La Philanthropie scientifique au point de vue du Darwinisme

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La Philanthropie scientifique au point de vue du Darwinisme
Revue des Deux Mondes3e période, tome 53 (p. 407-445).
LA
PHILANTHROPIE SCIENTIFIQUE
AU POINT DE VUE DU DARWINISME.

{{AN|Darwin, la Descendance de l’homme. — II. Herbert Spencer, Principes de biologie. Introduction à la science sociale. — III. Th. Ribot, l’Hérédité psychologique, 2e édition. — IV. Dr Paul Jacoby, Études sur la sélection dans ses rapports avec l’hérédité chez l’homme. — V. De Candolle, Histoire des sciences et des savans en Europe depuis deux siècles. — VI. A. Coste, Hygiène sociale contre le paupérisme. |fs=90%


Les questions de l’assistance publique, de la population et de la sélection naturelle sont si inséparables que, dans notre siècle, l’esprit a été logiquement conduit de l’une à l’autre et amené par là à d’importantes découvertes. C’est le problème de l’assistance publique et l’observation des effets produits par la taxe des pauvres qui inspira à Malthus sa « loi de la population ; » c’est la loi de la population, à son tour, qui fit découvrir à Darwin d’abord celle de la « lutte pour la vie, » puis celle de la « sélection naturelle. » On peut donc dire (et la chose est digne de remarque), que c’est un problème social et économique qui a provoqué une des plus grandes révolutions de l’histoire naturelle. Même avant Darwin, M. Spencer, étudiant dans sa Statique sociale l’influence de la philanthropie sur le mouvement de la population, sur la multiplication artificielle des faibles de corps ou d’esprit et par cela même sur l’abaissement de la race, avait fait voir comment la « concurrence vitale » peut produire, par voie de sélection et d’élimination, tantôt le progrès, tantôt la décadence d’une espèce. Il a ainsi devancé Darwin ; mais il n’avait pas aperçu, comme Darwin, le fait capital de la « divergence par rapport au type primitif » qui résulte de la sélection naturelle chez les êtres vivans et qui produit la variation finale des espèces. Toujours est-il que la science naturelle et la science sociale ont montré sur ce point leur intime connexion, qui n’est pas moindre dans tous les autres problèmes. Aussi ne peut-on plus désormais séparer ces deux sciences. Réduire la « sociologie » aux sciences morales, économiques et politiques, c’est se condamnera demeurer dans l’abstrait et à traiter les problèmes d’une manière incomplète par l’oubli de données essentielles; le jurisconsulte, l’économiste, le politique qui ne tiennent pas compte des lois de la « biologie » ressemblent à un médecin qui ne connaîtrait ni la structure ni la fonction des organes, ou, selon la comparaison de M. Spencer, à un forgeron qui voudrait travailler le fer sans connaître aucune de ses propriétés. Il faut donc approuver les travaux qui, comme ceux de MM. Spencer, de Candolle, Ribot, Galton, Jacoby, étudient dans la société humaine les effets de la sélection naturelle et de l’hérédité physiologique ou morale. La philanthropie ne doit pas se contenter des raisons de sentiment : elle doit devenir scientifique. Peu de questions sont plus propres que celle de l’assistance publique à montrer la nécessité de ce progrès et l’extrême complexité des problèmes sociaux, où les droits les plus divers sont en cause et où les lois de l’histoire naturelle viennent encore s’ajouter aux lois de l’économie politique. Que devient, au point de vue du darwinisme, le devoir public d’assistance? En premier lieu, quel en peut être le fondement moral, méconnu par certains partisans de Malthus et de Darwin, et quelles en sont les limites nécessaires? En second lieu, n’y a-t-il pas des lois biologiques qui interviennent dans une question à première vue toute morale, et le législateur peut-il négliger les conséquences sociales de ces lois naturelles? En un mot, la philanthropie réglée par la science a-t-elle une influence heureuse ou nuisible sur le mouvement de la population, et produit-elle dans la race une sélection utile ou funeste, un progrès ou une décadence? — Tels sont les principaux points qui mériteraient une longue étude et sur lesquels nous voulons du moins attirer la réflexion des lecteurs. Ne fît-on que voir nettement les difficultés et entrevoir vaguement les solutions, on n’aurait perdu ni son temps ni sa peine.


I.

Les partisans de Darwin adoptent généralement, dans la science sociale, cette loi de Malthus dont Darwin lui-même a tiré de si importantes conséquences dans l’histoire naturelle. Or, au nom de cette loi, Malthus a cru pouvoir condamner d’une manière absolue la philanthropie qui s’exerce sous la forme de la bienfaisance publique. Non-seulement il a rejeté tout devoir d’assistance de la part de l’état, mais encore il a déclaré dangereuse et irréligieuse l’assistance privée. Laissez à la nature, dit-il avec dureté, le soin de punir l’imprévoyance du père qui appelle à la vie plus d’enfans qu’il n’en peut nourrir : la nature ne faillira pas à sa tâche, qui est providentielle. «Lorsque la nature se charge de gouverner et de punir, ce serait une ambition bien folle et bien déplacée de prétendre nous mettre à sa place et prendre sur nous tout l’odieux de l’exécution. Livrons donc cet homme coupable à la peine portée par la nature. L’accès et l’assistance des paroisses doivent lui être fermés, et si la bienfaisance privée lui tend quelques secours, l’intérêt de l’humanité requiert impérieusement que ces secours ne soient point trop abondans. Il faut qu’il sache que les lois de la nature, c’est-à-dire les lois de Dieu, l’ont condamné à vivre péniblement, pour le punir de les avoir violées, qu’il ne peut exercer contre la société aucune espèce de droit pour obtenir d’elle la moindre portion de nourriture[1]... » cette condamnation sommaire de l’assistance publique, prononcée par les malthusiens et par les darwinistes radicaux, peut-elle être acceptée au point de vue de la morale et du droit, et est-elle aussi inévitable qu’on le prétend au point de vue de l’histoire naturelle, au point de vue même des lois posées par Darwin?

D’abord, en ce qui concerne la question de droit, il y a, selon nous, une distinction capitale à faire entre le présent et l’avenir, entre le devoir de l’état à l’égard de ceux qui sont nés et son devoir à l’égard de ceux qui peuvent naître. Il y a actuellement sur terre assez et plus qu’il ne faut pour nourrir les hommes qui vivent aujourd’hui ; mais il peut se faire un jour qu’il n’y ait pas assez pour nourrir tous ceux qu’on appellera à la vie, et c’est alors seulement que la loi de Malthus sur la population sera devenue incontestable. Le moraliste doit donc se placer successivement à ces deux points de vue, que n’ont pas assez distingués ni les malthusiens ni les darwinistes. Afin de mieux faire comprendre la question, commençons par examiner les cas les plus simples; nous nous rapprocherons ensuite de la réalité plus complexe. Pour reprendre un exemple ancien et classique, dont on peut tirer des conséquences nouvelles, supposons un homme établi seul dans une île, où il a non-seulement le nécessaire, mais encore le superflu, et un naufragé jeté dans cette île par la tempête. Sans doute le premier occupant n’est point obligé de céder ce qui lui est indispensable à lui-même pour vivre; cependant, il doit au nouveau-venu une part de son superflu : si l’île suffit à nourrir deux hommes, le premier n’a pas le droit de l’accaparer tout entière. Il devra donc laisser au compagnon que le hasard lui envoie une portion du sol. Par là il n’accomplira point seulement une de ces œuvres de bienfaisance suspectes aux malthusiens et aux darwinistes : ce sera un acte de stricte justice. Qu’il arrive encore dans l’île d’autres hommes, le sol finira par être tout entier occupé, approprié, couvert de maisons, enclos de barrières. Supposons alors qu’un nouveau naufragé survienne. De deux choses l’une : ou l’île peut suffire à nourrir et à entretenir un homme de plus, ou elle ne le peut. Dans le premier cas, si les habitans ne veulent pas que le nouveau-venu se trouve à leur égard et à l’égard de leurs propriétés dans un état de guerre naturel, ils lui devront une portion du terrain. Le terrain est-il déjà approprié tout entier et partagé entre les habitans, ils lui devront alors un travail qui lui fournisse des moyens de subsistance. Cette obligation incombe non à un individu déterminé parmi les habitans de l’île, mais à tous les individus pris collectivement, et chacun devra contribuer selon ses propres ressources à cette tâche commune. L’assistance est ainsi une garantie et une défense de la propriété, un traité de paix succédant à l’état de guerre. Elle ne cesserait d’être un acte de justice pour devenir un acte de pure charité qu’à partir du moment où la subsistance des nouveau-venus ne pourrait plus être prélevée que sur le nécessaire des premiers occupans ; dans ce cas, en effet, il faudrait sacrifier un homme pour en sauver un autre.

Supposons maintenant qu’au lieu d’être apportés dans l’Ile par la fatalité de la tempête, les nouveau-venus y soient introduits par la volonté même de certains individus ; le droit de ces nouveau-venus à l’assistance subsistera dans le présent, mais il est clair que l’ensemble des habitans aura le droit de surveiller pour l’avenir une telle introduction et d’en régler les conditions. S’il s’agit, par exemple, de mettre des enfans au monde en nombre trop grand pour que l’île puisse les nourrir, le petit état que nous examinons ne pourra assumer pour l’avenir le devoir d’assistance si les individus ne renoncent pas de leur côté, comme dit Stuart Mill, à leur droit de multiplication indéfinie.

C’est faute d’avoir fait la distinction qui précède que Malthus rejette absolument tout devoir d’assistance et confie à la nature le soin de faire justice. « La peine attachée à l’imprévoyance par les lois de la nature, prétend-il, retombe immédiatement sur le coupable, et cette peine est d’elle-même sévère. » — Mais, peut-on répondre, ceux qui souffrent le plus de l’imprévoyance du père, n’est-ce pas, au contraire, la femme et les enfans innocens? — « Laissez faire, poursuit Malthus, laissez passer la justice de Dieu. » — Ces prétendues lois de Dieu, où Malthus veut nous faire voir la justice, sont l’injustice même. Pour échapper aux objections des moralistes, le pasteur anglais n’a d’autre ressource que d’invoquer le péché originel. « Il paraît indispensable, dit-il, dans le gouvernement moral de cet univers, que les péchés des pères soient punis sur les enfans. Et si notre vanité présomptueuse se flatte de mieux gouverner en contrariant systématiquement cette loi, je suis porté à croire qu’elle s’engage dans une folle entreprise. » Où Malthus voit un effort de la vanité humaine, la science sociale voit un effort de la justice humaine, supérieure à la prétendue justice de la nature ou de la Providence. S’en remettre aux lois naturelles et providentielles pour prévenir ou réparer l’iniquité, c’est agir comme des êtres sans intelligence et sans volonté, c’est accepter pour l’homme la fatalité qui régit les animaux, « lesquels pourtant n’ont point mangé du fruit défendu. »

La thèse de Malthus, adoptée par beaucoup d’économistes anglais, comme par les naturalistes de l’école darwinienne, est contraire non-seulement à la fraternité pure, mais encore à la stricte justice. Malthus raisonne comme si, actuellement, il n’y avait point sur la terre assez de nourriture pour tous les hommes, comme si, dans l’état actuel de la société, il ne se trouvait pas des hommes jouissant du superflu à côté de ceux qui n’ont point de quoi vivre. Au lieu de limiter ses assertions à l’avenir, et à un avenir encore lointain, il prononce pour le présent même ces dures paroles, tant de fois reprochées par les socialistes aux purs économistes comme étant la plus sincère formule de leurs théories : « Un homme qui naît dans un monde déjà occupé, si sa famille n’a pas le moyen de le nourrir ou si la société n’a pas besoin de son travail, cet homme n’a pas le moindre droit de réclamer une portion quelconque de nourriture, il est réellement de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert mis pour lui. La nature lui commande de s’en aller et ne tardera pas à mettre elle-même cet ordre à exécution. » Tout se lie dans cette doctrine : c’est bien le droit même de vivre que Malthus dénie à une l’oule d’hommes. Pour résoudre la question, il s’en remet à la nature, qui ne connaît ni la pitié ni la justice : il faudrait, au contraire, faire appel à la raison et à la liberté de l’homme. En effet, ce n’est pas seulement au a banquet de la nature, » comme le prétend Malthus, que les nouveau-venus demandent une place, c’est encore et surtout au banquet de l’humanité ; ils sont hommes et ce sont des hommes qui les ont appelés à l’existence; les a-t-on consultés avant de leur donner le jour? Et si, sans leur aveu, leurs parens les ont jetés dans la vie n’est-ce pas à cette condition implicite qu’ils leur fourniraient une part de subsistance en échange d’une part de travail? Lorsqu’il naît un enfant dans une famille, a-t-on dit avec raison, aucun de ses frères n’est en droit de lui contester la participation aux biens du père; pareillement, il n’y a pas de « cadets » dans une nation. Si la famille fait défaut, il reste au-dessus d’elle la grande famille nationale : il y a solidarité entre tous les citoyens d’un même pays. Par cela même que vous, législateurs, vous n’avez pu établir de loi qui règle la multiplication de l’espèce, vous acceptez implicitement, à défaut des père et mère naturels, certaines charges à l’égard des enfans qui sont nés. Ces enfans ne sont ni « usurpateurs » ni « intrus, » puisqu’ils ne sont point eux-mêmes responsables de leur naissance, et vous n’êtes plus maîtres de les accepter ou de les rejeter, puisqu’en fait il y a actuellement pour tous assez de subsistances. Que la société veuille prendre ses précautions pour l’avenir, c’est ce dont les darwinistes nous montreront tout à l’heure la nécessité, mais la charge présente n’en existe pas moins et nous devons l’accomplir. Dans la société actuelle, les capitaux ne manquent point, mais tous les hommes n’en ont pas leur part ; cet état de choses, effet inévitable des lois économiques, crée chez les travailleurs un état naturel d’infériorité et de servitude : il y a donc lieu ici à l’intervention de la justice réparative sous la forme de l’assistance publique. Au milieu d’une disette, celui qui refuserait de vendre son blé ou qui achèterait une grande quantité de blé pour l’enlever à la circulation serait-il dans son droit? Il pourrait cependant se dire légitime propriétaire du produit de ses champs ou du produit de ses achats. Mais le même principe qui fonde la propriété, à savoir le droit de travailler pour vivre, la limite par le droit égal d’autrui. La société, sur bien des points, a su imposer des restrictions et des obligations aux propriétaires qui se prétendaient « absolus » ; elle les oblige à ne pas entraver le droit de circulation, elle exproprie pour cause d’utilité publique, elle punit celui qui incendie son bien, elle pourrait exiger une indemnité de celui qui le laisse en friche. En général, aucun droit relatif aux objets extérieurs ne peut être absolu : il y a toujours place à des limitations réciproques, par conséquent à des conventions et à des compromis. Le respect des propriétés déjà existantes et de l’ordre établi ne peut, en droit pur, être exigé du nouveau-venu que si, en échange, on lui réserve à lui-même quelque moyen d’existence. Il y a là un rapport contractuel, une convention tacite : je conviens de respecter vos moyens d’existence à la condition que vous respectiez les miens , je consens à respecter votre droit de vivre à condition de ne pas voir le mien détruit en fait. C’est donc un rapport contractuel qui établit à la fois le fondement et la borne du droit de propriété chez les uns et du droit de vivre chez les autres. Le premier n’est pas plus absolu que le second, mais on ne peut méconnaître l’un sans méconnaître l’autre.

