La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 2

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 16-20).


CHAPITRE II.

Madame Général.


Il devient indispensable de présenter au lecteur la dame accomplie qui occupait, dans la suite de la famille Dorrit, une position assez importante pour qu’on crût devoir inscrire son nom dans le livre des voyageurs.

Mme Général était la fille d’un dignitaire clérical d’une ville de cathédrale, où elle avait donné le ton jusqu’à l’époque où elle fut aussi près de sa quarante-cinquième année qu’il est possible à une demoiselle de l’être. Un intendant militaire de soixante ans, bien raide, et d’une sévérité proverbiale dans l’armée, s’était amouraché de la gravité avec laquelle cette demoiselle conduisait, à grandes guides, les convenances, à travers le dédale de la société provinciale, avait brigué, un peu tard, l’honneur de prendre place à côté d’elle sur le siège du froid équipage de cérémonie dont elle montait si bien l’attelage compliqué. Sa demande en mariage avait été acceptée, l’intendant militaire s’était installé derrière les convenances avec beaucoup de décorum, et Mme  Général avait continué à conduire ses quatre coursiers jusqu’à la mort de l’intendant. Durant ce voyage conjugal, le vieux couple avait écrasé plusieurs maladroits qui leur avaient barré le chemin sur la route des convenances ; mais ils l’avaient fait toujours sans violer les règles de l’étiquette, et avec un sang-froid imperturbable.

L’intendant ayant été enseveli avec tous les honneurs dus à son rang, l’attelage tout entier des convenances… cela va sans dire… fut chargé de traîner à quatre le corbillard, dont chaque cheval portait des plumes noires et des housses de velours noir. Mme  Général eut ensuite la curiosité de demander combien de métal et de poudre d’or le défunt avait laissé entre les mains de son banquier. On découvrit alors que feu l’intendant militaire avait abusé de l’innocence de sa future en lui cachant qu’il avait placé ses fonds en viager quelques années avant de se marier, se contentant d’accuser un revenu qui, disait-il vaguement, représentait l’intérêt de son argent. Mme  Général trouva, par conséquent, sa fortune tellement diminuée que, si son esprit n’eût pas été aussi parfaitement dressé par une bonne éducation, elle aurait pu se sentir disposée à contester la vérité de cette partie de la liturgie funèbre, qui affirmait que feu l’intendant militaire n’avait rien pu emporter avec lui.

Dans cet état de choses, l’idée vint à Mme  Général qu’elle pourrait occuper ses loisirs à former l’esprit et les manières de quelque jeune fille de qualité ; ou bien, qu’il ne serait pas au dessous d’elle d’atteler les convenances au char de quelque riche héritière ou de quelque veuve, pour devenir à la fois le cocher et le conducteur de ce véhicule dans ses pérégrinations à travers le dédale de la société. Lorsque Mme  Général fit part de ce projet à ses amis cléricaux et militaires, ceux-ci applaudirent tellement que, sans le mérite incontestable de la dame, on aurait pu se figurer qu’ils n’avaient rien de plus pressé que de se voir débarrassés d’elle. Des certificats, qui donnaient Mme  Général pour un prodige de piété, de savoir, de vertu et de bon ton, arrivèrent de tous les côtés, signés des noms les plus influents ; un vénérable archidiacre, entre autres, allait jusqu’à répandre des larmes, dans son certificat, en parlant des perfections de la veuve (à lui garanties par des personnes dignes de foi), bien qu’il n’eût jamais eu l’honneur ni la satisfaction morale de jeter de sa vie les yeux sur Mme  Général.

Ainsi déléguée, pour ainsi dire, par l’Église et par l’État, Mme  Général, toujours montée sur ses grands chevaux, se crut en mesure d’accepter cette mission sans trop déroger, et elle commença à demander un prix très élevé pour ses services. Il s’écoula un assez long intervalle sans que personne se présentât pour profiter de la bonne volonté de madame Général. Enfin, un homme veuf, habitant la province et ayant une file de quatorze ans, entama des négociations avec la dame ; et comme il entrait dans la dignité native de Mme  Général, ou dans sa politique artificielle (elle avait certainement beaucoup de l’une et de l’autre), de s’arranger pour faire croire qu’on courait après elle, plus qu’elle ne courait après un emploi, le veuf poursuivit Mme Général jusqu’à ce qu’elle eût consenti à former l’esprit et les manières de sa fille.

