La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 17

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 181-191).


CHAPITRE XVII.

Disparition.


Le délai fixé par M. Dorrit pour son séjour à Londres n’avait plus que deux jours à courir, et ce gentleman allait s’habiller pour subir une nouvelle inspection du maître-d’hôtel de M. Merdle, car les victimes de ce tyran impitoyable ne manquaient pas de faire en son honneur une toilette spéciale, lorsqu’un des garçons de l’hôtel vint lui présenter une carte de visite. M. Dorrit, prenant cette carte y lut le nom de :

« Madame Finching. »

Le garçon attendait ses ordres dans une attitude respectueuse.

« Dites donc garçon, m’expliquerez-vous pourquoi vous m’avez apporté cette carte ridicule ? Ce nom m’est parfaitement inconnu. Finching ! continua M. Dorrit qui se vengeait du maître d’hôtel sur le dos de l’innocent domestique. Ah ! qu’est-ce que vous venez me chanter avec votre Finching ? »

Le garçon n’avait pas envie de chanter du tout, car il recula devant le regard sévère de M. Dorrit en répondant :

« Une dame, monsieur.

— Sachez que je ne connais pas de dame de ce nom. Emportez cette carte ! Je ne connais pas de Finching ; d’aucun sexe.

— Pardon, monsieur. La dame a dit qu’elle savait que son nom vous était inconnu ; mais elle m’a prié d’ajouter, monsieur, qu’elle avait en l’honneur de connaître autrefois Mlle  Dorrit… Mlle  Amy Dorrit. »

M. Dorrit fronça les sourcils et répondit après un moment d’hésitation :

« Dites à Mme  Finching (il appuya sur ce nom plébéien comme pour indiquer que le garçon en était seul responsable) qu’elle peut monter. »

Il avait réfléchi, dans l’intervalle, que, s’il ne recevait pas cette dame, elle pourrait laisser en bas quelque message inopportun ou faire quelque allusion peu agréable à la position sociale qu’il occupait naguère. De là cette concession, de là aussi l’apparition de Mme  Finching, précédée du garçon.

« Je n’ai pas le plaisir, dit M. Dorrit, qui se tint debout la carte à la main, d’un ton qui indiquait clairement que, dans tous les cas, ce plaisir n’aurait pas été de son goût, de vous connaître, soit de nom, soit personnellement… Avancez donc une chaise, monsieur. »

Le serviteur responsable fit un soubresaut et obéit, puis il s’éloigna sur la pointe des pieds. Flora, levant son voile avec une trépidation toute juvénile, se présenta à M. Dorrit. Au même instant, il se répandit dans la chambre une étrange combinaison de parfums, comme si on avait versé par erreur du rhum dans un flacon d’eau de lavande, ou de l’eau de lavande dans une bouteille de rhum.

« Je demande un million de pardons à M. Dorrit… et ce n’est pas encore assez pour le dérangement que je lui cause… car je sais que c’est fort inconvenant de la part d’une dame de se présenter seule… mais j’ai pensé que, malgré tout, cela valait encore mieux, bien que la tante de M. Finching m’eût volontiers accompagnée, et, en sa qualité de femme d’une énergie remarquable elle aurait sans doute fait sensation sur une personne aussi versée dans la connaissance du monde que vous devez l’être après tant de vicissitudes. Car M. Finching lui-même disait souvent que, bien qu’il eût été élevé dans un pensionnat de Blackheath, où l’on payait jusqu’à quatre-vingts guinées par an… (ce qui est beaucoup pour des parents dans le commerce, surtout lorsqu’on garde le couvert au départ des élèves, si je fais cette dernière remarque, c’est moins pour la valeur de ces objets que pour constater la ladrerie de la chose)… Il avait plus appris dans une année (comme commis-voyageur pour le placement d’un article dont personne ne voulait entendre parler, et moins encore faire l’emplette ; c’était avant qu’il entrât dans la partie des vins) que pendant les six ans qu’il avait passés dans une institution dirigée par un bachelier[1] d’Oxford… Mais, à propos de bachelier, pourquoi donc les célibataires feraient-ils de meilleurs maîtres que les hommes mariés ? c’est ce que je n’ai jamais bien compris… mais veuillez m’excuser, il ne s’agit pas de ça. »

