La Petite Chanoinesse/16

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Librairie Plon (p. 212-224).

XVI


Le surlendemain, Ogier reçut la visite de sa grand’mère, venue de Sarjac en automobile.

Son veuvage, ses inquiétudes pour son petit-fils n’avaient pas atteint sa frivolité d’esprit. Elle continuait de teindre ses cheveux en blond, de se farder avec beaucoup d’art, et se parait d’un deuil élégant, savamment étudié.

Cette coquetterie de vieille femme irritait Ogier, qui avait grand’peine à dissimuler son impression désagréable, comme le demandait la déférence due à son aïeule. Mais il laissait parfois éclater son impatience, quand, par exemple, la futile marquise lui faisait une réflexion de ce genre :

— Comme cette tenue te va bien, cher enfant ! On l’aurait choisie pour toi qu’on n’aurait pu imaginer mieux !

Ou bien, avec un sourire malicieux :

— Tu n’as jamais dû manquer d’admiratrices, je m’en doute, mon bel officier ?

Il ripostait avec une involontaire sécheresse :

— Laissons donc ces petites questions, grand’ mère ! Ce sont des misères, des sottises… Quant aux admiratrices, j’ai autre chose à penser que de me soucier d’elles !

Ces visites n’étaient donc pas très désirées par lui. Il souffrait de ces dissonances d’âme entre l’aïeule et lui, du vide moral qui existait chez cette femme dont il était aimé pourtant, mais futilement, et surtout parce qu’il flattait son amour-propre… Il en souffrait d’autant plus maintenant que son cœur régénéré, dégagé du scepticisme d’autrefois, aspirait à trouver une affection intelligente et forte, en laquelle il pût se confier.

Mme de Chancenay, cet après-midi-là, lui donna des nouvelles de leur parenté. Plusieurs vides s’y étaient faits déjà… William Horne, entre autres, engagé au début de la guerre, avait été tué en Flandre, l’hiver précédent.

Ogier sortit une carte de sa poche, et la tendit à sa grand’mère.

— De Maud… Elle a été un peu souffrante, et vient seulement de reprendre ses fonctions d’infirmière.

— Ah ! cette chère Maud !… Charmante personne… intelligente… J’ai toujours pensé, Ogier, qu’elle serait tout à fait la femme qu’il te faudrait…

— Eh bien, vous vous êtes trompée, grand’mère. La femme qu’il me faut existe de par le monde, mais ce n’est pas Maud.

Mme de Chancenay jeta un coup d’œil interrogateur sur la physionomie un peu ironique de son petit-fils.

— Tu as quelqu’un en vue ?

— Mais oui.

— Qui donc ?

— Permettez-moi, grand’mère, de ne pas vous répondre encore à ce sujet.

Bien que son intérêt fût très excité, la marquise n’essaya pas d’insister. Elle savait, par expérience, que c’était chose inutile, Ogier ne se laissant jamais aller à dire plus qu’il n’avait résolu.

En se levant un peu plus tard pour quitter son petit-fils, elle lui dit :

— J’ai eu récemment des nouvelles de Pardeuil, par notre cousin Vuillaumont. Réformé comme cardiaque, il partage son temps entre Paris et Biarritz, où on le voit souvent en compagnie d’une Mme Doucza…

— Ah ! ça continue ?… Il ferait bien de prendre garde, l’imbécile, car je crains que la dame en question s’occupe d’affaires un peu louches, qui mettraient en mauvaise posture les benêts dont elle se sert, au cas où la police se déciderait à voir clair.

— Tu la connais, cette personne ?

— Oui, quelque peu… Une de ces cosmopolites que les Français accueillaient beaucoup trop facilement. Pardeuil l’avait introduite dans le monde que fréquentait sa mère, et elle avait noué là des relations qui peuvent lui être fort utiles aujourd’hui.

