La Petite Fadette/Préface

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Calmann-Lévy (p. I-XIV).
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PRÉFACE



I


Nohant, septembre 1848.

Et, tout en parlant de la République que nous rêvons et de celle que nous subissons, nous étions arrivés à l’endroit du chemin ombragé où le serpolet invite au repos.

— Te souviens-tu, me dit-il, que nous passions ici, il y a un an, et que nous nous y sommes arrêtés tout un soir ? Car c’est ici que tu me racontas l’histoire du Champi, et que je te conseillai de l’écrire dans le style familier dont tu t’étais servi avec moi.

— Et que j’imitais de la manière de notre Chanvreur ? Je m’en souviens, et il me semble que, depuis ce jour-là, nous avons vécu dix ans.

— Et pourtant la nature n’a pas changé, reprit mon ami : la nuit est toujours pure, les étoiles brillent toujours, le thym sauvage sent toujours bon.

— Mais les hommes ont empiré, et nous comme les autres. Les bons sont devenus faibles, les faibles poltrons, les poltrons lâches, les généreux téméraires, les sceptiques pervers, les égoïstes féroces.

— Et nous, dit-il, qu’étions-nous, et que sommes-nous devenus ?

— Nous étions tristes, nous sommes devenus malheureux, lui répondis-je.

Il me blâma de mon découragement et voulut me prouver que les révolutions ne sont point des lits de roses. Je le savais bien et ne m’en souciais guère, quant à moi ; mais il voulut aussi me prouver que l’école du malheur était bonne et développait des forces que le calme finit par engourdir. Je n’étais point de son avis dans ce moment-là ; je ne pouvais pas si aisément prendre mon parti sur les mauvais instincts, les mauvaises passions, et les mauvaises actions que les révolutions font remonter à la surface.

— Un peu de gêne et de surcroît de travail peut être fort salutaire aux gens de notre condition, lui disais-je ; mais un surcroît de misère, c’est la mort du pauvre. Et puis, mettons de côté la souffrance matérielle : il y a dans l’humanité, à l’heure qu’il est, une souffrance morale qui ne peut rien amener de bon. Le méchant souffre, et la souffrance du méchant, c’est la rage ; le juste souffre, et la souffrance du juste, c’est le martyre auquel peu d’hommes survivent.

— Tu perds donc la foi ? me demanda mon ami scandalisé.

— C’est le moment de ma vie, au contraire, lui dis-je, où j’ai eu le plus de foi à l’avenir des idées, à la bonté de Dieu, aux destinées de la révolution. Mais la foi compte par siècles, et l’idée embrasse le temps et l’espace, sans tenir compte des jours et des heures ; et nous, pauvres humains, nous comptons les instants de notre rapide passage, et nous en savourons la joie ou l’amertume sans pouvoir nous détendre de vivre par le cœur et par la pensée avec nos contemporains. Quand ils s’égarent, nous sommes troublés ; quand ils se perdent, nous désespérons ; quand ils souffrent, nous ne pouvons être tranquilles et heureux. La nuit est belle, dis-tu, et les étoiles brillent. Sans doute, et cette sérénité des cieux et de la terre est l’image de l’impérissable vérité dont les hommes ne peuvent tarir ni troubler la source divine. Mais, tandis que nous contemplons l’éther et les astres, tandis que nous respirons le parfum des plantes sauvages, et que la nature chante autour de nous son éternelle idylle, on étouffe, on languit, on pleure, on râle, on expire dans les mansardes et dans les cachots. Jamais la race humaine n’a fait entendre une plainte plus sourde, plus rauque et plus menaçante. Tout cela passera et l’avenir est à nous, je le sais ; mais le présent nous décime. Dieu règne toujours ; mais, à cette heure, il ne gouverne pas.

— Fais un effort pour sortir de cet abattement, me dit mon ami. Songe à ton art et tâche de retrouver quelque charme pour toi-même dans les loisirs qu’il t’impose.

— L’art est comme la nature, lui dis-je : il est toujours beau. Il est comme Dieu, qui est toujours bon ; mais il est des temps où il se contente d’exister à l’état d’abstraction, sauf à se manifester plus tard quand ses adeptes en seront dignes. Son souffle ranimera alors les lyres longtemps muettes ; mais pourra-t-il faire vibrer celles qui se seront brisées dans la tempête ? L’art est aujourd’hui en travail de décomposition pour une éclosion nouvelle. Il est comme toutes les choses humaines, en temps de révolution, comme les plantes qui meurent en hiver pour renaître au printemps. Mais le mauvais temps fait périr beaucoup de germes. Qu’importent dans la nature quelques fleurs ou quelques fruits de moins ? Qu’importent dans l’humanité quelques voix éteintes, quelques cœurs glacés par la douleur ou par la mort ? Non, l’art ne saurait me consoler de ce que souffrent aujourd’hui sur la terre la justice et la vérité. L’art vivra bien sans nous. Superbe et immortel comme la poésie, comme la nature, il sourira toujours sur nos ruines. Nous qui traversons ces jours néfastes, avant d’être artistes, tâchons d’être hommes : nous avons bien autre chose à déplorer que le silence des muses.

