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La Philosophie de Georges Courteline/Texte entier

La bibliothèque libre.
Ernest Flamarion, éditeur (p. 1-191).

La Philosophie
de
Georges Courteline




Nouvelle édition
revue et considérablement augmentée

PARIS
ERNEST FLAMMARION. ÉDITEUR
26, Rue Racine, 26


La Philosophie
de
Georges Courteline




La Philosophie
de
Georges Courteline

PARIS
ERNEST FLAMMARION. ÉDITEUR
26, Rue Racine, 26

Tous droits de traduction, d’adaptation et de reproduction réservés
pour tous les pays.
Droits de traduction et de reproduction

réservés pour tous les pays.
Copyright 1922

by Ernest Flammarion.

À Mtre José THÉRY


En témoignage

de considération, de reconnaissance

et d’amitié.


G. COURTELINE.

I


De la Vérité
et de la difficulté qu’il y a
à la faire sortir de son puits.

Si le propre de la raison est de se méfier d’elle-même, combien est persuasive l’éloquence des déments à prêcher qu’ils sont la sagesse, et qu’il est malaisé de démontrer leur erreur !

Il faut éviter le paradoxe comme une fille publique qu’il est, avec laquelle on couche à l’occasion, pour rire, mais qu’un fou, seul, épouserait.

La difficulté est de savoir à quel point exact il commence. J’en ai entendu soutenir qui rapprochaient si étrangement des vérités dites « premières » !…

Il n’est tel axiome, même inepte, qui ne trouve son admirateur. En revanche, il n’est telle vérité dont le moraliste qui l’émet ne suspecte l’exactitude, de l’instant où il l’a émise.

La vie donne rarement ce qu’on attendait d’elle.

La raison se prononce dans un sens, l’événement solutionne dans l’autre, et l’homme continue gravement à tirer des conclusions et à émettre des pronostics.

La Vérité est faite d’une accumulation de suppositions et de légendes que les pères repassent aux fils comme des souvenirs de famille et qui, à son insu, lentement, sont devenues son armature.

La Vérité philosophique, variable, d’ailleurs, avec les milieux et les civilisations, est une convention comme une autre.

Sortie des commandements de Dieu : « Tu ne tueras pas ; tu ne prendras pas le bien du prochain ; tu ne feras pas de faux témoignages », la Vérité est si relative, si exposée à se modifier au contact de l’individu, que des axiomes philosophiques peuvent parfaitement être contradictoires sans que chacun d’eux cesse, pour cela, d’être probant.

En fait, les moralistes se placent devant la vie comme des peintres devant un motif ; d’où, du motif et de la vie, des études qui n’ont aucun rapport entre elles, et qui, prises isolément, sont cependant d’une ressemblance à crier.

Il est indispensable, dans toute discussion, de se placer au point de vue où se place l’adversaire ; il faut le battre avec ses propres armes, sur son propre terrain, chez lui !

Ainsi seulement (et encore !…) on approchera (et pas beaucoup !…) de ce qu’on est convenu d’appeler un petit rien du tout de tantinet de vague commencement de vérité.

Je ne crois vraiment pas qu’il existe une vérité philosophique à laquelle on ne puisse victorieusement répondre, avec Montaigne : « Que sais-je » ; avec Rabelais : « Peut-être » ; avec le docteur Marphurius : « C’est incertain. Il se peut faire. Il n’y a pas impossibilité. »

Il est consolant de penser que si la folie ne gagne rien au contact de la raison, en revanche, la raison s’altère au contact de la folie.

II


Où des vérités qui,
sans doute, ne sont guère
que des paradoxes,
alternent avec des paradoxes
qui sont
peut-être des vérités.
Sganarelle et La Palisse sont peut-être de tous les hommes (moi compris) les seuls qui ne

me paraissent pas ridicules.

Les cœurs bien nés dont parle le poète ressentent cruellement une mesure vexatoire, pour l’injustice qu’elle porte en soi et qui meurtrit, choque, brise en eux des tas de petites choses fragiles.

Les âmes vulgaires en prennent volontiers leur parti, mais à la condition qu’elle soit générale et que tout le monde en pâtisse.

L’idée que le feu a pris partout leur est une consolation de ce que l’incendie est chez eux.

Je ne sais pas de spectacle plus sain, d’un comique plus réconfortant, que celui d’un monsieur recevant de main de maître une beigne qu’il avait cherchée.

Ô joie ! Ô la force physique mise au service du bon droit !

Arrêter un taxi-auto.

