La Petite Dorrit/Tome 2/Chapitre 8

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Traduction par William Little Hughes sous la direction de Paul Lorain.
Hachette (Livre II - Richessep. 79-90).


CHAPITRE VIII.

Mme Gowan la mère se rappelle, un peu tard, qu’il faut des époux assortis.


Tandis que les eaux de Venise et les ruines de Rome se grillaient au soleil pour le plus grand plaisir de la famille Dorrit, et fournissaient tous les jours à des milliers de crayons voyageurs des sujets d’esquisses qui ne ressemblaient à rien, la maison Doyce et Clennam faisait retentir de ses coups de marteau la cour du Cœur-Saignant, où la voix mâle du fer contre le fer résonnait sans cesse pendant les heures du travail.

Le plus jeune des deux associés avait achevé de mettre en ordre les livres et les comptes, et le plus âgé, n’ayant plus qu’à s’occuper de ses ingénieuses inventions, avait beaucoup fait pour augmenter la réputation de la fabrique. En sa qualité d’homme de talent, il eut nécessairement à lutter contre les obstacles sans nombre que le gouvernement oppose toujours à cette classe de malfaiteurs. Du reste, il n’est que fort raisonnable de la part des autorités d’en agir ainsi, puisque l’art de simplifier les choses est l’ennemi né, l’ennemi mortel de l’art de tout entraver. Telle est la base du système que le ministère des Circonlocutions défend unguibus et rostro, et qui consiste à prévenir tout sujet de Sa Majesté Britannique, que, s’il vient à montrer du talent, ce ne peut être qu’à ses risques et périls : à l’impatienter, à lui barrer le chemin, à donner aux voleurs la tentation et le temps de le dépouiller, en rendant toute persévérance de sa part incertaine, difficile et coûteuse, et à confisquer, au bout d’un terme de jouissance très-limité, la propriété de ceux qu’il traite le mieux, comme si un brevet d’invention équivalait à un crime capital pour la prescription. Ce système a toujours été celui des Mollusques, et vraiment c’est encore une chose bien raisonnable. Car enfin, quiconque se rend coupable d’une invention utile est nécessairement un homme actif et sérieux ; or les Mollusques craignent et détestent ces gens-là comme la peste. Et c’est encore une chose bien raisonnable vraiment, car, dans un pays affligé d’un grand nombre d’hommes actifs et sérieux, on risque de voir disparaître en moins de rien jusqu’au dernier des Mollusques des postes où ils sont incrustés.

Daniel Doyce, faisant face à la situation et aux pénalités encourues, continua à travailler par amour du travail. Clennam, qui l’encourageait par sa cordiale coopération, devint un soutien moral pour son ami, en même temps qu’il lui rendait de bons services comme associé. La maison était en pleine prospérité… Les deux associés avaient l’un pour l’autre la plus grande estime.

Mais Daniel ne pouvait oublier le projet qu’il entretenait depuis tant d’années. On ne devait guère s’attendre à le lui voir oublier ; un homme capable de renoncer ainsi à son invention ne l’aurait jamais conçue et n’aurait eu ni assez de patience ni assez de persévérance pour la perfectionner. C’est ce que devinait Clennam lorsque le soir il voyait Daniel Doyce, après avoir examiné ses modèles et ses plans, se consoler avant de les remettre de côté, en marmottant tout bas que la chose était tout aussi vraie qu’elle l’avait jamais été.

Clennam aurait cru manquer à une stipulation tacite du contrat d’association, s’il n’avait témoigné aucune sympathie pour tant d’efforts si mal récompensés. Ce sentiment réveilla en lui l’intérêt passager que le sujet avait fait naître dans son âme, à la porte du ministère des Circonlocutions. Il pria Doyce de lui expliquer son invention.

« Vous userez d’indulgence, si je ne vous comprends pas tout d’abord, ajouta-t-il, attendu que je ne suis pas du métier, Doyce.

— Pas du métier ? Vous auriez fait un excellent industriel, au contraire, si vous vous étiez adonné métier. Je ne connais pas de meilleure tête que la vôtre pour comprendre ces choses-là.

— C’est pourtant une tête, Je suis fâché de le dire, qui ne connaît pas les premiers éléments des arts mécaniques.

