La Petite Chanoinesse/13

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Librairie Plon (p. 172-184).

XIII


Dans le paisible petit pays de Gouxy, l’annonce de la guerre, la mobilisation avaient comme partout jeté l’angoisse et l’émoi. Ils étaient partis, les jeunes hommes, courageux et pleins d’espoir. L’abbé Dambry, appelé comme brancardier, quittait son humble paroisse où ne restaient guère que des vieillards, des femmes et des enfants. À ceux-ci incombait le devoir de recueillir la récolte, pour sauver le pain de la France. Et ils s’y mettaient déjà, vaillamment, dans la chaude lumière de ces longs jours d’été qui, vers nos frontières, éclairaient tant de spectacles d’horreur.

À Prexeuil, Mme Antoinette, de race lorraine par sa mère, frémissait d’un ardent espoir à la pensée que Metz redeviendrait française. Mme Bathilde, pessimiste, se réconfortait en de ferventes oraisons. Élys pensait à la France menacée, la douce France si chère, aux soldats enlevés à leurs foyers pour lui faire de leurs corps un rempart — et à l’un d’eux surtout, dont le souvenir faisait toujours battre plus vite son cœur.

Jeune et plein de vigueur, il était parti, sans doute, l’un des premiers ?… Vivait-il même encore ? On disait que tant déjà étaient tombés, en cette période initiale des hostilités !

Une telle pensée faisait frissonner la jeune fille. Et elle qui s’était imposé, comme un devoir, d’éloigner autant qu’elle le pouvait le souvenir d’Ogier, maintenant le rappelait chaque jour dans une prière spéciale, « pour que vous, lui conserviez la vie, mon Dieu ! » suppliait-elle, « mais surtout pour que son âme, si elle est coupable, se convertisse à votre loi. »

Les trois châtelaines de Prexeuil ne portaient plus leurs insignes de chanoinesse, Le premier jour de la guerre, Élys avait dit à Mme Antoinette, d’un ton vibrant d’indignation :

— Ma tante, j’ai retiré mon ruban et ma croix, car je ne veux plus rien avoir de commun avec ce chapitre, qui appartient à la nation sans honneur alliée à nos pires ennemis.

Mme de Prexeuil avait répondu :

— C’est bien, ma fille, tu as raison. Moi aussi, je les-retire… Et toi, Bathilde ?

Mme de Valromée avait enlevé le ruban bleu de roi et la croix d’or émaillé, sans un instant d’hésitation. Et Mme Antoinette se promettait, aussitôt que ce serait possible, d’envoyer au chapitre autrichien ces insignes avec la triple démission motivée.

Très activement, Mme Bathilde et sa jeune nièce s’occupaient de ceux qui étaient restés, suppléant du mieux qu’elles pouvaient à l’absence du pasteur, qui laissait le pays dépourvu de secours spirituels. Avec l’aide de la mère du curé, bonne dame pleine de zèle, toutes deux faisaient le catéchisme aux enfants, allaient visiter les malades, et, vers la fin de chaque après-midi, réunissaient une partie de la petite population de Gouxy à l’église, où tous priaient ensemble pour les vivants et pour les morts, pour la France envahie, souillée par l’étranger.

Elles connurent, ces bonnes Françaises, toutes les angoisses des âmes patriotes, en ces jours de terrible incertitude. Elles rendirent grâces au ciel, quand l’ennemi fut arrêté par les héroïques soldats de France, au moment d’atteindre le but de ses ambitions, Paris, la ville où ces fils du sanguinaire Odin se promettaient de faire un butin magnifique et de réaliser tous leurs rêves d’orgie à l’allemande… Puis ce furent les longs jours, les longs mois d’attente. L’hiver était venu. Mme de Prexeuil, que son âge et de fréquentes atteintes de rhumatismes empêchaient de suivre ses nièces dans leur charitable et pieux office près de la petite population dépourvue d’aide spirituelle, tricotait sans relâche pour les défenseurs de la France. Ses deux vieux chevaux labouraient les terres des cultivateurs privés des leurs par la réquisition. Et dès qu’on avait besoin d’un conseil, d’un encouragement, c’était à Prexeuil qu’on venait, pour parler aux « dames », surtout à la jolie demoiselle Élys, qui avait toujours de si douces paroles.