M. Dorrit, immobile de stupeur, ressemblait à une statue de la Mystification.

« Je dois avouer que je n’ai pas la prétention de vous connaître, poursuivit Flora ; mais ayant connu la chère petite… qui, vu le changement de circonstances, excusez cette allusion que vous pourriez croire indiscrète, rien n’est plus loin de ma pensée… car Dieu sait qu’une demi-couronne par jour c’était bien peu pour une ouvrière aussi habile… et quant à voir là quelque chose de dégradant, bien au contraire… toute peine mérite salaire… et plût à Dieu que l’ouvrier l’obtînt plus avantageux, avec une nourriture animale plus abondante et moins de rhumatismes dans le dos et les jambes.

— Madame, dit M. Dorrit respirant avec effort, tandis que la veuve de M. Finching s’arrêtait pour reprendre haleine, madame, répéta M. Dorrit le teint très-animé, si je dois comprendre que vous faites allusion ha !… aux antécédents de… hem !… une de mes filles, impliquant… ah ! hem !… une compensation journalière, je m’empresse, madame, de vous faire remarquer que ce… ah !… fait, admettant que ce soit un… ah !… fait, n’est jamais arrivé à ma connaissance. Hem ! je ne l’aurais pas souffert. Ah ! jamais ! jamais !

— Inutile d’appuyer là-dessus, reprit Flora, et pour rien au monde je n’en aurais parlé, si ce n’est parce que je supposais que cela me servirait de lettre de recommandation à vos yeux, faute de pouvoir m’en procurer une autre… mais quant à être un fait, il ne peut y avoir le moindre doute à cet égard, vous pouvez être tranquille ; la robe que je porte sur moi en est la preuve et elle est faite à ravir, bien que je ne puisse nier qu’elle ferait encore plus d’effet sur une taille plus svelte que la mienne, qui est beaucoup trop forte ; mais je ne sais plus à quel saint me vouer pour la dégrossir… pardonnez-moi, je m’écarte encore du sujet de ma visite. »

M. Dorrit se recula vers sa chaise d’un air pétrifié et s’assit, tandis que Flora lui lançait un coup d’œil attendrissant et jouait avec son parasol.

« La chère petite, reprit la veuve, était partie toute pâle et glacée de ma maison ou du moins de la maison de mon père… car, bien qu’elle ne lui appartienne pas, il a un long bail avec un loyer purement nominal… le matin où Arthur… (folle habitude de nos jeunes années ; il serait beaucoup plus convenable, vu les circonstances actuelles, de dire M. Clennam, surtout en m’adressant à un étranger d’un rang élevé)… lui communiqua l’heureuse nouvelle qu’il tenait d’une personne du nom de Pancks… c’est là ce qui m’a encouragé à venir. »

En entendant ces deux noms, M. Dorrit fronça les sourcils, ouvrit de grands yeux, fronça de nouveau les sourcils, porta à ses lèvres ses doigts indécis, comme il avait coutume de le faire dans le temps jadis et dit :

« Faites-moi le plaisir de… ah !… m’apprendre ce que vous désirez de moi, madame ?

— Monsieur Dorrit, répondit Flora, vous êtes bien aimable de m’accorder cette permission ; il est très-naturel d’ailleurs que vous vous montriez aimable, car bien que vous soyez un peu plus roide, la ressemblance me frappe… Mlle  Dorrit a la figure plus pleine… naturellement… mais néanmoins il y a une grande ressemblance. L’objet de la visite que je prends la liberté de vous faire vient de moi seule, je n’ai consulté âme qui vive… Arthur moins que personne… pardon encore…, Doyce et Clennam… non, je ne sais plus ce que je dis… c’est Clennam tout seul qu’il faut dire… car si je pouvais tirer d’inquiétude un ami qui se rattache par une chaîne dorée à ce temps heureux où tout m’apparaissait à travers un brouillard couleur de rose, cela me ferait plus de plaisir que la rançon d’un roi… non que j’aie la moindre idée de la valeur pécuniaire d’un monarque… mais je veux dire que je donnerais volontiers tout ce que j’ai, et même davantage, pour arriver à ce résultat. »

M. Dorrit, sans faire beaucoup d’attention aux bons sentiments qui dictaient à Flora ces dernières paroles, s’écria :

« Que désirez-vous de moi, madame ?

