de ces dix années de bonheur. »

« Ce mercredi de Pâques, notre fils Jean-Marie-François a été baptisé dans la chapelle de Prexeuil. Merci, Seigneur, pour la belle couronne d’enfants que vous donnez à vos serviteurs ! »

« En ce jour de la fête des apôtres Pierre et Paul a été béni le mariage de notre fille Élys avec Louis-Bénigne de Varzon, marquis de Sommelles. Bienheureux apôtres, priez pour ces enfants qui s’aiment, qui sont jeunes et confiants, afin qu’ils sachent porter d’un cœur vaillant les devoirs de la vie ! »

La chanoinesse de Prexeuil avait pris grand soin d’éloigner de sa petite-nièce les romans imaginaires, et même d’expurger à son usage des textes d’histoire ou de littérature ; mais elle lui avait donné à lire le livre de raison de ses aïeules, comme il était de tradition dans la famille, quand les filles atteignaient quinze ou seize ans, afin qu’elles s’édifiassent de la piété, des vertus, de la vie forte et simple des anciennes dames de Prexeuil. Mme Antoinette, qui était cependant une femme d’intelligence réfléchie, n’avait pas vu ce que contenaient de danger — à son point de vue — ces évocations, souvent brèves et presque sèches, des joies, des souffrances, de la vie intime d’une famille, dont généralement les membres avaient été unis, s’étaient aimés, se réjouissaient ou s’attristaient les uns pour les autres… Et pourtant, c’était en lisant le livre de raison qu’Élys avait commencé de rêver à d’imprécises joies, que ne lui laissait pas envisager l’existence telle que l’avait tracée pour elle sa grand’tante.

Cette Élys de Prexeuil, qui épousait LouisBénigne de Varzon, marquis de Sommelles, excitait particulièrement l’intérêt de la jeune fille. Celle-ci cherchait à se la représenter, se l’imaginait sous ses propres traits, parce qu’elle portait le même nom… Et Louis-Bénigne, comment était-il ?… Élys s’amusait à faire en esprit son portrait, ainsi qu’elle se le figurait… Grand, blond, un air fin et sérieux, des yeux fiers, mais qui sauraient se faire doux…

Madame la chanoinesse de Prexeuil, les livres de raison peuvent aussi donner aux jeunes personnes des idées romanesques ! Pour ne vous en être pas avisée, que de soucis vous vous prépariez !

Ces innocentes imaginations, auxquelles d’ailleurs Élys ne s’attardait pas, seraient peut-être restées à l’état stationnaire, si la jeune fille n’avait pas connu Ogier de Chancenay.

Il était précisément blond, comme le Louis-Bénigne de ses rêves — d’un blond un peu foncé, tel qu’elle l’aimait, et grand, svelte, d’allure très élégante. Il avait des yeux fiers — des yeux superbes, et qui devenaient doux… plus que doux…

Cette chaude caresse du regard d’Ogier, Élys ne pouvait l’oublier. À ce souvenir, elle sentait les battements de son cœur qui se précipitaient. Plus d’une fois, depuis sa rencontre avec M. de Chancenay, elle s’était surprise à se remémorer les quelques paroles échangées, à se revoir près de lui, dans l’allée de noyers… Troublée, inquiète, elle éloignait ces retours d’imagination. Mais bientôt, la fière silhouette masculine, les yeux aux ardentes lueurs orangées, le sourire d’ironie légère, très charmeur, se représentaient à son esprit, agitaient à nouveau son jeune cœur d’un vif émoi qui n’était autre que l’amour. Oui, elle aimait déjà Ogier, sans le savoir, avec une admiration ingénue à laquelle se mélangeait un peu de crainte, car Mme Antoinette n’avait pas manqué, chaque fois que s’en présentait l’occasion, de lui montrer l’humanité masculine sous de sombres couleurs.

Mme de Prexeuil ne se doutait pas de cet état d’esprit, que rien ne décelait au dehors, si ce n’est, peut-être, un léger changement dans l’humeur de la jeune fille, moins gaie, un peu plus songeuse. Satisfaite du prompt départ de M. de Chancenay, et n’imaginant pas qu’il dût jamais revenir — d’ici longtemps, du moins — à la paisible maison du Pré-Béni, elle se disait qu’au cas où il aurait fait sur le cerveau d’Élys quelque impression, celle-ci devrait s’effacer vite, chez une nature aussi raisonnable, aussi peu romanesque.