Chaque matin, quand la jeune fille revenait de Gouxy, elle lisait le journal à sa grand’tante. Mme de Prexeuil l’écoutait en silence, réservant pour plus tard ses commentaires, toujours judicieux, souvent marqués d’une douloureuse indignation. Parfois, dans les mentions de morts glorieuses, dans les citations, elle retrouvait des noms connus — noms d’amis d’autrefois, ou de parents éloignés avec lesquels, depuis qu’elle s’enfermait dans la solitude, les relations, d’abord distendues, s’étaient peu à peu rompues. Elle écrivait alors quelques mots de sympathie, renouant ainsi dans l’épreuve les liens détachés au cours des années.

Un jour de décembre, Mme Bathilde et Élys, en revenant du village, entrèrent au Pré-Béni| pour voir Rosalie, assez souffrante depuis quelque temps. La jeune fille ne franchissait plus qu’avec un serrement de cœur le seuil de cette maison, qui lui rappelait non seulement une vieille amie très chère, mais encore le doux et triste souvenir de l’aveu d’amour, des courts moments de bonheur qu’elle avait eus là, dans le grand salon où Ogier lui avait dit : « Vous avez compris, Élys, que je vous aime. » Néanmoins, elle n’hésitait jamais quand il s’agissait de venir apporter quelque encouragement, quelque aide à Rosalie, assez mal soignée par sa nièce, « devenue insupportable depuis que le valet de chambre de M. le comte lui avait tourné la cervelle », disait la vieille femme.

Aujourd’hui, les deux charitables visiteuses la trouvèrent couchée, souffrant beaucoup, mais retenant ses plaintes, « parce que, mesdames, il faut bien que tout le monde souffre quelque chose, en ces temps-ci. » Elles parlèrent d’une famille du village, qui venait d’apprendre la mort d’un fils, tué en Belgique. Puis Rosalie dit en hochant la tête :

M. de Chancenay pourrait bien y rester, lui aussi… Ces dames ne croient-elles pas qu’il serait convenable que j’écrive dans quelque temps à Mme la marquise, pour savoir des nouvelles de M. le comte ?

Mme Bathilde répondit :

– Certainement, vous pouvez le faire, Rosalie.

Puis elle changea de conversation, car elle avait vu un frémissement courir sur le visage pâli de sa nièce.

En rentrant au château, Élys, après avoir quitté ses vêtements de sortie, prit le journal et vint s’asseoir près de Mme Antoinette, pour lui faire la lecture. Après les communiqués, les articles de fond et les nouvelles diverses, elle arriva aux citations… et tout à coup, la voix au timbre pur hésita, trembla…

« De Chancenay, lieutenant au… dragons. Officier d’une bravoure et d’une intelligence hors ligne. Entraîneur d’hommes admirable. En plusieurs circonstances, a montré une audace et un sang-froid qui ont rétabli des situations difficiles. Blessé en chargeant à la tête de ses hommes, est revenu au feu à peine guéri. A toujours réclamé les missions périlleuses. »

Pendant quelques instants, la jeune fille se tut, oppressée par la plus violente émotion.

Mme de Prexeuil, elle, continuait de tricoter paisiblement, comme si la brillante citation concernait un inconnu. Mais un observateur eût remarqué ses lèvres tout à coup serrées — signe évident d’une vive contrariété.

Élys reprit la lecture. Sa voix tremblait encore, et sur ses joues s’étendait une chaude rougeur, tandis que son cœur battait vite — si vite !

