La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 3

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 21-36).


CHAPITRE III.

La route.


Le lendemain matin un soleil resplendissant éblouissait tous les yeux ; il ne neigeait plus, le brouillard s’était dissipé ; l’air de la montagne était si pur et si léger, qu’en le respirant, il semblait qu’on entrât dans une vie nouvelle. Pour augmenter l’illusion, la terre elle-même avait comme disparu, car la montagne, désert brillant où s’élevaient d’immenses masses blanches, ressemblait à une région de nuages flottant entre le ciel d’azur et la terre lointaine.

Quelques points noirs qui, se détachant sur la neige comme des nœuds sur un petit fil, commençaient à la porte du couvent et descendaient le penchant de la montagne en zigzags rompus qu’on n’avait pas encore reliés entre eux, indiquaient les divers endroits où les frères étaient en train de tracer des sentiers. Déjà la neige avait commencé à se fondre autour de la porte sous les pieds des passants. On s’empressait de faire sortir les mules de l’écurie, afin de les attacher aux anneaux scellés au mur pour les charger ; on bouclait les harnais ornés de clochettes ; on ajustait les bâts ; les voix des guides et des cavaliers résonnaient comme une mélodie. Quelques-uns des voyageurs les plus matinaux étaient déjà en route sur le plateau uni, non loin du lac sombre qu’on aperçoit près du couvent ; et, le long du versant que nos touristes avaient escaladé la veille, on voyait descendre des petites figures d’hommes et de bêtes, dont l’immensité du paysage faisait des miniatures, et qui s’éloignaient au milieu d’un concert de clochettes retentissantes et de voix harmonieuses.

Dans le réfectoire des voyageurs, un nouveau feu, empilé sur les cendres blanches du feu de la veille, jetait l’éclat de ses flammes sur un simple déjeuner de pain, de beurre et de lait. Il brillait aussi sur le courrier de la famille Dorrit, qui faisait le thé de ses maîtres en mettant à contribution les provisions qu’il avait apportées, destinées surtout à augmenter le bien-être de la nombreuse et incommode suite de William Dorrit, esquire. M. Henry Gowan et Blandois, de Paris, avaient déjà déjeuné, et se promenaient au bord du lac, fumant leur cigare.

« Gowan ? Ah ! il s’appelle Gowan, murmura Tip, autrement dit Édouard Dorrit, esquire, tournant les feuillets du livre des voyageurs, lorsque le courrier les eut laissés à leur déjeuner. Alors Gowan est le nom d’un paltoquet… voilà tout ce que j’ai à dire sur son compte ! S’il en valait la peine, je lui tirerais les oreilles ; mais il n’en vaut pas la peine… heureusement pour lui. Comment va sa femme, Amy ? tu sais cela, sans doute ? Tu t’arranges toujours de manière à savoir ces choses-là, toi.

— Elle va mieux, Édouard. Mais ils ne repartent pas aujourd’hui.

— Oh, ils ne repartent pas aujourd’hui ? Voilà qui est encore bien heureux pour cet animal, dit Tip ; car, autrement, j’aurais pu lui demander une explication.

— On a pensé qu’il valait mieux qu’elle se tînt tranquille aujourd’hui, et ne s’exposât que demain aux fatigues et aux cahots du voyage.

— De tout mon cœur. Mais tu en sais aussi long que si tu venais de lui servir de garde-malade. Tu ne retombes pas… (Mme Général n’est pas là pour m’entendre) ; tu ne retombes pas dans tes vieilles habitudes, hein, Amy ? »

Tip, en faisant cette question, lançait à Fanny et à son père un regard malin et observateur.

« Je suis seulement allée lui demander si je pouvais lui être bonne à quelque chose, mon cher Tip, répliqua la petite Dorrit.

— Je te prie encore une fois de ne pas m’appeler Tip, petite étourdie que tu es, répliqua ce jeune gentleman en fronçant les sourcils ; c’est encore une de ces vieilles habitudes dont tu feras bien de te débarrasser.

— Je l’ai dit sans y penser, cher Édouard. J’oubliais. Autrefois ce nom me venait si naturellement qu’il m’a semblé tout à l’heure que c’était ton vrai nom.

— Oh oui ! s’écria Mlle Fanny. Cela me venait si naturellement ! C’était ton vrai nom ! et le reste. Veux-tu bien te taire, petite évaporée ! Je sais parfaitement bien pourquoi tu t’intéresses à cette Mme Gowan. Tu ne m’empêcheras pas d’y voir clair, va !

— Je ne veux pas du tout t’en empêcher, je t’assure. Ne te fâche pas.

— Que je ne me fâche pas ! c’est facile à dire ! s’écria Mlle Fanny avec un geste irrité. Il me faudrait une patience que je n’ai pas ! (Hélas ! ce n’était que trop vrai.)

— Fanny, demanda M. Dorrit en relevant les sourcils. Que voulez-vous dire ? Expliquez-vous, je vous prie.

— Oh ! ne faites pas attention, papa, répliqua Mlle Fanny. C’est peu de chose. Amy me comprend bien. Elle connaissait cette Mme Gowan, ou du moins elle en avait entendu parler avant notre rencontre d’hier. Elle fera tout aussi bien de ne pas le nier.

— Ma fille, dit M. Dorrit en se tournant vers la coupable, votre sœur est-elle… hem !… autorisée à faire cette étrange assertion

— Quelque bonne et douce que nous soyons, poursuivit Mlle Fanny sans laisser à sa sœur le temps de répondre, nous ne nous amusons pas à nous glisser dans la chambre des gens, au risque de périr de froid, à moins de connaître les gens. Je devine sans peine quel est l’ami de Mme Gowan.

— Qui cela ? demanda le père.