— Je ne dis pas ça, et je doute que vous ayez le droit de le dire vous-même. Un homme sensé, dont l’esprit a été cultivé ou qui s’est donné la peine de le cultiver lui-même, ne peut dire qu’il manque des premiers éléments de quelque art que ce soit. Je n’aime pas les mystères. Peu m’importe que l’homme appelé à juger mon œuvre sur une explication franche et claire appartienne à une classe ou à une autre, pourvu qu’il soit dans les conditions dont je parlais tout à l’heure.

— Dans tous les cas… on dira que nous sommes en train d’échanger des compliments, mais nous savons tous deux qu’il n’en est rien… je suis bien sûr d’entendre une explication aussi nette qu’il est possible de la donner.

— Allons ! répondit Doyce, je tâcherai ! »

Doyce avait le talent, assez commun chez les hommes de sa trempe, d’expliquer les choses qu’il concevait, et de démontrer ce qu’il voulait, avec la force et la clarté qui le frappaient lui-même. Ses démonstrations étaient si bien entendues, si nettes, si simples, qu’il était difficile de ne pas les comprendre. Il y avait une contradiction grotesque entre le vague préjugé, accepté par l’opinion, qu’un inventeur ne saurait être qu’un visionnaire, et la précision, la sagacité avec lesquelles l’œil et le pouce de Doyce parcouraient les devis s’arrêtant avec patience à certains points, revenant à d’autres d’où il fallait faire découler quelque explication supplémentaire, sa marche soigneuse et prudente, pour tout éclaircir, tout prouver à chaque phase importante de sa démonstration, avant de faire un pas de plus. La modestie avec laquelle il s’effaçait n’était guère moins remarquable. Il ne disait jamais : « J’ai découvert ce nouveau procédé, j’ai inventé cette combinaison ; » mais il expliquait son invention comme s’il se fût agi d’un ouvrage du divin architecte qu’il aurait observé par hasard : tant il se mettait à l’écart, mêlant à sa tranquille admiration de son œuvre une aimable nuance de respect et une calme conviction que son invention s’appuyait sur des lois irréfragables.

Clennam consacra non-seulement cette soirée-là, mais plusieurs soirées consécutives à cette investigation. Plus il la poursuivait, plus il contemplait la tête grise penchée sur ces plans et l’œil sagace qui brillait de plaisir en les expliquant (bien qu’ils fussent la cause de tous les soucis qui lui serraient le cœur depuis douze longues années), moins il pouvait, plus jeune et plus énergique, se résigner à ne pas tenter un dernier effort. Enfin il dit à son associé :

« Doyce, leur dernier mot, c’est qu’il fallait laisser là l’affaire, enterrée avec Dieu sait combien d’autres, ou tout recommencer.

— Oui, c’est là ce que les nobles gentlemen du ministère ont décidé au bout de douze ans d’examen.

— Voilà des individus bien capables de juger votre invention, ma foi ! dit Clennam avec amertume.

— C’est toujours la vieille histoire, remarqua Doyce. J’aurais tort de vouloir me poser en martyr, lorsque j’ai tant de camarades.

— L’abandonner ou tout recommencer ! répéta Clennam d’un ton rêveur.

— Tel est le résumé de la décision de ses messieurs.

— Eh bien ? mon ami, s’écria Clennam se levant et saisissant la main rude du mécanicien, nous recommencerons. »

Doyce parut effrayé et répliqua (très-vivement pour un homme aussi calme que lui) :

« Non, non. Il vaut mieux laisser cela de côté, beaucoup mieux. On en parlera un jour, un peu plus tôt, un peu plus tard. Moi, j’y renonce. Vous oubliez, mon cher Clennam, que j’y ai renoncé ; c’est une affaire finie.

