La Petite Fadette (illustré, Hetzel 1852)/Chapitre 10

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J. Hetzel (Œuvres illustrées de George Sand, volume 1p. 14-15).
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X.

Si Landry n’eût pas été séparé de Sylvinet par la rivière, qui n’est large, dans tout son parcours, de plus de quatre ou cinq mètres (comme on dit dans ces temps nouveaux), mais qui est, par endroits, aussi creuse que large, il eût, pour sûr, sauté sans plus de réflexion au cou de son frère. Mais Sylvinet ne le voyant même pas, il eut le temps de penser à la manière dont il l’éveillerait de sa rêvasserie, et dont, par persuasion, il le ramènerait à la maison ; car si ce n’était pas l’idée de ce pauvre boudeur, il pouvait bien tirer d’un autre côté, et Landry n’aurait pas de sitôt trouvé un gué ou une passerelle pour aller le rejoindre.

Landry ayant donc un peu songé en lui-même, se demanda comment son père, qui avait de la raison et de la prudence pour quatre, agirait en pareille rencontre ; et il s’avisa bien à propos que le père Barbeau s’y prendrait tout doucement et sans faire semblant de rien, pour ne pas montrer à Sylvinet combien il avait causé d’angoisse, et ne lui occasionner trop de repentir, ni l’encourager trop à recommencer dans un autre jour de dépit.

Il se mit donc à siffler comme s’il appelait les merles pour les faire chanter, ainsi que font les pâtours quand ils suivent les buissons à la nuit tombante. Cela fit lever la tête à Sylvinet, et, voyant son frère, il eut honte et se leva vivement, croyant n’avoir pas été vu. Alors Landry fit comme s’il l’apercevait, et lui dit sans beaucoup crier, car la rivière ne chantait pas assez haut pour empêcher de s’entendre :

— Hé, mon Sylvinet, tu es donc là ? Je t’ai attendu tout ce matin, et, voyant que tu étais sorti pour si longtemps, je suis venu me promener par ici, en attendant le souper où je comptais bien te retrouver à la maison ; mais puisque te voilà, nous rentrerons ensemble. Nous allons descendre la rivière, chacun sur une rive, et nous nous joindrons au gué des Roulettes. (C’était le gué qui se trouvait au droit de la maison à la mère Fadet.)

— Marchons, dit Sylvinet en ramassant son agneau, qui, ne le connaissant pas depuis longtemps, ne le suivait pas volontiers de lui-même ; et ils descendirent la rivière sans trop oser se regarder l’un l’autre, car ils craignaient de se faire voir la peine qu’ils avaient d’être fâchés et le plaisir qu’ils sentaient de se retrouver. De temps en temps, Landry, toujours pour paraître ne pas croire au dépit de son frère, lui disait une parole ou deux, tout en marchant. Il lui demanda d’abord où il avait pris ce petit agneau bureau, et Sylvinet ne pouvait trop le dire, car il ne voulait point avouer qu’il avait été bien loin et qu’il ne savait pas même le nom des endroits où il avait passé. Alors Landry, voyant son embarras, lui dit :

— Tu me conteras cela plus tard, car le vent est grand, et il ne fait pas trop bon à être sous les arbres le long de l’eau ; mais, par bonheur, voilà l’eau du ciel qui commence à tomber, et le vent ne tardera pas à tomber aussi.

Et en lui-même, il se disait : — C’est pourtant vrai que le grelet m’a prédit que je le retrouverais avant que la pluie ait commencé. Pour sûr, cette fille-là en sait plus long que nous.

Il ne se disait point qu’il avait passé un bon quart d’heure à s’expliquer avec la mère Fadet, tandis qu’il la priait et qu’elle refusait de l’écouter, et que la petite Fadette, qu’il n’avait vue qu’en sortant de la maison, pouvait bien avoir vu Sylvinet pendant cette explication-là. Enfin, l’idée lui en vint ; mais comment savait-elle si bien de quoi il était en peine, lorsqu’elle l’avait accosté, puisqu’elle n’était point là du temps qu’il s’expliquait avec la vieille ? Cette fois, l’idée ne lui vint pas qu’il avait déjà demandé son frère à plusieurs personnes en venant à la Joncière, et que quelqu’un avait pu en parler devant la petite Fadette ; ou bien, que cette petite pouvait avoir écouté la fin de son discours avec la grand’mère, en se cachant comme elle faisait souvent pour connaître tout ce qui pouvait contenter sa curiosité.

