Aller au contenu

La Petite Dorrit/Tome 1/Chapitre 8

La bibliothèque libre.
Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Librairie Hachette (Livre I - Pauvretép. 78-88).



CHAPITRE VIII.

La geôle.


Arthur Clennam s’arrêta au milieu de la rue, guettant quelque passant à qui il pût demander quel était cet endroit. Il laissa passer, sans les interroger, plusieurs personnes dont le visage ne semblait pas promettre une réponse polie, et se tenait encore en faction, lorsqu’un vieillard se dirigea de ce côté pour entrer dans la cour.

Le dos voûté, il marchait d’un pas lourd et d’un air préoccupé qui devait rendre assez dangereuse pour lui une promenade à travers les rues encombrées de Londres. Sa mise était sale et misérable ; une redingote jadis bleue, blanchie à toutes les coutures, lui descendait aux chevilles et était boutonnée jusqu’au menton, où elle se perdait dans un vieux squelette de col-cravate en velours. Le bout d’un morceau de bouracan rouge (qui avait servi autrefois à soutenir le velours, quand il en existait encore), maintenant dénudé, se retroussant derrière la tête du vieillard, au milieu d’une confusion de cheveux gris, ne montrait plus qu’une étoffe rouillée comme la boucle qui la tenait attachée, et menaçait à chaque instant en se relevant de renverser le chapeau : un sale chapeau crasseux, sans poil, dont les bords brisés et chiffonnés se rabattaient sur les yeux de son propriétaire et dont s’échappait un bout de mouchoir déchiré. Son pantalon était si long et si mal attaché, ses souliers si larges et si mal faits, qu’il traînait les pieds comme un éléphant, sans qu’on pût dire si c’était sa dégaine naturelle, ou si ce n’était pas plutôt la faute de son accoutrement et de sa chaussure incommodes. Il avait sous le bras un étui éclopé et usé qui renfermait quelque instrument de musique ; il tenait de la même main un petit cornet de papier gris contenant pour un sou de tabac à priser, à l’aide duquel il régalait sans trop de frais son pauvre vieux nez bleu, d’une prise à dessein prolongée, lorsque Arthur Clennam fixa les yeux sur lui.

Ce fut à ce vieillard qu’il adressa sa question, après avoir traversé la cour et lui avoir frappé doucement sur l’épaule. Le vieillard s’arrêta et se retourna, laissant lire dans l’expression terne de ses yeux gris que sa pensée revenait d’un long voyage et qu’il avait par-dessus le marché l’oreille un peu dure.

« Pouvez-vous me dire, monsieur, demanda Arthur, répétant sa question, quel est cet endroit ?

— Ah oui ! cet endroit ? répondit le vieillard arrêtant sa prise de tabac à mi-chemin, et indiquant l’endroit sans le regarder. C’est la Maréchaussée, monsieur.

—  La prison pour dettes ?

— Oui, monsieur, » répliqua le vieillard d’un ton qui annonçait qu’il ne croyait pas qu’il fût absolument nécessaire d’appuyer sur cette dernière désignation « la prison pour dettes. »

Il se retourna et poursuivit son chemin.

« Pardon, reprit Arthur, l’arrêtant une seconde fois ; mais voulez-vous me permettre de vous adresser encore une question ? Tout le monde est-il libre d’entrer là-dedans ?

D’y entrer, oui, » répondit le vieillard ; et l’accent qu’il donnait à sa réponse disait clairement : « Mais, par exemple, tout le monde n’est pas libre d’en sortir. »

— Pardonnez mon indiscrétion. Connaissez-vous bien cet endroit ?

— Monsieur ! répliqua le vieillard, froissant son petit cornet de tabac et regardant son interrogateur comme si cette question l’eût blessé : oui, je le connais très bien.

— Veuillez m’excuser. Ne croyez pas que je sois poussé par une curiosité impertinente, mais au contraire par un bon motif. Connaissez-vous par hasard le nom de Dorrit ?

— Mon nom, monsieur, répliqua le vieillard, est Dorrit. »

À cette réponse inattendue, Arthur lui ôta son chapeau.