Mme Antoinette, qui observait ces symptômes du coin de l’œil, pensa : « Il est fort ennuyeux qu’elle ait vu cela !… Car ce n’est pas ce prestige de héros qui diminuera la force du souvenir qu’elle lui garde certainement, comme me le prouvent sa persistante mélancolie et le changement dans sa santé survenu depuis ce malheureux incident. »

De fait, dans le cœur d’Élys, l’amour, toujours vivant, s’augmentait d’un secret enthousiasme, d’une admiration profonde — et aussi de toute l’inquiétude dont frémissait la jeune fille, en songeant aux dangers sans nombre attendant l’élégant mondain d’hier, devenu l’un de ces héroïques officiers qui allaient enrichir magnifiquement le patrimoine de gloire de la France.

L’hiver passa, long et triste. Bien que de plus en plus fatiguée, Élys, qui ne se plaignait jamais, continuait d’accompagner Mme Bathilde et aidait celle-ci à soigner Mme de Prexeuil, toujours fort souffrante de ses rhumatismes. Les châtelaines vivaient presque pauvrement, car de graves soucis pécuniaires pesaient sur elles. La fermière, bien qu’ayant rentré la récolte dans de bonnes conditions et vendu à gros prix une partie de son bétail, refusait de payer la redevance, sous prétexte que son mari était mobilisé. Les dames de Prexeuil se trouvaient donc fort gênées. Elles vivaient sur une petite somme mise en réserve par Mme Antoinette ; mais quand cette ressource serait épuisée, que feraient-elles ?

Mme de Prexeuil, en écrivant à sa parente Mme de Baillans, demeurée pour elle une excellente amie, lui faisait part de cette situation. Elle en reçut la réponse suivante :

« Venez donc vite, toutes trois, nous retrouver dans notre beau pays de Béarn. Je vous offrirai l’hospitalité non dans ma villa, devenue maison de convalescence pour nos chers blessés, mais dans le pavillon du parc où nous habitons, ma fille et moi, avec les enfants. Vie simple, tranquille, ainsi qu’il convient en ces jours de deuil. Air très pur, très fortifiant, qui guérira ton Élys, dont la santé paraît t’inspirer quelque souci. En outre, Bathilde et elle trouveraient à employer leur activité en travaux de tous genres, car, étant peu nombreuses, nous avons fort à faire pour entretenir nos pensionnaires.

« Quant à la question pécuniaire, nous nous arrangerons en famille. Voilà trop d’années que je vous invite, sans que vous vous décidiez jamais à venir ! Cette fois, je vous veux, et sans conditions ! Puis ne vaut-il pas mieux, en ces temps douloureux, se serrer les uns près des autres, quand on le peut ? »

Mme de Prexeuil demeura perplexe, à la lecture de cette lettre… Il était bien vrai que sa petite-nièce l’inquiétait. Un changement d’air lui serait peut-être favorable, au double point de vue moral et physique… D’autre part, la vieille dame, accoutumée à ne jamais quitter Prexeuil, voyait sans enthousiasme la perspective de ce voyage à l’autre bout de la France.

Elle fit part à ses nièces de l’offre de sa cousine. Mme Bathilde, aussitôt, déclara :

— Cela ferait beaucoup de bien à Élys, j’en suis sûre. Vous devriez accepter, ma tante.

Mais Élys secoua la tête.

— Non, non, pas pour moi, en tout cas ! Ici, j’ai une tâche que je ne puis abandonner, près de ces pauvres gens.

— Oui… mais si nous n’avons pas de quoi vivre à Prexeuil, pas de quoi payer notre ménage de domestiques, indispensable dans un si grand logis ?… Enfin, nous y réfléchirons.

Peu de temps après, vers la fin de mars, Élys prit une grippe dont le caractère assez grave nécessita la venue d’un médecin. Celui-ci, en quittant la malade après un sérieux examen, dit à Mme de Prexeuil :

— Cette jeune fille a besoin d’être promptement soignée, au point de vue de l’état général. La constitution paraît bonne, heureusement, il n’y a aucun organe de spécialement atteint ; mais elle semble très fatiguée, très anémiée… Si un changement d’air était possible, je vous conseillerais fortement d’en essayer, avec du repos, beaucoup de repos. En outre, il ne faudrait pas qu’elle passât ici l’hiver prochain ; le climat y est trop rude, pour une santé aussi ébranlée.