— Papa, je suis fâchée de le dire, continua Mlle Fanny qui avait réussi à se persuader qu’on avait des torts très graves envers elle, quoique cela fût parfois difficile ; mais je crois que cette dame est l’amie d’un individu peu recommandable et encore moins agréable, qui, avec un manque de délicatesse auquel nous devions bien, du reste, nous attendre de sa part, nous a froissés et insultés ouvertement et volontairement dans une certaine occasion à laquelle il a été convenu que nous ne ferons dorénavant aucune allusion directe.

— Amy, ma fille, dit M. Dorrit avec une douce sévérité que tempérait une dignité affectueuse, est-il bien vrai ?… »

La petite Dorrit répondit doucement que c’était vrai.

« Vous voyez ! s’écria Mlle Fanny. Vous voyez ! Je l’avais bien dit ! Et maintenant, papa, je déclare une fois pour toutes… (l’ex-danseuse avait coutume de faire cette même déclaration une fois pour toutes, plusieurs fois par jour…) que c’est vraiment honteux ! Je déclare une fois pour toutes qu’il faut que cela finisse. Ne suffit-il donc pas que nous ayons souffert tout ce que nous savons, sans que le reproche nous en soit jeté à la figure, avec une persévérance systématique, par celle qui devrait surtout éviter de réveiller un si douloureux souvenir ? Serons-nous donc sans cesse exposés à une conduite aussi dénaturée ? Ne nous sera-t-il jamais permis d’oublier ? Je le répète, c’est vraiment infâme !

Ma foi, Amy, remarqua le frère, hochant la tête, tu sais qu’en toute occasion je prends ton parti quand la chose est possible. Mais j’avoue, parole d’honneur ! que je trouve que tu as choisi une drôle de manière de me prouver ton affection ! Comment, tu vas t’intéresser à un homme qui m’a traité de la façon la plus indigne dont on puisse traiter un gentleman ? Et qui, ajouta-t-il d’un ton convaincu, ne saurait être autre chose qu’un misérable filou, sans quoi il ne se serait jamais conduit comme il a fait.

— Et voyez, reprit Mlle Fanny, voyez à quoi cela pourrait nous mener. Comment voulez-vous qu’après cela nos gens nous respectent encore ? c’est impossible ! Malgré nos deux femmes de chambre, et le valet de chambre de papa, et le valet de pied, et le courrier, et les autres, il faut que l’une de nous se précipite avec des verres d’eau comme une simple bonne !… Mais un policeman, s’il voyait un mendiant se trouver mal au milieu de la rue, ne pourrait pas faire plus que de s’élancer avec des verres d’eau, comme cette petite Amy l’a fait hier soir, dans cette propre salle, devant nos propres yeux !

— Ce n’est pas tant à cela que je trouve à redire ; ça peut se tolérer, une fois par hasard, remarqua M. Édouard ; mais votre Clennam, ainsi qu’il juge à propos de se nommer, c’est autre chose.

— C’est toujours la même histoire, répliqua Mlle Fanny : il ne vaut pas mieux que le reste. D’abord, il a commencé par faire connaissance avec nous, bon gré mal gré. Nous n’avions pas besoin de lui. Je lui ai toujours montré, pour ma part, que je me serais très-volontiers passée de sa société. Puis il nous a fait cette grossière insulte dont il ne se serait jamais avisé, s’il n’avait pas été enchanté de nous tourner en ridicule ; et, enfin, il faut que nous nous abaissions jusqu’à rendre service à ses amis ! Je ne m’étonne pas du tout, après cela, de la conduite que ce M. Gowan a tenue envers toi, Édouard. Devions-nous nous attendre à autre chose de la part d’un homme qui se réjouissait au souvenir de nos malheurs passés… qui s’y délectait…

— Père… Édouard… il n’en est rien ! dit la petite Dorrit pour s’excuser. M. et Mme Gowan ne connaissent seulement pas notre nom. Ils n’ont jamais su, ils ne savent pas encore notre histoire.

— Tant pis ! riposta Fanny, bien décidée à n’admettre aucune circonstance atténuante ; car alors tu n’avais aucun prétexte pour te conduire comme tu l’as fait. S’ils avaient su à quoi s’en tenir, tu aurais pu te croire appelée à nous concilier leurs bonnes grâces. C’eût été là une faiblesse et une erreur ridicules ; mais je sais respecter une erreur, tandis que je ne puis respecter un abaissement gratuit de ceux que nous devrions chérir. Non, je ne puis respecter une pareille conduite. Je ne puis que la dénoncer au blâme de la famille.

— Je ne te chagrine pourtant jamais volontairement, Fanny, répliqua la petite Dorrit, et cela ne t’empêche pas d’être bien dure avec moi.

— Alors tu devrais faire plus d’attention, Amy, répondit la sœur. Si tu commets ces erreurs par hasard, tu devrais faire plus d’attention. Si j’avais eu le malheur de naître dans un certain endroit et dans certaines circonstances de nature à émousser en moi le sentiment des convenances, je m’imagine que je me croirais obligée davantage de me demander à chaque pas : « Vais-je sans le savoir, compromettre des parents qui me sont chers ? » Je m’imagine que c’est là ce que je ferais, moi, dans ce cas-là. »

M. Dorrit intervint alors, pour mettre un terme à cette discussion pénible, au nom de son autorité, et pour en enseigner la morale au nom de sa sagesse.

« Ma chère, dit-il à la plus jeune de ses filles, je vous prie de… hem !… de laisser là ce sujet. Votre sœur Fanny s’exprime peut-être avec un peu trop d’énergie, mais au fond elle n’a que trop raison. Vous occupez maintenant… hem !… une haute position. Cette position vous ne l’occupez pas seule, mais conjointement avec… hem !… avec moi, et… ha ! hem !… avec nous. Nous. Or, tous ceux qui occupent une position élevée (surtout notre famille, et cela pour des motifs sur lesquels je… hem !… je n’appuierai pas en ce moment), sont tenus de se faire respecter. Si l’on veut être respecté par ses inférieurs, il faut… hem… les tenir à distance et… hem !… les tenir au-dessous de soi. Donc, il est… hem !… très-important de ne pas vous exposer aux remarques de nos gens en ayant l’air de vous être, à une époque quelconque, passée de leurs services et de vous être servie vous-même… c’est… ha !… de la plus haute importance.