De ce que le devoir philanthropique d’assistance ne peut être illimité et inconditionnel, on ne peut donc conclure avec Malthus et les naturalistes de son école que ce devoir n’existe pas. Si une telle conclusion était logique, il faudrait alors l’appliquer à tous les droits réels, car il n’en est aucun qui soit absolu et sans limites, pas plus le droit de propriété que les autres. La seule conclusion légitime, c’est qu’il faut renfermer l’assistance dans certaines bornes, la restreindre par la considération d’autres droits, la soumettre à des conditions, en faire, par conséquent, l’objet d’un contrat, réaliser ainsi sur ce point comme sur tous les autres l’idéal de la justice contractuelle. La limite pratique d’un droit est toujours dans un autre droit ; par exemple, la limite du droit de propriété est dans le droit de circulation, dans le droit d’expropriation pour cause d’utilité publique, etc., et réciproquement ; le moyen de fixer cette limite, c’est le libre débat entre les parties, lequel aboutit à un contrat. Tout politique qui néglige de donner aux lois qu’il promulgue la forme contractuelle prépare pour la société des conflits de toute sorte et laisse dans la loi même un germe de guerre.

Mais si la vraie philanthropie, qui ne fait qu’un avec la justice sociale, doit considérer le présent et le passé même, elle doit aussi regarder l’avenir. C’est à ce point de vue que les théories de Malthus et de Darwin vont reprendre l’avantage : les considérations empruntées à l’histoire naturelle viendront compléter les considérations morales et juridiques. Déjà nous avons reconnu, avec Malthus et Stuart Mill, qu’on ne saurait faire abstraction de ce point de vue si l’on ne veut pas produire artificiellement, dans un avenir plus ou moins éloigné, une multiplication excessive de l’espèce. Il nous reste à examiner, avec MM. Spencer et Darwin, un autre écueil pour le philanthrope : l’abaissement physique et intellectuel de l’espèce par l’oubli des lois de la sélection naturelle et de l’hérédité.


II.

La philanthropie séparée de la science ne voit que l’influence immédiate des mesures qu’elle propose ; elle néglige entièrement leur influence, infiniment plus importante, sur le physique et le moral des générations futures. Elle oublie que toute mesure nouvelle, dans la législation ou dans la politique, tend à produire des modifications sur la nature humaine, soit en mieux soit en pire[2]. Ces modifications sont l’inévitable effet des lois biologiques, c’est-à-dire de la concurrence vitale, de l’hérédité et de la sélection naturelle. Une bienfaisance qui ne tient nul compte de ces lois peut devenir malfaisante, et la fraternité à courte vue qui ne considère que la génération actuelle peut se changer, comme nous allons le voir, eu une véritable injustice envers les générations futures. Le grand danger auquel s’expose une charité aveugle, séparée de la science et de la justice contractuelle, c’est d’abaisser le niveau physique et moral de la race. Quelles sont sur ce point les conclusions du darwinisme? On peut, avec M. Spencer, les résumer dans ces deux propositions, que tout philanthrope, selon lui, devrait avoir sans cesse présentes à l’esprit : « La qualité d’une société baisse sous le rapport physique par la conservation artificielle de ses membres les plus faibles: la qualité d’une société baisse sous le rapport moral par la conservation artificielle des individus les moins capables de prendre soin d’eux-mêmes[3]. » Exposons successivement et essayons de restreindre à leur vraie portée ces deux propositions capitales.

La loi de Malthus, dont Darwin a déduit celle de la concurrence vitale, tend à amener, dans l’état actuel de la société, une surabondance numérique d’individus qui luttent pour l’existence même. L’excès de fécondité a de bons et de mauvais résultats. Tous les individus se trouvant ainsi soumis à la difficulté croissante de gagner leur vie, il se produit dans la société une sorte de « pression » dont l’effet naturel est en moyenne un progrès. Ceux-là seuls, en effet, peuvent survivre qui sont capables de résister à cette pression et même de progresser sous son influence ; or ceux-là doivent être « les élus de leur génération. » Quand un individu succombe, c’est toujours faute de pouvoir triompher d’une certaine action du milieu ambiant, froid, chaleur, humidité, insalubrité de l’air, etc.; il ne peut faire face à une ou à plusieurs des nombreuses forces qui agissent sur lui et en présence desquelles doit se déployer son activité vitale. Il peut dès lors succomber plus ou moins vite, selon la vigueur de son organisation et les incidens de sa carrière; mais, dans le cours naturel des choses, ceux qui sont imparfaitement organisés disparaissent avant d’avoir une postérité, et les organisations les plus vigoureuses concourent seules à produire la génération suivante. Telle est la sélection naturelle, favorable à l’amélioration de l’espèce, qui se produit dans l’humanité quand on laisse agir la nature sans la contrarier : « C’est, dit M. Spencer, un travail d’élimination naturelle par lequel la société s’épure continuellement elle-même. » Supposez maintenant qu’une philanthropie ignorante de la science sociale et des sciences naturelles entreprenne de corriger la nature, de diminuer à tout prix les chances de mortalité pour les faibles, de les faire survivre artificiellement par ses soins et ses secours, quels seront les résultats pour les générations futures? — D’abord la population s’accroît plus qu’elle ne l’aurait fait; tout le monde se trouve donc réduit à une plus grande difficulté de vivre et soumis à des actions destructives plus intenses. Cet accroissement de la population pourrait encore produire de bons résultats s’il n’était pas dû à un accroissement du nombre des faibles. Mais la survivance des faibles gâte tout : ils se marient avec les forts, qui autrement auraient seuls survécu ; ce mariage altère la constitution générale de la race, il la fait descendre à un degré de force et pour ainsi dire de tonicité moindre, correspondant aux conditions d’existence que l’on a créées artificiellement. Tel un instrument dont les cordes se sont détendues n’a plus des sons aussi forts ni aussi harmonieux. C’est un amollissement de l’espèce, laquelle est devenue du même coup un peu plus nombreuse et un peu plus faible. En conservant la partie la moins vivace des générations présentes, on a préparé la décadence des générations à venir.

Cette décadence se produit encore pour d’autres raisons. Votre philanthropie, disent les darwinistes, supprime ou atténue certaines influences nuisibles, ce qui donne aux constitutions délicates plus de chances de survivre et de se propager; mais vous ne voyez pas qu’à la place des influences défavorables par vous supprimées, vous faites surgir de nouvelles causes destructives. « Si l’on diminue la vitalité moyenne, dit M. Spencer, en protégeant plus efficacement le faible contre les conditions défavorables, on verra véritablement apparaître des maladies nouvelles, » car l’accroissement des maladies est corrélatif à l’affaiblissement de la vitalité. Voyez plutôt les nombreuses maladies inconnues parmi les barbares et dont souffrent les races civilisées[4]. Les maladies du cerveau, principalement, semblent s’accroître avec la civilisation ; leur rapport avec la population totale paraît avoir doublé en France depuis 1836. L’activité imprimée à l’industrie, aux arts et aux sciences, l’agitation politique et sociale, la fièvre du gain et la vie dévorante des cités engendrent dans les nations civilisées un état d’excitation cérébrale qui ressemble à l’ivresse et doit disposer aux troubles intellectuels. Ajoutons que la nécessité d’entretenir les faibles et les «non-producteurs, » comme dit M. Spencer, amène une surcharge de plus pour les « producteurs ; » la fatigue de ces derniers augmente donc jusqu’à devenir pour eux une cause de maladies ou de décès prématuré, la mortalité évitée sous une forme reparaît ainsi sous une autre; ce sont finalement les moins bien doués qui survivent et les mieux doués qui disparaissent.

Si cette fraternité mal entendue se perpétuait, elle finirait, selon les darwinistes, par changer une société vigoureuse et jeune en une société vieille avant l’âge. Supposez une nation tout entière composée de vieillards : la vieillesse diffère de la jeunesse et de l’âge mûr en ce qu’elle est moins active pour la production et moins capable de résister aux causes de destruction; les hommes qui, bien que jeunes encore, ont une constitution faible, se trouvent dans une position analogue. Une société de gens affaiblis doit donc mener la vie que mènerait une société composée de vieillards n’ayant personne pour les servir. La ressemblance se complète en ce que, des deux côtés, la vie manque de cette énergie qui rend le travail facile et le plaisir vif. Le vieillard voit augmenter pour lui les causes de souffrances et diminuer les causes de plaisir, car l’exercice physique est la condition ou l’accompagnement de la plupart des plaisirs. Ainsi se produit une vie languissante, terne et monotone. « En résumé, dit M. Spencer, lorsque chez un peuple le type moyen des constitutions s’abaisse à un certain niveau de force inférieur à celui qui peut résister sans difficulté aux travaux, aux perturbations et aux dangers ordinaires, la mortalité n’est pas toujours diminuée et, d’autre 6art, la vie, cessant d’être une jouissance, devient un fardeau[5]. »

Telles sont les considérations des darwinistes sur l’abaissement physique des races par une philanthropie mal entendue. Ces considérations montrent bien que les moralistes, les économistes, les législateurs et les politiques doivent sortir de la routine traditionnelle pour calculer, d’après les lois de la biologie et de la « sociologie » contemporaines, les effets à venir des mesures qu’ils conseillent ou adoptent. Toutefois, il faut se garder d’exagérer la portée et les conséquences du théorème que nous venons d’exposer. Il y a ici des distinctions à faire, et ceux qui s’inspirent de Darwin ne les font pas toujours. Commençons par mettre hors de cause les malades proprement dits, qu’on les secoure à domicile ou dans les hôpitaux. Les maladies, en effet, sont le plus souvent accidentelles, quand elles ne résultent pas d’un défaut originel de constitution ou d’excès volontaires. En soignant des travailleurs atteints par la maladie ou victimes de quelque accident, et en leur permettant de retourner ensuite à leur travail, il est clair qu’on ne rend pas un mauvais service à la société. Supposez que la femme d’un ouvrier bien valide et actif tombe malade, si l’ouvrier est trop pauvre et si personne ne vient à son secours, il sera obligé de se surmener et de s’épuiser, ce qui sera une perte pour la société entière; les enfans bien constitués qui, si on avait secouru la mère, auraient pu vivre, tomberont malades ou mourront si la famille est réduite à la misère. Faut-il laisser mourir sans pitié ceux que la maladie atteint, comme une armée forcée d’abandonner quiconque tombe en route? C’est ce que ne soutiendra aucun darwiniste de bon sens.

Le théorème de Darwin ne peut donc s’appliquer qu’aux infirmes proprement dits, auxquels la philanthropie donne aussi bien ses secours qu’aux hommes atteints par des maladies accidentelles. Mais, d’abord, on pourrait faire observer à M. Spencer et aux darwinistes que la population infirme des hôpitaux ou le nombre des assistés à domicile est une faible partie de la nation ; il n’y a pas grand inconvénient pour les valides à secourir ces invalides. De plus, les infirmes des hospices ne contractent guère mariage et on n’a pas beaucoup à craindre leur postérité. Au reste, on pourrait mettre des conditions et parfois des empêchemens légaux à leur mariage, si la chose devenait nécessaire, il en est de même des infirmes qui reçoivent des secours à domicile : quand ils ont quelque infirmité physique notoire, ils ne songent guère et ne trouvent guère à se marier. De plus, le théorème darwiniste prouve trop, car il ne s’applique pas seulement aux faibles de corps que la philanthropie prend sous sa protection ; pour être logique, il faudrait le transporter au sein même de chaque famille et soutenir que tout enfant mal conformé ou débile ne mérite pas de vivre. On ne dira plus : « Malheur aux vaincus! » mais : « Malheur aux faibles ! » En effet, si un père ou une mère ne conservent la vie à leur enfant qu’à force de soins, si un médecin y emploie, de son côté, toute sa science, cet amour paternel ou maternel, cette science du médecin, n’auront fait que préparer « artificiellement à la société un membre sans vigueur ; » et celui-ci, à son tour, par le mariage, mettra au monde des enfans encore moins vigoureux. Le procédé des Spartiates à l’égard des enfans chétifs redeviendra donc celui de la sociologie perfection née. On essaiera les hommes comme on essaie de nos jours les fusils, en jetant au rebut ceux qui ne peuvent supporter une certaine pression. C’est au sein de la famille, plutôt que dans les hospices, qu’on lutte à force d’art contre l’élimination naturelle des moins vigoureux; nous ne voyons donc pas que la philanthropie publique soit ici responsable des principaux inconvéniens ; c’est l’amour paternel ou maternel qu’il faudrait mettre en cause, et comme cet amour a infiniment plus d’avantages pour la société qu’il n’a d’inconvéniens, il faut l’éclairer et non le diminuer.

