La Petite Fadette/9
IX
Adoncques le pauvre Landry, en se retournant, un peu ennuyé du coup qu’il venait de recevoir à l’épaule, vit la petite Fadette, et, pas loin derrière elle, Jeanet le sauteriot, qui la suivait en clopant, vu qu’il était ébiganché et mal jambé de naissance.
D’abord Landry voulut ne pas faire attention et continuer son chemin, car il n’était point en humeur de rire, mais la Fadette lui dit, en récidivant sur son autre épaule :
— Au loup ! au loup ! Le vilain besson, moitié de gars qui a perdu son autre moitié !
Là-dessus Landry, qui n’était pas plus en train d’être insulté que d’être taquiné, se retourna derechef et allongea à la petite Fadette un coup de poing qu’elle eût bien senti si elle ne l’eût esquivé, car le besson allait sur ses quinze ans, et il n’était pas manchot ; et elle, qui allait sur ses quatorze, et si menue et si petite, qu’on ne lui en eût pas donné douze, et qu’à la voir on eût cru qu’elle allait se casser, pour peu qu’on y touchât.
Mais elle était trop avisée et trop alerte pour attendre les coups, et ce qu’elle perdait en force dans les jeux de mains, elle le gagnait en vitesse et en traîtrise. Elle sauta de côté si à point, que pour bien peu Landry aurait été donner du poing et du nez dans un gros arbre qui se trouvait entre eux.
— Méchant grelet, lui dit alors le pauvre besson tout en colère, il faut que tu n’aies pas de cœur pour venir agacer un quelqu’un qui est dans la peine comme j’y suis. Il y a longtemps que tu veux m’émalicer en m’appelant moitié de garçon. J’ai bien envie aujourd’hui de vous casser en quatre, toi et ton vilain sauteriot, pour voir si, à vous deux, vous ferez le quart de quelque chose de bon.
— Oui-da, le beau besson de la Bessonnière, seigneur de la Joncière au bord de la rivière, répondit la petite Fadette en ricanant toujours, vous êtes bien sot de vous mettre mal avec moi qui venais vous donner des nouvelles de votre besson et vous dire où vous le retrouverez.
— Ça, c’est différent, reprit Landry en s’apaisant bien vite ; si tu le sais, Fadette, dis-le-moi, et j’en serai content.
— Il n’y a pas plus de Fadette que de grelet pour avoir envie de vous contenter à cette heure, répliqua encore la petite fille. Vous m’avez dit des sottises, et vous m’auriez frappée si vous n’étiez pas si lourd et si pôtu. Cherchez-le donc tout seul, votre imbriaque de besson, puisque vous êtes si savant pour le retrouver.
— Je suis bien sot de t’écouter, méchante fille, dit alors Landry en lui tournant le dos et en se remettant à marcher. Tu ne sais pas plus que moi où est mon frère, et tu n’es pas plus savante là-dessus que ta grand’mère, qui est une vieille menteuse et une pas grand’chose.
Mais la petite Fadette, tirant par une patte son sauteriot, qui avait réussi à la rattraper et à se pendre à son mauvais jupon tout cendroux, se mit à suivre Landry, toujours ricanant et toujours lui disant que sans elle il ne retrouverait jamais son besson. Si bien que Landry, ne pouvant se débarrasser d’elle, et s’imaginant que, par quelque sorcellerie, sa grand’mère ou peut-être elle-même, par quelque accointance avec le follet de la rivière, l’empêcheraient de retrouver Sylvinet, prit son parti de tirer en sus de la Joncière et de s’en revenir à la maison.
La petite Fadette le suivit jusqu’au sautoir du pré, et là, quand il l’eut descendu, elle se percha comme une pie sur la barre, et lui cria :
— Adieu donc, le beau besson sans cœur, qui laisse son frère derrière lui. Tu auras beau l’attendre pour souper, tu ne le verras pas d’aujourd’hui ni de demain non plus ; car là où il est, il ne bouge non plus qu’une pauvre pierre, et voilà l’orage qui vient. Il y aura des arbres dans la rivière encore cette nuit, et la rivière emportera Sylvinet si loin, si loin, que jamais plus tu ne le retrouveras.
Toutes ces mauvaises paroles, que Landry écoutait quasi malgré lui, lui firent passer la sueur froide par tout le corps. Il n’y croyait pas absolument, mais enfin la famille Fadet était réputée avoir tel entendement avec le diable, qu’on ne pouvait pas être bien assuré qu’il n’en fût rien.