« Accordez-moi la faveur de quelques mots d’entretien. Je suis tout surpris de ce que vous venez de me dire, et j’espère que cette assurance est une excuse suffisante de la liberté que j’ai prise de m’adresser à vous. Je suis tout récemment de retour en Angleterre, après une longue absence. J’ai vu chez ma mère… Mme Clennam, dans le quartier de la Cité… une jeune fille travaillant à l’aiguille, que je n’ai jamais entendu appeler ou désigner sous d’autre nom que celui de la petite Dorrit. Je m’intéresse sincèrement à elle, et j’ai le plus grand désir d’apprendre quelque chose sur ce qui la concerne. Une minute peut-être avant de vous accoster, je l’ai vue passer par cette porte. »

Le vieillard examina attentivement les traits d’Arthur.

« Vous êtes marin, monsieur ? » demanda-t-il. Il parut un peu contrarié lorsque l’autre lui répondit non par un signe de tête négatif. « J’aurais cru, à votre teint bruni, que vous deviez être un marin. Parlez-vous sérieusement, monsieur ?

— Je vous assure que je n’ai jamais parlé plus sérieusement, et vous prie bien de le croire.

— Je ne connais que fort peu le monde, monsieur, reprit le vieillard, qui avait une voix faible et chevrotante. Je ne fais qu’y passer comme l’ombre sur le cadran solaire. Cela ne vaudrait pas la peine de me tromper… la chose serait vraiment trop facile ; ce serait un trop pauvre succès pour qu’on pût en tirer la moindre vanité. La jeune femme que vous avec vue entrer là dedans est la fille de mon frère. Mon frère est William Dorrit ; moi, je suis Frédéric. Vous dites que vous avez rencontré ma nièce chez votre mère (je sais que votre mère la protège), que vous vous intéressez à elle et désirez savoir ce qu’elle fait ici : venez voir. »

Il continua son chemin, et Arthur l’accompagna.

« Mon frère, poursuivit le vieillard, s’arrêtant sur le seuil de la prison et se retournant lentement, habite ici depuis bien des années ; et, pour des motifs qu’il est inutile de vous expliquer maintenant, nous ne lui parlons guère de ce qui se passe en dehors de ces murs, même par rapport à nous. Soyez assez bon pour ne lui rien dire des travaux de couture de ma nièce. Soyez assez bon pour ne rien dire de plus que ce que vous verrez que nous en disons nous-mêmes : et alors vous ne risquerez pas d’aller trop loin. Maintenant, venez voir. »

Arthur le suivit à travers une allée étroite, au bout de laquelle il vit s’ouvrir une porte solide, après avoir entendu tourner une clef à l’intérieur. Ils purent alors passer dans une loge ou vestibule, qu’ils traversèrent pour arriver à une grille, et de là dans l’intérieur de la prison. Le vieillard, qui marchait toujours devant, de son pas traînard, se retourna avec sa démarche lente, roide et voûtée, lorsqu’ils arrivèrent auprès du guichetier de faction, comme pour présenter son compagnon. Le porte-clefs fit un signe de tête, et Arthur entra sans qu’on lui demandât chez qui il allait.

La nuit était sombre et les chandelles qui brillaient faiblement aux croisées de la prison, derrière une foule de vieux rideaux fripés et de persiennes délabrées, ne la rendaient pas beaucoup moins sombre. Quelques prisonniers flânaient encore çà et là, mais la plus grande partie de la population était rentrée dans ses foyers. Le vieillard, se dirigeant vers le côté droit de la cour, passa sous la troisième ou quatrième porte et commença à monter un escalier.

« L’escalier est un peu sombre, monsieur, dit-il ; mais vous ne rencontrerez aucun obstacle. »

Il s’arrêta un moment sur le palier du second étage, avant d’ouvrir une porte. Il ne l’eut pas plus tôt ouverte que le visiteur aperçut la petite Dorrit et s’expliqua pourquoi elle tenait tant à dîner toute seule. Elle avait rapporté la viande qu’elle aurait dû manger elle-même et elle était déjà en train de la faire réchauffer sur un gril, pour son père, qui, vêtu d’une vieille robe de chambre grise et d’une calotte noire, attendait son souper. Une nappe blanche couvrait la table devant laquelle il venait de s’asseoir ; fourchette, couteau, cuiller, salière, poivrière, verre et pot d’étain pour la bière, rien n’y manquait, pas même certains excitants variés, spécialement destinés à aiguiser l’appétit du doyen, tels que sa petite fiole d’essence de poivre rouge et une soucoupe où s’étalaient pour deux sous de cornichons.