C’est plutôt avant le mariage qu’après la naissance des enfans que le vrai problème se pose et que la prévoyance doit s’exercer, dans l’intérêt de l’humanité même. Il y a là, avant tout, une question morale, et c’est au moraliste qu’il appartient d’abord de faire comprendre à l’individu infirme, mal constitué ou malade, la grave responsabilité qu’il accepte en contractant mariage et en risquant de faire retomber sur ses enfans les maux dont il souffre : « L’homme, remarque Darwin, étudie avec la plus scrupuleuse attention le caractère et la généalogie de ses chevaux, de son bétail, de ses chiens avant de les unir entre eux, précaution qu’il ne prend jamais quand il s’agit de son propre mariage[6]. » Il est certain que l’individu qui en appelle un autre à la vie n’est pas seul en cause dans la question et que, s’il fait bon marché pour son compte des maux physiques, il doit hésiter avant d’y condamner sa postérité. Mais faut-il aller plus loin et faire de la question morale une question sociale ou juridique? L’état, le protecteur naturel du droit des tiers, doit-il ici intervenir dans l’intérêt physique des enfans et de la nation comme il intervient pour leur intérêt moral et même pour les questions de pure fortune? — Darwin et ses partisans, tels que M. Ribot, sont assez portés à faire intervenir l’état soit dès à présent, soit lorsque les mœurs auront préparé cette intervention. « Lorsqu’on aura mieux compris, dit Darwin, les principes biologiques, par exemple les lois de la reproduction et de l’hérédité, nous n’entendrons plus des législateurs igaorans repousser avec dédain les plans que nous leur soumettons,.. plans destinés à vérifier si, oui ou non, les mariages consanguins sont nuisibles à l’espèce. » Selon Darwin, les deux sexes doivent s’interdire le mariage lorsqu’ils se trouvent dans un état trop marqué d’infériorité de corps et d’esprit. Il en est de même de ceux « qui ne peuvent éviter une abjecte pauvreté pour leurs enfans, car la pauvreté est non-seulement un grand mal en soi, mais elle tend à s’accroître en entraînant à sa suite l’insouciance dans le mariage. » M. Ribot espère avec raison que les mœurs finiront par tenir compte des données de la science dans cette grave question[7], mais il laisse entrevoir l’intervention finale de la loi. C’est là, selon nous, un moyen dangereux. En prétendant favoriser des mariages bien assortis au point de vue physique, la loi pourrait d’abord favoriser la débauche et la naissance des enfans illégitimes. Or, la débauche et l’union temporaire des sexes, non accompagnée de prévoyance ni de charges déterminées, «encombrerait » la société de « non-valeurs » encore bien plus que les mariages des êtres faibles. En second lieu, l’intervention de la loi pourrait, plus encore que ns le fait parfois celle des parens, empêcher des mariages bien assortis au point de vue moral et intellectuel, comme au point de vue du cœur. Enfin, les gouvernemens sont encore moins infaillibles que les parens quand il s’agit de prendre une décision relative à l’avenir des enfans. Tout ce qu’on pourrait faire, ce serait d’exiger que ceux qui veulent se marier justifient de leurs moyens d’existence et de la possibilité d’élever leurs enfans. Encore faudrait-il, répétons-le, éviter d’encourager, comme en Allemagne, les naissances illégitimes. Mais cette question n’est pas, à vrai dire, du ressort de la philanthropie proprement dite, dont nous nous occupons spécialement. La philanthropie ne peut être ici accusée que pour les secours qu’elle donne aux faibles de corps, pour la prolongation artificielle de leur existence et pour le moyen qu’elle peut leur fournir de mettre au monde des enfans encore plus faibles. Or, sur ce point, les darwinistes exagèrent le mal causé par la philanthropie, car ils oublient qu’elle ne peut entièrement transformer la nature : son pouvoir se borne soit à prolonger l’existence de l’individu (ce qui n’est pas un grand mal), soit à prolonger sa race pendant un temps plus ou moins court. De deux choses l’une : ou le mal secouru par la philanthropie est un germe fatal de déchéance et de mort pour la postérité de l’homme secouru, et alors la bienfaisance ne fera que retarder, sans l’empêcher, l’inévitable extinction de cette postérité ; ou au contraire le mal est réparable et la postérité peut se relever, se fortifier, se perfectionner, en un mot gravir la montagne au lieu de redescendre ; et alors faut-il blâmer la philanthropie d’avoir tendu une main secourable à ceux qui allaient tomber pour jamais? Ce dilemme, l’avenir seul peut le résoudre dans chaque conjoncture particulière : comment donc en préjuger la solution, et cela au profit des sentimens les plus impitoyables? Nous verrons tout à l’heure que les inconvéniens, quand ils existent, sont eux-mêmes compensés par des avantages. La conclusion naturelle est que, si le moraliste ne saurait trop se préoccuper de ces problèmes complexes, le législateur ne saurait être trop prudent quand il s’agit d’intervenir, car cette intervention est encore bien plus « artificielle » et peut être plus dangereuse que l’intervention de la philanthropie[8].

Passons maintenant de l’action que la philanthropie peut exercer directement sur les individus à celle qu’elle peut exercer sur le milieu en le rendant plus favorable aux faibles et aux chétifs. Il y a encore ici une importante distinction que les darwinistes négligent trop souvent de faire. Parmi les conditions de milieu, d’hygiène et de santé qu’on peut ménager à un ensemble d’hommes, il faut noter d’abord les conditions normales qui tendent à assurer le développement ou le fonctionnement normal des organes, par exemple un air pur, des alimens nourrissans et suffisans, des vêtemens sains, des habitations salubres, un travail proportionné aux forces, etc. Une philanthropie qui s’efforce de réaliser ces conditions pour le plus grand nombre d’hommes possible agit évidemment dans le sens même de la nature : elle fortifie les générations, loin de les affaiblir. Ce serait un sophisme de prétendre qu’on fortifierait encore plus les générations en les habituant à se passer de ces conditions favorables, car on ne s’habitue point à se passer du nécessaire : le budget de la nature et de la vie est fixé et ne peut varier que dans des limites restreintes. Que dirait-on d’un père de famille qui, pour exercer la puissance nutritive de ses enfans, prétendrait les habituer à vivre sans manger, qui, pour exercer leurs poumons, les placerait dans une atmosphère viciée, qui, pour exercer leur sens de la vue, les ferait travailler et lire dans une chambre sans lumière? Ce serait là se proposer un problème insoluble comme celui de faire vivre un poisson hors de l’eau. En fait, les populations soumises à des influences malsaines deviennent chétives et maladives ; la croissance des enfans avorte : ils sont anémiques, faibles, petits de taille, maigres, frappés d’infirmités telles que les goitres, la pellagre, les ophtalmies, le crétinisme. On ne fortifierait pas l’humanité en lui faisant habiter les contrées malsaines plutôt que les contrées saines. De même, un excès de travail épuise l’intelligence et le corps des générations comme des individus. Sans doute les plus forts survivent, mais ils survivent affaiblis, et, quoique relativement forts, ils sont réellement devenus faibles ; ce sont des borgnes parmi des aveugles. On a ainsi obtenu artificiellement une survivance de faibles qui engendreront des faibles à leur tour. L’argumentation des darwinistes pourrait donc se retourner et nous poserons à notre tour le théorème suivant : — Réaliser les conditions normales les plus favorables au développement de l’humanité, c’est assurer le développement et la sélection d’une majorité de forts, tout en ne sauvant qu’une minorité de faibles ; car il est exceptionnel d’être malade quand on est dans les meilleures conditions d’hygiène et de nourriture.

C’est seulement, selon nous, pour les conditions anormales qu’est valable le raisonnement de M. Spencer, reproduit par M. de Candolle. Si l’on élève les enfans dans la mollesse, dans la paresse intellectuelle et physique, si on les nourrit de sucreries au lieu de pain et de viande, si on les élève en serre chaude et non au grand air, si on ne les laisse prendre aucun exercice de peur qu’ils ne se fatiguent, il est clair qu’on les abâtardit et qu’on prépare, par leur intermédiaire, l’abâtardissement de la race elle-même. En un mot, c’est le luxe, c’est la mollesse et l’oisiveté qui sont des causes de décadence pour une génération. Il n’est pas étonnant, à ce point de vue, que le docteur Jacoby ail pu démontrer l’inévitable extinction qui attend toute famille royale ou aristocratique, qu’il s’agisse des Césars, des Médicis, des Valois, des Bourbons, de notre noblesse française, de l’aristocratie vénitienne ou des lords anglais, car c’est dans ces familles que les causes de décadence, inséparables du pouvoir et de la richesse, produisent leurs résultats fatals. « La stérilité, les psychopathies, la mort prématurée et finalement l’extinction de la race ne constituent pas un avenir réservé spécialement et exclusivement aux dynasties souveraines : toutes les classes privilégiées, toutes les familles qui se trouvent dans des positions exclusivement élevées, partagent le sort des familles régnantes, quoique à un degré moindre, qui est toujours eu rapport direct avec la grandeur de leurs privilèges jet la hauteur de leur fonction sociale[9]. » Mais, une fois ce principe accordé, nous demanderons aux disciples pessimistes de Darwin si la philanthropie a l’habitude d’assurer aux indigens le luxe et la vie molle des aristocraties. Elle permet du moins, nous dira-t-on, l’oisiveté ; mais c’est alors la faute de ceux qui viennent au secours des travailleurs, car ils ont le droit et le devoir d’exiger du travail eu échange de leur assistance.

Nous n’avons encore examiné que le premier des théorèmes darwiniens relatifs aux effets de la philanthropie mal appliquée : une société peut baisser sous le rapport physique par la conservation artificielle de ses membres les plus faibles, si elle n’agit pas dans le vrai sens de la nature. Mais les darwinistes ajoutent qu’elle baisse aussi sous le rapport moral par la conservation artificielle des individus « les moins capables de prendre soin d’eux-mêmes. » Le principe sur lequel ce nouveau théorème repose, c’est que les lois de l’hérédité et de la sélection s’appliquent au moral comme au physique. Ce principe, nous reconnaissons que MM. Galton, Ribot et Jacoby l’ont mis hors de doute. Les vices moraux finissent par se transmettre, comme les vices physiques, de génération en génération, quand ils sont depuis longtemps implantés dans les familles ou les races. Darwin insiste beaucoup sur la transmission de cette qualité morale qu’on appelle le caractère, la force de volonté, le courage, la fierté qui fait que l’on compte sur soi et non sur les autres; d’autre part, selon lui, il est des gens lâches, paresseux et insoucians par droit de naissance, tels que les Irlandais. Transportez sur une même terre, un certain nombre d’Irlandais et autant d’Écossais, dit Darwin; au bout d’un temps déterminé, les Irlandais seront devenus dix fois plus nombreux que les Écossais, mais ceux-ci, grâce à leurs qualités héréditaires, seront tous à la tête et occuperont les hautes places[10]. Si quelqu’un conteste, dit à son tour M. Spencer, que les enfans ressemblent à leurs parens par leur caractère moral et leur capacité intellectuelle, s’il soutient que les fils et les petits-fils des criminels ont des tendances moins bonnes que les enfans dont les parens et les grands-parens étaient industrieux et honnêtes, il peut admettre sans inconséquence qu’il n’importe point à la société de quelles familles sortent et sortiront les générations successives ; il peut ne voir aucun inconvénient à ce que les plus actifs, les plus capables, les plus prudens, les plus consciencieux meurent sans postérité, tandis que les gens insoucians et malhonnêtes laisseront beaucoup d’enfans. « Mais quiconque n’admet pas cette théorie absurde, doit accorder que les arrangemens sociaux sont extrêmement funestes quand ils s’opposent à la multiplication des individus les mieux doués intellectuellement et favorisent la multiplication des hommes mal doués. » Aidez-vous les moins « méritans » à se propager, en les affranchissant de la mortalité à laquelle les vouerait naturellement leur absence de mérite, le mérite même deviendra de plus en plus rare de génération en génération. De plus, outre leur propre conservation et la conservation de leurs familles, les bons sont aussi obligés de veiller à la conservation des mauvais et de leurs familles, et ils sont ainsi exposés à être surmenés. C’est ce dont se plaignait également Stuart Mill; grâce à l’inintelligent emploi de l’income tax et à l’obligation pour toute commune de nourrir ses pauvres, ce sont les travailleurs qui sont forcés de nourrir les paresseux. Est-ce là de la justice? Dans certains cas, cette situation empêche les hommes laborieux de se marier ; dans d’autres, elle restreint le nombre de leurs enfans ou les oblige à ne leur donner qu’une nourriture insuffisante; dans d’autres cas, elle enlève les hommes laborieux à leur famille ; de toute façon, elle tend à arrêter la propagation des capables, à altérer leur constitution, à la ramener au niveau des incapables. Pendant ce temps-là ceux-ci croissent et se multiplient, conformément à la sagesse fort douteuse de la Bible ; ils pullulent aux dépens d’autrui. « C’est, dit M. Spencer, une réserve de misères amassée à dessein pour les générations futures. On ne peut faire un plus triste cadeau à la postérité que de l’encombrer d’un nombre toujours croissant d’imbéciles, de paresseux et de criminels. Aider les méchans, c’est au fond préparer malicieusement à nos descendans une multitude d’ennemis. On a le droit de se demander si la sotte philanthropie qui ne pense qu’à adoucir les maux du moment et persiste à ne pas voir les maux indirects, ne produit pas au total une plus grande somme de misère que l’égoïsme extrême[11]. »