— Oui, Doyce, c’est une affaire finie pour vous ; et je reconnais que vous ne devez pas vous exposer à de nouvelles rebuffades. Mais moi, je n’ai encore rien fait. Je suis plus jeune que vous ; je n’ai mis qu’une seule fois les pieds dans ce précieux ministère des Circonlocutions, et j’ai le courage de l’inexpérience. Allons ! je suis décidé à livrer l’assaut. Vous continuerez à faire exactement ce que vous avez fait depuis que nous sommes associés. Je puis très-aisément, sans renoncer en rien à mes occupations habituelles, faire des démarches, afin qu’on vous rende justice ; et, à moins que je n’aie quelque succès à vous annoncer, je ne vous reparlerai plus de mes tentatives. »

Daniel Doyce n’y consentit pas tout de suite, et répéta à plusieurs reprises qu’il valait mieux renoncer à l’affaire. Mais comme il était naturel qu’il se laissât persuader par Clennam, il finit par céder. Arthur entreprit donc la tâche longue et ingrate d’obtenir quelque chose du ministère des Circonlocutions.

Bientôt on ne vit plus que lui dans les antichambres de ce ministère, où les garçons de bureau le recevaient presque toujours comme un filou dans le greffe d’un commissaire de police ; la principale différence qu’il y avait entre ce magistrat et les employés du ministère, c’est que l’un tenait à garder le filou, tandis que les autres faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour se débarrasser de Clennam. Mais cela lui était égal ; il était résolu à ne pas lâcher prise. Il y eut donc un véritable déluge d’imprimés à remplir, de lettres, de minutes, de notes, de signatures, de contre-signatures, de contre-contre-signatures, de renvois en avant et en arrière, à droite et à gauche, en diagonale et en zigzag.

Ici se présente un trait caractéristique du ministère des Circonlocutions que nous n’avons pas encore enregistré. Lorsque cette admirable institution s’attirait des désagréments et se voyait attaquée par quelqu’un de ses enragés députés (que les Mollusques de second ordre regardaient comme un possédé du démon), non pas à propos d’une bévue particulière, mais comme étant une institution tout à fait abominable et digne au plus des petites-maisons, alors le noble ou très-honorable Mollusque chargé de représenter ce ministère à la chambre, tombait sur ce membre malavisé et le pourfendait sans autre arme que la déclaration pure et simple de la quantité de besogne que ce ministère avait expédiée (d’autres diraient entravée) dans un temps donné. Alors le noble ou très-honorable Mollusque en question se présentait, tenant à la main un papier contenant quelques chiffres, auxquels il priait la chambre de vouloir bien accorder toute son attention. Alors les Mollusques de second ordre, obéissant à une consigne, s’écriaient : Écoutez, écoutez, écoutez ! ou lisez ! Alors le noble ou très-honorable orateur sentait, monsieur le président, d’après ce petit document, qui, selon lui, devait porter la conviction dans l’esprit même le plus borné (rires ironiques et bravos de la part des Mollusques inférieurs), que durant le dernier semestre ce ministère si calomnié (marques d’approbation) avait écrit ou reçu quinze mille lettres (bravos), vingt-quatre mille minutes (nouveaux applaudissements) et trente-deux mille cinq cent dix-sept rapports (bravos frénétiques). Qui plus est, un ingénieur gentleman, attaché à ce ministère, avait eu l’obligeance de faire un calcul assez curieux sur la quantité de papier et autres fournitures employés dans les divers bureaux dudit ministère. Ce calcul était annexé au petit document qu’il venait déjà de citer, et il y puisait le fait remarquable que les feuilles de papier ministre qu’on y avait consommées pour le service public pendant le semestre dernier, suffiraient pour couvrir dans toute leur longueur les deux trottoirs d’Oxford-Street et laisseraient même de quoi tapisser un demi-mille de Parc voisin (bravos formidables et rires), tandis que, d’un autre côté, on y avait usé assez de ficelle (de ficelle rouge officielle)… pour orner de gracieux festons toutes les rues, depuis le coin de Hyde-Park jusqu’à la grande poste. Alors, au milieu d’une bruyante manifestation ministérielle, le noble et très-honorable Mollusque s’asseyait, laissant sur le champ de bataille les membres épars de l’imprudent agresseur. Après cette démolition exemplaire du coupable, il ne se trouvait plus personne pour oser dire que, plus le ministère faisait de besogne, moins les affaires marchaient, et que le plus grand service qu’il pût rendre au malheureux public, ce serait de ne rien faire du tout.

Arthur ayant assez d’occupation sur les bras, grâce à cette tâche supplémentaire qui avait suffi pour faire mourir à la peine plus d’un homme utile, menait une existence assez monotone. Il ne prenait pas, depuis plusieurs mois, d’autre distraction que de faire ses visites régulières à la triste chambre de la paralytique, et ses visites presque aussi régulières à la villa Meagles.