Dire au chauffeur : « À tel endroit. » S’entendre répondre : « C’est vingt francs », et déclarer :

— C’est entendu.

Grimper dans le taxi.

Arriver.

Dire au chauffeur en le payant : « Voici les trois francs quinze centimes indiqués à votre compteur, plus, pour vous, dix-sept sous de pourboire.

Attendre l’effet. Regarder le chauffeur dégringoler de sa bagnole avec des yeux de bête féroce ; le voir se ruer, lui casser le bras d’un coup de poing, et rentrer dîner en famille.

Les histoires compliquées, obscures, celles dont on dit : « Quelle drôle d’affaire !… Je ne comprends pas pourquoi il ou elle a dit cela… Il y a là-dedans une chose dont le mystère m’échappe… », sont toujours des histoires de gens qui se sont montré leurs derrières quand ils n’en avaient pas le droit.

L’homme est un être délicieux : c’est le roi des animaux. On le dit bouché et féroce, c’est de l’exagération. Il ne montre de férocité qu’aux gens hors d’état de se défendre, et il n’est point de question si obscure qu’elle lui demeure impénétrable : la simple menace d’un coup de pied au derrière ou d’un coup de poing en pleine figure, et il comprend à l’instant même.

Il est certain que, quoi qu’on fasse, on est toujours le fantoche de quelqu’un. C’est un malheur dont on ne meurt pas. Il faut s’en consoler, en rire, songer que la vie est un prétexte à nous blaguer les uns les autres, et penser du prochain et de sa malignité :

— Il ne se moquera jamais de moi autant que je me ficherai de lui.

La tendance qu’éprouve l’homme à trouver spirituel un propos bêtement méchant, pour peu, seulement, qu’il mette en cause une personne de connaissance, n’est pas un des moindres indices de son excellent naturel.

Un des plus clairs effets de la présence d’un enfant dans le ménage, est de rendre complètement idiots de braves parents qui, sans lui, n’eussent peut-être été que de simples imbéciles.

L’avantage qu’il y a à être dans le vrai, c’est que toujours, forcément, on finit par avoir raison. En théorie, du moins.

Quelqu’un (Gambetta, je crois) a dit : « La Justice immanente », et vraisemblablement elle l’est. Par malheur, boiteuse, elle se traîne, et la vie marche plus vite qu’elle. Toujours le crime serait puni et la vertu récompensée — aux plus compliqués des drames le plus simple des dénouements ! — si à chaque instant la Mort n’intervenait, mettant les adversaires d’accord et classant le dossier de l’affaire.

C’est dommage.

La fierté, qui est le propre de l’homme à l’égal du rire, si ce n’est plus, a ses petites exigences ; d’autant plus impérieuses qu’elles sont moins justifiées.

Qu’est l’orgueil d’un Leverrier voyant apparaître au jour dit et à la place désignée, en l’immensité des espaces, l’astre annoncé depuis vingt ans, comparé à la gloire d’une brute qui a trouvé plus bête qu’elle ?

La vie s’accommode des milieux où les circonstances la placent.

Qui commence par conter des blagues finit souvent par mentir. Ce petit œuf n’a l’air de rien : il contient pourtant en germe l’Affaire Dreyfus tout entière.

Il y a des gens chez lesquels la simple certitude de les pouvoir satisfaire fait naître des besoins spontanés.

S’il fallait tolérer aux autres tout ce qu’on se permet à soi-même, la vie ne serait plus tenable.

On ne sait trop lequel est le plus bête et, par conséquent, le plus dangereux, de se figer dans la routine des choses ou d’en prendre systématiquement et aveuglement le contre-pied.

Des gens trouvent que rien ne va, accusent le progrès d’être la cause de tout et disent du Présent qu’il ne vaut pas le Passé. Ils n’en savent rien, moi non plus ; mais le mécontentement humain ayant été de tous les temps, on en peut conclure que le Passé, au temps où il était le Présent, a tenu un langage identique.

D’ailleurs, s’il eût été l’âge d’or, l’Humanité, probablement, se serait donné moins de mal en vue d’un avenir meilleur.

Une loi d’amélioration régit le monde depuis qu’il est le monde : la vérité et le progrès sont donc perpétuellement en marche. Toutefois, il est prudent de se tenir par système et dans une certaine mesure en réaction contre l’Avènement quel qu’il soit, le propre d’une évolution étant de commencer, toujours, par dépasser le but visé puis de rétrograder plus ou moins dans la direction du retardataire.