Telles sont,. dans toute leur force, les objections de M. Spencer et de Darwin. Selon nous, elles tombent encore ici sur l’exercice aveugle et irrationnel de la philanthropie, plutôt que sur la philanthropie même. Poussé trop loin, le théorème relatif à l’abaissement intellectuel et moral des sociétés aurait des conséquences encore plus inadmissibles que le théorème relatif à leur abaissement physique. En effet, la loi d’hérédité intellectuelle et morale, qui en est le principe, est beaucoup plus vague et plus lâche que la loi d’hérédité physique. Que signifient ces expressions peu précises: « Une société baisse par la conservation artificielle des individus les moins capables de prendre soin d’eux-mêmes? » M. Spencer veut-il dire que les parens habitués, par exemple, à solliciter les bureaux de bienfaisance, engendreront des enfans doués du penchant inné à se diriger vers les bureaux de bienfaisance? Sans doute, l’Angleterre offre le spectacle de ces pauvres qui sont assistés par les communes de père en fils : ce sont pour ainsi dire les lords de la mendicité; c’est l’indigence héréditaire élevée à la hauteur d’une institution. Les mères pauvres s’entourent de leurs nombreux enfans comme d’autant de titres à l’assistance : ce sont des Cornélies d’un nouveau genre. Mais à qui la faute? N’est-ce pas aux distributeurs de la taxe pour les pauvres, lesquels, d’ailleurs, font chaque jour des progrès sous ce rapport? n’est-ce pas aussi à la mauvaise éducation reçue par les enfans, plutôt qu’à l’hérédité du tempérament? Si ces enfans étaient élevés avec ceux d’un seigneur, manifesteraient-ils le penchant inné à mendier ou à se faire assister par autrui ? En général, nous croyons que MM. Spencer et Darwin, comme MM. Jacoby et Ribot, font une part trop forte à l’hérédité, une part trop faible à l’éducation et aux circonstances.

Il ne faut pas oublier non plus la part de l’organisation sociale et politique en Angleterre. En France, grâce au régime d’égalité, il y a quatre ou cinq millions de propriétaires, et de plus, la population y croît assez lentement pour inquiéter ceux qui se préoccupent avant tout de la puissance matérielle et militaire d’une nation. En Angleterre, le sol est possédé par trente mille personnes et il y en a la moitié aux mains de cent cinquante grands propriétaires. Grâce à cet accaparement féodal et à ce régime d’inégalité (pour lequel plusieurs de nos écrivains montrent aujourd’hui des regrets platoniques), ni les ouvriers ni les villageois ne peuvent vivre sans l’aide des taxes pour les pauvres. Les lords s’étant arrogé le monopole de la richesse, une partie de la nation serait réduite à la plus extrême misère s’ils ne daignaient compenser leur injustice par leur charité. Ils y arrivent d’ailleurs dans une certaine mesure, il faut le reconnaître, puisque depuis trente ans le nombre des indigens assistés a diminué de moitié. Il est vrai que la misère en Angleterre, là où elle subsiste, demeure plus profonde et plus affligeante qu’ailleurs. La situation des ouvriers agricoles est bien inférieure à celle de nos paysans français[12]. « Pour la plus grande partie de l’Angleterre, les gages du travailleur agricole varient entre 6 et 12 shillings par semaine ; son loyer lui coûte un shilling par semaine ; impossible de vivre là-dessus avec une femme et seulement deux enfans[13]. » Or, grâce au zèle des prédicateurs bibliques et à l’imprévoyance traditionnelle des pères de famille, ils ont en moyenne huit enfans, parfois quatorze ou seize. Qu’en résulte-t-il ? Qu’ils ne peuvent se passer de l’assistance publique ou privée. « Pas un journalier de campagne, dit Mrs Grote[14], ne vit ou ne soutient sa famille avec ses gages seulement ; il subsiste en partie sur ses gains et en partie sur l’aumône. » N’ayant point l’espoir de devenir propriétaire comme le paysan français, le campagnard anglais est dépensier, exigeant en fait de confortable, et, de même que sa fécondité réalise l’idéal de l’Ancien Testament, son imprévoyance réalise celui du nouveau : « À chaque jour suffit sa peine[15]. » Quant aux ouvriers des manufactures, leur fécondité et leur imprévoyance sont plus grandes encore[16].

On aura beau jeter l’or à pleines mains ; impossible de combler cette sorte de tonneau des Danaïdes ; la charité pure, tout en soulageant les misères, est impuissante à en supprimer les causes et à suppléer à la justice[17]. De même, la religion ne saurait remplacer la science. « Il est une chose, dit M. Spencer, qui appelle une réprobation sévère ; c’est ce gaspillage d’argent inspiré par une fausse interprétation de la maxime bien connue : La charité efface une multitude de péchés. Chez les nombreuses personnes qui s’imaginent, par suite de cette fausse interprétation, qu’en donnant beaucoup elles peuvent expier leurs mauvaises actions, nous pouvons reconnaître un élément de véritable bassesse. On s’efforce d’acquérir une bonne place dans l’autre monde sans s’inquiéter de ce qu’il en peut coûter à ses semblables[18]. »

Mais, demanderons-nous, M. Spencer voit-il le mal et le remède où ils se trouvent réellement lorsqu’il attribue l’insouciance et la paresse des indigens à l’hérédité, et qu’il se préoccupe surtout d’empêcher une nouvelle transmission de ces vices par le sang aux générations futures? Les meilleurs procédés de sélection darwinienne seront sans grand résultat en l’absence d’une bonne éducation, et l’éducation elle-même aura peu de puissance en l’absence de lois justes. Il faut donc rétablir dans le problème ces deux élémens essentiels que les darwinistes laissent de côté : l’éducation et les lois.


III.

Nous avons reconnu, tout en les ramenant à leur juste mesure, les inconvéniens de la philanthropie lorsqu’elle prend pour règle le sentiment vague de l’amour plutôt que les idées précises et scientifiques de justice ou d’intérêt général ; nous devons faire voir les avantages qui peuvent, en une certaine mesure, compenser ces inconvéniens. C’est un point de vue sur lequel les darwinistes n’ont pas assez insisté.

Le premier avantage des institutions philanthropiques, lorsqu’elles sont bien entendues et soumises aux règles de la science, c’est de tendre à diminuer parmi les hommes les excès d’inégalité soit économique, soit politique, soit intellectuelle. Or la nécessité de rétablir parmi les hommes une certaine égalité ressort des lois mêmes de la sélection naturelle. Il est remarquable que ces lois, après avoir paru d’abord favorables aux aristocraties et aux institutions aristocratiques, sont aujourd’hui invoquées en faveur de l’égalité sociale. Selon le docteur Jacoby « l’inégalité politique et économique » produit, en vertu même des lois de la sélection, « l’ignorance et la misère en bas, la folie, le crime et la stérilité en haut... De l’immensité humaine surgissent des individus, des familles et des races qui tendent à s’élever au-dessus du niveau commun; ils gravissent péniblement les hauteurs abruptes, parviennent au sommet du pouvoir, de la richesse, de l’intelligence, du talent, et, une fois arrivés, sont précipités en bas, disparaissent dans les abîmes de la folie et de la dégénérescence. La mort est la grande niveleuse : en anéantissant tout ce qui s’élève, elle démocratise l’humanité. » Les hommes paraissent donc avoir été organisés, selon le docteur Jacoby, «en vue de l’égalité. » Toute distinction trop tranchée en classes politiques, économiques ou intellectuelles, et toute sélection, qui est la conséquence logique et naturelle de cette distinction, sont également funestes à l’humanité, aux élus comme au reste des humains, « produisant manque chez ces derniers, excès chez les premiers de l’élément qui est le principe de la distinction des classes. » Dès qu’une partie de l’humanité a quelque chose en trop grande quantité, qu’il s’agisse de biens matériels ou de qualités intellectuelles, le reste de l’humanité se trouve immédiatement en avoir trop peu, et les deux parties souffrent également de cet excès comme de ce défaut. Mais la nature paraît vouloir se venger de cette violation de ses lois, et frappe cruellement les élus, les heureux, les châtiant « dans leur quatrième et leur septième génération. » Les lois de la nature sont immuables, et malheur à qui les viole! « Chaque privilège que l’homme s’accorde est un pas vers la dégénérescence, les phrénopathies, la mort de sa race. » En abaissant qui veut s’élever au-dessus du niveau commun de l’humanité, en châtiant les orgueilleux, en se vengeant de l’excès de bonheur, la nature charge les privilégiés d’être eux-mêmes les bourreaux de leur race. « Trop de bonheur offense et indigne les dieux, pensaient les anciens, et l’étude médicale des conséquences de toute distinction intellectuelle ou morale, de toute sélection, nous a conduit à la même conclusion : Humana imprudentîa impares esse voluit quos Deus œquaverat : La folie humaine veut rendre inégaux ceux que Dieu avait faits égaux, dit le pape Clément IV. » — Mais, s’il en est ainsi, les darwinistes peuvent-ils se plaindre de ce que la philanthropie s’efforce de diminuer dans une certaine mesure les inégalités nées du régime social? N’agit-elle pas en ce cas dans le sens même de la nature et conformément à son vœu?

Nous serions d’ailleurs moins pessimiste que M. Jacoby à l’égard des distinctions et sélections de toute sorte. La théorie que M. Jacoby a déduite du darwinisme, si on la poussait à l’extrême, sans faire les distinctions et restrictions nécessaires, irait à détruire les principes mêmes dont on la tire et serait le renversement des lois posées par Darwin : en effet, toute supériorité, supposant une dépense de force, pourrait devenir par cela même, dans la lutte pour la vie, un germe de dégénérescence au lieu d’être un germe de grandeur. Il n’y aurait de vraiment durable que ce qui ne s’élèverait

[19] pas au-dessus du niveau commun, et les êtres vivans ressembleraient à ces coraux, à ces madrépores qui forment des continens à la condition de ne point dépasser le niveau de la mer et de ne pas venir mourir au-dessus de sa surface. Il faut évidemment distinguer ici les inégalités utiles et nuisibles, les inégalités naturelles et acquises; parmi ces dernières elles-mêmes il faut distinguer celles qui sont dans le sens de la nature et celles qui vont à l’opposé. Ce sont ces distinctions mêmes, trop négligées par M. Jacoby, que la philanthropie scientifique doit, selon nous, avoir toujours devant les yeux. Son but doit être de rétablir, autant qu’il est possible, une certaine égalité là où les arrangemens sociaux ont établi des inégalités artificielles, nuisibles et contre nature. Répandre et égaliser l’instruction générale, les sentimens moraux, le travail, les instrumens premiers et essentiels du travail, relever ce qui est dans l’abaissement, ramener à la lumière commune ce qui est dans les ténèbres, rendre à la vie et à la santé ce que la misère menaçait de maladie ou de mort, c’est faire de la vraie justice réparative, c’est en même temps rétablir une certaine égalité entre les hommes dans la grande concurrence pour la vie, c’est par cela même supprimer les inégalités factices pour donner libre jeu aux supériorités naturelles, par essence bienfaisantes et non plus malfaisantes. On le voit, c’est ici la théorie même de la sélection qui vient à l’appui des sentimens philanthropiques contre lesquels elle avait fourni des objections.

Cette conservation même des « faibles, » que blâment les partisans de Darwin, si elle peut devenir parfois dangereuse pour la santé physique de la race, ne peut-elle aussi préserver de la mort des intelligences utiles ou même supérieures, qui, sans les soins de la famille ou sans les secours d’une assistance étrangère, n’eussent pu vivre ou se développer? Faut-il se plaindre de ce qu’un Pascal, un Spinoza, ont été arrachés à la mort dont les menaçait dès l’adolescence leur constitution débile? Que d’enfans pauvres qui, grâce à l’aide qu’ils ont rencontrée, sont devenus plus tard de grands savans ou de grands artistes! C’est là un second avantage de la philanthropie. Après avoir corrigé les inégalités nuisibles, elle favorise les supériorités utiles. De plus, la conservation des organismes que la misère aurait détruits amène, en vertu de la concurrence vitale, un essor croissant de l’intelligence, laquelle devient de plus en plus nécessaire : tous ceux qui ne peuvent compter sur la vigueur de leurs membres sont obligés, dans la lutte pour la vie, de faire appel à leur esprit. Les autres hommes ont dû dépenser beaucoup d’intelligence pour les préserver de la mort, et eux-mêmes sont obligés d’en dépenser à leur tour pour se conserver, pour se nourrir, pour se faire une place au soleil. De là une élévation progressive du niveau intellectuel dans toute la masse de la nation. Ce mouvement n’est, sur bien des points, que celui de la civilisation même, à laquelle la philanthropie est corrélative.