La petite Dorrit lui manquait cruellement. Il savait bien qu’en partant elle laisserait un vide dans son existence, mais il ne se doutait pas que ce vide dût être si grand. L’expérience seule lui apprit quelle place importante cette familière petite figure occupait dans sa vie et quel vide elle laissait derrière elle. Il sentit aussi qu’il fallait abandonner tout espoir de la revoir, car il connaissait trop bien le caractère de la famille Dorrit pour ne pas être convaincu que la jeune fille et lui étaient désormais séparés par une distance infranchissable. L’intérêt qu’elle lui avait inspiré et la confiance qu’elle lui avait témoignée avaient pris dans son esprit une teinte de tristesse, grâce à la rapidité avec laquelle ils s’étaient enfuis, et s’étaient confondus dans le passé avec les autres affections tendres dont il n’avait plus que le regret.

Lorsqu’il reçut la lettre d’Amy il fut très-ému, mais il n’en sentit pas moins qu’ils étaient séparés désormais par des obstacles plus sérieux que la distance. Cette lettre lui permit de voir plus clairement aussi la place que la famille Dorrit assignait à celui qui les avait obligés autrefois. Il vit que la petite Dorrit lui conservait en secret un tendre et reconnaissant souvenir, mais que les autres le confondaient dans leur mémoire avec la geôle, et le reste de leur passé peu glorieux.

Dans ces méditations, qui remplissaient toutes ses journées, il la voyait au contraire toujours telle qu’elle était autrefois. C’était son innocente amie, sa délicate enfant, sa chère petite Dorrit. Le changement de fortune qui la lui avait enlevée ne lui que le confirmer dans l’habitude qu’il avait prise le soir où les roses avaient été emportées par le courant de se regarder comme un homme beaucoup plus âgé qu’il ne l’était en effet. Il y avait dans l’affection qu’il portait à la petite Dorrit quelque chose de tendre mais de paternel qui eût causé à la jeune fille une angoisse dont il ne se doutait guère. Il songeait à l’avenir de sa petite amie, au mari qu’elle épouserait, avec un désintéressement qui eût brisé le cœur de la pauvre enfant en lui enlevant jusqu’à la dernière lueur d’espérance.

Tout ce qui l’entourait l’entretenait dans cette habitude de se regarder comme un homme âgé qui avait désormais dit adieu pour toujours à ces sentiments contre lesquels il avait eu à lutter à propos de Minnie Gowan, il n’y avait déjà pas si longtemps de cela, à ne compter que les mois et les saisons. Ses rapports avec M. et Mme Meagles étaient d’en gendre veuf avec les parents de sa femme. Si la sœur jumelle de Minnie, au lieu de mourir tout enfant, avait atteint la fleur de l’âge et que Clennam l’eût épousée, la nature de ses relations avec les parents n’aurait pas été différente. Tout cela contribua insensiblement à lui mettre dans l’esprit qu’il était d’âge à renoncer au sentiment pour lequel il n’était plus fait.

Il apprenait d’eux invariablement que Minnie leur répétait dans ses lettres qu’elle était heureuse et qu’elle aimait son mari ; mais, invariablement aussi, il voyait l’ancien nuage assombrir les traits de M. Meagles dès qu’il parlait de sa fille. Depuis le mariage il n’avait jamais été aussi radieux qu’autrefois. Il se ressentait encore de la douleur que lui avait causée le départ de Chérie. Il n’avait rien perdu de son humeur bonne, naturelle et franche ; mais comme si ses traits, à force de contempler sans cesse les portraits de ses filles, qui ne pouvaient lui renvoyer qu’une expression toujours la même, leur auraient emprunté sans le savoir cette uniformité, son visage, dans tous les jeux divers de sa physionomie, avait toujours au fond l’expression du regret.

Un samedi soir, pendant l’hiver, Clennam se trouvait à la villa Meagles, lorsque Mme Gowan la mère arriva dans l’équipage des invalides distingués de Hampton-Court, cet équipage, vous savez, qui devait feindre d’être tour à tour la propriété exclusive du locataire du jour. Elle en descendit, à l’ombre de son grand éventail vert, pour honorer d’une visite M. et Mme Meagles.