La jeune fille tressaillit, devint très rouge, puis très pâle. Le visiteur, mieux encore par son regard que par le léger mouvement de la main dont il lui faisait signe de ne pas se déranger, la supplia de se rassurer et de n’avoir pas peur de lui.

« William, j’ai trouvé ce gentleman, dit l’oncle… M. Clennam, fils de l’amie de ma petite nièce que voilà… dans la rue, désireux de vous présenter ses respects en passant, mais hésitant s’il devait entrer ou rester à la porte. Vous voyez mon frère William, monsieur.

— J’espère, dit Arthur, ne sachant trop que dire, que le respect que j’ai pour votre fille explique et motive suffisamment le désir que j’avais de vous être présenté, monsieur.

— Monsieur Clennam, répondit le doyen en se levant, ôtant sa calotte et la gardant dans le creux de sa main, tout prêt à la remettre, c’est un honneur pour moi. Soyez le bienvenu, monsieur : (avec un profond salut) Frédéric, une chaise. Prenez un siège, je vous prie, monsieur Clennam. »

Il remit sa calotte comme il l’avait ôtée et se rassit. Il y avait dans ses façons un merveilleux air de bienveillance et de protection, l’air officiel avec lequel il recevait les détenus.

« Vous êtes le bienvenu ici, monsieur. J’ai souhaité cette bienvenue à une foule de gentlemen. Peut-être savez-vous… Ma fille Amy a pu vous le dire… que je suis le Père de la Maréchaussée ?

— Je… c’est ce que j’ai entendu dire, répondit Arthur, lançant cette assertion à tout hasard.

— Vous n’ignorez pas, sans doute, que ma fille Amy est née ici. Une bonne fille, monsieur, une chère fille, qui depuis longtemps est ma consolation et mon soutien. Amy, ma bonne, tu peux servir ce plat ; M. Clennam voudra bien excuser les habitudes primitives auxquelles nous sommes réduits dans ce modeste asile. Oserais-je vous demander si vous voulez bien me faire l’honneur de…

— Merci, répondit Arthur. Pas un morceau. »

Il ne comprenait rien aux façons de cet étrange vieillard, et s’étonnait de voir qu’il n’eût pas l’air de se douter que sa fille eût jamais dissimulé ses relations de famille.

Elle remplit le verre de son père, mit à portée de sa main tous les petits objets dont il pouvait avoir besoin, puis s’assit à côté de lui, tandis qu’il soupait. Ce fut évidemment afin de ne pas déroger à une règle établie qu’elle posa devant elle un morceau de pain et porta le verre à ses lèvres ; mais Arthur vit qu’elle était agitée et qu’elle ne prenait rien. Le regard dont elle enveloppait son père, regard où on lisait qu’elle ne savait si elle ne l’admirait pas encore plus qu’elle ne le plaignait, si elle en devait être fière ou honteuse, mais que, dans tous les cas, elle était pour lui tout dévouement et tout amour, pénétra M. Clennam jusqu’au fond du cœur.

Le Père de la Maréchaussée témoigna à son frère cette nuance légère de condescendance que l’on doit à un homme aimable, bien intentionné, mais qui est toujours resté plongé dans l’obscurité de la vie privée, sans pouvoir atteindre aucune espèce de distinction sociale. « Frédéric, dit-il, je sais que vous et Fanny soupez en ville, ce soir. Qu’avez-vous fait de Fanny, Frédéric ?

— Elle se promène avec Tip.

— Tip, ainsi que vous le savez peut-être, est mon fils, monsieur Clennam. Il a eu une jeunesse assez étourdie et trouve difficilement à s’établir, mais son début dans le monde a été (l’orateur haussa les épaules en laissant échapper un léger soupir, et regarda autour de la chambre) peu propice. C’est votre première visite, monsieur ?

— Ma première.