— Ce n’est pas très-probable, je le sais, répliqua Flora ; mais c’est possible, et comme c’est possible, dès que j’ai eu le plaisir d’apprendre par les journaux que vous étiez revenu d’Italie, et que vous ne tarderiez guère à y retourner, je me suis décidée à cette tentative ; car vous pourriez bien le rencontrer ou entendre parler de lui… ce qui serait un grand bonheur et un soulagement pour tout le monde !

— Permettez-moi de vous demander, madame, répliqua M. Dorrit, dont ce bavardage commençait à embrouiller les idées, de qui… ha !… de qui » répéta-t-il en élevant la voix avec une intonation désespérée, « vous voulez parler en ce moment.

— De l’étranger récemment arrivé d’Italie et qui a disparu dans la Cité, ainsi que vous l’avez sans doute lu dans les journaux ; et, sans nous en rapporter aux autres informations recueillies par une personne du nom de Pancks, qui nous répète toutes les méchancetés atroces que débitent dans le quartier des gens qui jugent sans doute les autres d’après eux-mêmes… Vous comprenez l’inquiétude et l’indignation d’Arthur… je ne puis pas m’en empêcher… Doyce et Clennam ! »

Heureusement pour M. Dorrit (car autrement on ne serait jamais arrivé à une solution intelligible de ce mystère), il n’avait pas entendu un mot, il n’avait pas lu une ligne à propos de l’événement en question. Cette ignorance engagea Mme  Finching (après bien des excuses de la difficulté qu’elle avait à retrouver sa poche dans les plis de sa jupe) à lui présenter enfin une affiche qui annonçait qu’un gentleman étranger, du nom de Blandois, arrivé tout récemment de Venise, avait tout à coup disparu telle nuit dans telle partie de la Cité ; qu’on savait qu’il était entré à telle heure dans telle maison ; que les habitants de ladite maison affirmaient qu’il en était sorti à minuit moins quelques minutes, mais qu’on ne l’avait jamais revu depuis. M. Dorrit lut attentivement ces détails, ainsi que le signalement de l’étranger qui avait si mystérieusement disparu.

« Blandois ! s’écria M. Dorrit, Venise ! Et ce signalement ! Je connais ce gentleman. Il a été reçu chez moi. C’est l’ami intime d’un gentleman de bonne famille un peu gêné, que je… hein !… protège.

— Alors, mon humble requête sera d’autant plus pressante. Lorsque vous retournerez en Italie, je vous prie d’être assez bon pour chercher cet étranger tout le long des routes et des chemins de traverse ; de demander de ses nouvelles dans les hôtels, auberges, vignobles, orangeries, volcans ou autres lieux ; car il faut bien qu’il soit quelque part… pourquoi donc ne se montre-t-il pas, pourquoi ne vient-il pas dire : Me voilà ! pour disculper les gens ?

— Puis-je savoir, madame, demanda M. Dorrit, consultant de nouveau l’affiche, ce que c’est que Clennam et compagnie ? ha ! dont on parle à propos de la maison où l’on a vu M. Blandois : qu’est-ce que Clennam et compagnie ? S’agit-il de l’individu avec lequel j’ai eu autrefois… hein !… des relations passagères et auquel, si je ne me trompe, vous avez fait allusion tantôt ?… ha !… est-ce lui dont il s’agit ?

— Il s’agit d’une tout autre personne, répondit Flora, d’une personne infirme qui remplace ses jambes par des roulettes… la plus lugubre des femmes, bien qu’elle soit sa mère…

— Clennam et compagnie est… hein !… une mère ! s’écria M. Dorrit.

— Et un vieux bonhomme tout tortu, par-dessus le marché, » ajouta Mme  Finching.