De son côté, le pauvre Sylvinet pensa aussi en lui-même à la manière dont il expliquerait son mauvais comportement vis-à-vis de son frère et de sa mère, car il ne s’était point attendu à la feinte de Landry, et il ne savait quelle histoire lui faire, lui qui n’avait menti de sa vie, et qui n’avait jamais rien caché à son besson.

Aussi se trouva-t-il bien mal à l’aise en passant le gué ; car il était venu jusque-là sans rien trouver pour se sortir d’embarras.

Sitôt qu’il fut sur la rive, Landry l’embrassa ; et, malgré lui, il le fit avec encore plus de cœur qu’il n’avait coutume ; mais il se retint de le questionner, car il vit bien qu’il ne saurait que dire, et il le ramena à la maison, lui parlant de toutes sortes de choses autres que celle qui leur tenait à cœur à tous les deux. En passant devant la maison de la mère Fadet, il regarda bien s’il venait la petite Fadette, et il se sentait une envie d’aller la remercier. Mais la porte était fermée et l’on n’entendait pas d’autre bruit que la voix du sauteriot qui beuglait parce que sa grand’mère l’avait fouaillé, ce qui lui arrivait tous les soirs, qu’il l’eût mérité ou non.

Cela fit de la peine à Sylvinet, d’entendre pleurer ce galopin, et il dit à son frère : — Voilà une vilaine maison où l’on entend toujours des cris ou des coups. Je sais bien qu’il n’y a rien de si mauvais et de si diversieux que ce sauteriot ; et, quant au grelet, je n’en donnerais pas deux sous. Mais ces enfants-là sont malheureux de n’avoir plus ni père ni mère, et d’être dans la dépendance de cette vieille charmeuse, qui est toujours en malice, et qui ne leur passe rien.

— Ce n’est pas comme ça chez nous, répondit Landry. Jamais nous n’avons reçu de père ni de mère le moindre coup, et mêmement quand on nous grondait de nos malices d’enfant, c’était avec tant de douceur et d’honnêteté, que les voisins ne l’entendaient point. Il y en a comme ça qui sont trop heureux, et qui ne connaissent point leurs avantages ; et pourtant, la petite Fadette, qui est l’enfant le plus malheureux et le plus maltraité de la terre, rit toujours et ne se plaint jamais de rien.

Sylvinet comprit le reproche et eut du regret de sa faute. Il en avait déjà bien eu depuis le matin, et, vingt fois, il avait eu envie de revenir ; mais la honte l’avait retenu. Dans ce moment, son cœur grossit, et il pleura sans rien dire ; mais son frère le prit par la main en lui disant : — Voilà une rude pluie, mon Sylvinet ; allons-nous-en d’un galop à la maison. Ils se mirent donc à courir, Landry essayant de faire rire Sylvinet, qui s’y efforçait pour le contenter.

Pourtant, au moment d’entrer dans la maison, Sylvinet avait envie de se cacher dans la grange, car il craignait que son père ne lui fit reproche. Mais le père Barbeau, qui ne prenait pas les choses tant au sérieux que sa femme, se contenta de le plaisanter ; et la mére Barbeau, à qui son mari avait fait sagement la leçon, essaya de lui cacher le tourment qu’elle avait eu. Seulement, pendant qu’elle s’occupait de faire sécher ses bessons devant un bon feu et de leur donner à souper, Sylvinet vit bien qu’elle avait pleuré, et que, de temps en temps, elle le regardait d’un air d’inquiétude et de chagrin. S’il avait été seul avec elle, il lui aurait demandé pardon, et il l’aurait tant caressée qu’elle se fût consolée. Mais le père n’aimait pas beaucoup toutes ces mijoteries, et Sylvinet fut obligé d’aller au lit tout de suite après souper, sans rien dire, car la fatigue le surmontait. Il n’avait rien mangé de la journée ; et, aussitôt qu’il eut avalé son souper, dont il avait grand besoin, il se sentit comme ivre, et force lui fut de se laisser déshabiller et coucher par son besson, qui resta à côté de lui, assis sur le bord de son lit, et lui tenant une main dans la sienne.

Quand il le vit bien endormi, Landry prit congé de ses parents et ne s’aperçut point que sa mère l’embrassait avec plus d’amour que les autres fois. Il croyait toujours qu’elle ne pouvait pas l’aimer autant que son frère, et il n’en était point jaloux, se disant qu’il était moins aimable et qu’il n’avait que la part qui lui était due. Il se soumettait à cela autant par respect pour sa mère que par amitié pour son besson, qui avait, plus que lui, besoin de caresses et de consolation.