— Il ne vous aurait guère été possible de venir ici à mon insu depuis votre adolescence. Il est bien rare qu’un visiteur un peu comme il faut passe seulement un jour ici sans m’être présenté.

— On a présenté jusqu’à quarante ou cinquante personnes à mon frère dans la même journée, dit Frédéric s’éclairant légèrement d’un faible rayon d’orgueil.

— Oui, reprit le Père de la Maréchaussée, nous avons même dépassé ce chiffre. Lorsqu’il fait beau le dimanche, durant la session, c’est tout à fait un lever comme à la cour,… tout à fait un lever. Amy, ma chère, toute cette après-midi J’ai cherché en vain à me souvenir du nom de ce gentleman de Camberwell qui me fut présenté l’année dernière, à Noël, par cet agréable marchand de charbon dont la cause a été renvoyée à six mois.

— Je ne me rappelle pas son nom, mon père.

— Et vous, Frédéric ? »

Frédéric répondit qu’il ne croyait pas l’avoir jamais entendu nommer. En vérité, Frédéric était bien la dernière personne au monde dont on pût espérer un renseignement de ce genre.

« Vous savez bien, continua son frère, le gentleman qui a mis tant de délicatesse à faire cette belle action… Allons !… J’ai beau chercher ! Le nom ne me revient pas. Monsieur Clennam, puisque j’ai parlé d’une belle action, vous ne serez peut-être pas fâché d’apprendre de quoi il s’agit.

— Au contraire, dit Arthur cessant de regarder Amy qui commençait à courber sa tête délicate, et dont le pâle visage annonçait une nouvelle inquiétude.

— L’action est vraiment si généreuse et indique un sentiment si élevé que c’est presque un devoir de la publier. J’ai dit, dans le temps, que je ne manquerais jamais une occasion convenable de la rendre publique, sans me laisser influencer par aucun scrupule de sensibilité personnelle… Ahem !… Or donc… hem !… il est inutile de déguiser le fait… Vous saurez donc, monsieur Clennam, qu’il arrive parfois que les personnes qui viennent ici désirent présenter quelque petit… souvenir… au Père de la Maréchaussée… »

C’était bien triste, bien triste de voir la main d’Amy se poser sur le bras de son père comme dans une supplication timide et muette, et la pauvre créature se détourner toute honteuse.

« Tantôt, continua le vieillard, d’un ton peu élevé, doux et embarrassé, s’arrêtant de temps en temps pour donner passage à une petite toux afin de s’éclaircir la voix, tantôt ce souvenir prend une forme, tantôt une autre ; mais en général… ahem… c’est de l’argent. Et, je suis obligé de l’avouer, trop souvent la chose est fort… hem… acceptable. Le gentleman dont je parle me fut présenté, monsieur Clennam, d’une manière très flatteuse pour moi, et s’exprima non seulement avec beaucoup de politesse, mais avec beaucoup de… ahem… d’instruction… » Pendant tout ce temps, bien qu’il eût fini de souper, il faisait aller son couteau et sa fourchette sur le plat avec un mouvement nerveux, comme s’il ne voyait pas bien qu’il n’y restait plus rien… « Si bien donc que le gentleman me confia qu’il possédait un Jardin, quoiqu’il eût eu la délicatesse de n’en pas parler tout d’abord, sachant que les jardins… ahem… me sont interdits, Mais il m’en fit l’aveu lorsque j’admirai un très beau géranium… un magnifique géranium,… qu’il avait fait apporter de sa serre. Tandis que j’admirais les couleurs éclatantes de l’arbuste, il me montra une bande de papier qui l’entourait et sur lequel était écrit : Pour la Père de la Maréchaussée, et m’en fit hommage. Mais ce n’est,… hem… ce n’est pas tout. En prenant congé, il me pria instamment d’attendre une demi-heure pour ôter ce papier. Je… hem… le fis, et je m’aperçus qu’il renfermait… ahem… deux guinées. Je vous assure, monsieur Clennam, que j’ai reçu… hem…, des souvenirs de toute espèce et de diverses valeurs, et que ces… souvenirs ont toujours été… hem…, malheureusement fort acceptables : mais aucun ne m’a fait autant de plaisir que ce… ahem… souvenir particulier. »

Arthur était en train de dire tout ce qu’on peut dire en pareille circonstance, lorsqu’une cloche commença à sonner : on entendit alors un bruit de pas qui se dirigeaient vers la porte. Une jolie fille d’une taille plus avantageuse et plus développée que celle de la petite Dorrit, bien qu’elle parût beaucoup plus jeune de visage lorsqu’on les voyait ensemble, s’arrêta sur le seuil en apercevant un étranger, et un jeune homme qui l’accompagnait s’arrêta aussi.