— C’est clair comme le jour ! s’écria Mlle Fanny.

— Fanny, interrompit le père d’un ton pompeux, permettez-moi, ma chère… Nous arrivons maintenant à… hem !… monsieur Clennam. Je ne crains pas de dire, Amy, que je ne partage pas… du moins pas complétement… les sentiments de votre sœur, au sujet de… cet industriel. Je consens à le regarder comme une personne qui… hem !… se conduit assez bien en général… hem !… Assez bien. Je ne demanderai pas non plus si monsieur Clennam, à une époque quelconque, a recherché bon gré mal gré à se lier avec moi. Il savait que l’on… hem !… recherchait ma société, et il pouvait prétexter qu’il me regardait comme un personnage public. Mais certaines circonstances ont marqué mes relations… hem !… très-peu suivies avec monsieur Clennam (je ne l’ai connu que fort superficiellement) qui… (à ces mots M. Dorrit prit un air grave et imposant)… qui rendraient très-inconvenante de la part de cet industriel une tentative pour renouer connaissance avec moi ou aucun membre de ma famille, dans les circonstances actuelles. Si monsieur Clennam a assez de délicatesse pour reconnaître l’inconvenance d’une tentative de ce genre, je dois, en ma qualité de gentleman respectable… hem !… m’en rapporter à ce sentiment honorable. Si, d’un autre côté, monsieur Clennam ne possède pas la délicatesse requise, je ne saurais… hem !… avoir aucun rapport avec un personnage… hem !… aussi grossier. Dans l’un et l’autre cas, il est évident que ce monsieur Clennam doit être mis de côté et que nous n’avons plus rien à faire avec lui, ni lui avec nous. Hem !… madame Général. »

L’arrivée de la dame que M. Dorrit venait d’annoncer et qui prit place à la table où les autres étaient en train de déjeuner, mit fin à la discussion. Peu de temps après, le courrier vint prévenir que le valet de chambre, les valets de pied, les deux femmes de chambre, les quatre guides et les quatorze mules étaient prêts à partir. Les convives quittèrent donc le réfectoire pour rejoindre la cavalcade à la porte du couvent.

M. Gowan se tenait à l’écart avec son cigare et son crayon ; mais M. Blandois attendait sur le seuil pour présenter ses respects aux dames. Lorsqu’il ôta galamment son chapeau de feutre mou, à larges bords, pour saluer la petite Dorrit, la jeune fille trouva à ce voyageur basané l’air encore plus sinistre, au milieu de la neige, qu’aux lueurs vacillantes du feu de la veille. Mais, comme son père et sa sœur recevaient les hommages du touriste avec assez de faveur, elle s’abstint de parler de l’aversion que lui inspirait Blandois, de crainte qu’on ne lui reprochât ce sentiment comme une nouvelle tache de ce péché originel, contracté dans la prison natale.

Néanmoins, tandis qu’ils descendaient le chemin tortueux et inégal, avant d’avoir perdu de vue le couvent, elle se retourna plus d’une fois et aperçut M. Blandois dont la personne se dessinait sur un fond de fumée qui s’élevait des cheminées du monastère, montant très-haut en ligne droite et formant une sorte de vapeur dorée, toujours juché sur un rocher en saillie, pour mieux les voir s’éloigner. Lorsque, grâce à la distance, il ne ressemblait plus qu’à un pieu noir planté dans la neige, la petite Dorrit se figura qu’elle voyait encore le traître sourire de ce voyageur, son grand nez courbé et ses yeux trop rapprochés. Plus tard même, lorsque le couvent avait déjà disparu, et que de légers nuages voilaient le sentier au-dessous de l’édifice, chacun de ces lugubres poteaux, semblables à des bras de squelettes, qu’elle rencontrait le long de la route, semblait toujours la renvoyer à cet épouvantail.

Plus traîtreux que la neige, plus froid peut-être au cœur, moins capable de s’attendrir, Blandois de Paris s’effaça peu à peu du souvenir de la jeune fille, à mesure qu’elle descendait dans des régions moins arides. Le soleil envoya encore ses chauds rayons ; les sources jaillissant des glaciers et des cavernes neigeuses fournirent encore à la soif leurs eaux rafraîchissantes ; on salua de nouveau les pins, les ruisseaux aux lits rocailleux, les hauteurs et les vallées verdoyantes, les chalets et les rudes barrières en zigzags de la Suisse. Parfois la route devenait assez large pour que la petite Dorrit et son père pussent s’avancer côte à côte. Alors elle était heureuse de le voir vêtu de drap fin et de fourrures, riche, libre, suivi et servi par de nombreux domestiques, contemplant les magnificences du paysage lointain, sans être gêné par de misérables obstacles qui pussent, comme autrefois, lui gâter la vue de la nature et jeter sur lui leur ombre funeste.