Cette mission occupa Mme  Général pendant sept années environ, durant lesquelles elle fit le tour de l’Europe et visita la plupart de ces merveilles étrangères que les gens bien élevés doivent voir par les yeux d’autrui bien plus que par les leurs. Lorsque son élève fut enfin façonnée aux bonnes manières, non seulement le mariage de la demoiselle, mais aussi celui du père furent décidés. Le veuf, trouvant alors Mme  Général aussi coûteuse qu’incommode, devint tout à coup aussi touché de ses excellentes qualités que l’avait été l’archidiacre, et fit un tel éloge de son mérite transcendant partout où il entrevoyait l’occasion de passer ce trésor à un autre, que la réputation de Mme  Général ne fit que croître et embellir.

Ce phénix si haut perché était donc à louer, lorsque M. Dorrit, qui venait de toucher son héritage, informa ses banquiers qu’il désirait trouver une dame de bonne famille, bien élevée, accomplie, habituée à la bonne société, qui pût à la fois terminer l’éducation de ses filles et leur servir de chaperon. Les banquiers de M. Dorrit, en leur qualité de banquiers du veuf, s’écrièrent tout de suite : « Mme  Général. »

Profitant du renseignement que lui fournissait cet heureux hasard, et trouvant que tous les amis de Mme  Général lui rendaient ce témoignage pathétique dont nous avons vu le concert touchant, M. Dorrit prit la peine de visiter le comté où demeurait le veuf en question, afin d’avoir une entrevue avec Mme  Général, en qui il trouva une dame d’une qualité même supérieure à tout ce qu’il avait espéré.

« Oserais-je demander, dit M. Dorrit, quelle… hem !… quelle rémuné…

— À vous parler franchement interrompit Mme  Général, c’est là une question dont je préfère ne pas m’occuper. Je n’en ai jamais parlé moi-même aux amis chez lesquels vous me trouvez, et je ne saurais, monsieur Dorrit, vaincre la répugnance qu’elle m’a toujours inspirée. Je ne suis pas, comme vous le savez sans doute, une gouvernante.

— Oh non ! s’écria M. Dorrit. Je vous prie, madame, de ne pas vous figurer un seul instant que j’aie pu le croire. »

M. Dorrit rougit de ce qu’on aurait pu le soupçonner d’avoir entretenu une pareille idée. Mme  Général salua avec sa gravité habituelle.

« Je ne saurais donc, reprit-elle, mettre un prix à des services que ce sera un plaisir pour moi de rendre, si je puis les rendre spontanément, mais qu’il me serait impossible de rendre en échange d’une simple considération pécuniaire. J’ignore, d’ailleurs où et comment trouver une position analogue à la mienne. Elle est exceptionnelle.

— Sans doute. Mais alors (insinua, non sans raison, M. Dorrit), comment savoir à quoi s’en tenir sur ce sujet ?

— Je ne m’oppose pas, répondit Mme  Général… bien que cela me soit assez désagréable… à ce que M. Dorrit demande à mes amis, en confidence, quelle somme ils ont l’habitude de déposer, chaque trimestre, chez mon banquier. »

M. Dorrit s’inclina, pour toute réponse.

« Permettez-moi d’ajouter, continua Mme  Général, que dorénavant je n’ouvrirai plus la bouche là-dessus. Je dois aussi vous prévenir que je n’accepterai aucune position inférieure ou secondaire. Si je dois avoir l’honneur d’être présentée à la famille de monsieur Dorrit… je crois que vous avez parlé de deux demoiselles ?…

— Deux demoiselles.

— … Ce ne sera que sur un pied d’égalité parfaite, en qualité de compagne, de protectrice, de mentor et d’amie. »

Nonobstant le sentiment qu’il avait de sa propre importance, M. Dorrit sentit que Mme  Général serait bien bonne d’entrer chez lui, même aux conditions énoncées. Il en parla presque dans ces termes à la dame.

« Je crois, répéta celle-ci, que vous avez parlé de deux demoiselles ?