— Écoute le chant du labourage, me dit mon ami ; celui-là, du moins, n’insulte à aucune douleur, et il y a peut-être plus de mille ans que le bon vin de nos campagnes sème et consacre, comme les sorcières de Faust, sous l’influence de cette cantilène simple et solennelle.

J’écoutai le récitatif du laboureur, entrecoupé de longs silences, j’admirai la variété infinie que le grave caprice de son improvisation imposait au vieux thème sacramentel. C’était comme une rêverie de la nature elle-même, ou comme une mystérieuse formule par laquelle la terre proclamait chaque phase de l’union de sa force avec le travail de l’homme.

La rêverie où je tombai moi-même, et à laquelle ce chant vous dispose par une irrésistible fascination, changea le cours de mes idées.

— Ce que tu me disais ici l’an dernier, est bien certain, dis-je à mon ami. La poésie est quelque chose de plus que les poètes, c’est en dehors d’eux, au-dessus d’eux. Les révolutions n’y peuvent rien. Ô prisonniers ! ô agonisants ! captifs et vaincus de toutes les nations, martyrs de tous les progrès ! Il y aura toujours, dans le souffle de l’air que la voix humaine fait vibrer, une harmonie bienfaisante qui pénétrera vos âmes d’un religieux soulagement. Il n’en faut même pas tant ; le chant de l’oiseau, le bruissement de l’insecte, le murmure de la brise, le silence même de la nature, toujours entrecoupé de quelques mystérieux sons d’une indicible éloquence. Si ce langage furtif peut arriver jusqu’à votre oreille, ne fût-ce qu’un instant, vous échappez par la pensée au joug cruel de l’homme, et votre âme plane librement dans la création. C’est là que règne ce charme souverain qui est véritablement la possession commune, dont le pauvre jouit souvent plus que le riche, et qui se révèle à la victime plus volontiers qu’au bourreau.

— Tu vois bien, me dit mon ami, que, tout affligés et malheureux que nous sommes, on ne peut nous ôter cette douceur d’aimer la nature et de nous reposer dans sa poésie. Eh bien, puisque nous ne pouvons plus donner que cela aux malheureux, faisons encore de l’art comme nous l’entendions naguère, c’est-à-dire célébrons tout doucement cette poésie si douce ; exprimons-la, comme le suc d’une plante bienfaisante, sur les blessures de l’humanité. Sans doute, il y aurait dans la recherche des vérités applicables à son salut matériel, bien d’autres remèdes à trouver. Mais d’autres que nous s’en occuperont mieux que nous ; et comme la question vitale immédiate de la société est une question de fait en ce moment, tâchons d’adoucir la fièvre de l’action en nous et dans les autres par quelque innocente distraction. Si nous étions à Paris, nous ne nous reprocherions pas d’aller écouter de temps en temps de la musique pour nous rafraîchir l’âme. Puisque nous voici aux champs, écoutons la musique de la nature.

— Puisqu’il en est ainsi, dis-je à mon ami, revenons à nos moutons, c’est-à-dire à nos bergeries. Te souviens-tu qu’avant la révolution, nous philosophions précisément sur l’attrait qu’ont éprouvé de tout temps les esprits fortement frappés des malheurs publics, à se rejeter dans les rêves de la pastorale, dans un certain idéal de la vie champêtre d’autant plus naïf et plus enfantin que les mœurs étaient plus brutales et les pensées plus sombres dans le monde réel ?

— C’est vrai, et jamais je ne l’ai mieux senti. Je t’avoue que je suis si las de tourner dans un cercle vicieux en politique, si ennuyé d’accuser la minorité qui gouverne, pour être forcé tout aussitôt de reconnaître que cette minorité est l’élue de la majorité, que je voudrais oublier tout cela, ne fût-ce que pendant une soirée, pour écouter ce paysan qui chantait tout à l’heure, ou toi-même, si tu voulais me dire un de ces contes que le chanvreur de ton village t’apprend durant les veillées d’automne.