« Fanny, je vous présente M. Clennam. Monsieur Clennam, je vous présente ma fille aînée et mon fils. Cette cloche annonce aux visiteurs qu’il est temps de se retirer et mes enfants viennent me dire bonsoir ; mais rien ne presse. Mes filles, si vous avez à vous occuper de quelque arrangement domestique, M. Clennam vous excusera. Il sait probablement que nous ne possédons ici qu’une seule chambre.

— Je n’ai que ma robe blanche à demander à Amy, père.

— Et moi, mes habits, » ajouta Tip.

La petite Dorrit ouvrit un tiroir dans un vieux meuble dont le haut formait une commode et le bas un lit, et en tira deux petits paquets qu’elle donna à son frère et à sa sœur. « Raccommodée ? » demanda tout bas l’aînée, et M. Clennam entendit la plus jeune répondre : « Oui. » Il s’était levé et saisit cette occasion pour jeter un coup d’œil autour de la chambre. Les murs étaient sans papier : ils avaient été peints en vert (évidemment par une main inhabile) : sur le fond on voyait pour toute décoration quelques pauvres gravures. Des rideaux aux croisées, un tapis sur le parquet ; des planches, des patères et autres commodités de ce genre que les années y avaient accumulées. C’était une petite chambre étroite, mal aérée et pauvrement meublée ; et la cheminée fumait par-dessus le marché : autrement, pourquoi en aurait-on bouché l’ouverture avec une plaque d’étain ? mais à force d’attentions et de soins soutenus on avait réussi à lui donner dans ce qu’elle était un air très propre, et même à peu près confortable.

Cependant la cloche continuait à sonner, et l’oncle était pressé de partir.

« Allons, Fanny, allons ! dit-il, remettant sous son bras l’étui fort déformé et tout usé qui renfermait son cornet à piston ; on ferme, mon enfant, on ferme ! »

Fanny dit bonsoir à son père et s’esquiva d’un pas léger. Tip était déjà descendu en faisant beaucoup de tapage dans l’escalier.

« Venez, monsieur Clennam, dit en se retournant l’oncle qui s’éloignait aussi de son pas traînard ; on ferme, monsieur, on ferme. »

M. Clennam avait deux choses à faire avant de le suivre : il s’agissait, d’abord, d’offrir son souvenir au Père de la Maréchaussée sans blesser la jeune fille, puis de dire quelque chose à la jeune fille elle-même, ne fût-ce qu’un seul mot pour lui expliquer le motif de sa visite.

« Permettez-moi, dit le père, de vous reconduire. »

La petite Dorrit s’était glissée hors de la chambre pour aller rejoindre les autres, et ils se trouvaient seuls.

« Non, non, pour rien au monde, je ne le souffrirai pas, s’empressa de répondre le visiteur. Veuillez me permettre de… »

On entendit un tintement métallique.

« Monsieur Clennam, dit le Père, je suis profondément, bien profondément… »

Mais son interlocuteur lui avait fermé la main pour empêcher le tintement, et descendait l’escalier à la hâte.

Il n’aperçut pas la petite Dorrit en descendant ; il ne la rencontra pas non plus dans la cour. Deux ou trois retardataires se dirigeaient rapidement vers la loge et il les suivait, lorsqu’il aperçut la jeune couturière dans l’allée de la maison la plus rapprochée du guichet. Il se retourna vivement.