Ainsi donc, en apparence, rien n’était changé dans l’existence de la jeune chanoinesse. Elle s’occupait toujours diligemment de l’intérieur, du bien-être de ses tantes, travaillait pour les pauvres, ornait l’église et, dans ses moments de loisir, dessinait ou faisait de la musique. Dans cet art, elle avait eu pour professeur Mme de Valheuil, et ses dispositions naturelles aidant, elle était devenue remarquable exécutante.

Mme Antoinette aimait à l’entendre jouer des airs anciens, sur un clavecin conservé précieusement à Prexeuil. Élys en possédait un certain nombre, enfermés dans plusieurs minces cahiers reliés en veau fané, sur lesquels étaient frappées les armoiries de Prexeuil. Un soir, en les rangeant, elle s’aperçut que l’un d’eux manquait. Après l’avoir vainement cherché, elle se souvint de l’avoir laissé au Pré-Béni, précisément dans la journée qui avait précédé la mort de Mme de Valheuil. Depuis, le triste événement lui avait fait oublier cette circonstance.

Mme de Prexeuil déclara :

— Eh bien, demain, passe au Pré-Béni pour demander à Rosalie de te le chercher. Il n’y a pas à confondre, puisqu’il est marqué à nos armes, et que ton nom y est inscrit.

— Ou bien je lui en dirai un mot, en sortant de la messe, et elle enverra Mélite le porter.

— Comme tu voudras, mon enfant… Je comprends qu’il soit triste pour toi de passer le seuil de cette demeure, où notre excellente amie n’est plus. Parle donc à Rosalie, tout simplement, puisque tu as occasion de la voir chaque matin.

Mais le lendemain, à la messe, Élys constata l’absence de la vieille femme de chambre, qui avait coutume d’y assister chaque jour.

En sortant de l’église, elle dit à la chanoinesse de Valromée :

— Je pense que Rosalie est fatiguée, ou souffrante. Je vais donc aller au Pré-Béni m’en informer ; puis je prendrai en même temps ce cahier.

— C’est cela, ma petite. Moi, je passe en avant, chez le vieux Matissou. Tu m’y retrouveras.

Elles se séparèrent à la sortie du village, et la jeune fille continua de monter vers le Pré-Béni.

Comme l’avait dit sa grand’tante, il lui en coûtait d’entrer dans cette demeure où ne demeurait plus que le souvenir de la femme simple et bonne, finement intelligente sous des dehors un peu lourds, qui avait si bien aimé la petite Élys de Valromée. Revoir ces pièces vides, ces objets qu’elle avait touchés, tout ce cadre familier où cette amie chère avait passé la dernière partie de sa vie, apparaissait à la jeune fille aimante et si délicatement impressionnable comme une véritable épreuve.

En arrivant près de la maison, elle vit ouvertes toutes les fenêtres du premier étage, et elle pensa : « Rosalie profite du soleil, pour aérer ces pièces. Elle a bien raison, car nous n’en avons peut-être pas pour longtemps, de ce bon soleil encore chaud. »

Elle poussa la barrière de bois et entra dans la cour. À ce moment, Liaou, venant des communs dissimulés derrière un bosquet, s’élança vers elle avec un aboiement joyeux.

Elle caressa la grosse tête, en essayant de modérer les transports du terre-neuve.

— Bonjour, mon bon vieux !… bonjour, Liaou !… Mais laisse-moi, maintenant… voyons, laisse-moi !

Elle avançait, tout en parlant, vers la porte de la maison, qu’elle ouvrit en habituée. Elle entra dans le vestibule… et s’immobilisa, stupéfaite, les joues soudainement empourprées.

Au seuil de la bibliothèque venait d’apparaître M. de Chancenay, en élégante tenue du matin. Une surprise mêlée de très vif contentement se lisait dans le regard qu’il attachait sur la jeune fille, tout en la saluant.