Il est vrai que nous rencontrons ici une objection nouvelle : on nous représente le talent, et surtout le génie, comme des avantages individuels qui se paient au prix de la race. Non-seulement on répète avec Platon qu’une âme maîtresse de soi frappe en vain aux portes de la poésie, avec Aristote qu’il n’y a point de grand génie sans mélange de folie, avec Sénèque « qu’on ne peut faire entendre rien de grand ni de supérieur au vulgaire sans un certain trouble de l’esprit, » mais encore on étend à la race du grand homme le trouble et le germe morbide, qui, en se transformant plus ou moins, fait chèrement payer aux enfans la gloire des pères. « Chaque homme de génie, de talent, dit M. Renan, est un capital accumulé de plusieurs générations. » « Ce capital accumulé et personnifié dans un homme, ajoute M. Jacoby, ne rentre plus dans la richesse commune, il est perdu pour elle du moins au point de vue physique; il est retiré de la circulation et son seul reliquat n’est que folie, misère, dégénérescence de la postérité. » Rien ne se fait de rien, et toute production suppose consommation., « La science, l’art, les idées, pour naître et se développer, consomment des générations et des peuples. » Individus et nations s’épuisent par la production, « comme les terrains non fumés, puisque les produits ne retournent plus au fonds commun et sont matériellement perdus pour lui[20]. » M. de Candolle, à son tour, montre que l’homme civilisé, par le fait même de sa supériorité intellectuelle, est généralement inférieur au sauvage en force physique et en santé. Chez le sauvage, en effet, les conditions principales de la sélection sont une vue perçante, la finesse de l’ouïe, la force musculaire, la faculté de résister au froid, au chaud, à l’humidité, à la faim. L’homme civilisé n’a pas au même degré ces qualités; ce qu’il a gagné d’un côté, il le perd de l’autre, et la loi d’équivalence des forces se vérifie ici comme ailleurs. Le cerveau ne s’accroît qu’aux dépens des muscles; l’homme qui pense est certainement un animal dépravé. Tels sont les inconvéniens du développement intellectuel, que la philanthropie moderne tend à favoriser aux dépens de la force physique. Nous sommes loin de vouloir nier ces inconvéniens, mais il n’en faut pas tirer des conclusions dépassant les prémisses. La science sociale a sans doute raison de le dire : il y a danger, pour les individus et les peuples, à rompre entièrement l’équilibre naturel des fonctions physiques et des fonctions mentales : mens sana in corpore sano; si une race s’affaiblit trop rapidement sous le rapport physique, elle n’a ni le temps ni le moyen de se fortifier intellectuellement, car l’intelligence ne peut faire de réels progrès dans des organismes en décadence : tout finit donc par s’étioler à la fois, l’esprit et le corps. Mais, d’autre part, il faut pourtant veiller à ce que le mouvement naturel de la civilisation ne soit pas entravé. Or ce mouvement est caractérisé par la prédominance croissante de la pensée et du sentiment chez les nations modernes. Cette prédominance favorise le développement de la philanthropie, qui la favorise à son tour par une réaction nécessaire. La question de la philanthropie, en se généralisant, finit donc par se confondre avec celle de la civilisation même. Or on ne saurait recommencer aujourd’hui, à propos de la philanthropie, les discours de Rousseau contre l’inégalité et contre les arts; on ne saurait ramener l’homme à l’état sauvage sous le prétexte que la civilisation épuise ses forces physiques et le meilleur de sa sève dans la floraison intellectuelle. La société entière, en profitant des découvertes de la science ou de l’art, profite du sacrifice des individus ou de leur postérité immédiate, si sacrifice il y a, et le profit dépasse la perte.

Cette perte même pourrait être évitée par une meilleure entente de l’hygiène et par un meilleur système d’éducation, qui devraient être précisément un des buts principaux de la philanthropie. Jusqu’ici, l’économie de la nature, pour réparer les perles de la cul- ture intellectuelle, a été obligée de procéder par jachères, en faisant succéder à une végétation trop luxuriante et trop concentrée sur un seul point un repos et une stérilité provisoires; mais un système supérieur qui a prévalu dans la culture de la terre sera sans doute appliqué un jour à la culture de l’intelligence : c’est le système des assolemens et des amendemens. Il devrait faire la base de l’éducation générale. De plus, on peut éviter, ici encore, les inégalités excessives de répartition, les antinomies du luxe intellectuel et de la misère intellectuelle par la diffusion des connaissances dans la masse de la nation : c’est encore un des objets essentiels et un des résultats bienfaisans de la philanthropie scientifique. Sans cela, l’humanité, divisée en une classe d’hommes intelligens et en une classe de brutes, ressemblerait aux deux jumelles de Presbourg, réunies seulement par l’extrémité postérieure du thorax : l’une était intelligente et douce, l’autre sotte et méchante, si bien que les violences de la dernière contre sa sœur étaient continuelles, malgré le tronc commun qui les réunissait en un seul corps, et ces violences devenaient préjudiciables à toutes les deux.

Outre les avantages matériels et intellectuels que nous venons de montrer, la philanthropie a aussi un avantage moral précieux pour la race entière. Elle développe chez les individus et chez les peuples qui l’exercent les qualités du cœur les plus importantes pour la vie sociale. Darwin et ses partisans sont les premiers à reconnaître, avec toute l’école positiviste, combien est essentiel à la société le développement des penchans « altruistes; » la justice même est in possible sans ces penchans, qui seuls peuvent refréner l’égoïsme. Une société sans pitié est toujours une société sans souci du droit. La sélection naturelle, qui s’exerce dès aujourd’hui au profit des peuples les plus intelligens, s’exercera aussi dans l’avenir (on peut l’espérer) au profit des meilleurs et des plus justes, lorsque l’intelligence du vrai sera assez complète pour entraîner la volonté du mieux. La sélection donne toujours gain de cause à ceux qui s’adaptent le plus parfaitement au milieu nouveau ; or le milieu humain, dans l’avenir, sera sans doute le règne de la fraternité et de la justice. Ces nations seules survivront donc qui se seront adaptées le mieux au type « altruiste, » c’est-à-dire qui pourront le mieux vivre et se propager dans un milieu principalement intellectuel et moral, où la science et la sympathie auront le premier rang.


IV.

Cette appropriation des sociétés actuelles à la société idéale, par le progrès simultané de la science et de la sympathie, entraînera probablement une transformation du type de l’espèce, un développement du cerveau plus que des autres organes, une substitution de la force intellectuelle et morale à la force physique. Déjà le cerveau actuel est une vertèbre démesurément grossie; le cerveau des races futures sera peut-être, non-seulement pour le volume, mais encore et surtout pour l’organisation, aussi différent du cerveau des races actuelles que celui-ci l’est des simples vertèbres. Le système nerveux de l’homme civilisé est déjà de 30 pour 100 plus vaste que celui du sauvage. Or le développement cérébral semble avoir une influence restrictive sur la fécondité : il doit donc tendre à rétablir cet équilibre entre l’accroissement de la population et l’accroissement des subsistances que la philanthropie scientifique voudrait réaliser et qu’elle reproche à la charité sentimentale de détruire. Le point mérite examen.

Quelles sont les lois de la multiplication des espèces dont l’oubli, selon Malthus, Darwin et M. Spencer, est aussi préjudiciable au philanthrope qu’au naturaliste dans les problèmes connexes de la population, de la sélection, de la civilisation et de la bienfaisance? — La première de ces lois, formulée par MM. Howorth, Doubleday et Spencer, est que le développement plus grand de l’individualité entraîne une fécondité moindre pour l’espèce j si les animaux d’une espèce, par exemple l’espèce humaine, ont une vie individuelle plus intense que ceux d’une autre espèce, le progrès dans le volume du cerveau, dans le développement physique ou moral, dans la complexité et l’activité des fonctions, est compensé chez l’espèce par une moindre aptitude génératrice. L’humanité est l’espèce vivante où l’individualité et ses fonctions sont portées au plus haut point; aussi est-ce, en fait, la moins féconde des races. La raison de cette loi, selon M. Spencer et M. de Candolle, c’est que l’intensité de la vie individuelle implique « une prise de possession de matériaux qui ne peuvent plus servir à d’autres organismes ; la génération, au contraire, est une désintégration qui soustrait à l’organisme une partie de sa substance[21]. » En un mot, l’individualité est une acquisition ; la génération est une perte. Or, ce qui achève l’individualité, ce qui en est pour ainsi dire l’épanouissement, c’est la vie intellectuelle et affective. Par conséquent, les espèces animales ou les races humaines qui vivent le plus par la pensée et par le sentiment sont celles qui ont la moindre puissance génératrice. Objecte-t-on qu’en fait, les races civilisées sont plus nombreuses que les autres, M. Spencer répond que la civilisation, en diminuant une foule de forces destructives, augmente les moyens de subsister et maintient ainsi la population à un chiffre supérieur ; mais l’élévation de ce chiffre tient à un plus grand art de se conserver qu’ont les individus, non à un plus grand pouvoir d’engendrer chez l’espèce.

La seconde loi qui règle la multiplication des êtres, c’est que la richesse de la nutrition augmente la fécondité, tandis que la dépense produite par l’exercice des fonctions de relation, et principalement la dépense intellectuelle, la diminue. Les races pauvres et mal nourries sont naturellement les moins prolifiques. Les Irlandais semblent faire exception, mais l’accroissement de leur nombre tient à ce que les mariages se font chez eux de bonne heure (d’où dérive une succession plus rapide des générations), à ce qu’ils sont imprévoyans, à ce qu’ils ne s’imposent aucune mesure, en un mot à des causes tout autres que la force génératrice proprement dite. Réciproquement, l’accroissement de la dépense vitale, surtout de la dépense intellectuelle, tend à abaisser le degré de la fécondité. Cette loi découle toujours du même principe : ce que l’individu acquiert ou dépense pour son propre compte et pour l’exercice de ses fonctions personnelles, il ne peut plus le transmettre par la génération à d’autres individus.

Sans doute il ne faut pas, ici encore, pousser à l’extrême les inductions biologiques qui précèdent et dont la vérité n’est que générale. M. Spencer n’a pas toujours lui-même gardé la mesure ni évité les interprétations inexactes des lois en question. Pratiquement et dans l’état actuel des choses, les races supérieures et les individus appartenant à ces races ne perdent leur puissance génératrice que s’ils se livrent à ce qu’on pourrait appeler la débauche intellectuelle. Mais il est rare que la stérilité vienne de cette cause. L’homme a presque toujours assez de vigueur, même quand il se livre aux travaux de l’esprit, pour engendrer au moins un enfant par an, et il ne lui servirait à rien de pouvoir en engendrer trois cent soixante-cinq, puisque la femme a besoin de neuf mois pour nourrir dans son sein l’enfant qu’elle a conçu ;[22]. C’est donc surtout la femme qu’il faut considérer dans cette question. M. Spencer fait remarquer, à l’appui de sa thèse, que dans les classes élevées, où le travail mental est poussé à l’excès, les filles sont relativement infécondes: mais ici encore il y aurait bien des élémens à distinguer. Les Parisiennes, par exemple, ont un cerveau qui, selon les anthropologistes, les élève assez peu au-dessus des négresses : elles devraient donc être très fécondes, comme les négresses mêmes ; c’est le contraire qui a lieu. La vraie raison en est que, si le cerveau d’une Parisienne est en définitive peu surchargé d’idées, son corps tout entier est encore moins développé que son cerveau, ce qui n’a pas lieu chez la négresse aux membres robustes. Et pourquoi le corps de la Parisienne est-il arrêté dans son développement? Accusons-en non l’intelligence, mais l’inintelligence, les mœurs et la mode, les mauvaises conditions d’hygiène, les soirées, les veilles, les bals, les théâtres, l’activité à la fois fiévreuse et frivole d’une vie toute mondaine dans un air plus ou moins vicié. De même, si les filles des familles aristocratiques sont moins fécondes, rien ne prouve que cette infécondité tienne à leur travail mental. Enfin, là où le travail mental est réellement cause d’une diminution de fécondité, c’est par ses excès et non par son usage bien réglé. Il en est de même de tout excès de travail, même physique; on s’épuise comme ouvrier, comme laboureur, aussi bien que comme penseur. M. Spencer n’a pas assez distingué, ici encore, entre l’exercice normal et l’exercice exagéré du cerveau. Un exercice normal, où la dépense fonctionnelle n’est pas au-dessus de la nutrition des organes, mais reste au-dessous, ne nous semble pas diminuer la fécondité, ou du moins ne la diminue pas assez pour entraver le développement de l’espèce. Dans l’individu normal, la productivité intellectuelle et la productivité sexuelle marchent de iront ; ce sont comme les deux pôles où se dépense d’une façon régulière l’excédent de la nutrition. Seulement, si l’un des deux pôles attire tout à soi, il est clair que l’autre perdra d’autant. Une nutrition énergique dirigée presque exclusivement dans le sens d’une fonction déterminée aboutit à l’exaltation de cette fonction même et à l’amoindrissement de toutes les autres : elle peut même créer une sorte de monstruosité au point de vue physiologique[23]. C’est donc l’application excessive et anormale du cerveau qui diminue par compensation la vigueur génératrice, et surtout ce sont les mauvaises conditions d’hygiène dans lesquelles vivent les « penseurs » ou la nécessité de se surmener que leur impose souvent un travail excessif. Chez les peuples qui marchent à la tête de la civilisation, les minorités qui travaillent à l’excès pour l’avancement de cette civilisation s’épuisent vite et ont besoin d’être remplacés par des générations nouvelles. C’est une des causes de la stérilité relative des villes comparée à la fécondité des campagnes. Les foyers de vie intellectuelle, les grandes cités sont, pour M. Jacoby, les Minotaures de la civilisation ; mais ce n’est pas seulement, comme semble le croire M. Jacoby, parce qu’on pense trop dans les grandes villes, c’est parce qu’on y pense mal et qu’on y vit contrairement à toutes les règles de l’hygiène[24]. La loi biologique admise par M. Spencer n’est vraie que dans ses principes les plus généraux, non dans les conséquences extrêmes qu’il en a tirées, les circonstances spéciales pouvant apporter mainte perturbation dans les effets de cette loi.