« Pardonnez-moi de vous adresser la parole ici ; je vous en prie, dit-il, pardonnez-moi d’être venu ! Je vous ai suivie ce soir. Je l’ai fait dans l’intention de me rendre utile à vous et à votre famille. Vous savez dans quels termes je vis avec ma mère, et vous ne vous serez sans doute pas étonnée que je n’aie jamais cherché à me rapprocher de vous sous son toit ; j’aurais craint, malgré mes bonnes intentions, de la rendre jalouse, de l’irriter peut-être, ou de vous faire quelque tort dans son estime. Ce que j’ai vu ici, dans un si court espace de temps, a beaucoup augmenté mon désir empressé de vous rendre service. Ce serait me faire oublier bien des mécomptes que de me laisser espérer que je puis gagner votre confiance. »

Elle avait été tout effrayée d’abord ; mais, à mesure qu’il parlait, elle avait paru se rassurer.

« Vous êtes bien bon, monsieur. Vous avez l’air de me parler avec tant de sincérité. Mais… je regrette que vous m’ayez suivie. »

Il comprit que le ton ému dont elle disait cela tenait à sa piété filiale ; il la respecta et se tut.

« J’ai de grandes obligations à Mme Clennam ; je ne sais pas ce que nous aurions fait sans l’ouvrage qu’elle m’a donné ; je crains que ce ne soit montrer de l’ingratitude que d’avoir des secrets pour elle ; je ne puis en dire davantage ce soir, monsieur. Je suis sûre que vous nous voulez du bien. Merci, merci.

— Permettez-moi de vous faire une question avant de m’éloigner. Y a-t-il longtemps que vous connaissez ma mère ?

— Je crois qu’il y a environ deux ans, monsieur… La cloche a cessé…

— Comment l’avez-vous connue ? Vous a-t-elle envoyé chercher ici ?

— Non. Elle ne sait seulement pas que j’y demeure. Nous avons un ami, père et moi… un pauvre ouvrier, mais le meilleur des amis… J’ai fait annoncer que je désirais faire des travaux de couture et j’ai donné son adresse. Il a fait afficher mes annonces dans quelques endroits où cela ne coûtait rien, et c’est comme cela que Mme Clennam m’a connue et m’a envoyé chercher. La grille va se fermer, monsieur ! »

Elle était si tremblante et si agitée, et lui si vivement touché de compassion pour elle ; il s’intéressait tellement à ce premier aperçu de son histoire, qu’il avait de la peine à la laisser partir. Mais le silence de la cloche et la tranquillité qui régnait dans la cour l’avertissaient de quitter la prison ; et, après lui avoir dit à la hâte quelques bonnes paroles, il la laissa retourner auprès de son père.

Mais il avait trop tardé ; la grille intérieure était fermée, et la loge déserte. Après avoir fait quelques vaines tentatives en frappant avec la main, il s’abandonnait à la désagréable perspective d’avoir une mauvaise nuit à passer, lorsqu’une voix l’accosta par derrière.

« Pris dans la souricière, hein ! dit la voix. Vous voilà obligé de découcher… Ah ! c’est donc vous, monsieur Clennam ? »

C’était la voix de Tip ; et ils restèrent à se regarder l’un l’autre dans la cour de la prison, tandis qu’il commençait à pleuvoir.

« Vous vous êtes mis dedans, remarqua Tip ; il faudra être plus alerte que ça une autre fois.

— Mais vous voilà renfermé aussi, dit Arthur.

— Un peu, que je le suis ! répondit Tip d’un ton sarcastique. Un peu ! mais pas comme vous. Je suis de la boutique ; seulement ma sœur a comme ça une théorie, c’est que mon père ne doit jamais le savoir. Pourquoi ? Je n’en sais rien !

— Puis-je trouver un abri ? demanda Arthur. Qu’ai-je de mieux à faire ?

— La première chose à faire, c’est de mettre la main sur Amy, répliqua Tip, qui en référait tout naturellement à elle dès qu’il s’agissait de sortir d’un embarras quelconque.

— J’aimerais mieux me promener toute la nuit,… que de la déranger ; une nuit est bientôt passée.

— Vous n’en serez pas réduit là, pour peu que vous ne regardiez pas à payer un lit. Si vous n’y regardez pas, on vous en donnera un sur une des tables du café, vu les circonstances. Si cela vous va, venez avec moi, je vous présenterai. »

Comme ils traversaient la cour, Arthur leva les yeux vers la croisée de la chambre qu’il venait de quitter ; il y vit briller encore une lumière.