« Comment allez-vous, papa Meagles, et vous, maman Meagles ? demanda-t-elle d’un ton courroucé à ses humbles alliés. Quand avez-vous reçu des nouvelles directes ou indirectes de mon pauvre garçon ? »

Mon pauvre garçon voulait dire mon fils ; et cette façon de parler servait (sans que personne eût le droit de s’en offenser le moins du monde) à entretenir la fiction que l’infortuné était tombé victime de ces intrigants de Meagles.

« Et cette jolie enfant, continua Mme Gowan, en avez-vous des nouvelles plus récentes que les miennes ? »

Jolie enfant donnait aussi à entendre, d’une manière délicate, que c’était cette beauté de Chérie qui avait seule captivé son fils, et lui avait fait faire le sacrifice d’une foule d’avantages qui l’attendaient dans le monde.

« C’est vraiment une grande consolation, poursuivit la dame, sans se fatiguer à prêter beaucoup d’attention aux réponses qu’elle recevait, c’est une consolation inexprimable de savoir qu’ils sont toujours heureux. Mon pauvre garçon est d’un naturel si volage, il est tellement habitué à courir et à promener son inconstance parmi une foule de gens qui l’idolâtrent, que l’assurance du bonheur de leur ménage est vraiment pour moi la plus grande consolation du monde. Je présume qu’ils sont gueux comme des rats, papa Meagles.

— J’espère bien que non, madame, répondit M. Meagles, agacé par cette question. J’espère qu’ils sauront bien administrer leur petit revenu.

— Oh, non ! cher Meagles ! répliqua la dame lui donnant une tape sur le bras avec son éventail vert, qu’elle releva adroitement pour cacher un bâillement à la compagnie, comment un homme de votre expérience, un homme d’affaires comme vous… car vous savez que sous ce rapport, vous êtes beaucoup trop fort pour nous qui ne connaissons rien à ces choses-là… (C’était encore une manière de faire entendre que M. Meagles était un habile intrigant)… Comment pouvez-vous parler de bien administrer leur petit revenu ? Mon pauvre cher garçon ! administrer quelques centaines de guinées ! Et la belle jolie donna, la voyez-vous administrer ça ! papa Meagles, vous voulez plaisanter !

— Eh bien madame, répondit gravement M. Meagles, je regrette d’être obligé d’avouer qu’Henri a déjà fait des dettes.

— Mon cher bonhomme… Je ne fais pas de cérémonie avec vous, parce que nous sommes presque parents… eh ! mais oui, maman Meagles, s’écria Mme Gowan, comme si c’était là une idée absurde qui la frappait pour la première fois, il y a entre nous une espèce de parenté !… Mon cher brave homme, dans ce monde on ne peut pas tout avoir. »

Nouvelle manière d’insinuer avec toute la politesse possible, que jusqu’alors le succès avait couronné les affaires de cet intrigant de Meagles Mme Gowan trouva l’idée si bonne qu’elle appuya dessus en répétant :

« Pas tout. Non, non, papa Meagles, dans ce monde on ne peut pas tout avoir.

— Et oserais-je vous demander, madame, riposta M. Meagles le teint un peu plus animé que de coutume, qui s’attend à tout avoir dans le monde ?

— Oh ! personne, personne ! répondit Mme Gowan. J’allais dire… mais vous m’avez fait oublier, questionneur que vous êtes… Qu’allais-je donc vous dire !… »

Abaissant son grand éventail vert, elle contempla M. Meagles d’un air rêveur, cherchant à recueillir ses idées : ce qui ne contribua nullement à calmer l’irritation de ce gentleman.

« Ah ! j’y suis ! Oui, c’est cela ! reprit Mme Gowan. Il faut vous rappeler que mon pauvre garçon a toujours été habitué à entretenir certaines espérances. Peut-être ces espérances ont-elles été réalisées, peut-être ne l’ont-elles pas été…

— Autant dire tout de suite qu’elles ne l’ont pas été, », interrompit M. Meagles.