Tout en causant, M. de Chancenay et sa grand’mère sortaient de la villa. Dans la Cour, l’automobile attendait… Ogier proposa :

— Voulez-vous que nous fassions un peu de chemin à pied, grand’mère ? La voiture vous prendra plus loin.

— Mais certainement, mon chéri ! Le temps est très beau, cet après-midi, pas trop chaud… Et puis le médecin me recommande l’exercice, pour ne pas grossir.

Ogier donna ses ordres au chauffeur, et, avec la marquise, franchit la grille de la villa. Ils s’engagèrent sur la route, d’un pas flâneur. Mme de Chancenay parlait des uns, des autres, à sa manière superficielle, et le jeune homme lui répondait d’un air distrait…

Tout à coup, il tressaillit… Sur le chemin s’avançaient deux femmes. Dans l’une, il reconnaissait Mme Jarmans… L’autre… avant même qu’il pût distinguer ses traits, il l’avait nommée dans son cœur.

D’une voix qu’il s’efforçait de maintenir calme, l’officier annonça :

— Grand’mère, je vais vous présenter notre excellente directrice et infirmière, Mme Jarmans.

— Ah !… Laquelle ?

— La plus grande… L’autre est sa cousine, une jeune fille qui habite généralement avec ses tantes le château de Prexeuil, près de Gouxy. Ces dames étaient les amies de Mme de Valheuil.

— Ahl vraiment !… c’est très curieux de les retrouver ici !

Élys, que l’émotion étouffait, avançait automatiquement, près de Mme Jarmans. Elle aussi, de loin, avait reconnu celui qui occupait sa pensée, plus que jamais… Ils allaient donc se revoir, après avoir cru se séparer pour toujours ?

Comme Gabrielle, discrètement, passait avec sa compagne en répondant au salut de l’officier, celui-ci l’arrêta…

— Voulez-vous me permettre, madame, de faire connaître à ma grand’mère notre dévouée infirmière ?

Il ajouta quelques mots de gratitude courtoise, auxquels s’associa aimablement Mme de Chancenay… Mais pendant qu’il parlait, le jeune homme ne voyait qu’Élys, rougissante, qui essayait de détourner les yeux… Vainement, car leurs regards se rencontraient, et ils y virent leur amour, que la séparation, la souffrance, toutes les épreuves avaient rendu plus fort, plus ardent — indestructible.

— Mademoiselle, je viens d’apprendre à ma grand’mère que Mmes vos tantes et vous étiez les fidèles amies de notre cousine de Valheuil…

— Oui, nous l’aimions beaucoup, cette chère Mme de Valheuil si bonne, si dévouée !

— Je suis enchantée, mademoiselle, de vous connaître…

Mme de Chancenay tendait la main à la jeune fille, en l’enveloppant d’un coup d’œil intéressé.

— … Nous nous étions un peu perdues de vue, ma cousine et moi. Pourtant nous nous écrivions de temps à autre. Cette pauvre Valentine avait cru devoir s’enfermer dans la solitude…

— Elle faisait beaucoup de bien dans notre petit pays. Et je vous assure qu’elle ne s’est jamais ennuyée.

M. de Chancenay fit observer :

— On ne s’ennuie pas quand on mène une vie utile… C’est là une maladie que vous ne connaissez guère non plus, j’en suis sûr, mademoiselle ?

Un sourire entr’ouvrait ses lèvres — sourire très doux, qui donnait un charme nouveau à sa physionomie.

Ce fut Mme Jarmans qui répondit :

— Élys est une infatigable travailleuse. Nous devons l’arrêter parfois, car elle a besoin de se ménager, sa santé ayant été un peu ébranlée, depuis deux ans.

Un chaud regard d’intérêt s’attacha au charmant visage empourpré.

— Vous êtes souffrante, mademoiselle ?… Pas bien sérieusement, je l’espère ?

— Oh ! non ! Déjà, ici, je vais beaucoup mieux.

— Comptez-vous y demeurer longtemps ?