— Allons, Fanchon, dit Landry, en s’arrêtant, veux-tu, oui ou non, me laisser tranquille, ou me dire, si, de vrai, tu sais quelque chose de mon frère ?
— Et qu’est-ce que tu me donneras si, avant que la pluie ait commencé de tomber, je te le fais retrouver ? dit la Fadette en se dressant debout sur la barre du sautoir, et en remuant les bras comme si elle voulait s’envoler.
Landry ne savait pas ce qu’il pouvait lui promettre, et il commençait à croire qu’elle voulait l’affiner pour lui tirer quelque argent. Mais le vent qui soufflait dans les arbres et le tonnerre qui commençait à gronder lui mettaient dans le sang comme une fièvre de peur. Ce n’est pas qu’il craignît l’orage, mais, de fait, cet orage-là était venu tout d’un coup et d’une manière qui ne lui paraissait pas naturelle. Possible est que, dans son tourment, Landry ne l’eût pas vu monter derrière les arbres de la rivière, d’autant plus que se tenant depuis deux heures dans le fond du Val, il n’avait pu voir le ciel que dans le moment où il avait gagné le haut. Mais, en fait, il ne s’était avisé de l’orage qu’au moment où la petite Fadette le lui avait annoncé, et tout aussitôt, son jupon s’était enflé ; ses vilains cheveux noirs sortant de sa coiffe, qu’elle avait toujours mal attachée, et quintant sur son oreille, s’étaient dressés comme des crins ; le sauteriot avait eu sa casquette emportée par un grand coup de vent, et c’était à grand’peine que Landry avait pu empêcher son chapeau de s’envoler aussi.
Et puis le ciel, en deux minutes, était devenu tout noir, et la Fadette, debout sur la barre, lui paraissait deux fois plus grande qu’à l’ordinaire ; enfin Landry avait peur, il faut bien le confesser.
— Fanchon, lui dit-il, je me rends à toi, si tu me rends mon frère. Tu l’as peut-être vu ; tu sais peut-être bien où il est. Sois bonne fille. Je ne sais pas quel amusement tu peux trouver dans ma peine. Montre-moi ton bon cœur, et je croirai que tu vaux mieux que ton air et tes paroles.
— Et pourquoi serais-je bonne fille pour toi ? reprit-elle, quand tu me traites de méchante sans que je t’aie jamais fait de mal ! Pourquoi aurais-je bon cœur pour deux bessons qui sont fiers comme deux coqs, et qui ne m’ont jamais montré la plus petite amitié ?
— Allons, Fadette, reprit Landry, tu veux que je te promette quelque chose ; dis-moi vite de quoi tu as envie, et je te le donnerai. Veux-tu mon couteau neuf ?
— Fais-le voir, dit la Fadette en sautant comme une grenouille à côté de lui.
Et quand elle eut vu le couteau, qui n’était pas vilain et que le parrain de Landry avait payé dix sous à la dernière foire, elle en fut tentée un moment ; mais bientôt, trouvant que c’était trop peu, elle lui demanda s’il lui donnerait bien plutôt sa petite poule blanche, qui n’était pas plus grosse qu’un pigeon, et qui avait des plumes jusqu’au bout des doigts.
— Je ne peux pas te promettre ma poule blanche, parce qu’elle est à ma mère, répondit Landry ; mais je te promets de la demander pour toi, et je répondrais que ma mère ne la refusera pas, parce qu’elle sera si contente de revoir Sylvinet, que rien ne lui coûtera pour te récompenser.
— Oui-da ! reprit la petite Fadette, et si j’avais envie de votre chebril à nez noir, la mère Barbeau me le donnerait-elle aussi ?
— Mon Dieu ! mon Dieu ! que tu es donc longue à te décider, Fanchon. Tiens, il n’y a qu’un mot qui serve : si mon frère est dans le danger et que tu me conduises tout de suite auprès de lui, il n’y a pas à notre logis de poule ni de poulette, de chèvre ni de chevrillon que mon père et ma mère, j’en suis très certain, ne voulussent te donner en remercîment.
— Eh bien ! nous verrons ça, Landry, dit la petite Fadette en tendant sa petite main sèche au besson, pour qu’il y mît la sienne en signe d’accord, ce qu’il ne fit pas sans trembler un peu, car, dans ce moment-là, elle avait des yeux si ardents qu’on eût dit le lutin en personne. Je ne te dirai pas à présent ce que je veux de toi, je ne le sais peut-être pas encore ; mais souviens-toi bien de ce que tu me promets à cette heure, et si tu y manques, je ferai savoir à tout le monde qu’il n’y a pas de confiance à avoir dans la parole du besson Landry. Je te dis adieu ici, et n’oublie point que je ne te réclamerai rien jusqu’au jour où je me serai décidée à t’aller trouver pour te requérir d’une chose qui sera à mon commandement et que tu feras sans retard ni regret.