Elle balbutia :

— Pardon, monsieur… J’ignorais… Je venais demander quelque chose à Rosalie…

— Mais, mademoiselle, je vous en prie, que ma présence ne vous gêne en rien !… Je suis arrivé hier soir, tout à fait impromptu, ce qui a quelque peu désorienté cette pauvre Rosalie… Veuillez entrer ici, je vais la faire appeler.

Il ouvrait la porte du salon, et s’effaçait pour laisser passer la jeune fille.

Élys, retrouvant un peu sa présence d’esprit, dit avec une hésitation timide :

— Mais, monsieur, puisque vous êtes là, je crois que c’est à vous qu’il me faut demander…

— Quoi donc, mademoiselle ?

Elle expliqua en quelques mots ce qui l’amenait.

Ogier sourit, en déclarant :

— Mais oui, ceci ne regarde pas Rosalie. C’est moi qui vous prie, mademoiselle, de faire toutes les recherches qu’il vous plaira, et de me permettre de vous aider.

Elle rougit un peu plus, balbutia un remerciement, tout en entrant dans le salon. M. de Chancenay l’y suivit. Il alla ouvrir les volets, et le soleil pénétra dans la grande pièce au mobilier fané, vint éclairer le visage troublé d’Élys, sa robe grise aux plis souples, sa croix de chanoinesse, au bout du ruban bleu de roi.

— Maintenant, mademoiselle, voulez-vous m’indiquer où vous pensez que doive se trouver ce cahier ?… Car vous êtes ici beaucoup plus au courant que moi.

Elle désigna un bahut, que M. de Chancenay ouvrit. Élys, s’approchant, eut vite fait de trouver ce qu’elle cherchait — beaucoup trop vite, au gré d’Ogier.

Mais puisqu’il la tenait, il ne la laisserait pas aller si promptement, cette belle petite chanoinesse !… Aujourd’hui — était-ce l’effet de l’amour qu’il avait entretenu en lui, pendant cette absence, en regardant souvent la photographie d’Élys — elle lui paraissait plus jolie encore. Il la considérait avec une tendre complaisance, tandis qu’elle feuilletait le cahier où s’étaient glissées des feuilles détachées d’un autre volume… Et son cœur s’émouvait plus profondément, devant cette beauté, ce charme jeune et pur, cette candide séduction de lis tout ignorant de son parfum troublant.

Élys, relevant la tête, dit avec son fin sourire, un peu timide en ce moment :

— Voilà mon bien… Je vous remercie, monsieur, et vous prie de m’excuser, car je vous ai dérangé…

— Oh ! mademoiselle, ne parlons pas de cela ! Je suis au contraire charmé d’avoir été là si à point pour suppléer Rosalie… Car j’ai gardé le meilleur souvenir de Mme la chanoinesse Élys de Prexeuil, si peu que je l’aie vue.

Un sourire, d’une ironie très douce, entr’ouvrait ses lèvres, animait ses yeux, dont l’ardente caresse enveloppait Élys.

Elle rougit plus fort, abaissa un peu les cils bruns qui frémissaient au bord des paupières…

Ogier poursuivit, avec un accent de raillerie légère et tendre :

— C’est amusant, ce titre de chanoinesse porté par une toute jeune fille comme vous… Mais heureusement, cela ne signifie rien. Dans peu de temps, sans doute, vous le quitterez pour vous marier.

Il revit les yeux violets qui le regardaient avec une surprise mêlée d’émotion profonde.

— Pour me marier ?… Mais je ne me marierai pas…

Il eut un rire amusé.

— Oh ! ce n’est pas du tout prouvé ! Avez-vous donc tellement envie de suivre l’exemple de vos tantes, mademoiselle ?

Élys ne répondit pas. Elle éprouvait tout à coup un malaise, une émotion très vive, sous le chaud regard de ce jeune homme qui lui parlait d’une forme d’avenir que jamais on ne lui avait fait envisager.

D’un geste machinal, elle mit sa main un peu tremblante sur la tête de Liaou, qui se rapprochait d’elle.

Ogier sourit, sans insister. Le trouble de la jeune fille ne lui échappait aucunement, et lui révélait que la petite chanoinesse entrevoyait des horizons nouveaux, qui ne lui déplaisaient peut-être pas.