L’oncle Frédéric lui-même avait échappé à cette ombre néfaste au point de porter comme un autre les vêtements qu’on lui donnait, de faire quelques ablutions en l’honneur de la famille, et d’aller partout où on le conduisait avec un certain air de contentement animal qui semblait indiquer que l’air et le changement lui faisaient du bien. Sous tous les autres rapports, un seul excepté, il ne brillait d’aucun reflet qui ne fût emprunté à son frère. La grandeur, la richesse, la liberté, la magnificence de son frère lui causaient une joie où il n’entrait aucun sentiment personnel. Silencieux et timide, il n’ouvrait point la bouche lorsqu’il pouvait écouter parler son frère ; il ne tenait pas à ce que les domestiques s’occupassent de lui pourvu que son frère fût bien servi. La seule transformation dont il se fût avisé de lui-même, était un changement dans ses manières envers la plus jeune de ses nièces. Chaque jour sa politesse envers elle témoignait de plus en plus d’un respect marqué, que la vieillesse accorde rarement aux jeunes gens et qui ne semble guère compatible avec la convenance délicate que l’ex-musicien savait y mettre. C’est surtout lorsque Mlle Fanny venait de faire quelque déclaration une fois pour toutes, qu’il saisissait la première occasion pour découvrir sa tête grise devant la petite Dorrit, pour l’aider à descendre de cheval ou à monter en voiture ou pour lui montrer toute autre attention de ce genre, toujours avec la plus grande déférence. Ces attentions pourtant ne paraissaient jamais ni déplacées ni forcées ; car elles étaient, avant tout, spontanées, naturelles, empreintes d’une simplicité cordiale. Frédéric ne voulut jamais consentir, même à la prière de son frère, à entrer quelque part ni à s’asseoir quelque part avant que sa petite nièce fût entrée et assise la première. Il était si jaloux du respect qu’on devait à sa favorite que, pendant ce voyage même, au retour du grand Saint-Bernard, il se prit d’une soudaine et violente colère contre un valet qui avait oublié de tenir l’étrier de la petite Dorrit, bien qu’il se trouvât près d’elle lorsqu’elle mettait pied à terre ; et il étonna au dernier point la nombreuse suite de son frère en lançant sa mule têtue contre le coupable, qu’il accula dans un coin, menaçant de l’écraser sans pitié sous les pieds de sa monture.

Nos voyageurs formaient une noble compagnie, et il s’en fallait de bien peu que les aubergistes ne se missent à genoux devant eux. Partout où ils allaient, leur importance les précédait dans la personne du courrier qui galopait en avant afin de s’assurer qu’on avait préparé les appartements. Le courrier était le héraut du cortège formé par la famille Dorrit. Venait ensuite la grande berline de voyage, renfermant, à l’intérieur, M. Dorrit, Mlle Dorrit, Mlle Amy Dorrit et Mme Général ; à l’extérieur, quelques-uns des serviteurs et (lorsqu’il faisait beau) Édouard Dorrit, esquire, auquel le siège était réservé. Puis venait le coupé de M. Frédéric Dorrit, esquire, où il y avait une place vide destinée à Édouard Dorrit pour les temps de pluie. Puis venait le fourgon avec le reste des serviteurs, le gros bagage et tout ce qu’il pouvait ramasser sur la route de la boue et de la poussière que les autres voitures n’avaient pas emportées.

Ces équipages ornaient la cour de l’hôtel de Martigny, lorsque la famille Dorrit revint de son excursion dans la montagne. D’autres véhicules s’y trouvaient aussi (car il passait beaucoup de voyageurs sur cette route), depuis le vetturino italien tout rapiécé (semblable au siège d’une balançoire empruntée à la foire de quelque village anglais et placé entre deux plateaux de bois dont celui de dessous a des roues, tandis que l’autre n’en a pas) jusqu’à la solide et légère voiture fabriquée à Londres. Mais il y avait dans ce même hôtel un autre ornement sur lequel M. Dorrit n’avait nullement compté. Deux voyageurs étrangers embellissaient de leur présence une des chambres qu’il avait retenues.

L’aubergiste, qui se tenait chapeau bas dans la cour, s’adressait au courrier et jurait ses grands dieux qu’il était perdu, désolé, profondément affligé, qu’il se regardait comme la bête la plus misérable et la plus infortunée, qu’il ne faisait pas plus de cas de sa caboche que d’une tête de cochon. Il savait bien, disait-il, qu’il n’aurait jamais dû faire une pareille concession ; mais la dame avait l’air si distingué, elle l’avait tellement supplié de lui laisser cette chambre rien qu’une petite demi-heure, qu’il n’avait pas eu le courage de résister. La petite demi-heure était écoulée, la dame et le monsieur qui l’accompagnait finissaient leur petit dessert et leur demi-tasse, la note était acquittée, on avait donné ordre d’atteler, ils allaient partir ; mais, grâce à la malheureuse étoile de l’hôte et par une malédiction du ciel, ils n’étaient pas encore partis.

Il faut renoncer à décrire l’indignation de M. Dorrit, qui s’était retourné au pied du grand escalier pour écouter ces excuses. Il sentit comme si la main d’un assassin venait de porter un coup à l’honneur de sa famille. Le sentiment de sa propre dignité était tellement développé chez lui, qu’il apercevait une insulte préméditée dont personne que lui ne se serait douté. Sa vie n’était qu’une longue agonie à la vue de tous les scalpels qu’il découvrait sans cesse occupés à disséquer sa dignité.

« Est-il possible, monsieur, dit M. Dorrit, rougissant jusqu’aux oreilles, que vous ayez… hem !… eu l’audace de permettre à des étrangers de s’installer dans mon appartement ? »

Mille pardons ! l’hôtelier avait eu le malheur extrême de ne pouvoir résister à cette dame trop distinguée. Il suppliait monseigneur de ne pas se mettre en colère. Il implorait la clémence de monseigneur. Si monseigneur voulait avoir l’extrême obligeance d’occuper l’autre salon qui lui avait été spécialement réservé pendant cinq minutes au plus, tout irait bien.

« Non, monsieur, répondit M. Dorrit. Je n’occuperai aucun salon. Je quitterai votre maison sans y manger un morceau, sans y mettre les pieds. Comment avez-vous osé vous permettre une pareille conduite ? Pour qui me prenez-vous donc pour me… hem !… pour me traiter autrement que les autres gentilshommes ? »

Hélas ! l’aubergiste prit l’univers entier à témoin que monseigneur était le représentant le plus aimable de toute la noblesse, le plus important, le plus estimé, le plus honorable. S’il mettait une différence entre monseigneur et les autres gentilshommes, c’était seulement pour reconnaître que monseigneur était le plus distingué, le mieux aimé, le plus généreux, le plus illustre d’entre eux.