M. Dorrit parut sur le point de perdre la tête en écoutant ces étranges détails. Et sa situation morale ne s’améliora nullement lorsque Flora se lança dans une rapide analyse de la cravate de M. Flintwinch, et décrivit le personnage (sans tracer la moindre ligne de démarcation entre lui et Mme  Clennam), comme une vieille vis rouillée chaussée de guêtres. Cet amalgame d’homme et de femme, de jambes absentes, de roulettes, de vis rouillée, de taciturnité et de guêtres, stupéfia tellement M. Dorrit, qu’il faisait vraiment pitié à voir.

« Mais je ne vous retiendrais pas un instant de plus, » reprit Flora, sur qui le triste état de M. Dorrit produisit son effet, bien qu’elle n’eût pas la moindre idée qu’elle y fût pour quelque chose, « si vous aviez la bonté de me donner votre parole de gentilhomme que, le long de la route d’Italie et en Italie même, vous chercherez ce M. Blandois dans tous les coins et que, dès que vous l’aurez trouvé, vous le forcerez à venir ici disculper tout le monde. »

M. Dorrit, un peu revenu de sa première surprise, put répondre sans trop de trouble qu’il regarderait comme un devoir de se livrer à ces recherches. Flora, enchantée du succès de son ambassade, se leva pour prendre congé.

« Avec un million de remerciements, dit-elle, et mon adresse sur ma carte, dans le cas où vous auriez quelque chose à me communiquer personnellement… je ne vous prierai pas de dire bien des choses affectueuses à la chère petite, car ce message ne serait peut-être pas très-bien accueilli… d’ailleurs, depuis la métamorphose, il est clair qu’il ne peut plus y avoir de chère petite… pourquoi donc alors me permettrais-je une pareille familiarité… néanmoins la tante de M. Finching et moi, nous lui souhaitons toute espèce de bonheur, et nous ne la regardons pas du tout, du tout, comme notre obligée… bien au contraire, car elle a bien tenu tous ses engagements… on ne pourrait pas en dire autant de la plupart des gens… sans compter qu’elle a fait tout son ouvrage aussi bien qu’il était possible de le faire… Moi-même, je suis du nombre des gens qui ne font pas tout ce qu’ils promettent ; car j’avais toujours dit, depuis que j’ai commencé à me remettre du coup que m’a porté la mort de M. Finching, que je voulais apprendre à jouer de l’orgue, dont je raffole ; mais je rougis d’avouer que je ne suis pas allée jusqu’à savoir seulement mes notes sur cet instrument. Bonsoir ! »

Lorsque M. Dorrit, après avoir reconduit sa visiteuse jusqu’à la porte, eut le temps de rassembler ses idées, il trouva que l’entrevue avait réveillé chez lui des souvenirs qu’il croyait effacés et qui jureraient à la table de M. Merdle. Il écrivit donc au banquier un billet laconique, s’excusant de ne pouvoir dîner avec lui ce jour-là, et se fit servir son repas dans son appartement. Il avait encore un autre motif pour agir ainsi. Il avait résolu de quitter Londres dans deux jours, et comme tout ce temps était pris par des invitations acceptées, et qu’il avait fixé l’heure de son départ, il crut que son importance l’obligeait à approfondir en personne l’affaire Blandois, afin d’être à même de faire part à M. Henry Gowan du résultat de ses investigations personnelles sur le compte de son ami. En attendant, il se décida à profiter de ce qu’il avait cette soirée libre pour se rendre chez Clennam et Cie, dont l’affiche indiquait l’adresse, examiner les localités et faire lui-même une ou deux questions.

Après avoir dîné aussi simplement que le lui permirent le cuisinier de l’hôtel et le courrier, après avoir fait ensuite un léger somme au coin du feu afin de mieux se remettre de la visite de Mme  Finching, il partit seul dans un cabriolet de louage. La grave horloge de Saint-Paul sonnait neuf heures comme il passait sous l’arcade ténébreuse de Temple-Bar, qui n’était pas alors dans l’état humiliant et dégénéré où nous le voyons aujourd’hui.