« Oui monsieur, dit Tip suivant la direction que prenait le regard de M. Clennam ; c’est la chambre du gouverneur. Amy va passer encore une heure avec lui pour lui lire le journal d’hier, ou quelque chose comme ça ; puis elle sortira comme une petite fée et disparaîtra sans bruit.

— Je ne vous comprends pas.

— Le gouverneur (c’est l’auteur de mes jours) couche dans cette chambre, et Amy a un logement chez le guichetier : la première maison en entrant, ajouta Tip désignant la porte sous laquelle sa sœur s’était retirée ; premier étage en descendant du ciel. Elle aurait à moitié pris un logement qui vaudrait le double de celui-là, si elle voulait demeurer en ville ; mais elle ne veut pas abandonner le gouverneur. Pauvre chère fille ! elle le soigne nuit et jour. »

Cet entretien les amena devant l’espèce de taverne située à l’autre extrémité de la prison ; les détenus venaient d’en déserter la salle, rendez-vous ordinaire de leur club nocturne. L’appartement du rez-de-chaussée, où il se tenait, était ce même café dont nous avons déjà parlé ; le fauteuil officiel du président, les pots d’étain, les verres, les pipes, les cendres de tabac, et le parfum général des membres de cette association de bons vivants, s’y trouvaient encore tels que les avait laissés le club en se dispersant. Le café possédait deux des trois qualités qui passent pour être essentielles à un grog destiné aux dames, car la salle était chaude et forte (mais forte comme l’haleine d’un ivrogne). Quant à la troisième qualité requise, l’abondance, il faut avouer qu’elle manquait, l’estaminet en question étant fort petit.[1]

Un visiteur inexpérimenté, qui serait venu par hasard du dehors, devait naturellement prendre pour des détenus tous les habitants de l’endroit, cafetier, sommelier, servante, garçon : rien n’annonçait qu’ils fussent libres, rien ne prouvait le contraire, si ce n’est qu’ils avaient tous un air râpé. Le patron d’un commerce d’épicerie, dont le comptoir se trouvait dans un salon donnant sur la cour principale, et qui prenait en pension des gentlemen insolvables, aida à faire le lit. Il avait été tailleur dans son temps, et avait roulé en tilbury, à ce qu’il disait. Il se vantait de défendre, en avocat officieux, les intérêts de la communauté ; et il avait une idée indéfinie et indéfinissable que le gouverneur de la prison interceptait une rente qui revenait de droit aux détenus. Il aimait à entretenir cette lubie, et ne manquait jamais de faire part de ce grief vaporeux aux nouveaux venus et aux étrangers, bien qu’il lui eût été absolument impossible d’expliquer quelle était la rente dont il parlait, ni de quelle façon cette idée saugrenue avait pénétré dans son cerveau. Il avait l’intime conviction, nonobstant, que la part qui lui revenait en propre sur ladite rente s’élevait à quatre francs soixante-cinq centimes par semaine ; et que, tous les lundis, le gouverneur de la prison lui filoutait régulièrement cette somme, à laquelle il avait droit en sa qualité de détenu. S’il aida à faire le lit, ce fut sans doute pour ne pas perdre une occasion de plaider sa cause. Après avoir ainsi soulagé son esprit et annoncé (menace souvent renouvelée, mais qui n’aboutissait jamais) qu’il allait adresser aux journaux une lettre où il dévoilerait les méfaits du gouverneur, il voulut bien prendre part à la conversation comme tout le monde. Il était clair, à en juger par le ton général de cette conférence, que les assistants étaient arrivés à envisager l’insolvabilité comme l’état normal de la société, et le payement d’une dette comme une maladie occasionnelle.

Devant cette scène étrange et au milieu de ces spectres non moins étranges qui voltigeaient autour de lui, Arthur Clennam contempla les préparatifs de son coucher, comme s’ils se fussent passés dans un rêve. Cependant Tip, depuis longtemps initié à tous les mystères de l’endroit, animé d’une lugubre admiration pour les ressources culinaires du café, montrait à M. Clennam le foyer nourri au moyen de souscriptions volontaires, le réservoir d’eau chaude entretenu de la même façon, et divers autres aménagements qui laissaient à penser que le moyen d’être bien portant, riche et sage, c’était de venir habiter la prison de la Maréchaussée.