— Mais jusqu’au printemps prochain, je pense. Le médecin ne veut pas que je passe l’hiver à Prexeuil, trop froid, assure-t-il.

— Il a bien raison !… Mmes vos tantes sont avec vous ?

— Ma tante Antoinette seulement. Tante Bathilde est restée à Gouxy, pour s’occuper des pauvres avec l’aide de la mère de notre curé.

— Ah ! ce pauvre abbé Dambry ! J’ai su, par un de ses confrères, qu’il avait subi l’amputation d’une jambe. Il m’était fort sympathique, et je le reverrai avec plaisir quand je retournerai au Pré-Béni.

— Mais vous, monsieur ?… votre bras ?

Il sourit, en soulevant de sa main gauche le membre inerte, toujours en écharpe.

— Eh bien, il ne me servira plus à rien ! Il faut en prendre mon parti… Encore heureux qu’il m’en reste un !

Mme de Chancenay s’exclama :

— Oh ! mon chéri, tais-toi ! Ne me fais pas penser à ce qui aurait pu être !

— Mais si, grand’mère, il faut y penser, pour remercier Dieu de vous avoir rendu un petit-fils pas trop détérioré.

En parlant, il continuait de regarder Élys. Les beaux yeux couleur de violette, brillants d’une émotion difficilement réprimée, s’étaient abaissés un instant vers les glorieuses décorations qui ornaient la vareuse de l’officier ; puis ils se levaient, et Ogier pouvait y voir le vibrant enthousiasme, la tendresse profonde et pure de la candide petite amoureuse.

Quand ils se quittèrent, un instant plus tard, ils savaient que de cœur, de désir, ils étaient l’un à l’autre, toujours — et plus que jamais.

En continuant d’avancer, au bras de son petit-fils, Mme de Chancenay fit observer :

— Très bien, cette Mme Jarmans… très distinguée, surtout… Quant à la jeune fille, elle est délicieusement jolie !… Quels beaux yeux veloutés, d’un bleu si rare ! Et brune, avec cela… Bien habillée, elle n’aurait pas à craindre que personne l’éclipsât, où qu’elle parût.

Ogier sembla sortir d’un rêve. Il dit d’un ton railleur :

— Bien habillée, cela veut dire portant les créations d’un couturier chic, d’une modiste cotée, qui tous deux s’ingénieraient à faire disparaître sa beauté sous le ridicule ? J’avoue que je l’aime cent fois mieux avec cette petite robe simple, gentiment faite, et ce chapeau tout modeste qui la coiffe très joliment.

— Oui, oui, elle est bien quand même… Elle serait bien vêtue d’un sac… Il n’empêche que…

Ogier n’écouta que d’une oreille les considérations développées par sa grand’mère, et répondit brièvement aux questions qu’elle lui adressait ensuite, concernant Mlle de Valromée, ses tantes, leur existence à Prexeuil… Car Mme de Chancenay, si peu observatrice qu’elle fût, avait cependant rapproché ces deux faits : la présence de cette jolie personne à Gouxy, et l’intérêt qu’Ogier avait témoigné pendant quelque temps au Pré-Béni.

« Il aura voulu flirter avec elle… Mais les parents y ont mis le holà. Voilà pourquoi il était d’humeur peu aimable, quand il est revenu de là-bas. »

Telles étaient les explications que Mme de Chancenay, n’osant les demander à son petit-fils, se donnait à elle-même.

Et elle conclut :

« Il va sans doute chercher à renouer ici la petite idylle. Pauvre cher enfant, cela le distraira ! »

Mais sa clairvoyance n’alla pas jusqu’à penser que cette jeune fille sans fortune, élevée modestement, loin du monde, dans une solitude, pouvait être celle dont Ogier lui avait dit : « La femme qu’il me faut existe de par le monde. »

Quand M. de Chancenay, ayant mis sa grand’mère en voiture, se retrouva seul, il éprouva une sensation de soulagement. D’un pas alerte, il revint à la villa. Son cœur tressaillait d’un bonheur grave, recueilli… Pourtant, l’obstacle, représenté par le tenace parti pris de Mme Antoinette, existait comme auparavant. Mais il se sentait une arme nouvelle, maintenant, pour lutter contre la vieille dame. C’était son passé d’une année, passé de bravoure, de sacrifice, de conversion, qui effaçait l’autre disparu sous le pardon divin.