— À la bonne heure ! Fadette, c’est promis, c’est signé, dit Landry en lui tapant dans la main.
— Allons ! dit-elle d’un air tout fier et tout content, retourne de ce pas au bord de la rivière ; descends-la jusqu’à ce que tu entendes bêler ; et où tu verras un agneau bureau, tu verras aussitôt ton frère : si cela n’arrive pas comme je te le dis, je te tiens quitte de ta parole.
Là-dessus le grelet, prenant le sauteriot sous son bras, sans faire attention que la chose ne lui plaisait guère et qu’il se démenait comme une anguille, sauta tout au milieu des buissons, et Landry ne les vit et ne les entendit non plus que s’il avait rêvé. Il ne perdit point de temps à se demander si la petite Fadette s’était moquée de lui. Il courut d’une haleine jusqu’au bas de la Joncière ; il la suivit jusqu’à la coupure, et là, il allait passer outre sans y descendre, parce qu’il avait assez questionné l’endroit pour être assuré que Sylvinet n’y était point ; mais, comme il allait s’en éloigner, il entendit bêler un agneau.
« Dieu de mon âme, pensa-t-il, cette fille m’a annoncé la chose ; j’entends l’agneau, mon frère est là. Mais s’il est mort ou vivant, je ne peux le savoir. »
Et il sauta dans la coupure et entra dans les broussailles. Son frère n’y était point ; mais, en suivant le fil de l’eau, à dix pas de là, et toujours entendant l’agneau bêler, Landry vit sur l’autre rive son frère assis, avec un petit agneau qu’il tenait dans sa blouse, et qui, pour le vrai, était bureau de couleur depuis le bout du nez jusqu’au bout de la queue.
Comme Sylvinet était bien vivant et ne paraissait gâté ni déchiré dans sa figure et dans son habillement, Landry fut si aise qu’il commença par remercier le bon Dieu dans son cœur, sans songer à lui demander pardon d’avoir eu recours à la science du diable pour avoir ce bonheur-là. Mais, au moment où il allait appeler Sylvinet, qui ne le voyait pas encore, et ne faisait pas mine de l’entendre, à cause du bruit de l’eau qui grouillait fort sur les cailloux en cet endroit, il s’arrêta à le regarder ; car il était étonné de le trouver comme la petite Fadette le lui avait prédit, tout au milieu des arbres que le vent tourmentait furieusement, et ne bougeant non plus qu’une pierre.
Chacun sait pourtant qu’il y a danger à rester au bord de notre rivière quand le grand vent se lève. Toutes les rives sont minées en dessous, et il n’est point d’orage qui, dans la quantité, ne déracine quelques-uns de ces vergnes qui sont toujours courts en racines, à moins qu’ils ne soient très gros et très vieux, et qui vous tomberaient fort bien sur le corps sans vous avertir. Mais Sylvinet, qui n’était pourtant ni plus simple ni plus fou qu’un autre, ne paraissait pas tenir compte du danger. Il n’y pensait pas plus que s’il se fût trouvé à l’abri dans une bonne grange. Fatigué de courir tout le jour et de vaguer à l’aventure, si, par bonheur, il ne s’était pas noyé dans la rivière, on pouvait toujours bien dire qu’il s’était noyé dans son chagrin et dans son dépit, au point de rester là comme une souche, les yeux fixés sur le courant de l’eau, la figure aussi pâle qu’une fleur de nape[1], la bouche à demi ouverte comme un petit poisson qui bâille au soleil, les cheveux tout emmêlés par le vent, et ne faisant pas même attention à son petit agneau, qu’il avait rencontré égaré dans les prés, et dont il avait eu pitié. Il l’avait bien pris dans sa blouse pour le rapporter à son logis ; mais, chemin faisant, il avait oublié de demander à qui l’agneau perdu. Il l’avait là sur ses genoux, et le laissait crier sans l’entendre, malgré que le pauvre petit lui faisait une voix désolée et regardait tout autour de lui avec de gros yeux clairs, étonné de ne pas être écouté de quelqu’un de son espèce, et ne reconnaissant ni son pré, ni sa mère, ni son étable, dans cet endroit tout ombragé et tout herbu, devant un gros courant d’eau qui, peut-être bien, lui faisait grand’peur.
- ↑ Napée, Nymphæa, Nénufar.