Nous vivons en des temps où la véritable honnêteté ne se sent guère plus à son aise qu’une femme de mœurs irréprochables dans un de ces milieux bâtards, comme il y en a, à la fois strictement corrects et manifestement équivoques. La correction, ce mal né d’hier et dont nous périrons demain si nous n’y mettons bon ordre, nous envahit de jour en jour ; sournoise et doucereuse ennemie, perfide compromis des consciences qui capitulent sans en convenir, ne se sentant pas le courage de se mettre purement et simplement en carte et de descendre sur le trottoir.

C’est elle qui est la cause de tout ; c’est elle qui initie les hommes à l’art de danser sur les œufs, c’est elle qui les pousse peu à peu à côtoyer les précipices et à ne plus faire leur devoir tout en s’acquittant de leur tâche.

L’idée que la Guerre pourrait être éternelle et durer autant que l’Espèce, me paraît aussi bête que la Guerre elle-même.

La Guerre aura une fin comme aura une fin tout ce qui est en contradiction avec le vœu de la nature, à laquelle on prête gratuitement les plus ridicules intentions.

Une sottise, passée vérité à l’ancienneté, affirme : « Tant qu’il y aura des hommes, ils chercheront à s’entr’égorger, une loi commune et monstrueuse voulant que les gros dévorent les petits. »

D’abord, on ne voit pas que les petits chiens soient dévorés par les gros, lesquels, de leur côté, étrangleraient moins de chats si l’homme prenait moins d’amusement à leur en donner le conseil.

Quant à l’homme, s’il a, comme cela est vrai, une certaine tendance à détruire, il en a une plus grande encore à se conserver, et tout démontre que le goût de la vie l’emporte sur celui du meurtre, de beaucoup.

Bismarck, un jour qu’il avait bu, a prononcé un mot que la Prusse a recueilli, qu’elle a pris au sérieux et dont elle périra.

— La Force, a-t-il dit, prime le Droit.

C’est là une vérité d’une heure, une vérité momentanée, et toute vérité qui n’est pas éternelle n’est pas une vérité du tout.

La Force prime si peu le Droit qu’en aucun cas elle ne l’engendre, et que le Droit, lui, au contraire, finit toujours par engendrer la Force, qui en devient le mur de soutènement.

Si l’Agresseur eût vu le triomphe de l’abominable attentat, c’eût été tellement la fin de tout, la banqueroute du pauvre petit patrimoine d’idées saines, d’espoir en Dieu de confiance dans le Droit et dans la Vérité, qui nous aide à faire bon marché des malpropretés de la vie, que je n’ai pas plus tremblé — je le confesse ici, à mon honneur ou à ma confusion, — pour ma chère Patrie que pour ma chère Justice.

Jamais on n’aura mieux vu combien il est vrai que les hommes sont les humbles rouages des choses et quelle part occupe la chance dans la marche des choses et dans la vie des hommes. Est-il un Français dont les cheveux ne blanchissent pas sur la tête à l’évoqué du péril évité, évité à l’heure même où l’impossibilité qu’il le fût apparaissait évidente ? alors que le Monstre, saoul de gloire, voyait de ses yeux la Tour Eiffel et les coupoles du Sacré-Cœur se découper sur l’horizon ?… Derrière de ridicules troncs d’arbres couchés en travers de ses portes, de pitoyables chevaux de frise qui eussent pu servir à caler les bicyclettes de Pantagruel, Paris haletait, perdu, happé d’avance comme une mouche par la main d’un écolier !…

Mais les choses veillaient, ne voulaient pas.

Un imbécile passa.

Ayant, d’un geste prompt, écarté la main prête à prendre :

— Pas aujourd’hui, dit-il, demain !

Une bêtise était dite. Le litige était tranché. Des millions de combattants armés les uns contre les autres, les destinées étaient désormais écrites.

Je ne vois pas pourquoi on ne se paierait pas le luxe d’élever au général Von Kluck, place de la Concorde par exemple, une statue équestre qui porterait, gravés dans le granit de son socle, ces mots :

au général von kluck,
auteur principal
de la victoire de la marne,
la france reconnaissante.

La vie n’a pas la mort pour but, comme la Guerre voudrait le faire croire.

Elle l’a pour point d’arrivée, ce qui n’est pas la même chose ; et il est hors de discussion qu’elle s’est appliquée de tout temps à retarder de tout son effort le fâcheux moment de l’échéance.