Tandis qu’il se rapprochait du lieu de sa destination par une enfilade de rues de traverse et de ruelles du bord de l’eau, ce quartier de Londres lui parut plus laid à une pareille heure qu’il n’aurait pu se l’imaginer. Il s’était écoulé bien des années depuis qu’il l’avait traversé ; d’ailleurs il ne l’avait jamais beaucoup connu, et il lui trouva un aspect mystérieux et lugubre. Son imagination en fut même si vivement affectée que, lorsque le cocher, après avoir bien des fois demandé le chemin, s’arrêta en disant qu’il croyait bien que c’était là la maison, M. Dorrit hésita un instant, la main sur la portière, presque effrayé de l’air sinistre de la demeure de Mme  Clennam.

À vrai dire, ce soir-là la vieille maison n’avait jamais été plus sombre. On apercevait sur le mur, de chaque côté de la porte cochère, l’affiche que M. Dorrit avait lue, et, tandis que la flamme des réverbères vacillait au vent du soir, on voyait passer sur les imprimés des ombres qui ressemblaient assez à des doigts qui auraient suivi les lignes. Il était évident que la police avait établi une surveillance particulière en cet endroit, car, pendant que M. Dorrit hésitait, un homme s’avança vers lui de l’autre côté de la rue, tandis qu’un second, caché jusque-là dans l’ombre, passait devant le visiteur en s’éloignant dans le sens opposé, tous deux lui jetant un rapide coup d’œil et tous deux s’arrêtant ensuite à une certaine distance.

Comme il n’y avait qu’une seule maison dans la cour, il n’y avait pas moyen de se tromper. M. Dorrit gravit donc les marches et frappa. Une faible lumière éclairait deux fenêtres du premier étage. La porte renvoya un écho lugubre et vide, comme si la maison eût été inhabitée ; mais il n’en était rien presque aussitôt on vit approcher une lumière et on entendit un pas retentir sur les dalles du vestibule. Lorsque le pas et la lumière furent arrivés ensemble à l’entrée, une chaîne grinça et une vieille femme, la tête cachée dans son tablier se montra à la porte entrebâillée.

« Qui est là ? » demanda-t-elle.

M. Dorrit que cette apparition étonna beaucoup, répliqua qu’il arrivait d’Italie et qu’il désirait quelques renseignements sur l’étranger qui avait disparu et qu’il connaissait.

« Hé ! s’écria la vieille d’une voix fêlée. Jérémie ! »

Sur ce, un vieillard apparut à son tour, que M. Dorrit crut reconnaître (à ses guêtres), pour la vis rouillée mentionnée par Flora. La femme avait une peur évidente du vieillard desséché, car elle enleva prestement son tablier et montra un visage tout pâle d’effroi au moment où il s’avança.

« Ouvrez donc ! imbécile ! dit le vieillard, et laissez entrer monsieur. »

M. Dorrit, après avoir jeté par prudence un coup d’œil à son cocher de cabriolet, entra dans le vestibule mal éclairé.

« Eh bien ! monsieur, commença Jérémie, vous pouvez maintenant me faire autant de questions qu’il vous plaira. Il n’y a pas de secrets chez nous, monsieur. »

Avant qu’il eût pu recevoir une réponse, une voix ferme et décidée, une voix de femme pourtant, cria d’en haut :

« Qu’est-ce, Jérémie ?

— Qui c’est ? répéta Jérémie. Encore une demande de renseignements. Un gentleman qui arrive d’Italie.

— Faites-le monter ! »

M. Flintwinch grommela comme si c’était, selon lui, parfaitement inutile ; mais, se retournant vers M. Dorrit, il lui dit :

« Mme  Clennam ; elle n’en fait qu’à sa tête. Je vais vous montrer le chemin. »

Il monta alors le sombre escalier, suivi de M. Dorrit, qui, en se retournant, aperçut derrière lui la vieille femme avec son tablier encore relevé par-dessus sa tête, comme un spectre.

Mme  Clennam avait ses livres à côté d’elle sur sa petite table.

« Oh ! fit-elle brusquement, l’œil fixé sur le visiteur, vous arrivez d’Italie, monsieur ? Eh bien ? »

M. Dorrit ne sut pas trouver pour le moment une réponse plus claire que :

« Ha !… Eh bien ?

— Où est cet homme qui a disparu ? J’espère que vous nous apportez de ses nouvelles ?