« Sornettes que tout cela, monsieur ! s’écria monseigneur très-échauffé, vous m’avez manqué de respect. Vous m’avez accablé d’insultes. Comment vous êtes-vous permis ?… Expliquez-vous ! »

Ah ! juste ciel ! comment l’aubergiste pouvait-il s’expliquer lorsqu’il n’avait plus rien à dire ; lorsqu’il n’avait plus qu’à offrir ses excuses et à s’en rapporter à la magnanimité bien connue de monseigneur !

« Je vous répète, monsieur, continue M. Dorrit haletant de colère, que vous ne me traitez pas… hem !… comme les autres gentilshommes, que vous établissez des distinctions entre moi et les autres gentilshommes de mon rang et de ma fortune. Je voudrais bien savoir pourquoi. Je voudrais bien savoir… hem !… sur quelle autorité vous vous fondez. Pourquoi, monsieur ? répondez, expliquez-vous. Je veux savoir pourquoi. »

L’aubergiste demanda la permission d’expliquer à monsieur le courrier que monseigneur, si aimable d’ordinaire, s’irritait sans motif. Il n’y avait pas de pourquoi. Monsieur le courrier voudrait bien représenter à monseigneur qu’il se trompait en soupçonnant qu’il y avait un autre pourquoi que celui que son très-dévoué serviteur avait déjà eu l’honneur de lui expliquer. La dame si distinguée…

« Silence ! s’écria M. Dorrit. Taisez-vous ! Je ne veux plus entendre parler de cette dame si distinguée ; je ne veux plus vous écouter. Voyez cette famille… ma famille… elle est plus distinguée que toutes les dames du monde. Vous avez manqué de respect à cette famille. Vous avez fait une insolence à cette famille. Je vous ruinerai… Hem !… Envoyez chercher les chevaux, préparez les voitures, je ne mettrai plus les pieds dans la maison de cet homme ! »

Personne ne s’était mêlé de cette dispute à laquelle les connaissances linguistiques d’Édouard Dorrit, esquire, ne lui permettaient pas de prendre part et dans laquelle les dames ne pouvaient guère intervenir. Cependant Mlle Fanny appuya son père avec beaucoup d’amertume, déclarant dans sa langue maternelle, qu’il était clair qu’il y avait quelque chose de particulier dans l’impertinence de cet homme ; qu’il importait beaucoup, selon elle, de l’obliger, d’une façon ou d’une autre, à dénoncer la personne qui l’avait autorisé à établir des distinctions entre leur famille et les autres familles opulentes. Elle avait peine à s’imaginer les motifs qu’il pouvait avoir de montrer pareille insolence ; mais on ne pouvait douter qu’il eût des motifs, et il fallait lui en arracher l’aveu.

Les guides, les conducteurs de mules et tous les flâneurs présents dans la cour qui avaient assisté à cette explosion de colère, furent vivement impressionnés en voyant le courrier se démener pour faire sortir les voitures des remises. Avec l’aide de deux douzaines de bras environ pour chaque roue, on y parvint non sans beaucoup de vacarme ; puis on commença à charger les voitures en attendant les chevaux qu’on avait envoyé chercher à la poste.

Mais le coupé de voyage de la dame très-distinguée étant déjà attelé à la porte de l’hôtel, l’aubergiste s’était esquivé afin de lui faire part de sa triste position. Les spectateurs rassemblés dans la cour apprirent cette démarche en voyant l’hôtelier descendre l’escalier à la suite du monsieur et de la dame en question, auxquels il indiquait d’un geste très animé la majesté offensée de M. Dorrit.

« Mille pardons, dit le monsieur quittant la dame et s’avançant tout seul ; je ne sais pas ce que c’est que de parler longuement, et je n’entends pas grand’chose aux explications… mais la dame que j’accompagne tient beaucoup à ce qu’il n’y ait pas de tapage. Cette dame… ma mère pour tout dire… me charge de vous exprimer le désir qu’il n’y ait pas de tapage. »

M. Dorrit, toujours haletant sous le poids de son injure adressa au monsieur, puis à la dame un salut roide, définitif et peu conciliant.

« Non, mais réellement… tenez, mon vieux, vous ! (c’est ainsi que le jeune étranger s’adressait à Édouard Dorrit, esquire, sur lequel il se précipita comme sur un secours providentiel et inespéré). Tâchons un peu d’arranger l’affaire à nous deux. Cette dame tient énormément à ce qu’il n’y ait pas de tapage. »

Édouard Dorrit, esquire, que l’on avait tiré à l’écart par un de ses boutons, chercha à se donner un air diplomatique pour répondre :

« Vous avouerez que, lorsqu’on retient un tas de chambres d’avance et qu’elles vous appartiennent, ce n’est pas amusant d’y trouver logées des personnes qu’on ne connaît pas.

— Non, répondit l’autre. Je sais bien ça. Je le reconnais. C’est égal. Tâchons un peu, vous et moi, d’arranger l’affaire et d’éviter du tapage. Ce n’est pas du tout la faute de cet individu ; c’est celle de ma mère. Comme c’est une femme pas bégueule du tout… très-bien élevée par-dessus le marché… elle a eu beau jeu avec cet individu. Elle l’a complétement blousé.

— S’il en est ainsi… commença Édouard Dorrit, esquire.

— Rien de plus exact, parole d’honneur. Par conséquent, reprit la jeune gentleman se retranchant derrière sa proposition principale, à quoi bon faire du tapage ?

— Edmond, dit la dame du seuil de l’hôtel, j’espère que vous avez expliqué ou que vous êtes en train d’expliquer, à la satisfaction de monsieur et de sa famille, que cet obligeant aubergiste ne mérite aucun blâme ?