Mme Gowan lui adressa un coup d’œil irrité ; mais elle repoussa cette velléité de colère avec un hochement de tête et un geste de son éventail, et continua sans changer de ton :

« Au reste, cela ne fait rien à l’affaire. Mon pauvre garçon a été habitué à ce genre de choses-là, vous ne l’ignoriez pas et vous deviez donc vous attendre aux conséquences. Moi-même, j’ai clairement prévu ces conséquences, aussi n’en suis-je nullement étonnée. Vous non plus, papa Meagles, vous ne devez pas l’être, impossible que vous le soyez. Vous avez dû prévoir tout cela. »

M. Meagles regarda sa femme, puis Clennam, se mordit les lèvres et toussa.

« Et voilà mon pauvre garçon, poursuivit Mme Gowan, à qui l’on fait part, en fait d’espérances, qu’il y a un petit chérubin en expectative, avec toutes les dépenses qui s’ensuivent pour subvenir à cette addition de famille ! Pauvre Henry ! Mais ce qui est fait est fait : il est trop tard maintenant pour y remédier. Seulement, papa Meagles, ne parlez pas des dettes qu’ils ont pu faire comme d’une découverte, parce que ce serait par trop fort.

— Trop fort, madame, dit M. Meagles, comme s’il demandait une explication.

— Là, là ! s’écria Mme Gowan, remettant papa Meagles à sa place par un geste expressif de sa main. Certainement, ce serait trop fort pour la mère de mon pauvre garçon : elle n’aurait pas la force de supporter cela. Ils sont mariés et nous ne pouvons pas faire qu’ils ne le soient pas. Là, là ! Je sais cela. Vous n’avez pas besoin de me le dire, papa Meagles. Je le sais parfaitement bien… Que disais-je donc tout à l’heure ? Que c’est une grande consolation qu’ils continuent à vivre heureux ensemble. Il faut espérer que cela durera. Il faut espérer que la jolie enfant fera tout ce qu’elle peut pour rendre mon pauvre garçon heureux et satisfait. Papa et maman Meagles, n’en parlons plus. Nous n’avons jamais envisagé cette question du même point de vue, et nous ne changerons pas. Là, là ! C’est fini, je ne dirai plus rien. »

Il est certain que Mme Gowan, maintenant qu’elle avait dit tout ce qu’elle avait à dire pour conserver sa position mythologique au milieu des nuages, et pour avertir M. Meagles qu’il ne devait pas se figurer qu’on le laisserait jouir en paix des honneurs d’une pareille alliance, était toute disposée à ne pas abuser de sa victoire en poussant les choses trop loin. Si M. Meagles avait voulu écouter le coup d’œil de sa femme ou le geste expressif de Clennam, il aurait permis à la dame de s’éloigner dans toute la joie du triomphe. Mais Chérie était les délices et l’orgueil de son cœur ; s’il avait jamais pu la défendre avec plus de dévouement ou l’aimer avec plus de tendresse qu’aux jours où elle était le soleil de sa maison, c’eût été maintenant, maintenant qu’elle n’en faisait plus le charme et la grâce, maintenant qu’elle était perdue pour eux.

« Madame Gowan, dit M. Meagles, j’ai toujours été un homme tout rond. Je voudrais essayer de me livrer à des mystifications élégantes, soit pour me tromper moi-même, soit pour tromper les autres, soit pour me tromper moi-même en trompant les autres, que très-probablement, je n’y réussirais pas.

— Papa Meagles, répondit Mme Gowan avec un sourire affable, tandis que l’incarnat de sa joue paraissait plus vif que de coutume, à mesure que le reste de son visage devenait plus pâle, c’est très-probable.

— Par conséquent, ma bonne dame, continua M. Meagles, qui avait beaucoup de peine à se contenir, j’espère que je puis, sans blesser personne, prier les autres de vouloir bien m’épargner des mystifications de ce genre.

— Maman Meagles, remarqua Mme Gowan, votre brave homme est incompréhensible ce soir. »

En s’adressant à cette digne lady, Mme Gowan comptait lui faire prendre part à la discussion, afin de lui chercher noise et de remporter sur elle une victoire facile. Mais M. Meagle intervint pour déconcerter cette ruse de guerre.