Dans tous les cas, un temps doit venir où. s’établira enfin l’équilibre. Le système nerveux finira par devenir capable de faire face, sans se surmener, aux difficultés de l’existence, « de fournir à toutes les demandes reçues; » il cessera alors de se développer aux dépens de l’organisme. Par cela même, la fécondité sera normale, ni trop grande ni trop petite ; l’harmonie existera entre la population et les conditions de l’existence. Il y a donc du vrai dans cette conclusion finale à laquelle M. Spencer aboutit : l’excès de fécondité a rendu la marche de la civilisation inévitable (ajoutons la marche de la philanthropie), et la marche de la civilisation doit inévitablement ramener la fécondité à ses conditions normales. Ainsi se résoudra peut-être le problème qui avait tant inquiété Malthus. Par là aussi on voit que la philanthropie scientifique, en répandant l’instruction avec le bien-être, et en élevant le niveau intellectuel des classes misérables, tend à établir chez elles l’équilibre de la fécondité et des fonctions intellectuelles, par conséquent à diminuer cette prolifération aveugle et parfois excessive qui inquiète les économistes sinon pour le présent, du moins pour l’avenir. Ici encore les avantages de la philanthropie compensent, et au-delà, des inconvéniens qui n’ont rien d’essentiel.


V.

S’il importe d’établir en principe, comme nous avons essayé de le faire, la légitimité et l’utilité de la philanthropie, il n’est pas moins nécessaire d’en fixer les règles et les limites dans l’application. Une philanthropie éclairée ne doit pas accorder ses bienfaits au hasard et sans condition ; elle doit être justice réparative et préventive tout ensemble, au lieu de demeurer cette antique « charité chrétienne, » qui, comme l’amour, a trop souvent un bandeau sur les yeux. Or la justice réparative doit s’efforcer de rétablir les conditions normales de l’association humaine, du « contrat social. » Ces conditions normales consistent en ce que les contractans ou associés doivent être vraiment libres et majeurs. La société doit donc veiller à ce que toute minorité, toute servitude, tout excès d’inégalité qui se produit par l’effet fatal des lois de la nature ou des lois sociales elles-mêmes soit supprimé ou allégé dans la mesure du possible. Telle est la règle générale qu’il faut poser tout d’abord. Passons maintenant aux principales applications.

D’abord, quels sont les meilleurs moyens dont dispose la bienfaisance, ou plutôt la justice, à l’égard des déshérités de la vie? Selon nous, ce sont l’instruction et le travail, non l’aumône traditionnelle. L’instruction ne peut être qu’utile : elle tend à développer les intelligences, elle est un secours qui relève et non un secours qui abaisse. En instruisant, loin de favoriser « la propagation des imbéciles, » on prépare des générations de plus en plus intelligentes et a capables. » La portée de l’instruction s’étend à toutes les servitudes, à toutes les misères, principalement à celle qui est l’origine de toutes les autres, la servitude intellectuelle, la misère intellectuelle. L’ignorance des choses les plus essentielles à la vie sociale et à la vie privée elle-même, voilà le pire état de minorité. Il existe naturellement chez tous les enfans; il est entretenu par le manque d’instruction chez les enfans pauvres et persiste alors jusque chez l’homme fait. Là surtout doit se porter l’effort de l’état, car c’est le point où viennent converger et s’accorder toutes les espèces de justice, défensive, préventive, réparative, non moins que la vraie fraternité ou philanthropie. L’instruction est un devoir et un droit de tous envers tous à tous les points de vue, mais, pour ne parler que du devoir de réparation, où peut-il mieux s’exercer, plus pacifiquement, plus conformément aux véritables intérêts et aux vrais droits de toutes les classes, que par la science distribuée largement à tous? L’instruction, voilà « l’instrument de travail » universel, utile pour toutes les professions, flexible aux emplois les plus divers, qui permet par cela même de trouver des ressources nouvelles quand les ressources habituelles font défaut. Cet instrument général du travail doit être gratuit ; il doit être comme un sol nouveau mis par la société au service des intelligences pour remplacer le sol de la terre déjà approprié et occupé ; il doit être le capital moral distribué par tous à chacun. En outre, l’instruction est peut-être le seul secours public ou, si l’on veut, la seule indemnité, la seule réparai ion publique où l’on ne risque pas de sacrifier l’intérêt et la santé des générations futures à ceux des générations présentes.

Le second moyen au service d’une philanthropie éclairée, c’est le travail, qui par lui-même ne peut qu’être utile; le travail élève le caractère comme l’instruction élève l’intelligence : en obligeant au travail ceux qui en sont capables, en donnant même aux moins bien doués une tâche en relation avec leur capacité, on tend à relever le niveau moral.

Maintenant, à qui doivent s’adresser les bienfaits de la philanthropie et dans quelles limites doivent-ils se restreindre? — En premier lieu, l’enfant abandonné de ses parens se trouve dans un de ces cas de force majeure et de servitude fatale où un membre de la société est incapable, si on ne l’assiste, de participer à la vie sociale. En élevant l’orphelin, la société ne fait point œuvre de charité pure, comme le croient encore ceux qui parlent des enfans élevés par charité ; elle fait simplement œuvre de justice, non-seulement réparative, mais même contractuelle. Soutiendra-t-on que la société aurait le droit de laisser mourir l’enfant trouvé, sous prétexte que la nourriture des enfans est à la charge des parens et que les parens sont inconnus? Une pareille conception du droit serait tout au plus digne de la Chine ou du Japon. Une société au sein de laquelle des enfans peuvent encore se trouver abandonnés est engagée envers ces enfans par ce que les jurisconsultes appellent un quasi-contrat : elle leur doit les alimens avec l’instruction générale et professionnelle, et en les leur donnant elle ne fait qu’acquitter une dette générale de justice réparative[25]. Même observation pour les vieillards infirme s ou même en général pour tous ceux qui, étant réduits à l’absolue incapacité de travailler, n’ont point de parens qui puissent les soutenir : ils se retrouvent alors dans un état de minorité et de servitude qui les rend incapables de se suffire à eux-mêmes. Il y a en ces cas un véritable droit moral à l’assistance; à défaut des parens, l’assistance incombe à la cité; à défaut, de la cité, elle incombe à l’état; c’est ce que méconnaissent les jurisconsultes, les économistes ou naturalistes qui voient là une atteinte à la liberté des individus faite sous le prétexte d’une charité qui devrait rester libre. L’absolue liberté de la charité est un préjugé religieux et moral qui naît d’une insuffisante analyse des droits.

La société doit-elle assistance seulement à ceux qui sont incapables de travailler, ou la doit-elle aussi à ceux qui en sont capables, mais qui se trouvent exceptionnellement sans travail et réduits par là à un état d’extrême misère, à une sorte de servitude et de minorité effective? Question grosse de difficultés, qui a trop passionné les esprits pour recevoir au début ma solution scientifique, et qui, entre les exagérations contraires des socialistes et des économistes ou des darwinistes, demeure encore théoriquement pendante. Remarquons d’abord que presque tous les pays, Angleterre, Allemagne, Suède, etc., ont reconnu (à tort ou à raison) le devoir public d’assistance aux travailleurs[26]. Mais ils n’ont pas toujours eu soin de le limiter et de l’interpréter rationnellement. Le devoir public d’assistance ne saurait entraîner pour l’individu le droit de réclamer du travail ni par la force ni par voie d’action en justice. L’état ne peut s’engager d’une manière générale et vague à donner des places ou du travail à tous ceux qui en demandent, même au médecin sans malades, à l’avocat sans causes, au poète sans lecteurs. Il ne peut se faire non plus quincaillier, marchand de modes, fabricant de meubles, décorateur d’appartemens. Il ne peut, en un mot, se substituer à l’individu ni créer artificiellement pour lui des emplois, ni faire continuer artificiellement la production de tels ou tels objets déterminés au moment même où le chômage révèle que cette production avait été excessive et devait s’arrêter. Le droit purement moral des indigens n’engendre ici qu’un devoir moral de la société, devoir de justice réparative et de fraternité tout ensemble. Comme d’ailleurs chaque devoir demande une satisfaction dans la mesure du possible, la société doit progressivement assurer cette satisfaction par les moyens qu’elle juge les meilleurs. Mais elle ne peut accorder son assistance aux individus valides que sous des conditions déterminées et par une convention réciproque. C’est un contrat synallagmatique dont toutes les clauses doivent être débattues avec soin. Ici plus qu’ailleurs, le droit à l’assistance est limité de mille manières, non seulement par le droit de propriété individuelle, mais encore par les ressources réelles des états, par les impossibilités pratiques, enfin par les conséquences mêmes qu’il entraînerait si on l’étigeait en droit absolu et positif. Il n’irait alors à rien moins qu’à se détruire lui-même. Rappelons-nous en effet que, dans la question des droits et devoirs réciproques, il faut, entre le présent, considérer l’avenir. À ce point de vue, il redevient vrai de dire avec les malthusiens et les darwinistes que l’accroissement des subsistances ne pourrait suivre l’accroissement de la population, Il y a certainement, comme le montre Malthus, une conséquence absurde impliquée dans le droit indéfini et illimité à l’assistance et au travail : c’est que les fonds destinés à entretenir le travail peuvent croître à volonté dans un état et qu’il suffit pour cela d’un ordre du gouvernement ou d’une taxe établie par l’inspecteur, comme la taxe d’Elisabeth. Ordonnez donc aussi qu’il vienne deux épis de blé partout où jusqu’ici la terre n’en a produit qu’un, ce ne sera pas plus déraisonnable. Quand Canut défendait aux vagues de toucher ses pieds royaux, il ne s’arrogeait pas un pouvoir plus grand sur les lois de la nature. « Dire qu’il faudrait fournir de l’ouvrage à tous ceux qui ne demandent qu’à travailler, c’est vraiment dire en d’autres termes que les forces destinées au travail dans un pays sont infinies, qu’elles ne sont sujettes à aucune variation, que sans égard aux ressources du pays rapidement ou lentement progressives, stationnaires ou rétrogrades, le pouvoir de donner de l’ouvrage et de bons salaires aux classes ouvrières doit rester absolument le même. Aussi cette assertion, conclut avec raison Malthus, contredit les principes les plus simples et les plus évidens de l’offre et de la demande et renferme implicitement cette proposition absurde qu’un territoire limité peut nourrir une population illimitée. » La question de l’assistance est inséparable de la question des subsistances et de la population : elle est pour ainsi dire bilatérale ; le droit de mettre des enfans au monde n’est point un droit purement individuel et personnel ; il y a là un acte qui engage non-seulement les païens, mais la société entière. Quand les paresseux et les insoucians appellent de nouveaux êtres à la vie, c’est sur les hommes laborieux et prévoyans que retombe injustement la tâche de les nourrir. Il n’est pas besoin de porter son enfant au tour pour le mettre à la charge de la société : quiconque remplit sa maison d’enfans qu’il ne peut nourrir change sa maison même en hospice, et cela de sa propre autorité, sans consulter les convenances ou les ressources d’autrui. Il y a là une évidente violation de la justice contractuelle. L’état pourrait donc dire au travailleur : Vous me demandez une promesse, mais êtes-vous disposé vous-même à en faire une autre en échange ? Mon devoir est corrélatif à votre devoir, et votre droit, loin d’être inconditionnel, est subordonné à des conditions indispensables. Voulez-vous renoncer au droit de propagation ? Si oui, l’assistance est possible ; si non, elle ne l’est pas, car vous ne pouvez exiger de ceux qui ont travaillé avant vous, produit, épargné, qu’ils s’abstiennent de consommer les fruits de leur travail jusqu’à ce qu’ils aient assuré la nourriture de tous les êtres qu’il peut vous convenir, à vous ou à vos descendans, d’appeler à l’existence. La procréation des enfans n’est pas un acte de fantaisie individuelle, c’est un acte social et un contrat. Les charges paternelles et maternelles devraient donc être déterminées par la loi. Ce principe faux, que chacun a le droit de procréer à sa guise, sans montrer plus de prévoyance que la brute, sera rejeté un jour, dit Stuart Mill, comme on a déjà rejeté le prétendu droit du commerçant à acheter ou à vendre sans comptabilité et sans grand-livre. Mettre au monde des enfans qu’on ne peut nourrir sera considéré comme une faillite d’un nouveau genre; souvent même, c’est plus qu’une faillite, c’est un homicide par imprudence, lorsque les enfans sont voués à une misère certaine et à une mort presque certaine. Toute liberté entraîne responsabilité.