— Parole, madame, répliqua Edmond, je me mets en quatre pour y réussir. »

Sur ce, il regarda fixement Édouard Dorrit, esquire, pendant l’espace de quelques secondes, puis s’écria dans un élan de subite confiance :

« Eh bien, mon vieux, est-ce arrangé ?

— Je ne sais, après tout, ajouta la dame faisant deux ou trois pas gracieux vers M. Dorrit, si je ne ferais pas mieux de vous dire moi-même que j’ai promis à ce brave homme de prendre sur moi toutes les conséquences de mon imprudence, lorsque j’ai pris la liberté d’occuper une chambre de l’appartement d’un voyageur absent, seulement le temps de dîner. Je n’avais pas la moindre idée que le propriétaire légitime dût revenir si tôt ; bien moins encore me doutais-je qu’il fût déjà de retour ; autrement je me serais hâtée de rendre mon salon mal acquis et d’offrir, avec mes excuses, cette explication. J’espère qu’en disant ceci… »

Un instant, la dame qui avait son lorgnon à l’œil, demeura muette et immobile à la vue des deux demoiselles Dorrit. Au même instant Mlle Fanny, placée au premier plan d’un superbe tableau formé par la famille Dorrit, leurs équipages et leurs gens, serra le bras de sa sœur pour l’empêcher de changer de place, tandis que de l’autre bras elle s’éventait d’une façon tout à fait distinguée, regardant la dame des pieds à la tête.

La dame n’ayant pas tardé à se remettre (car c’était Mme Merdle, qui ne perdait pas facilement la tramontane), ajouta qu’elle espérait en avoir dit assez pour faire excuser la liberté qu’elle avait prise et rendre à cet honnête aubergiste une faveur qui lui était si précieuse. M. Dorrit, qui reçut toutes ces phrases comme autant d’encens balancé devant l’autel de sa dignité, fit une réponse gracieuse et annonça que ses gens… hem !… allaient ramener les chevaux à l’écurie et qu’il… hem !… oublierait une circonstance qu’il avait d’abord considérée comme un affront, mais que maintenant il regardait comme un honneur. Sur ce, la Poitrine s’inclina devant lui ; et la propriétaire de cette superbe devanture, douée d’un merveilleux empire sur sa physionomie, adressa un aimable sourire d’adieu aux deux sœurs, comme à deux demoiselles de qualité qu’elle trouvait charmantes et qu’elle n’avait jamais eu le plaisir de rencontrer avant ce jour.

Il n’en fut pas de même de M. Sparkler. Ce jeune homme, frappé de mutisme et d’immobilité en même temps que sa mère, n’eut pas la force de secouer cette léthargie ; il resta les yeux écarquillés, regardant sans bouger le tableau dont Mlle Fanny occupait le premier plan. Lorsque sa mère lui dit : « Edmond, nous sommes prêts, voulez-vous me donner le bras ? » on devina au mouvement de ses lèvres qu’il répondait par un des mots limités de son vocabulaire habituel, qui n’était pas riche ; mais pas un de ses muscles ne se détendit. Son corps était devenu si roide qu’il lui eût été difficile de le plier suffisamment pour entrer dans la voiture, si sa mère ne fût venue à son aide en temps utile pour le tirer à elle. Il n’eut pas plus tôt pénétré dans le coupé, que le coussinet qui cachait le petit carreau pratique derrière la voiture disparut et que l’œil de M. Sparkler vint en usurper la place. Il y resta jusqu’à ce qu’il fût devenu invisible, et probablement plus longtemps encore, ressemblant comme deux gouttes d’eau à l’œil d’un merlan étonné, ou à un œil mal fait encadré dans un grand médaillon.

Cette rencontre fit tant de plaisir à Mlle Fanny et lui fournit des sujets de réflexion si triomphants qu’elle devint beaucoup moins susceptible que d’habitude. Lorsque le cortège se remit en marche le lendemain, elle monta en voiture avec une gaieté et une bonne humeur qui étonnèrent beaucoup Mme Général.

La petite Dorrit fut heureuse de voir qu’on ne trouvait rien pour le moment à lui reprocher et que Fanny paraissait contente ; mais le rôle qu’elle jouait dans le cortège était un rôle rêveur et tranquille. Assise en face de son père dans cette belle voiture, elle se rappelait la vieille chambre de la prison pour dettes, et sa nouvelle existence lui faisait l’effet d’un rêve. Tout ce qu’elle voyait lui semblait nouveau et merveilleux, mais n’avait rien de réel ; elle se demandait si ces visions de montagnes et de paysages pittoresques n’allaient pas se dissiper comme un nuage, pendant que l’équipage, au détour de quelque coin, allait verser dans un cahot devant la vieille grille de la prison.

Elle était tout étonnée de n’avoir pas d’ouvrage en train, mais bien plus étonnée encore d’avoir pu se glisser dans un petit coin où elle n’avait plus à songer à personne ; nuls plans, nuls projets à former pour donner un peu de bien-être aux siens ; nuls soucis, nulles inquiétudes dont elle eût à les soulager. N’était-ce pas bien étrange ? Mais ce qui l’était bien davantage, c’était de trouver entre son père et elle un vide occupé par d’autres qui lui donnaient leurs soins, et où on ne s’attendait pas à la voir recommencer les siens. Ce changement lui sembla d’abord quelque chose d’aussi nouveau que les montagnes ; elle n’avait pu s’y résigner et elle avait cherché à reprendre son ancienne place auprès de son père. Mais le vieillard lui avait parlé en particulier et lui avait dit que des personnes… hum !… occupant une position élevée, ma chère, se doivent à elles-mêmes d’exiger de leurs gens un respect scrupuleux, et que si l’on savait que Mlle Amy Dorrit, issue de l’unique branche survivante des Dorrit du Dorsetshire s’occupait… hem !… à remplir les fonctions… ha ! hem !… les fonctions d’un valet de chambre, ce serait là une chose incompatible avec ce respect nécessaire. Par conséquent, ma chère, il devait user de son autorité paternelle pour enjoindre à Mlle Amy Dorrit de se rappeler qu’elle était désormais une dame et, comme telle, tenue de se comporter… hem !… avec une dignité convenable et de garder son rang ; il la priait donc de s’abstenir de tout ce qui pourrait occasionner… ha !… des réflexions désagréables et dérogatoires. Elle avait obéi sans murmurer. C’est ainsi qu’elle était arrivée à se tenir dans cette élégante berline, ses mains patientes croisées devant elle, repoussée même de ce dernier point d’appui où ses pieds auraient retrouvé leur ancienne assiette.