Le lendemain, Sylvinet courut au lit de la mère Barbeau avant qu’elle fût levée, et, lui ouvrant son cœur, lui confessa son regret et sa honte. Il lui conta comme quoi il se trouvait bien malheureux depuis quelque temps, non plus tant à cause qu’il était séparé de Landry, que parce qu’il s’imaginait que Landry ne l’aimait point. Et quand sa mère le questionna sur cette injustice, il fut bien empêché de la motiver, car c’était en lui comme une maladie dont il ne se pouvait défendre. La mère le comprenait mieux qu’elle ne voulait en avoir l’air, parce que le cœur d’une femme est aisément pris de ces tourments-là, et elle-même s’était souvent ressentie de souffrir en voyant Landry si tranquille dans son courage et dans sa vertu. Mais, cette fois, elle reconnaissait que la jalousie est mauvaise dans tous les amours, même dans ceux que Dieu nous commande le plus, et elle se garda bien d’y encourager Sylvinet. Elle lui fit ressortir la peine qu’il avait causée à son frère, et la grande bonté que son frère avait eue de ne pas s’en plaindre ni s’en montrer choqué. Sylvinet le reconnut aussi et convint que son frère était meilleur chrétien que lui. Il fit promesse et forma résolution de se guérir, et sa volonté y était sincère.

Mais malgré lui, et bien qu’il prît un air consolé et satisfait, encore que sa mère eût essuyé toutes ses larmes et répondu à toutes ses plaintes par des raisons très-fortifiantes, encore qu’il fît tout son possible pour agir simplement et justement avec son frère, il lui resta sur le cœur un levain d’amertume. — Mon frère, pensait-il malgré lui, est le plus chrétien et le plus juste de nous deux, ma chère mère le dit et c’est la vérité ; mais s’il m’aimait aussi fort que je l’aime, il ne pourrait pas se soumettre comme il le fait. — Et il songeait à l’air tranquille et quasi indifférent que Landry avait eu en le retrouvant au bord de la rivière. Il se remémorait comme il l’avait entendu siffler aux merles en le cherchant, au moment où, lui, pensait véritablement à se jeter dans la rivière. Car s’il n’avait pas eu cette idée en quittant la maison, il l’avait eue plus d’une fois, vers le soir, croyant que son frère ne lui pardonnerait jamais de l’avoir boudé et évité pour la première fois de sa vie. — Si c’était lui qui m’eût fait cet affront, pensait-il, je ne m’en serais jamais consolé. Je suis bien content qu’il me l’ait pardonné, mais je pensais pourtant qu’il ne me le pardonnerait pas si aisément. — Et là-dessus, cet enfant malheureux soupirait tout en se combattant et se combattait tout en soupirant.

Pourtant, comme Dieu nous récompense et nous aide toujours, pour peu que nous ayons bonne intention de lui complaire, il arriva que Sylvinet fut plus raisonnable pendant le reste de l’année ; qu’il s’abstint de quereller et de bouder son frère, qu’il l’aima enfin plus paisiblement, et que sa santé, qui avait souffert de toutes ces angoisses, se rétablit et se fortifia. Son père le fit travailler davantage, s’apercevant que moins il s’écoutait, mieux il s’en trouvait. Mais le travail qu’on fait chez ses parents n’est jamais aussi rude que celui qu’on a de commande chez les autres. Aussi Landry, qui ne s’épargnait guère, prit-il plus de force et plus de taille cette année-là que son besson. Les petites différences qu’on avait toujours observées entre eux devinrent plus marquantes, et, de leur esprit, passèrent sur leur figure. Landry, après qu’ils eurent compté quinze ans, devint tout à fait beau garçon, et Sylvinet resta un joli jeune homme, plus mince et moins couleuré que son frère. Aussi, on ne les prenait plus jamais l’un pour l’autre, et, malgré qu’ils se ressemblaient toujours comme deux frères, on ne voyait plus du même coup qu’ils étaient bessons. Landry, qui était censé le cadet, étant né une heure après Sylvinet, paraissait à ceux qui les voyaient pour la première fois, l’aîné d’un an ou deux. Et cela augmentait l’amitié du père Barbeau, qui, à la vraie manière des gens de campagne, estimait la force et la taille avant tout.