Stuart Mill accorde sans doute une importance exagérée à l’établissement de lois sur la population dans le présent : celle-ci, en certains pays, comme en France, tend plutôt à trop diminuer qu’à trop croître; de plus, la mise en culture des terres d’Amérique et d’Australie assure pour longtemps des subsistances à l’humanité, même avec un accroissement rapide de la population. Il n’en demeure pas moins vrai que les secours de l’état ne peuvent être illimités et que l’assistance ne peut être érigée en droit revendicable pour l’individu. L’expérience a montré quelle espèce d’ouvrage on peut attendre des ateliers ouverts par la philantropie publique. « Lorsqu’on ne donne plus le salaire en vue de l’ouvrage dont on a besoin, dit Stuart Mill, mais l’ouvrage en vue d’assurer le salaire à ceux qui en ont besoin, on peut être certain que le travail ne vaudra pas le prix qu’il aura coûté : lorsqu’on n’a pas la faculté de congédier des journaliers, on n’en peut obtenir du travail que par le fouet. L’assistance aux travailleurs demeure donc seulement un devoir moral et général de l’état. »

Nous ne pouvons entrer ici dans le détail des réformes économiques ou politiques qui permettraient de rendre l’assistance plus sûre et plus effective, tout en écartant les inconvéniens (moraux et physiologiques) de la charité proprement dite: nous avons seulement voulu montrer un idéal et faire comprendre la difficulté non moins que la nécessité de sa réalisation progressive. Les moyens particuliers de cette réalisation sont du domaine de la sociologie et de la politique appliquées. Notons seulement des lois plus parfaites sur la propriété, la répartition plus équitable des impôts, qui ne doivent pas aggraver le prolétariat en retombant pour la plus lourde partie sur les prolétaires eux-mêmes, un meilleur emploi de ces impôts, l’essor donné aux institutions de crédit et à tout moyen moins onéreux que les monts-de-piété[27], l’établissement de bureaux d’informations pour les travailleurs cherchant du travail, l’extension du système des assurances mutuelles sur une vaste échelle par l’initiative de l’état et des communes, de manière à conjurer les désastres matériels les plus fréquens et les plus graves; les colonies, destination naturelle de tout citoyen valide qui n’a pas de profession et qui se met par la mendicité ou le vagabondage eu état de légitime suspicion à l’égard de tous; enfin l’encouragement et l’accroissement des associations particulières dans la grande association de l’état. La vraie bienfaisance est celle qui encourage, non la paresse, l’imprévoyance et la dégénérescence de la race, mais le travail, l’économie, le progrès moral et physique des générations[28].

« L’état, a dit un juge peu suspect de socialisme, M. Thiers, devra s’ingénier à trouver des moyens pour parer à de cruels chômages. Il ne pourra pas tout ce qu’on lui demandera, mais, avec de la prévoyance, il pourra quelque chose et même beaucoup, car l’état n’a pas moins que des murailles, des machines, des vaisseaux, des cordages, des fusils, des canons, des voitures, des harnais, des souliers, des habits, des chapeaux, du drap, de la toile,-des palais, des églises à exécuter ; et une administration habile, qui réserverait ces travaux si divers pour les temps de chômage, qui, pour certaines fabrications, telles que machines, armes, voitures, draps, toiles, aurait des établissemens susceptibles de s’étendre ou de se restreindre à volonté, qui, pour les places fortes ou les palais à construire, aurait ses devis préparés et les tiendrait prêts pour les momens où l’industrie privée interromprait ses travaux, qui recueillerait ainsi sur le marché général les bras inoccupés, comme certains spéculateurs achètent les effets publics dépréciés, qui à cette prévoyance administrative joindrait la prévoyance financière et garderait sa dette flottante libre et dégagée, de manière à trouver de l’argent quand personne n’en aurait plus, une administration qui se donnerait tons ces soins, difficiles, mais non impossibles, parviendrait à diminuer beaucoup le mal, sans réussir toutefois à le supprimer en entier… Qu’on ne prétende donc plus que nous voulons laisser mourir de faim l’homme sans travail, car je réponds que nous nourrirons l’homme dépourvu de travail, sans lui donner toutefois ni un salaire égal à celui des temps prospères, ni un salaire qui lui permette de faire monter violemment la main-d’œuvre, ri un salaire enfin qui lui serve à être le soldat de la guerre civile[29]. »


L’état s’occupe des intérêts généraux de l’agriculture et du commerce ; il s’occupe des travaux publics, des beaux-arts, des postes, des télégraphes, etc. ; différens ministères ont été créés pour ce but ; nous pensons qu’il devrait exister aussi un ministère des institutions philanthropiques, chargé tantôt de prendre l’initiative et de créer des institutions de ce genre (assurances, secours mutuels, sociétés de consommation, de production, de crédit, etc.), tantôt d’encourager et d’aider celles qui existant déjà, enfin de centraliser les efforts, les dons, les prêts des particuliers en vue des établissemens de philanthropie. À des besoins nouveaux doivent répondre, dans le grand corps de l’état, des organes nouveaux. Il se produit ici, surtout en France, une dispersion absolue des forces, une anarchie, un manque d’initiative et d’organisation qui entrave toute réforme : s’il existait un ministère spécial pour ces questions, non moins importantes, semble-t-il, que celles des postes, du commerce et de l’agriculture, l’essor serait bientôt donné. Des emprunts, des dons, des legs permettraient à l’état de faire des essais par des méthodes scientifiques ou d’aider ceux qui veulent en faire. Les individus se soucient peu de léguer leurs biens à l’état en général, pour un usage général et neutre ; mais combien de personnes feraient volontiers des donations ou des legs aux institutions philanthropiques ! Les congrégations religieuses ont un art admirable pour trouver de l’argent en vue de leurs œuvres de bienfaisance; l’état ne devrait pas se croiser les bras et se désintéresser comme s’il n’avait à ce sujet aucune obligation précise. La prévoyance, la bienfaisance publique, la « fraternité, » dans nos sociétés modernes régies par des lois de plus en plus complexes, ne saurait demeurer une sorte de luxe moral entièrement abandonné aux hasards de l’inspiration individuelle; elle est un devoir général de justice, elle est une œuvre de science et non de pur sentiment, à laquelle doivent concourir l’économie sociale et l’histoire naturelle. En effet, l’idée qui ressort des travaux de l’école darwiniste sur l’hérédité et la sélection est, en dernière analyse, celle de la solidarité; or c’est le fondement même de la fraternité morale. La solidarité fait retomber sans doute le mal des uns sur les autres, mais elle étend aussi le bien de, chacun à tous ou de tous à chacun. Elle oblige par cela même la société à trouver un remède pour tout mal qui afflige l’individu, parce que ce mal tend à devenir social. La solidarité enferme nos sociétés modernes dans cette alternative : progrès ou disparition. Dans les machines perfectionnées dont se sert l’industrie moderne pour filer le lin, le coton ou la laine, dès qu’un seul fil se brise, le métier s’arrête de lui-même, comme si le tout était averti de l’accident arrivé à l’une de ses parties et, avant de l’avoir réparé, ne pouvait continuer son travail. C’est l’image de la solidarité qui régnera de plus en plus dans la société humaine. Au milieu de cette trame sociale où s’entre-croisent toutes les destinées individuelles, il faudrait que pas un fil, pas un individu ne fût brisé sans que le mécanisme général fût averti, atteint, forcé de réparer le mal dans la mesure du possible. C’est l’idéal que poursuit la philanthropie et dont elle se rapprochera d’autant plus qu’elle deviendra plus scientifique dans ses méthodes, sans cesser d’être aussi généreuse dans ses inspirations.


ALFRED FOUILLET.