« Mère, dit-il, vous n’êtes pas de force, ma chère ; les armes ne sont pas égales. Je vous prie donc de me laisser répondre. Voyons, madame Gowan, voyons ! tâchons d’avoir du bon sens, et d’avoir avec cela un peu de bon cœur et de loyauté. Ne plaignez pas Henry votre fils, ma chère dame ; ce ne serait pas raisonnable ni juste. Ne disons pas que nous espérons que Minnie rendra votre fils heureux, ni même que nous espérons que votre fils fera le bonheur de Minnie (M. Meagles n’avait pas lui-même l’air très-heureux en prononçant ces paroles), mais disons que nous espérons qu’ils se rendront heureux mutuellement.

— C’est évident et restons-en là, père, dit la bonne et conciliante Mme Meagles.

— Mais, non, mère, répliqua M. Meagles, pas encore : tout à l’heure. Je ne puis en rester là ; j’ai encore quelques mots à dire. Madame Gowan, j’espère que vous ne me trouvez pas trop excité. Je crois que je n’en ai pas l’air.

— Bien au contraire, répondit Mme Gowan, secouant à la fois sa tête et son éventail vert, afin de donner plus d’énergie à cette dénégation.

— Merci, madame. Très-bien. Néanmoins, je me sens un peu… je ne voudrais pas me servir d’une expression trop forte… dirai-je un peu blessé ? demanda M. Meagles d’un ton conciliateur, plein de franchise et de modération.

— Vous n’avez qu’à dire comme vous voudrez. Cela m’est parfaitement indifférent.

— Non, non, ne répondez pas ainsi, ce ne serait pas aimable. Je me sens un peu blessé lorsque j’entends dire que l’on a dû prévoir ce qui arrive, qu’il est trop tard maintenant, et le reste.

Vraiment, papa Meagles ? Eh bien, cela ne m’étonne pas du tout.

— Tant pis, madame, riposta M. Meagles. J’espérais au moins que cela vous aurait étonnée, et que vous n’auriez pas cru généreux de venir, de gaieté de cœur, me blesser dans un endroit aussi sensible.

— Je ne suis nullement responsable, vous savez, des reproches que peut vous adresser votre conscience. »

Le pauvre M. Meagles demeura immobile de surprise.

« Si par malheur vous vous reconnaissiez dans mes paroles, poursuivit Mme Gowan, à qui la faute ? Si vous sentez où le bât vous blesse, ce n’est pas à moi qu’il faut en vouloir, papa Meagles.

— Mais, morbleu, madame ! s’écria M. Meagles, cela revient à dire…

— Allons, papa Meagles, papa Meagles, interrompit Mme Gowan, qui s’exprimait avec un sang-froid et une amabilité extrêmes dès que son interlocuteur s’échauffait le moins du monde ; peut-être, afin d’éviter les méprises, ferai-je mieux de parler moi-même en mon nom que de vous laisser prendre la peine de parler pour moi. Cela revient à dire, avez-vous commencé… Avec votre permission, j’achèverai la phrase. Cela revient à dire (non que je tienne à appuyer là-dessus, ni même à vous le rappeler, car cela ne servirait à rien ; mon unique désir est au contraire d’en sortir le moins mal possible)… que depuis le commencement je me suis opposée à ce mariage de votre invention, et que je n’y ai consenti qu’à contre-cœur et au dernier moment.

— Mère ! s’écria M. Meagles. Entendez-vous cela ? Arthur, entendez-vous ce que dit madame ?

— Comme la salle est d’une dimension commode, dit Mme Gowan, en regardant autour d’elle sans cesser de s’éventer et à tous égards on ne peut mieux disposée pour les charmes de la conversation, je me figure que tout le monde a dû m’entendre. »

Il s’écoula quelques minutes avant que M. Meagles pût se cramponner à sa chaise avec assez de fermeté pour s’empêcher de faire un bond au premier mot qu’il dirait en réponse.

« Madame, dit-il enfin, je regrette que vous m’y obligiez, mais vous me permettrez de vous rappeler la conduite et le langage que j’ai tenu depuis le commencement.

— Oh ! mon cher monsieur, répliqua Mme Gowan, souriant et hochant la tête avec un air d’intelligence accusatrice, je les ai parfaitement compris, je vous assure.