Il dit avec une grâce courtoise, après un court silence :

— Il me serait très agréable, mademoiselle, que vous choisissiez dans cette musique ce qui peut vous plaire, en souvenir de votre vieille amie. Je vous le ferais porter à Prexeuil, avec l’autorisation de Mme votre tante…

— Oh ! merci, monsieur !… Mais je ne voudrais pas… Je crois que ma tante…

Elle était de plus en plus gênée, la jolie chanoinesse — et si émue, si délicieusement émue !

— Eh bien, vous le demanderez à Mme de Prexeuil, n’est-ce pas ?

— Oui, c’est cela…

Elle fit quelques pas vers la porte, en jetant un long regard autour d’elle, sur la pièce si familière. Puis elle s’arrêta, ses yeux tout à coup humides dirigés vers l’embrasure de fenêtre où demeuraient le grand fauteuil de tapisserie, la table à ouvrage en bois de rose, la corbeille débordante de laine grise et blanche.

Ogier demanda :

— Vous pensez à votre pauvre amie ?

— Oui… Si souvent, je me suis assise là, près d’elle ! Nous causions, elle me donnait des conseils — de bons et tendres conseils, que je n’oublierai jamais. Puis je lui lisais ses livres préférés, qu’elle m’apprenait à aimer.

— Quels étaient ces livres ?

— Des ouvrages religieux surtout, principalement les œuvres des Pères de l’Église, traduites ou commentées, puis des extraits de nos auteurs classiques… Mme de Valheuil aimait tout particulièrement Racine. Mais elle ne m’a jamais fait lire de lui qu’Esther et Athalie, ainsi que quelques passages d’Andromaque.

Ogier dit avec un léger sourire d’ironie :

— Oui, je comprends… Racine, en dehors des œuvres citées, n’est pas un auteur pour les petites chanoinesses de dix-huit ans. Il pourrait leur donner des idées qu’elles ne doivent pas avoir… du moins jusqu’à nouvel ordre…

Élys, de nouveau, baissa les paupières, tandis que frémissait d’émoi son charmant visage. Ces yeux… ces beaux yeux bruns, comme ils la regardaient ! Les lèvres se moquaient un peu… mais eux, quelles choses nouvelles et merveilleuses disaient-ils là ?

De nouveau, elle fit un pas vers la porte… Mais Ogier, comme s’il ne s’en apercevait pas, reprit, de la même voix chaude et nuancée de tendre raillerie :

— Savez-vous à quoi je vous compare, madame la chanoinesse ?… Eh bien, à quelque ravissant objet ancien, égaré dans notre monde nouveau jeu, et que découvre un collectionneur avisé, qui s’en empare bien vite, avant que d’autres n’en aient connaissance…

Elle soulevait ses paupières, montrant un regard de surprise inquiète, d’émotion tremblante, qui rencontrait celui d’Ogier, chaudement passionné.

— … Cet heureux possesseur fera de cet objet le plus précieux ornement de sa demeure, la plus chère préoccupation de sa vie. Car son âme, jusqu’alors indifférente, a trouvé ce qu’elle désirait dans le secret, sans presque s’en douter.

Le jeune homme se pencha, prit la petite main tiède, en ajoutant :

— Vous avez compris, Élys, que je vous aime ? Sans tarder, j’irai demander cette jolie main à Mme de Prexeuil. Mais auparavant, je veux savoir quelle réponse je puis espérer de votre part ?… et si je ne vous suis pas trop désagréable ?

Avant qu’Élys eût parlé, il voyait dans ses yeux l’amour ingénu, la joie éblouie, la craintive hésitation de cette âme innocente, à laquelle se révélait une partie de la vie jusque-là cachée pour elle.

La jeune fille dit avec un petit tremblement dans la voix :

— Je ne sais… Je n’ai jamais pensé…

Il sourit, très ému, au fond, car cette enfant candide éveillait chez lui des sentiments d’amour délicat et tendre dont il ne se croyait pas capable.

— Eh bien, pensez-y maintenant, voulez-vous ?… Dites-moi si je vous plais un peu ?

— Oui… certainement…

Mais le regard répondait plus éloquemment que les lèvres timides.

— Alors, accepterez-vous de devenir ma femme, si Mme votre tante y consent ?