  1. Malthus, Essai sur le principe de la population, trad. franc,. p. 515 et 519.
  2. Le fanatisme religieux, par exemple, par ses mesures de persécution, a produit des effets que ses partisans étaient loin de prévoir et une sorte de sélection à rebours. « Par une suite de supplices et d’empoisonnemens, dit Galton dans son Hereditary Genius, la station espagnole a été vidée de libres penseurs et comme drainée à raison de 1,000 personnes par an, pour les trois siècles entre 1471 et 1761 ; car une moyenne de cent personnes ont été exécutées et une moyenne de 900 emprisonnées chaque année durant cette période. Pendant ces trois siècles, il y a eu 32,000 personnes brûlées, 17,000 brûlées en effigie (la plupart sont mortes en prison ou ont quitté l’Espagne) et 291,000 ont été condamnées à la prison ou à d’autres peines. Il est impossible qu’une nation résiste à une politique pareille sans qu’elle amène une grave détérioration de la race. En enlevant à la nation ses hommes les plus intelligens et les plus hardis, elle a eu pour résultat notable la formation de la race inintelligente et superstitieuse de l’Espagne contemporaine. » On a aussi plusieurs fois appelé l’attention sur l’effet désastreux du régime militaire de notre époque, qui enlève à la famille et au travail la partie la plus valide de la jeunesse et, ne laissant dans les foyers que les hommes chétifs ou infirmes, produit une sélection a rebours dans la nation. Quand la guerre vient se joindre à l’armement universel, elle moissonne la partie la meilleure d’un peuple et abâtardit les générations qui restent.
  3. Herbert Spencer, Introduction à la science sociale, p. 368.
  4. On peut consulter à ce sujet le docteur Jacoby, Études sur la sélection, p. 441 et suiv.; de Candolle, Histoire des sciences et des savans en Europe ; Essai sur la sélection dans l’espèce humaine.
  5. Ibid., p. 3G7.
  6. Darwin, la Descendance de l’homme, t. II, p. 438.
  7. L’Hérédité psychologique, p. 382.
  8. Il y a d’ailleurs un fait établi par la statistique : malgré la propagation plus grande des faibles dans nos sociétés civilisées sous l’influence des sentimens philanthropiques, et malgré l’accroissement, de la population, la longévité est aujourd’hui plus grande qu’autrefois. C’est une preuve que jusqu’ici la diminution de certaines causes de mortalité l’a emporté sur l’accroissement des autres. De plus, l’affaiblissement des générations présentes peut provenir du surcroît d’impulsion donné à l’industrie dans des conditions encore très défectueuses et que l’avenir doit améliorer.
  9. Page 431.
  10. Encore faut-il, ici même, faire la part de l’éducation. Menez des enfans irlandais dans les berceaux de jeunes Écossais, sans que les parens s’aperçoivent de la substitution, et faites-les élever par les Écossais, vous aurez probablement la surprise de reconnaître que le résultat final ne sera pas beaucoup modifié. Stuart Mill fait remarquer avec raison que les Irlandais, paresseux chez eux, deviennent très laborieux en Amérique.
  11. Introduction à la science sociale, p. 369.
  12. Voir à ce sujet M. A. Coste, Hygiène sociale contre le paupérisme. Introd., ch. III.
  13. Fortnightly Review, janvier 1871.
  14. Collected Papers, p. 76.
  15. « Après mûre réflexion, dit M. Le Play (la Reforme sociale, II, 35), je préfère la condition des journaliers ruraux de France, d’Espagne et d’Allemagne, qui, à force de sobriété et d’épargne, s’assurent avant toute autre satisfaction la propriété d’un lambeau de terre et d’une humble cabane… J’ai toujours remarqué que le besoin préalable de confort ferme à l’ouvrier anglais et à ses descendans le chemin qui conduit à la propriété et à l’indépendance. » — Est-ce seulement le besoin de confort qui ferme ce chemin, on n’est-ce pas surtout la loi anglaise ? — « Un de nos amis, dit à son tour M. Taine (Notes sur l’Angleterre, p. 184), membre du bureau de bienfaisance dans son village, fit allouer 15 shillings par semaine à un ménage qui avait quatorze enfans ; ni la femme, ni la fille aînée, âgée de quinze ans, ne savaient faire la soupe, un rôti, un plat quelconque ; elles allaient chez les marchands acheter du pain frais, du thé, du beurre, du jambon, et toujours au plus cher ; tout le monde dans la famille pouvait sarcler un champ, personne ne savait faire cuire une côtelette… D’ailleurs une paysanne, et en général toute femme de la classe inférieure en Angleterre, manque d’adresse ; elle n’a pas, comme une Française, le talent du ménage, l’esprit d’ordre, l’habitude de marchander, l’art de faire beaucoup avec peu de chose, et quelque chose avec rien ; elle ne sait pas raccommoder, retourner un habit, tirer parti d’un plat ; bien souvent elle n’est pas capable de faire la cuisine. » Mrs Grote remarque en outre que la viande, qui était autrefois un luxe parmi les paysans, est devenue un besoin de chaque jour depuis la transformation de l’agriculture ; autrefois ils n’en mangeaient qu’une fois par semaine ; malmenant il leur faut de la viande fraîche tous les jours, et l’Angleterre qui en produit tant est obligée d’en faire venir encore du Danemark et de la Hollande. (Collected Papers, p. 73.)
  16. M. Taine a décrit jadis en ces termes (qui seraient peut-être aujourd’hui exagérés) le résultat en Angleterre de ce régime d’inégalité dont il reproche si amèrement l’abolition à la France de 1789 : « Il est six heures, et nous revenons par les quartiers pauvres. Quel spectacle ! Aux environs de Creeds-street, il y a quinze ou vingt rues tendues de cordes en travers, où sèchent des haillons et des linges, sur chaque escalier grouillent des troupeaux d’enfans, échelonnes par cinq ou six sur les marches, l’aîné portant le plus petit ; figures pâles, cheveux blanchâtres, ébouriffés, guenilles trouées, ni bas ni souliers, tous ignoblement sales ; le visage et les membres semblent encroûtes de poussière et de suie. Il y a peut-être deux cents enfans qui se vautrent et se battent ainsi dans une seule rue. — On approche, et l’on voit, dans le demi-jour du couloir, la mère, une grande sœur accroupie, presque en chemise… La vieille grand’mère idiote est assise dans un coin ; la femme essaie de raccommoder les pauvres hardes, les enfans se bousculent. L’odeur est celle d’un magasin de chiffons pourris. Presque toutes ces maisons ont pour rez-de-chaussée un sous-sol dallé, humide. Se figure-t-on la vie dans ces caves en hiver ? — Quelques enfans tout petits sont encore frais et roses, mais leurs grands yeux bleus font mal à voir, ce beau sang va se gâter ; plus âgés, ils s’étiolent : la chair devient flasque et d’une blancheur malsaine ; on voit des visages scrofuleux, de petites plaies recouvertes d’un morceau de papier. — Nous avançons et la foule augmente. De grands garçons, assis ou demi-couchés sur le trottoir, jouent avec des cartes noires. Des vieilles barbues, livides, sortent des boutiques à gué ; leurs jambes flageolent ; leur regard morne et leur sourire hébété sont inexprimables ; il semble que les traits ont été lentement corrodés par le vitriol. Les haillons tiennent à peine et montrent par place la chair crasseuse ; ce sont d’anciens habits élégans, des chapeaux de dames. Détail horrible, ces rues sont régulières et paraissent assez nouvelles ; probablement c’est un quartier réformé, aéré par une administration bienfaisante ; voilà ce qu’on a pu faire de mieux pour les pauvres. La file uniforme des maisons et des trottoirs s’allonge des deux côtes, encadrant de ses lignes mathématiques cet amas fourmillant de laideurs et de misères humaines. Et je n’ai pas vu le quartier des Irlandais ! Ils affluent ici ; on dit qu’il y en a cent mille ; leur quartier est le dernier cercle de l’enfer. — Non pas, pourtant, il y a pis et plus bas, notamment, me dit-on, à Belfast, en Irlande, où le soir, au sortir de la manufacture, les filles, sans bas, sans souliers ni chemise, en blouse grise de travail, s’attardent sur le trottoir pour ajouter quelques pence au salaire de la journée. » (Notes sur l’Angleterre, 304.)
  17. « Allez partout où vous voudrez, dit Mrs Grote ; le trait permanent de chaque country seat, ce sont les occupations de charité. Quelle est la résidence rurale où un hôte est à l’abri de l’assiette passée à la ronde ou du livre de souscription ? Y a-t-il un dîner en province où la loi des pauvres, le comité des administrateurs et autres sujets semblables ne prennent dans la conversation la première place ? Il n’est que tout juste prudent d’accompagner l’hôte chez qui vous êtes à l’office de l’après-midi à sa paroisse, car il y a dix à parier contre un que vous serez pris par une collecte à la porte de l’église, après le sermon. Tout cela outre une taxe des pauvres qui monte à quelque chose comme 7 millions sterling par an. » (Collected Papers, p. 53.) Aujourd’hui la taxe des pauvres est environ de 250 millions de francs.
  18. Introduction à la science sociale, p. 370. On peut ajouter que les associations religieuses, particulièrement en France, favorisent involontairement l’hypocrisie, en faisant de leurs secours un moyen de propagande et en imposant les pratiques du culte comme condition de leurs bienfaits.
  19. De la Sélection, p. 606 et suiv.
  20. De la Sélection, p. 607.
  21. Voir, dans les Principes de biologie de M. Spencer, les deux derniers chapitres.
  22. La polygamie même ne changerait rien au résultat puisque, le nombre des femmes étant à peu près le même que celui des hommes, le Salomon qui aurait trois cent soixante-cinq femmes en priverait par cela même trois cent soixante quatre hommes ou à peu près.
  23. Les fourmis et les abeilles semblent d’instinct se conformer à cette loi pour déterminer parmi elles la fonction à laquelle un individu doit être appliqué. Une larve ordinaire, nourrie de la gelée des reines, devient reine ; le mode de nourriture et d’éducation détermine chez elle l’aptitude à engendrer et à commander. C’est sur ces faits et ces lois que s’appuyaient Spurzheim et d’autres naturalistes, il y a une quarantaine d’années, pour se demander si l’on ne pourrait pas créer des races d’hommes à talent, en employant les mêmes moyens qu’on a adoptés pour produire différentes espèces d’animaux. Trois peuplades du Pérou, les Aymaros, les Huancas et les Chincas, qui ont chacune leur mode particulier de déformer la tête des enfans, ont réussi à maintenir cette déformation par l’hérédité, à produire, selon Broca, des races brutales pour la guerre et des races intelligentes pour le conseil. On pourrait réussir à maintenir de même des changemens qui seraient des progrès. Frédéric-Guillaume Ier ne tolérait le mariage de ses gardes, qui étaient de vrais géans, qu’avec des femmes d’une taille égale à la leur, et procédait à l’égard de son régiment de colosses comme les éleveurs à l’égard des animaux. M. Renan va jusqu’à croire qu’on pourrait artificiellement, par voie de sélection et d’expérimentation scientifique, créer une race supérieure à la race humaine actuelle, une race de « maîtres » et comme de rois. « Que l’on réfléchisse au moyen qu’emploient les botanistes pour créer leurs singularités. C’est toujours la nutrition ou plutôt le développement d’un organe par l’atrophie d’un autre qui forme le secret de ces anomalies. Rappelez-vous le docteur védique dont le nom, selon Burnouf, signifiait : οὖ τὸ σπέρμα εἰς τὴν ϰεφάλην ἀνέβη. Comme la fleur double est obtenue par l’hypertrophie ou la transformation des organes de la génération, comme la floraison et la fructification épuisent la vitalité de l’être qui accomplit ces fonctions, de même il est possible que le moyen de concentrer toute la force nerveuse au cerveau, de la transformer toute en cerveau, si l’on peut ainsi dire, en atrophiant l’autre pôle, soit trouvé un jour. L’une de ces fonctions est un affaiblissement de l’autre ; ce qui est donné à l’une est enlevé à l’autre. » (Dialogues philosophiques, p. 119.) Diderot, dans le Rêve de d’Alembert, exprime des idées analogues, mais au fond moins hasardées, parce qu’elles reposent sur le développement des forces spontanées de la nature et non sur l’artifice de la science humaine : « J’ai vu deux moignons devenir à la longue deux bras... Au défaut des deux bras qui manquaient, j’ai vu doux omoplates s’allonger, se mouvoir en pince et devenir deux moignons. — Quelle folie ! — C’est un fait. Supposez une longue suite de générations manchotes, supposez des efforts continus, et vous verrez les deux côtés de cette pincette s’étendre, s’étendre de plus en plus, se croiser sur le dos, revenir par devant, peut-être se diviser à leurs extrémités, et refaire des bras et des mains. La conformation originelle s’altère ou se perfectionne par la nécessité et les fonctions habituelles. Nous marchons si peu, nous travaillons si peu et nous pensons tant, que je ne désespère pas que l’homme ne finisse par n’être qu’une tête. — Mlle de Lespinasse : Une tête ! une tête ! c’est bien peu de chose ; j’espère que la galanterie effrénée... Vous me faites venir des idées bien ridicules. » Selon M. Ribot, « une sélection consciente, pratiquée longtemps, aurait de bons résultats, » mais la race ainsi formée ne pourrait jamais être abandonnée à elle-même ; car, sans parler de l’atavisme, qui ramènerait brusquement des formes mentales en apparence éteintes, nous savons que l’hérédité a toujours une tendance à retourner au type primitif, « ou, pour parler sans métaphore, que ce qui est acquis depuis peu à peu de stabilité. Peut-être aussi ces constitutions d’élite ressemblent-elles à des composés très instables, qu’il est bien difficile de fixer. » (De l’Hérédité, p. 417.)
  24. Aussi Bahnsen n’a nullement prouvé, selon nous, que les peuples qui seront à la tête de la civilisation à venir devront sortir de races aujourd’hui à demi plongées dans l’ignorance. Bahnsen, s’appuyant sur le rapport inverse du développement cérébral et du développement sexuel, a écrit cette phrase curieuse, spécimen du fatras germanique : « Plus la lumière de la conscience, arrivée au zénith de sa splendeur historique universelle, dessine avec netteté les contours des fleurs de la vie, plus sûrs et plus rapides sont le déclin et l’anéantissement de la puissance germinative sous l’éclat de cette lumière trop vive, tandis que la fraîcheur d’une demi-conscience, douce comme un clair de lune, conserve les peuples réservés pour l’avenir. »
  25. On en peut dire autant des enfans « moralement abandonnés » et réduits au vagabondage. L’assistance publique de la Seine, au lieu de les enfermer dans une maison de correction d’où ils sortiraient corrompus, les place, depuis 1881, en apprentissage dans les départemens. Cette mesure a besoin d’être complétée par « le projet de loi sur la protection de l’enfance » présenté au sénat le 8 décembre 1881.
  26. En Angleterre, d’après l’acte de la 43e année du règne d’Elisabeth, les administrateurs des paroisses (overseers) devront : 1° donner du travail aux enfans que leurs parens ne pourront pas entretenir, ainsi qu’à toutes les personnes mariées ou non mariées qui n’auront ni moyens d’existence ni industrie; 2° secourir les infirmes et tous les malheureux hors d’état de travailler, boiteux, aveugles, vieillards; enfin, mettre les enfans pauvres en apprentissage. La même loi confère aux administrateurs le pouvoir de lever dans ce dessein des taxes qui devront être supportées par les habitans de la paroisse, et si cela ne suffit pas, par les habitans du district et même du comté. En France, la déclaration des droits de 1793 porte à l’article 21 : « Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux. » Enfin il est dit dans le préambule de l’article VIII de la constitution de 1848 ; « La république doit, par une assistance fraternelle, assurer l’existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d’état de travailler. » Cette rédaction, avec les réserves et les restrictions qu’elle renferme, était plus prudente que l’acte d’Elisabeth et que les articles des constitutions de 91 et de 93. Non-seulement, comme le remarque Stuart Mill, le gouvernement français n’offrait rien de plus que l’acte d’Élisabeth, mais il l’offrait dans des conditions bien préférables, malgré les applications absurdes et inconséquentes qui furent faites de ce principe. Dans le système anglais de la paroisse, la loi confère à chaque indigent le droit de demander pour lui-même individuellement ou du travail ou l’assistance sans travail; c’est donc le « droit au travail » proprement dit; le gouvernement français, au contraire, ne reconnaissait point un semblable droit, qui ne serait rien moins que le droit de l’individu à l’aumône; l’action du gouvernement ne devait s’exercer que dans la mesure de ses ressources et sur le marché général du travail, non dans la sphère individuelle. Son plan était de créer, là où il était manifeste que le travail manquait pour des causes générales et indépendantes de la volonté des travailleurs, la quantité d’emplois productifs requise, au moyen de fonds avancés par l’état. « La question n’était nullement pour l’état de chercher du travail à A ou à B : il se réservait le choix des ouvriers à employer; il n’affranchissait personne de la nécessité de pourvoir à sa subsistance par ses propres efforts; tout ce qu’il entreprenait, c’était de faire des efforts pour que l’emploi ne fît pas défaut. » (Westminster and Quarterly Review, avril 1849, p. 31 et suiv.) Que l’entreprise fût sujette à des objections et surtout que l’exécution en ait été conduite avec la dernière sottise, c’est ce que nul ne conteste. Ce n’est pas une raison pour condamner avec les économistes et les naturalistes, malthusiens ou darwinistes, le principe même de l’assistance publique.
  27. Telles sont les banques populaires de l’Ecosse et de l’Allemagne. Sur les moyens de combiner leurs avantages, voir l’excellent travail de M. Coste, couronné au concours Pereire, p. 285-305. Une banque importante du travail et de l’épargne vient de se fonder à Paris, sous le nom de Caisse centrale populaire. Elle fait des avances aux sociétés coopératives; neuf ont été constituées par ses soins, dix sont en voie de formation ; trois sociétés anciennes ont trouvé chez elle l’appui dont elles avaient besoin.
  28. Si l’on veut constituer un premier capital, le plus difficile de tous à acquérir pour l’ouvrier, pour l’artisan, pour le petit commerçant, un des meilleurs moyens est le développement des sociétés coopératives. Celle de Roubaix, qui borne cependant ses opérations à la boulangerie, est arrivée à distribuer à ses membres, en 1875, 10 pour 100 du montant de leurs achats, et 16 pour 100 en 1880. En 1879, elle a vendu à ses associés pour 190,000 francs de pain et leur a donné sur ses bénéfices nets une somme de 30,000 francs, après avoir porté 7,700 francs à sa réserve. Une société coopérative de consommation transforme en instrument d’économie les dépenses auxquelles nul ne peut se soustraire ; elle en fait un moyen d’épargne quotidienne et inconsciente; de charges inévitables elle tire pour ses participans un capital certain. La société de Roubaix poursuit aujourd’hui un nouveau but : rendre ses sociétaires propriétaires de leur habitation, sans aucun déboursé de leur part; il suffit pour cela de quatorze ou quinze années : on économise une maison sur sa consommation, on devient propriétaire en mangeant. De plus, la société assure ses membres contre l’incendie de leur mobilier jusqu’à une valeur de 500 francs, moyennant 37 centimes par an, « deux chopes de bière. » La société alimentaire de Mulhouse fournit trois repas par jour aux femmes pour 35 centimes et aux hommes pour 65 centimes. Le fourneau économique d’Isaac Pereire donnait un repas complet dont le prix de revient était 25 centimes. La société alimentaire de Grenoble arrive à des résultats non moins remarquables. De même pour la société d’épargne de Saint-Remy, à Bordeaux. (Voir M. Coste, Ibid., p. 19 et suivantes.) Notre sol devrait, comme on l’a dit, être couvert d’associations de ce genre, mais, faute de fonds suffisans, ces sociétés ne peuvent se constituer ou échouent. La société même de Roubaix n’a été sauvée par deux fois de la ruine que par des avances exceptionnelles dues à la générosité de simples particuliers. L’état ne pourrait-il pas, dans des circonstances analogues, venir au secours des sociétés méritantes ? Ou a demandé avec raison qu’une faible partie des fonds de nos caisses d’épargne fût consacrée, en principe, à subventionner des sociétés coopératives et que, par un mécanisme quelconque, les économies des travailleurs fassent centralisées pour aider spécialement les œuvres miles aux travailleurs. Rappelons aussi qu’on a proposé de faire des emprunts publics pour les œuvres philanthropiques en leur réservant le privilège des valeurs à lots.
  29. Thiers, de la Propriété, p. 328 et suiv.