— Soit, nous nous arrangerons pour cela… Une de mes parentes, qui habite le Béarn, m’offre l’hospitalité. Ce climat conviendrait-il à ma petite-nièce ?

— Tout à fait !… Partez aussitôt qu’elle sera presque remise de cette grippe, que nous allons enrayer très vite, je l’espère.

Puis, après un moment de silence, il ajouta :

— N’y a-t-il pas aussi une cause morale à ce dépérissement que je constate ?… Un mot de cette enfant, tout à l’heure, m’a donné à penser qu’elle tenait peu à la vie…

Mme de Prexeuil tressaillit. Mais elle dit franchement :

— Oui, je crois qu’il y en a une… Un mariage impossible…

— Ah ! ah !… C’est très regrettable ! Il faudrait tâcher de la distraire, de lui faire oublier…

« C’est bien facile à dire ! » pensait Mme Antoinette avec irritation, après le départ du médecin. « Mais ces petites filles romanesques n’oublient pas comme cela… surtout un ensorceleur tel que ce Chancenay. »

Au début de mai seulement, Élys fut suffisamment remise pour faire le voyage auquel il lui avait bien fallu se décider, Mme de Prexeuil ayant formellement déclaré qu’elle ne considérerait pas autre chose, pour le moment, que la santé de sa petite-nièce. Toutes deux partaient sans Mme Bathilde. Celle-ci s’installait à Gouxy, au presbytère, pour continuer avec Mme Dambry sa mission près des habitants privés de pasteur… Sacrifice pénible pour elle comme pour sa tante et sa nièce, mais que toutes trois acceptaient avec courage, le jugeant peu de chose près des souffrances qui ensanglantaient la France.

Elles quittèrent Prexeuil par un superbe après-midi de mai… À la gare de Besançon, Élys alla chercher un journal, et dans la salle d’attente elle le déplia pour y jeter un coup d’œil.

Ce n’était jamais sans appréhension qu’elle lisait les noms des officiers tombés au champ d’honneur. Chaque fois, elle se disait : « Vais-je voir le sien ?… » Elle parcourut aujourd’hui encore la liste avec un battement de cœur… Puis ses yeux tombèrent sur les nominations à la Légion d’honneur… Et le cœur agité cessa de battre, pendant un moment…

« De Chancenay, capitaine au… * d’infanterie. Officier de la plus haute valeur. A demandé à passer de la cavalerie dans l’infanterie. Exerce sur ses hommes un grand ascendant moral et les mène où il veut. Blessé très grièvement au cours d’une attaque brillamment conduite, a été ramené par l’un d’eux sous la mitraille. S’est toujours conduit en héros. »

Le journal glissa des mains tremblantes, les paupières s’abaissèrent doucement sur les yeux voilés, le buste s’inclina… Et Mme de Prexeuil n’eut que le temps de recevoir dans ses bras la jeune fille évanouie.

Ce ne fut qu’une courte syncope. Bientôt, Élys ouvrit les yeux et essaya de sourire pour rassurer sa grand’tante. Celle-ci remercia les personnes accourues en lui offrant leur aide ; puis elle installa la jeune fille dans un fauteuil de la salle d’attente des premières, où toutes deux restèrent, presque silencieuses, jusqu’à l’arrivée du train qu’elles devaient prendre.

En cours de route, pendant qu’Élys, toute pâle encore, sommeillait un peu, Mme Antoinette prit le journal et le parcourut… Ses sourcils se rapprochèrent tout à coup, tandis qu’elle murmurait :

— Je me doutais bien qu’il y avait encore du Chancenay là-dessous !