C’était justement là la position qui lui faisait regarder tout comme un songe ; plus les scènes qu’elle visitait étaient surprenantes, plus elles répondaient à ces rêves de son existence intime, dont elle ne faisait que traverser les espaces vides tout le long du jour. Les gorges du Simplon, ses profonds abîmes, ses rapides cataractes aussi bruyantes que le tonnerre, ses détours dangereux où la chute d’une roue, le faux pas d’un cheval aurait suffi pour leur perte ; la descente vers l’Italie, l’entrée de ce beau pays à travers une fente de la montagne, sentier rugueux qui, en s’élargissant, semblait leur ouvrir la porte d’une triste et sombre prison ; — tout cela était un rêve… il n’y avait que la vieille geôle de la Maréchaussée qui fût une réalité. Même les fondations de cet antique édifice se trouvaient ébranlées lorsqu’elle parvenait à se figurer la prison sans son père. Elle pouvait à peine croire que les prisonniers flânaient toujours dans la cour étroite, que chacune des misérables chambres avait un locataire, et que le guichetier se tenait toujours dans la loge, laissant entrer et sortir les visiteurs, tout comme de son temps.

Avec ce souvenir de l’existence du doyen des détenus qui bourdonnait autour d’elle comme le refrain de quelque triste chanson, la petite Dorrit sortait d’un songe où elle se revoyait au lieu de sa naissance, pour entrer dans un rêve éveillé qui durait toute la journée. Ce second rêve commençait dans la salle à fresques où elle ouvrait les yeux le matin, souvent l’ancienne salle du trône de quelque palais délabré, avec ses feuilles de vignes rougies par l’automne encadrant le haut des croisées, ses orangers ornant la terrasse de marbre blanc tout fendillé qui s’étendait devant la fenêtre ; au-dessous, un groupe de moines et de paysans dans la rue ; la misère et la magnificence luttant ensemble à chaque point de vue du paysage, quelque varié qu’il pût être, lutte obstinée dans laquelle la misère finissait toujours par terrasser la magnificence avec le bras puissant de la fatalité. À ce premier décor succédait un labyrinthe de couloirs abandonnés et de colonnades, d’où l’on voyait le cortège de la famille, se préparant en bas pour le voyage du jour dans la cour, au milieu des voitures, et des bagages que les domestiques s’occupaient à réunir. Puis le déjeuner dans une autre salle à fresques moisies, si grande qu’elle avait l’air d’un grand désert entouré de murs ; puis le départ dont sa timidité naturelle et la crainte de ne pas étaler assez de dignité durant cette importante cérémonie, lui faisaient toujours un sujet d’inquiétude. Car, alors, le courrier (qui, dans la prison de la Maréchaussée, eût passé pour un étranger de distinction) se présentait pour annoncer que tout était prêt ; puis le valet de chambre passait à son père, d’un air pompeux son manteau de voyage. La femme de chambre de Fanny et sa propre femme de chambre (quel embarras pour la petite Dorrit… d’avoir une femme de chambre ! Elle en avait pleuré les premiers jours, ne sachant qu’en faire) se présentaient chacune de leur côté ; le domestique de son frère complétait l’équipement d’Édouard Dorrit, esquire ; son père offrait le bras à Mme Général ; l’oncle Frédéric donnait le sien à sa petite nièce ; et toute la famille, escortée par le maître et par les domestiques de l’hôtel, descendait en grande cérémonie. En bas, on trouvait une foule rassemblée pour les voir monter en voiture, ce qu’ils faisaient au milieu des saluts, des cris des mendiants, du piétinement des chevaux, des claquements de fouet et du bruit des pas ; et alors ils partaient, traversant au galop les rues étroites et infectes, et s’élançaient hors de la ville.

Parmi les autres rêves du jour se trouvaient les routes où, pendant des heures entières on voyait la vigne d’un rouge vif entourer les arbres et former des guirlandes ; des villes et des villages blancs perchés sur le versant d’une colline, ravissants à voir de loin, mais d’une saleté et d’une misère horribles à l’intérieur ; des croix tout le long de la route ; de profonds lacs bleus avec leurs îles féeriques et leurs groupes de canots ornés de tentes aux brillantes couleurs et de voiles aux formes gracieuses ; de vastes édifices tombant en poussière ; des jardins suspendus, où les herbes parasites avaient poussé avec tant de vigueur que leurs tiges, semblables à des coins enfoncés à coups de marteau, avaient fini par fendre les arcades et les murs ; des allées entre des terrasses de pierre, où les lézards sortaient et entraient par toutes les fissures ; à chaque pas, des mendiants de toute espèce : pitoyables, pittoresques, affamés, joyeux ; des mendiants en bas âge et de vieux mendiants. Bien souvent ces êtres misérables, rassemblés autour du bureau de poste, étaient pour la petite Dorrit les seules réalités du jour ; bien souvent après leur avoir distribué tout l’argent dont elle s’était munie à leur intention, elle restait les mains croisées à contempler d’un œil rêveur quelque toute petite fille conduisant un vieillard à cheveux gris, comme si ce spectacle lui eût rappelé son propre passé.