Il faudrait être bien aveugle ou bien décidé à ne pas voir, pour nier que l’état de Civilisation, par conséquent l’état de Paix, envahit l’état de Sauvagerie, par conséquent l’état de Guerre, avec le lent empiétement d’une tache d’huile sur du papier.

L’abominable guerre qui durant tant de mois jeta les hommes au creux des tombes, celle qui noya de pleurs les yeux de tant de mamans, de pauvres veuves, de jeunes maîtresses, sera-t-elle, du moins, la dernière qui aura épouvanté le monde ?

Je le souhaite, je l’espère, et je le crois.

Dans tous les cas, ceux qui y ont assisté auront bien fait de la regarder de près, n’étant pas, j’ose le leur prédire, à la veille d’en voir une autre.

Les réactions sont toujours en raison des événements qui les produisent. Un événement belliqueux de l’importance, de la lenteur, de la cruauté de celui auquel le monde civilisé aura jeté en pâture le meilleur de son sang et les plus amères de ses larmes, aboutira donc, fatalement, à des années de paix bienfaisante que suivront d’autres années de paix, et des années de paix encore !… Et pendant que les années passent les idées marchent, les grandes, les justes idées ! Un jour, sans que l’on sache exactement comment s’est accompli le miracle, une génération est là, faite de lumière, regardant le passé en silence, avec des yeux qui ne comprennent pas.

Prenons toujours au-dessous de nous notre point de comparaison et voyons surtout, avant tout, dans les disgrâces qui nous affligent, un effet de la clémence des dieux, auxquels il eût été aisé de nous accabler davantage.

La douceur de l’homme pour la bête est la première manifestation de sa supériorité sur elle.

Il est indispensable que les chiens et les chats soient les maîtres de leurs propres maîtres, le devoir des gens qui ont des bêtes étant d’être plus bêtes qu’elles.

Mon exécration des courses de taureaux s’est étendue petit à petit jusqu’à ceux qui les fréquentent. L’idée que des hommes peuvent prendre de l’amusement, les uns à tâcher de rendre féroces des animaux qui ne l’étaient pas, les autres à voir agoniser des chevaux éventrés, recousus puis éventrés une deuxième fois, me fait envelopper les seconds du même dégoût que m’inspirent les premiers. Je me suis même brouillé avec pas mal d’amis coupables d’avoir assisté en curieux à l’infamie des corridas, tant est profond l’abîme que creuse entre eux et moi leur honteuse curiosité, et, quelle que soit mon horreur de la guerre, je nourris pourtant le vague espoir que ma chère et noble patrie la fera un jour à l’Espagne pour la contraindre à la destruction des plazzas.

En somme le sang versé sur les champs de bataille n’y aura pas souvent coulé pour une si généreuse cause.

Il est communément admis que le côté « Art » des corridas en sauve le côté monstrueux.

Je connais l’argument : il avait déjà cours au temps du roi Salomon, alors que le sacrificateur précipitait dans la gueule embrasée de Moloch des enfants hurlant d’épouvante. La vérité est qu’on parle d’art plus facilement qu’on n’en fait, et qu’il est plus facile d’en faire avec le martyr des bêtes qu’avec les sept notes de la gamme, les sept couleurs de l’arc-en-ciel, les vingt-cinq lettres de l’alphabet ou le contenu d’un baquet de glaise.

J’apprécie fort les matchs de boxe. Des gens faciles à étonner s’en sont étonnés quelquefois, jugeant cette petite faiblesse, dont je ne fais mystère à personne, en désaccord avec la haine des corridas, que j’éprouve, professe et proclame.

Pourquoi ?

Il n’y a rien de commun entre la corrida et le match. Le match, mutuellement et librement consenti, met en présence deux adversaires dont chacun se fait, de gaîté de cœur, casser le nez, désorbiter l’œil ou défoncer les mandibules. Il préfère ce mode de gagne-pain à l’ennui de conduire l’autobus ou d’écouler de la soie au mètre dans un magasin de nouveautés. Ça le regarde. Je salue le travail sous quelque aspect qu’il se présente et, ne voyant pas pour quelle cause un monsieur n’userait pas de son droit à disposer comme il l’entend d’une peau dont il est le seul maître, le jour où sera donné un match de coups de pied dans la figure, je louerai une place au premier rang et suivrai les phases du spectacle avec un vif intérêt.