— Il faudrait que je réfléchisse… Je ne peux pas vous dire…

— Enfin, ce n’est pas non ?

— Oh ! certainement !

Un sourire glissait entre les lèvres finement dessinées, d’un beau rouge palpitant — un sourire discret, mais frémissant, qui renseignait suffisamment M. de Chancenay sur ce que serait la réponse attendue.

— Alors, je puis aller cet après-midi parler à Mme de Prexeuil ?

— Oui, monsieur.

Et, d’un mouvement vif, pour échapper au troublant empire de ces yeux tendrement passionnés, Élys marcha vers la porte en disant :

— Je pars vite, maintenant. Ma tante Bathilde va m’attendre…

Mais un geste d’Ogier l’arrêta de nouveau.

— Je vous demande un instant encore… Puis-je vous prier de ne rien dire à madame votre tante avant que je lui aie parlé ?

Une surprise un peu inquiète apparut sur l’expressive physionomie d’Élys.

— Ne rien dire à ma tante ?… Pourquoi ?

— J’ai lieu de croire que Mme de Prexeuil a contre le mariage des préventions très fortes. Avertie du motif de ma visite, peut-être refuserait-elle de me recevoir ? Tandis qu’en arrivant impromptu, je plaiderai ma cause, et il faudra bien qu’elle m’écoute !

Une ombre d’anxiété se montrait dans le regard d’Élys… La jeune fille dit pensivement :

— Il est vrai que ma tante m’a toujours laissé entrevoir que j’étais destinée à vivre dans le célibat, comme elle, comme tante Bathilde… Jamais il n’a été question d’autre chose…

— Et quand elle en trouvait l’occasion, elle vous disait beaucoup de mal des pauvres hommes ?

Élys sourit, avec un embarras charmant.

— Plutôt, oui… Mais je… je pensais qu’elle exagérait un peu…

Puis, détournant bien vite son visage rougissant, et ses yeux qui renfermaient l’aveu discret de son amour, elle ajouta :

— Je ne parlerai donc que ce soir, après votre visite… Mais pourtant, je dois dire à ma tante que je vous ai vu, ce matin ?

— Oui, il est difficile d’agir autrement… Mais en ce cas, elle vous questionnera peut-être, de telle sorte que vous serez amenée à lui faire part de notre entretien… Tâchez pourtant de lui dire seulement que je suis ici, que vous m’avez parlé de ce volume, et que je le porterai moi-même à Prexeuil. S’il en est besoin, nous lui expliquerons ensuite, plus tard, les raisons de ce silence, et elle nous pardonnera, j’en sûr.

— Oh ! oui, car elle est très bonne, ma tante Antoinette, sous son air froid… Très bonne, très dévouée. Je lui dois tant de reconnaissance, pour m’avoir élevée, entourée de soins et d’affection !

— Mais je ne me trompe pas, en pensant que vous étiez beaucoup plus en confiance avec Mme de Valheuil qu’avec elle ?

— Oui, c’est vrai… et avec ma tante Bathilde aussi. Il paraît que tante Antoinette a beaucoup souffert, et elle s’est un peu raidie…

Ogier pensa : « Elle emploie la même expression que le curé. »

Élys répéta d’un ton convaincu :

— Mais elle est très bonne… très bonne, vous Verrez.

— Alors, à bientôt, mademoiselle ?… Peut-être vous reverrai-je à Prexeuil, cet après-midi ?

— Peut-être… Au revoir, monsieur.

Elle tendait à M. de Chancenay sa fine main blanche. Il la prit, et, se penchant, posa doucement ses lèvres sur les petits doigts effilés, tièdes et frémissants.

Élys les retira d’un geste effarouché. Puis, très vite, elle sortit du salon, quitta la maison, emportant la vision des yeux souriants et amoureux, des beaux yeux d’ensorceleur qui venaient de la regarder avec tant de tendresse caressante.

Ogier rentra dans le salon, et fit quelques pas à travers la pièce… Il éprouvait une émotion très vive, très ardente. Réellement, cette petite Élys lui était déjà extrêmement chère ! À la seule pensée que la tante pourrait élever des obstacles… refuser obstinément peut-être, un frisson de colère et d’angoisse l’agitait.