Puis à certains endroits, la famille s’arrêtait toute une semaine, logée dans de magnifiques appartements, commandant tous les jours un banquet, visitant en équipage une foule de merveilles, faisant des lieues entières dans des palais célèbres et pénétrant dans les coins sombres de grandes églises, où l’on voyait des lampes d’or et d’argent se cacher en clignotant au milieu des colonnes et des nefs ; des fidèles agenouillés çà et là sur les dalles ou devant un confessionnal ; les nuages parfumés de l’encens ; des portraits, des tableaux de fantaisie, des autels resplendissants ; de grandes montagnes ou de vastes horizons éclairés par le jour adouci qui arrivait à travers les vitraux colorés et les rideaux massifs des portails. Au bout de huit jours environ, la famille quittait ces villes secondaires pour continuer son voyage le long des routes bordées de vignes et d’oliviers, à travers de misérables villages où il n’y avait pas une hutte dont les ignobles murs ne fussent crevassés, pas une croisée qui eût un pouce de verre ou de papier intact ; où il semblait enfin que les habitants ne trouvaient pas de quoi vivre, rien à manger, rien à travailler, rien à cultiver, rien à espérer, rien à faire que mourir.

Puis les Dorrit traversaient de nouveau une ville composée de palais, dont on avait proscrit les vrais propriétaires, et qu’on avait transformés en caserne ; où des bataillons de soldats, penchés aux plus beaux balcons, faisant sécher au soleil leurs buffleteries accrochées aux corniches de marbre, ont l’air d’une armée de rats occupés (fort heureusement) à ronger la base de l’édifice qui les soutient, et ne tardera pas à crouler sur eux, écrasant du même coup les essaims de soldats, les essaims de moines, les essaims d’espions, qui forment aujourd’hui l’unique et odieuse population qui ne soit pas encore en ruines dans les rues d’en bas.

Ce fut à travers des scènes de ce genre que la famille Dorrit s’avança jusqu’à Venise, où elle se dispersa pour quelque temps (car elle comptait passer quelques mois dans cette ville) dans un immense palais donnant sur le Canal Grande, et dans lequel on aurait fait entrer six prisons comme celle de la Maréchaussée.

Dans ce rêve plus incroyable que tous les autres, où toutes les rues étaient pavées d’eau, où le morne silence des jours et des nuits n’était interrompu que par le tintement adouci des cloches d’église, le murmure de l’eau et les cris des gondoliers tournant le coin des rues liquides, la petite Dorrit, désolée de n’avoir plus de tâche à remplir, s’asseyait à l’écart pour songer au passé. La famille Dorrit menait une existence très-animée, allant à droite, à gauche, faisant de la nuit le jour ; mais la timide petite Dorrit ne prenait point part à ces gaietés et ne demandait qu’à rester seule.

Quelquefois (lorsqu’elle parvenait à se débarrasser des services tyranniques de sa femme de chambre trop assidue, qui était devenue sa maîtresse, et une maîtresse très-exigeante) elle montait dans une des gondoles amarrées devant la porte des poteaux peints, et qui se tenaient toujours à la disposition de la famille pour visiter tous les coins de cette étrange cité. Des promeneurs sociables, assis dans d’autres gondoles, commencèrent à se demander les uns aux autres quelle était cette jeune fille si mignonne qu’ils venaient de rencontrer seule dans son canot, les mains croisées, regardant autour d’elle d’un air rêveur et surpris. La petite Dorrit, ne se figurait guère qu’on prenait la peine de la remarquer ou de s’occuper de ses faits et gestes, n’en continuait pas moins à se promener à travers l’humble cité.

Mais sa place favorite était le balcon de sa chambre, qui s’avançait sur le canal, avec d’autres balcons au-dessous. C’était un balcon de pierres de taille, noircies par les années, construit dans un goût bizarre qui était venu de l’Orient avec une foule d’autres goûts non moins bizarres ; et la petite Dorrit paraissait vraiment bien petite, penchée sur le balcon garni d’un large coussin, et regardant couler l’eau. Comme le soir elle préférait cet endroit à tout autre, les promeneurs ne tardèrent pas à l’y chercher des yeux, et, lorsqu’une gondole passait, plus d’un regard se levait vers le balcon, plus d’une voix disait : « Voilà cette petite Anglaise si mignonne, qui est toujours seule. »

Ces passants n’étaient pas des réalités aux yeux de la petite Anglaise ; ces passants, elle ne les connaissait pas. Elle regardait le coucher du soleil, avec ses longues banderoles rouges et violettes, et son reflet resplendissant au haut du ciel, éclairant si bien les édifices et leur donnant un aspect si léger, qu’il semblait que leurs épaisses murailles fussent devenues transparentes et que toute la clarté vînt de l’intérieur. Elle regardait s’éteindre ces glorieux paysages ; puis, après avoir contemplé les noires gondoles qui passaient au-dessous d’elle, conduisant les invités au concert ou au bal, elle levait les yeux vers les étoiles. Ces mêmes étoiles n’avaient-elles pas brillé sur elle un certain soir, où elle était allée à un bal imaginaire ? Quelle idée d’aller penser maintenant à cette vieille grille de la prison ?

Elle y pensait pourtant ; elle pensait à cette grille ; elle s’y voyait assise au milieu de la nuit, servant d’oreiller à la pauvre Maggy ; elle songeait toujours à d’autres endroits et à d’autres scènes qui apparaissaient à une époque bien différente. Alors elle se penchait à son balcon et contemplait l’eau, comme si c’était là dedans que vivaient tous ses rêves ; puis elle la regardait couler d’un air rêveur, comme si, au dernier tableau, le courant allait se dessécher et laisser voir en se retirant la prison, l’enfant de la prison, la chambre, les habitants et les visiteurs d’autrefois, les vraies réalités durables qui n’avaient jamais changé.