Mais autre est le cas du boxeur, autre est le cas de la rosse dont on crève le ventre sans lui en avoir, d’abord, demandé l’autorisation. La crainte où on est qu’elle la refuse, fait qu’on prend le parti de s’en passer. C’est d’une simplicité grande, un peu trop grande, même pour moi. Aussi, persisterai-je à tenir la corrida pour la dernière des abjections, tant que les chevaux, dûment plébiscités, n’auront pas dit :

— Parfaitement, c’est pour nous être agréable et sur notre désir exprès qu’on nous met les tripes au soleil. Nous aimons mieux cela que de porter des imbéciles sur notre dos : c’est plus digne ; ou que de traîner des morts à leur dernière demeure : c’est moins triste.

Le dédain de l’argent est fréquent surtout chez ceux qui n’en ont pas. Disons les choses comme elles sont : il est agréable d’en avoir, pour les commodités qu’il procure, d’abord, et plus encore pour l’impression de sécurité qu’il dégage et qui tranquillise.

Et je crois bien que l’inexplicable Avarice rencontre son explication dans le développement poussé à l’excès de ce sentiment de bien-être.

Il faut avoir reçu du Ciel une présomption peu ordinaire pour oser parler de son bon droit sans en être — au moins !… — submergé.

Si méfiant soit-on de ne plus rien prouver pour avoir voulu prouver trop, on peut avancer hardiment, que cinq fois sur dix à peu près, dire « expert » c’est dire « ignorant ».

Un finaud dont le nom m’est sorti de la tête affirme qu’en diplomatie le dernier mot de l’astuce est de dire la vérité.

Peut-être oui, peut-être non ; c’est possible et rien n’est moins sûr. Il en est de cela comme de tout.

Au fond, pour le diplomate, le dernier mot de l’astuce est de dire la vérité quand on croit qu’il ne la dit pas, et de ne la pas dire quand on croit qu’il la dit.

Les vieilles amitiés s’improvisent.

L’argent est une espèce d’imbécile qui s’en croit, pénétré, sans qu’on sache pourquoi, du sentiment de sa supériorité sur le labeur qu’il rémunère et traite volontiers en maraud. De là anomalie fréquente : l’humilité chez celui qui travaille, l’impertinence protectrice ou hautaine chez celui qui regarde faire.

Et, du haut de son indifférence, l’Opinion Publique au balcon estime que tout va très bien.

Et en effet tout va très bien.

Et tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.

Et puis voilà.

Et puis, à la fin de tout ça, il y a des figures cassées.

On peut dire que, sur plus d’un point, la Question Sociale se résume à une question de bonne volonté.

De ce qu’un petit-fils d’Adam venu au monde sans malice est juste bon à rincer des bouteilles ou à balayer les lieux, il ne s’enensuit pas logiquement qu’on doive le laisser crever de faim toute sa vie.

C’est à l’homme à réparer, lorsque ses moyens le lui permettent, les petites injustices du bon Dieu. Si la pitié le lui conseille, son intérêt le lui commande, car plus un être est près de la bête, plus ses représailles sont à redouter, le jour — fatal — où lui parvient enfin la notion de l’iniquité dont il est l’innocente victime et où ses yeux viennent à s’ouvrir sur la disproportion des parts.

Payer ce qu’on doit est le meilleur moyen de ne pas s’exposer à payer un jour plus que son dû.

On change plus facilement de religion que de café. Le monde, d’ailleurs, se divise en deux classes : ceux qui vont au café et ceux qui n’y vont pas. De là, deux mentalités, parfaitement tranchées et distinctes, dont l’une — celle de ceux qui y vont — semble assez supérieure à l’autre.

La vraie pudeur est de cacher ce qui n’est pas beau à faire voir.

De toutes les persécutions, la persécution des choses, qu’il serait puéril de nier, est la plus insupportable.

Et elle n’est pas la moins à craindre, car elle est celle qui ne se lasse pas, s’en prend à un homme sans défense, l’accable sans trêve sous mille formes, et, petit à petit, le rend fou.

Il y a quelque chose de pis qu’une catastrophe, de plus à craindre qu’un cataclysme : cette chose, c’est la chose illogique. Et jamais on ne l’aura mieux vu que le jour où Georges Clémenceau, après avoir, pendant deux ans, été toute la Convention à lui tout seul, fit une paix d’où il résultait que le vainqueur était le battu : loi nouvelle et ahurissante, devant laquelle, naturellement, la raison resta confondue, et que, naturellement aussi, vinrent confirmer des tas de petits corollaires nés de l’étalon Illogisme.