— Deux demoiselles, répéta M. Dorrit à son tour.

— Dans ce cas, poursuivit la veuve de l’intendant militaire, il serait nécessaire d’ajouter un tiers en sus de la somme que mes amis ont coutume de déposer chez mon banquier. »

M. Dorrit s’empressa d’adresser cette délicate question au veuf ; et, ayant découvert qu’il plaçait trois cents livres sterling par an au crédit de Mme  Général, il en conclut, sans être obligé de se livrer à des calculs bien compliqués, qu’il faudrait payer quatre cents livres les services de cette dame. Mais, comme la veuve était un de ces articles extra-brillants qu’on ne saurait payer trop cher, M. Dorrit lui demanda formellement l’honneur et le plaisir de la compter désormais au nombre des membres de sa famille. Mme  Général lui avait accordé ce précieux privilège et voilà pourquoi nous la rencontrons au couvent du grand Saint-Bernard.

Extérieurement, Mme  Général, y compris ses jupes, qui entraient pour beaucoup dans la configuration de sa personne, était d’un aspect digne et imposant ; ample et gravement volumineuse, elle était toujours à cheval sur les convenances. On aurait pu la mener… (et on avait même fait cette expérience)… au sommet des Alpes ou au fond des ruines d’Herculanum sans déranger un seul des plis de sa robe, ni déplacer une des épingles de sa toilette. Son visage et ses cheveux avaient bien une apparence un peu farineuse, comme si elle sortait de quelque moulin premier numéro, mais c’était plutôt parce qu’il entrait beaucoup de craie dans l’argile terrestre de sa construction que parce qu’elle corrigeait son teint avec de la poudre d’iris, ou parce que ses cheveux grisonnaient. Ses yeux n’avaient aucune expression, c’est vrai, mais cela tenait sans doute à ce qu’ils n’avaient rien à exprimer. Si elle avait peu de rides, cela tenait à ce que son esprit n’avait jamais tracé son nom ou aucune autre inscription sur cette physionomie distinguée. C’était une femme froide, boursouflée, une cire éteinte, qui, peut-être même, n’avait jamais été allumée.

Mme  Général n’avait pas d’opinion. Sa méthode pour former l’esprit d’une élève consistait à empêcher cette élève de se former des opinions. Elle avait un tas de petits rails intellectuels sur lesquels elle lançait ses petits trains chargés des opinions d’autrui, lesquels ne se rattrapaient jamais et n’arrivaient jamais à une station quelconque. Malgré son sentiment excessif des convenances, Mme  Général elle-même ne pouvait nier qu’il existe dans ce bas monde des choses et des idées inconvenantes ; mais Mme  Général trouvait moyen de s’en débarrasser en les mettant de côté et ayant l’air de n’y pas croire. Un autre des procédés qu’elle avait inventés pour former l’esprit, consistait à serrer toutes les difficultés au fond d’une armoire, afin de pouvoir mieux se faire l’illusion qu’elles n’existaient pas. C’était certainement la manière la plus commode de se tirer d’affaire, et, dans tous les cas, la plus convenable.

Il ne fallait pas parler à Mme  Général de choses désagréables. Les accidents, la misère, les crimes étaient des sujets de conversation qu’on ne devait pas aborder en sa présence. Toute passion n’avait rien de mieux à faire que d’aller se coucher à l’approche de Mme  Général, et le sang à se transformer en eau sucrée. Ces déductions faites, Mme  Général se chargeait d’étendre sur le reste une couche de vernis. Fidèle à son système, elle trempait le plus petit pinceau qu’on ait jamais vu dans le plus grand pot possible pour vernir à grand lavage la surface de tout ce qu’elle montrait à ses élèves. Plus l’objet était fêlé, plus Mme  Général mettait d’épaisseur dans les couches de vernis qu’elle y étendait.

Il y avait du vernis dans la voix de Mme  Général ; il y avait du vernis dans son geste ; une atmosphère de vernis enveloppait toute sa personne. Les rêves de Mme  Général… si toutefois elle en faisait… étaient sans doute vernis de même, tandis qu’elle dormait dans les bras du bon Saint-Bernard, dont la neige légère couvrait le toit hospitalier.