Mais non, à eux deux, ils en viendraient à bout, de cette autoritaire chanoinesse, hypnotisée par le malheur de sa sœur et de sa nièce ! Et cela fait, il lui prouverait que toutes les femmes ne sont pas des épouses martyres… Car il était fort disposé à l’aimer très fidèlement, cette délicieuse Élys aux yeux de violette, à l’âme pure et loyale. Près d’elle, dans l’atmosphère de cette tendresse délicate, de cette fine intelligence qu’il devinait sous sa réserve de jeune fille d’autrefois, il oublierait volontiers son scepticisme et ne regretterait rien de son existence passée.

Tout à l’heure, quand elle était entrée avec lui dans ce salon, il n’avait pas l’intention de lui parler encore des sentiments qu’elle lui inspirait… Mais les mots étaient venus à ses lèvres, irrésistiblement, devant cette beauté charmeuse, cette grâce virginale de fleur préservée…

Il s’était arrêté au seuil d’une des portes-fenêtres ouvertes, et, machinalement, regardait droit devant lui, dans le jardin ensoleillé. Liaou, couché en travers d’une allée, considérait d’un œil paterne un chat blanc qui faisait le gros dos, à quelques pas de là. Rosalie revenait du verger, avec Mélite, toutes deux portant une corbeille pleine de poires. La vieille femme dit au passage :

— Il y en a beaucoup, cette année, monsieur le comte… La pauvre Madame les aimait tant !… Hélas !

Et elle entra en soupirant dans la maison.

Ogier, enlevé un instant à sa songerie, la reprit aussitôt. La pensée de ses parents, morts très jeunes, se présentait à lui, en ce moment où il se préparait à fonder un foyer. Il se remémorait la triste histoire : la jeune Mme de Chancenay, tuée dans un accident de voiture, Jean de Chancenay, inconsolable, car ils s’aimaient profondément, dépérissant de chagrin et allant quelques années plus tard la rejoindre dans la sépulture de Sarjac… lui, Ogier, orphelin, élevé par ses grands-parents…

Il se rappelait son père, l’officier de chasseurs, figure sérieuse et tendre, mélancolique toujours, depuis son veuvage. De sa mère, il ne pouvait se souvenir. Mais il avait son portrait, absolument ressemblant, au dire de ceux qui avaient connu Annabel de Chancenay. Le regard, limpide et profond, éclairait un visage aux traits fins, à la bouche pensive. Une âme forte et aimante s’y révélait — une âme qui avait soutenu, guidé, entraîné vers le bien Jean de Chancenay, devenu très jeune l’époux de cette femme d’élite.

Et Ogier, plus d’une fois, s’était pris à penser qu’élevé par ce père et cette mère, il connaîtrait sans doute aujourd’hui la satisfaction de mener une existence utile, de remplir des devoirs, d’être autre chose, enfin, qu’un des personnages en vue de la haute élégance et un sportsman très chic, dont les écuries, la meute, le yacht ne laissaient rien à désirer.

À l’ordinaire, il ne s’attardait pas en ces pensées. Mais ce matin, elles s’imposaient à lui avec plus de force. Un regret s’insinuait en son cœur — regret de n’être pas cet homme qu’eût fait de lui l’éducation maternelle, et qui eût été plus digne de l’enfant toute pure qu’il aimait. Il l’imaginait, cet autre Ogier, officier comme son père, sérieux, conscient de ses devoirs, noblement soumis à une discipline morale. Celui-là n’aurait pas la désagréable impression de se mépriser quelque peu lui-même, par moments…

Le jeune homme secoua les épaules, avec impatience. Il chassait toujours très vite ces intempestifs reproches d’une conscience que le monde, la vie de plaisirs n’avaient pu annihiler… Cette charmante Élys serait heureuse, il se le promettait bien. Qu’importait donc le reste ?… ce passé dont il se détournait avec indifférence ?

Il pensa : « Certainement, ma mère l’aurait aimée… Elle m’aurait vu avec joie la choisir… »

Et son cœur eut un plus vif battement, au souvenir du joli visage tout empourpré, des yeux pleins de lumière où il avait surpris de si douces promesses d’amour.