— Au contraire, je… hem… viens vous demander des renseignements. »

— Malheureusement pour moi, je n’en ai pas à vous donner. Jérémie, montrez-lui l’avis imprimé. Donnez-lui en plusieurs qu’il pourra emporter. Éclairez-le pour qu’il le lise. »

M. Flintwinch obéit à ces ordres, et M. Dorrit lut l’avis d’un bout à l’autre, comme s’il ne le connaissait pas, pour se donner le temps de recouvrer son sang-froid, que l’aspect de la maison et de ceux qui s’y trouvaient avait un peu troublé. Tandis que ses yeux étaient fixés sur le papier, il sentit que les regards de M. Flintwinch et de Mme  Clennam devaient être fixés sur lui, et lorsqu’il releva la tête, il reconnut que ce n’était pas une idée fantastique.

« Maintenant, monsieur, dit Mme  Clennam, vous en savez autant que nous. M. Blandois est donc votre ami ?

— Non… hem !… une simple connaissance, répondit M. Dorrit.

— Il ne vous a pas chargé d’une commission, par hasard ?

— Moi ?… Ha… certes non. »

Le regard scrutateur de Mme  Clennam s’abaissa peu à peu jusqu’au plancher, après avoir, en chemin, échangé un coup d’œil avec M. Flintwinch. M. Dorrit, tout décontenancé de voir les rôles renversés et d’être obligé de répondre à des questions quand il était venu pour en faire, voulut ramener les choses à leur état normal.

« Je suis… hem ! un homme du monde, habitant pour le moment l’Italie avec ma famille, mes gens, et… hem ! une suite assez nombreuse. Me trouvant par hasard à Londres pour des affaires qui concernent… ha ! hem !… mes propriétés, et ayant appris cette étrange disparition, j’ai éprouvé le désir bien naturel de prendre des informations à la source même, car j’ai rencontré en Italie… ha ! hem l… un gentleman que je compte y retrouver à mon retour, lequel a fréquenté assez intimement le sieur Blandois ; M. Henry Gowan. Ce nom ne vous est peut-être pas inconnu ? »

— C’est la première fois que je l’entends, dit Mme  Clennam. Et Jérémie répéta comme un écho.

— Comme je désire… ha !… me trouver à même de lui faire un récit clair et net, reprit M. Dorrit, oserais-je vous adresser… quelque chose comme trois questions ?

— Trente si vous voulez.

— Y a-t-il longtemps que vous connaissez M. Blandois ?

— Pas deux mois. M. Flintwinch que voilà, en consultant ses livres, vous dira quand il nous a été recommandé par un correspondant de Paris, si ce renseignement peut vous satisfaire, ajouta Mme  Clennam. Pour nous, cela ne nous a pas servi à grand’chose.

— Vous a-t-il fait de nombreuses visites ?

— Non. Il n’est venu que deux fois. Une fois avant et…

— … L’autre fois, souffla M. Flintwinch.

— Et l’autre fois.

— Puis-je vous demander, madame, continua M. Dorrit, qui, à mesure qu’il retrouvait son sang-froid, commençait à se figurer qu’il représentait une espèce de commissaire de police d’un ordre supérieur, puis-je vous demander, pour la plus grande satisfaction du gentleman que j’ai l’honneur de… ha !… patronner ou de protéger, disons plutôt… hem !… de connaître… de connaître… si le sieur Blandois est venu ici pour affaires à la date indiquée sur cette affiche ?

— Pour ce qu’il appelait une affaire.

— Pardon, et cette affaire était-elle de nature à pouvoir être communiquée ?

— Non. »

Cette réponse laconique était évidemment une barrière infranchissable.

« On nous a déjà adressé cette question, continua Mme  Clennam, et nous avons toujours répondu : Non ! Nous ne tenons pas à ébruiter nos transactions par toute la ville, quelque peu importantes qu’elles puissent être. Nous répondons : Non !

— Je voulais savoir, par exemple, s’il n’aurait pas emporté de l’argent sur lui ? demanda M. Dorrit.

— Pas d’argent à nous, monsieur ; il n’a rien reçu ici.

— Je présume, remarqua M. Dorrit, dont le regard alla de Mme  Clennam à M. Flintwinch, puis de M. Flintwinch à Mme  Clennam, que vous ne pouvez pas vous rendre compte de ce mystère ?