— Le laboureur ne chantera plus d’aujourd’hui, répondis-je, car le soleil est couché, et le voilà qui rentre ses bœufs, laissant l’arçon dans le sillon. Le chanvre trempe encore dans la rivière, et ce n’est pas même le temps où on le dresse en javelles, qui ressemblent à de petits fantômes rangés en bataille au clair de la lune, le long des enclos et des chaumières. Mais je connais le chanvreur ; il ne demande qu’à raconter des histoires, et il ne demeure pas loin d’ici. Nous pouvons bien aller l’inviter à souper ; et, pour n’avoir point broyé depuis longtemps, pour n’avoir point avalé de poussière, il n’en sera que plus disert et de plus longue haleine.

— Eh bien, allons le chercher, dit mon ami, tout réjoui d’avance ; et demain tu écriras son récit pour faire suite, avec La Mare au diable et François le Champi, à une série de contes villageois, que nous intitulerons classiquement Les Veillées du Chanvreur.

Et nous dédierons ce recueil à nos amis prisonniers ; puisqu’il nous est défendu de leur parler politique, nous ne pouvons que leur faire des contes pour les distraire ou les endormir. Je dédie celui-ci en particulier, à Armand…

— Inutile de le nommer, reprit mon ami : on verrait un sens caché dans ton apologue, et on découvrirait là-dessous quelque abominable conspiration. Je sais bien qui tu veux dire, et il le saura bien aussi, lui, sans que tu traces seulement la première lettre de son nom.

Le chanvreur ayant bien soupe, et voyant à sa droite un grand pichet de vin blanc, à sa gauche un pot de tabac pour charger sa pipe à discrétion toute la soirée, nous raconta l’histoire suivante.


GEORGE SAND.



II


Nohant, 21 décembre 1851.

C’est à la suite des néfastes journées de juin 1848, que troublé et navré, jusqu’au fond de l’âme, par les orages extérieurs, je m’efforçai de retrouver dans la solitude, sinon le calme, au moins la foi. Si je faisais profession d’être philosophe, je pourrais croire ou prétendre que la foi aux idées entraîne le calme de l’esprit en présence des faits désastreux de l’histoire contemporaine : mais il n’en est point ainsi pour moi, et j’avoue humblement que la certitude d’un avenir providentiel ne saurait fermer l’accès, dans une âme d’artiste, à la douleur de traverser un présent obscurci et déchiré par la guerre civile.

Pour les hommes d’action qui s’occupent personnellement du fait politique, il y a, dans tout parti, dans toute situation, une fièvre d’espoir ou d’angoisse, une colère ou une joie, l’enivrement du triomphe ou l’indignation de la défaite. Mais pour le pauvre poète, comme pour la femme oisive, qui contemplent les événements sans y trouver un intérêt direct et personnel, quel que soit le résultat de la lutte, il y a l’horreur profonde du sang versé de part et d’autre, et une sorte de désespoir à la vue de cette haine, de ces injures, de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur holocauste, à la suite des convulsions sociales.

Dans ces moments-là, un génie orageux et puissant comme celui du Dante, écrit avec ses larmes, avec sa bile, avec ses nerfs, un poème terrible, un drame tout plein de tortures et de gémissements. Il faut être trempé comme cette âme de fer et de feu, pour arrêter son imagination sur les horreurs d’un enfer symbolique, quand on a sous les yeux le douloureux purgatoire de la désolation sur la terre. De nos jours, plus faible et plus sensible, l’artiste, qui n’est que le reflet et l’écho d’une génération assez semblable à lui, éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l’imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d’innocence et de rêverie. C’est son infirmité qui le fait agir ainsi, mais il n’en doit point rougir, car c’est aussi son devoir. Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l’artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l’amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés, que les mœurs pures, les sentiments tendres et l’équité primitive, sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l’appel aux passions qui fermentent, ce n’est point là le chemin du salut : mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.

Prêcher l’union quand on s’égorge, c’est crier dans le désert. Il est des temps, où les âmes sont si agitées qu’elles sont sourdes à toute exhortation directe. Depuis ces journées de juin dont les événements actuels sont l’inévitable conséquence, l’auteur du conte qu’on va lire s’est imposé la tâche d’être aimable, dût-il en mourir de chagrin. Il a laissé railler ses bergeries, comme il avait laissé railler tout le reste, sans s’inquiéter des arrêts de certaine critique. Il sait qu’il a fait plaisir à ceux qui aiment cette note-là, et que faire plaisir à ceux qui souffrent du même mal que lui, à savoir l’horreur de la haine et des vengeances, c’est leur faire tout le bien qu’ils peuvent accepter : bien fugitif, soulagement passager, il est vrai, mais plus réel qu’une déclamation passionnée, et plus saisissant qu’une démonstration classique.


GEORGE SAND.