— Avant cette époque, madame, continua M. Meagles, je n’avais jamais su ce que c’était que le chagrin. Oh ! non ; je n’avais jamais connu l’inquiétude et la peine, et ç’a été pour moi une épreuve si douloureuse que… »

Que M. Meagles, en un mot, ne put en dire davantage à ce sujet et se cacha le visage dans son foulard.

« J’ai parfaitement compris toute l’affaire, reprit Mme Gowan regardant tranquillement par-dessus son éventail. Puisque vous en avez appelé à M. Clennam vous me permettrez d’en appeler à lui à mon tour. Il sait si j’ai été prise ou non pour dupe.

— Il me répugne, répondit Clennam, vers qui tous les regards venaient de se diriger, de prendre part à cette discussion attendu que je désire demeurer en bonne intelligence avec M. Henri Gowan. J’ai des motifs très-sérieux pour le désirer. Mme Gowan, il est vrai, dans une conversation que j’ai eue avec elle avant le mariage, a attribué à mon ami, M. Meagles, le dessein de conclure cette union ; et j’ai essayé de la détromper. Je lui ai dit que je savais (et c’était vrai : je le sais mieux que jamais) que M. Meagles s’y est fermement opposé en paroles et en action jusqu’au dernier moment.

— Là ! dit Mme Gowan, tournant vers M. Meagles la paume de ses deux mains étendues, comme si elle représentait la justice en personne, et conseillait au coupable d’avouer son crime, puisqu’il y avait contre lui des preuves écrasantes. Vous voyez ! Très-bien ! Maintenant, papa et maman Meagles (ici Mme Gowan se leva), je prendrai la liberté de mettre un terme à cette formidable controverse. Je ne dirai plus un mot de la justice de ma cause. J’ajouterai seulement que c’était là une nouvelle preuve de ce que l’expérience a déjà démontré mille fois ; ces choses-là ne tournent jamais bien… ou, comme dirait mon pauvre garçon, on en est pour ses frais… bref, cela ne réussit jamais…

— Quel genre de choses ? demanda M. Meagles.

— C’est en vain que des personnes qui ont des antécédents si dissemblables chercheraient à s’apparier ensemble ; lorsqu’un étrange hasard matrimonial vient d’aventure les bousculer ensemble, plutôt que les atteler les unes avec les autres, il est impossible qu’elles voient du même point de vue l’accident qui les a rapprochées violemment. Cela ne réussit jamais.

— Permettez-moi de vous faire observer, madame… commença M. Meagles.

— Non, non ! l’interrompit Mme Gowan. À quoi bon ? N’est-ce pas un fait avéré ? Cela ne réussit jamais. Donc, s’il vous plaît, je suivrai mon chemin et vous le vôtre. Cela ne m’empêchera pas de recevoir toujours avec plaisir la jolie femme de mon pauvre garçon, et je m’efforcerai de vivre avec elle dans les termes les plus affectueux. Mais, quant à ces relations où l’on ne sait si l’on est avec des parents ou des étrangers, il n’y a rien de plus agaçant ni de plus assommant, si bien que cela finit par un état de choses trop grotesque pour pouvoir durer. Je vous assure que cela ne réussit jamais. »

Mme Gowan adressa un salut souriant au salon plutôt qu’à ceux qui s’y trouvaient, et fit ses adieux à papa et à maman Meagles. Clennam se leva pour la reconduire jusqu’à la boîte à pilules qui servait alternativement de bonbonnière à toutes les pilules de Hampton-Court. La pensionnaire de l’État monta dans ce véhicule avec une sérénité distinguée et roula.

À partir de ce jour, cette dame se plut à raconter à ses amis d’un ton de badinage enjoué, comment, après bien des efforts, elle avait découvert qu’il n’y avait pas moyen de connaître les parents de la femme d’Henry, ces gens qui avaient tant intrigué pour attirer son pauvre garçon. Avait-elle réfléchi d’avance qu’en se débarrassant d’eux, elle donnerait meilleur air à son mensonge favori, s’épargnerait quelques visites ennuyeuses, et ne courrait aucun risque, puisque la jolie enfant était bel et bien mariée, et que son père l’aimait à la folie ? Mme Gowan, la mère, pourrait seule répondre à cette question. Néanmoins l’auteur de la présente histoire a aussi son opinion à cet égard, et il est décidément pour l’affirmative.