— Et pourquoi présumez-vous cela ? répondit Mme  Clennam. »

Déconcerté par cette question, faite d’un ton froid et sec, M. Dorrit ne put expliquer le motif de cette supposition.

« Je m’explique très-bien ce mystère, monsieur, poursuivit la dame après un silence embarrassé de M. Dorrit, car je suis persuadée que le sieur Blandois est en voyage ou qu’il se cache.

— Lui connaissez-vous… ha !… quelques raisons pour se cacher ?

— Non. »

Ce non, aussi absolu que le premier, éleva une nouvelle barrière.

« Vous m’avez demandé si je ne me rendais pas compte de la disparition de cet homme, lui rappela Mme  Clennam avec beaucoup de roideur, et non pas si je pouvais vous en rendre compte à vous, monsieur. Il me semble que je ne suis pas plus tenue de répondre à une pareille question que vous n’avez le droit de me l’adresser. »

M. Dorrit s’excusa en s’inclinant. Comme il se levait et s’apprêtait à dire qu’il n’avait plus rien à demander, il ne put s’empêcher de remarquer le regard sombre que Mme  Clennam fixait sur le plancher d’un air d’attente résolue, et la même expression reflétée par les traits de Jérémie qui, debout auprès du fauteuil à roulettes, les yeux également fixés par terre, se caressait le menton de la main droite.

Au même instant, Mme  Jérémie (la femme au tablier, cela va sans dire) laissa tomber le chandelier qu’elle tenait et s’écria :

« Là ! Dieu du ciel ! Encore ! Écoute, Jérémie !… là. »

Le bruit, s’il y en avait, était si léger qu’il fallait que Mme  Jérémie eût toujours l’oreille au guet ; M. Dorrit se figura néanmoins entendre un son presque imperceptible, assez semblable au bruit que font des feuilles sèches en tombant. La terreur de la vieille femme parut, pendant une ou deux minutes, avoir gagné tout le monde, et ils se mirent à écouter.

Jérémie fut le premier à se remuer.

« Ma vieille, dit-il, se rapprochant d’elle en marchant de côté, les poings fermés et les coudes tremblant d’impatience de secouer la malheureuse Mme  Jérémie, nous recommençons donc nos vieilles plaisanteries ? Vous allez vous remettre à faire la somnambule, à vous promener tout éveillée et répéter vos tours ! Allons, je vois bien qu’il vous faut une médecine. Lorsque j’aurai reconduit monsieur, je vous en ferai avaler une dose, ma vieille… une dose qui vous fera un bien, voyez-vous !… »

Cette promesse ne parut pas procurer à Mme  Jérémie un soulagement immédiat ; mais M. Flintwinch, sans autre allusion à sa médecine réconfortante, prit un chandelier sur la table de Mme  Clennam et dit :

« Eh bien, monsieur, voulez-vous que je vous éclaire jusqu’en bas ? »

M. Dorrit remercia et descendit. M. Flintwinch ferma la porte derrière lui et tira les verrous sans perdre un moment. Le visiteur, en sortant, eut à subir une seconde inspection de la part des deux hommes qui l’avaient déjà examiné et qui passèrent devant lui comme ils avaient fait la première fois ; puis il monta dans son cabriolet et se fit reconduire chez lui.

À peu de distance de là, le cocher s’arrêta pour lui dire que les deux hommes en question l’avaient sommé de donner son nom, son numéro et son adresse, ainsi que l’adresse où il avait pris M. Dorrit ; l’heure à laquelle on l’avait envoyé chercher et le chemin qu’il avait suivi. Cette nouvelle ne contribua pas à diminuer l’impression fiévreuse que cette aventure avait produite sur l’esprit de M. Dorrit, tandis qu’il reprenait sa place au coin du feu, ni même lorsqu’il se fut couché. Pendant toute la nuit, il vit deux agents de police qui attendaient résolûment ; il entendit la femme qui se cachait la tête sous son tablier s’effrayer d’un bruit imaginaire, et découvrit le cadavre de l’introuvable Blandois, tantôt dans une cave, tantôt caché derrière un mur de briques, encore tout frais.



  1. Bachelor, bachelier ou célibataire.