Sans le savoir, Ogier se faisait de précieuses alliées, en Mme de Baillans et sa fille. Toutes deux l’étudiaient discrètement, et chaque jour renforçait leur sympathie pour lui. Le capitaine de Chancenay unissait aux allures de l’officier grand seigneur une parfaite simplicité. Il possédait en outre une âme généreuse, ardente, loyale, ainsi que put s’en convaincre Mme Jarmans au cours des entretiens qu’elle s’arrangeait, parfois, pour avoir avec lui.

Son ami, le lieutenant Blavet, lui en fit un jour le plus vif éloge.

— Il n’y a pas de mots pour définir son héroïsme et son sang-froid !… Vibrant, avec cela, nous électrisant tous ! Ah ! l’admirable officier !… Si bon pour ses hommes, aussi, quoique les tenant ferme, sans peine, d’ailleurs, car il s’était fait aimer d’eux tous. Il en a été récompensé, puisque c’est l’un d’eux qui l’a sauvé, au risque de sa vie.

Un autre jour, en causant avec Mme Jarmans de l’hôpital d’Ursau qui faisait quelque peu parler de lui, dans la région, le lieutenant fit observer :

— Sans une direction très ferme, très intelligente, on ne peut tenir son personnel, recruté dans des milieux fort différents, au point de vue moral… Ainsi, Chancenay et moi, nous avons passé quelque temps dans un hôpital auxiliaire des environs de Bordeaux, avant de venir ici. Ces dames étaient pour la plupart fort bien. Mais deux ou trois se montraient diablement coquettes.

Il ajouta en souriant :

— Surtout pour Chancenay. S’il avait voulu !…

Mais il restait d’une politesse froide, indifférente… Il est étonnamment sérieux… étonnamment !

Tous ces renseignements, et d’autres qu’elle recueillait peu à peu, Mme Jarmans se réservait de les faire connaître à Mme de Prexeuil dès que le moment lui paraîtrait venu. Quant à elle, d’ores et déjà, elle se convainquait de ceci : aucun homme au monde n’était désormais plus digne qu’Ogier de Chancenay de « cette perle d’Élys », comme disait Mme de Baillans.

La jeune fille, étant donnée l’indifférence affectée par Mme de Prexeuil, précédemment, ne lui avait pas fait part de sa rencontre avec Ogier… Mais Mme Antoinette devina sans peine qu’ils s’étaient revus, en remarquant plus de vivacité dans les mouvements d’Élys, et un rayonnement inaccoutumé dans son regard.

Comment sortir de ce pas difficile ? La vieille dame cherchait, et ne trouvait pas… Car, obstinée dans sa décision, elle n’admettait pas un seul instant la pensée d’une capitulation. Mais d’autre part, elle était fort anxieuse à l’idée que la guérison de sa petite-nièce, déjà si lente, pouvait être compromise par des émotions nouvelles.

Un jour, à Mme de Baillans, elle demanda — et c’était la première fois qu’elle lui reparlait du jeune officier :

— En a-t-il pour longtemps à demeurer ici, M. de Chancenay ?

— Oui, probablement. Son bras et deux autres de ses blessures ont encore besoin de pansements sérieux. Puis le major lui fait suivre un traitement électrique… Certainement, il sera ici encore au début de l’hiver.

Et sans paraître voir la mine consternée de sa cousine, Mme de Baillans profita de l’occasion pour glisser un discret éloge du capitaine de Chancenay.