Les deux tables, rapprochées dans un coin, furent enfin transformées en un lit passable, et l’étranger fut abandonné aux chaises, au fauteuil officiel, à l’atmosphère chargée de bière, à la sciure de bois, aux porte-allumettes, aux crachoirs et au repos. Mais le sommeil fut un article qui manqua longtemps, bien longtemps à rejoindre les autres ci-dessus énumérés. La nouveauté de ce séjour inattendu, le sentiment de la captivité, le souvenir de cette chambre où il était monté, de ces deux frères, de cette jeune fille à la taille d’enfant, de ce visage craintif ou il lisait maintenant l’histoire de bien des années de nourriture insuffisante, sinon de besoin, le tinrent éveillé et malheureux.

Puis des pensées qui se rattachaient à la prison de la façon la plus étrange, mais qui se rapportaient toujours à elle, traversèrent son esprit comme autant de cauchemars, tandis qu’il demeurait éveillé. Tenait-on des cercueils tout prêts à recevoir ceux qui venaient à mourir dans la geôle ? Où et comment gardait-on ces cercueils ? Où enterrait-on les gens morts dans la prison ? Comment les morts sortaient-ils ? Quel cérémonial observait-on ? Un créancier implacable avait-il le droit de saisir un cadavre ? Quelles étaient les chances d’évasion ? Un prisonnier pouvait-il escalader un mur au moyen d’une corde avec un grappin ? Et, dans ce cas, comment pouvait-il redescendre de l’autre côté ? Pouvait-il grimper sur un toit, glisser jusqu’au bas d’un escalier, ouvrir la porte de la rue et se perdre dans la foule ? Et puis, qu’arriverait-il si un incendie venait à éclater tandis qu’il était couché là ?

Ces fleurs d’imagination n’étaient, après tout, que le cadre perpétuel d’un autre tableau qui lui représentait toujours trois personnages : son père, avec ce regard fixe qu’il avait conservé en mourant, tel que l’avait montré par anticipation son portrait prophétique ; sa mère, le bras étendu, repoussant les scrupules soupçonneux de son fils ; la petite Dorrit, posant la main sur le bras dégradé du doyen, et détournant sa tête toute honteuse.

Et, si Mme Clennam avait quelque motif, déjà ancien et connu d’elle seule, pour s’adoucir avec cette jeune fille ? Si le prisonnier, qui en ce moment dormait tranquillement, Dieu le veuille, devait, à la lueur du jugement dernier, accuser Mme Clennam d’avoir causé sa ruine ? Si quelque action secrète de Mme Clennam ou de son mari avait contribué, même de loin, à courber dans l’abjection la tête grise de ces deux frères ?

Une pensée rapide traversa l’esprit d’Arthur. Dans ce long emprisonnement entre les murs de la geôle et sa longue captivité, à elle, entre les murs de sa chambre, Mme Clennam ne voyait-elle pas par hasard une balance de comptes à établir ? « Oui, j’avoue que je suis pour quelque chose dans la ruine de cet homme. Mais j’ai subi les mêmes souffrances que lui. Il a vieilli dans sa prison, moi dans la mienne. Il y a compensation. »

Lorsque toutes les autres pensées se furent évanouies, celle-ci continua à l’obséder. Quand il s’endormit, sa mère se présenta à lui dans son fauteuil à roulettes, le repoussant à l’aide de cette justification. Lorsqu’il se réveilla en sursaut, effrayé sans motif, il entendit les paroles suivantes résonner à son oreille aussi clairement que si la voix de sa mère les eût lentement prononcées à son chevet : « Il languit dans sa prison, je languis dans la mienne ; l’inexorable justice a eu son cours : voilà un compte réglé, je ne dois plus rien là-dessus ! »



  1. Allusion à une recette laconique pour la fabrication du grog : « Hot, strong, and plenty of it. (Chaud, fort, et beaucoup.) » (Note du traducteur.)