C’est ainsi que l’ancien bon sens s’étant mis à courir les rues, la tête en bas, les pieds en l’air, on ne s’étonna pas que le cubisme se recommandât froidement d’Ingres, tout en assemblant au hasard de la main, sous prétexte de nature morte, de portrait ou de figure nue, des pièces de puzzle éparpillées, et que l’inepte Dadaïsme frappât Hugo de déchéance, en des phrases d’où étaient absents, le sujet, le complément et le verbe. En même temps, l’effet n’étant plus la conséquence de la cause, la consommation augmenta avec le prix de la denrée ; par contre, la domesticité se raréfia d’autant plus que ses services étaient plus grassement rétribués, et Paris, où, jadis, trois millions de personnes allaient, venaient, changeaient de domiciles comme on change de mouchoirs de poche, devenait trop étroit pour une population allégée cependant, — le dernier recensement en fait foi — de plus de deux cent mille citoyens !… Bien mieux ; un fait est établi : jamais les photographes n’ont tiré tant de portraits que depuis que tout le monde fait de la photographie et jamais les coiffeurs n’ont taillé tant de barbes que depuis que chacun se rase soi-même…

Allez donc expliquer ça.

Véritablement, tout de bon, j’en arrive à me demander s’il ne convient pas de chercher dans la paix ratée de Clémenceau la clé de ce mystère troublant.

Ne pouvant, à mon grand regret, être l’heureux chien de camionneur qui, du haut de ses colis, à l’abri des représailles, gueule de droite et de gauche à la Société le joli cas qu’il fait d’elle, je me contente d’être né avec des goûts modestes et remercie le Ciel de m’avoir donné, jusqu’à ce jour, le moyen de les satisfaire.

Je connais des bohèmes sans souliers, domiciliés sur les bancs du boulevard et mangeant lorsqu’on les invite, qui dépensent en consommations de quoi pourvoir au traitement d’un officier supérieur : mystère qui s’éclaircira vite si on veut bien considérer que, quand on retranche de la vie tout ce qui est l’Indispensable, on fait face plus aisément aux exigences du Superflu.

La raison nous conseille de dîner le moins possible dans les maisons où le personnel n’est pas traité avec égards.

Le crachat constituant la représaille instinctive du domestique mécontent, on n’y mange que des crachats accommodés à toutes les sauces, et le repas qui vous est offert manque ainsi au premier de ses devoirs : la variété dans les mets.

Étant donné que nulle force au monde ne pourrait me résoudre à verser le sang humain, et considérant que la vertu consiste notamment à dompter ses passions, à prendre le dessus sur soi-même, je songe avec inquiétude qu’un assassin aurait, à se mettre dans ma peau, infiniment moins de peine, donc de mérite, que moi à entrer dans la sienne.

Alors ?

On ne saurait mieux comparer l’absurdité des demi-mesures qu’à celle des mesures absolues.

Tout bien pesé, le Spiritualisme l’emporte en probabilité sur l’Athéisme, qui est une simple opinion. Sans doute, lui-même en est une autre, mais étayée, à défaut de preuves, sur des terrains de discussion dont le commencement de solidité n’est peut-être pas, lui, qu’un mirage.

Je ne suis pas éloigné de penser que nos yeux seraient ouverts à bien des évidences si l’épouvante de la mort ne nous les couvrait d’un bandeau ; autrement dit, si l’homme n’eût pas reçu de la Nature, de la Nature qui veut durer, cet instinct de la conservation sans lequel il userait de la vie comme d’une maison d’où on s’en va quand on a cessé de s’y amuser ; en en sortant pour un oui pour un non, parce qu’un chagrin l’aurait frappé, parce que sa maîtresse lui aurait fait des blagues, ou, plus simplement encore, parce qu’il n’aurait pas de tabac.

Comme la bonté, comme la violence, comme la gourmandise, comme tout le reste, l’instinct de la conservation n’est pas également réparti sur la masse des individus. Chacun en a reçu une dose plus ou moins forte, qui le porte à accepter d’une âme plus ou moins sereine la perspective de l’Inéluctable auquel tout aboutit et qui fait que nous devons, dans la guerre, chercher de préférence les héros chez les pauvres diables d’hommes venus au monde sans bravoure.

Aussi bien est-il hors de doute que bon nombre d’individus — le monde des apaches en regorge ! — n’hésiteraient pas à sacrifier leur peau, si cela était nécessaire, au plaisir de crever la peau à leur prochain.

C’est un bruit assez répandu que les hommes dépourvus de sensibilité apprécient d’autant moins les douceurs de la vie qu’ils en ressentent peu les rigueurs.

Pourquoi ?

On ne voit pas que la dureté de cœur gêne en rien le goût de la jouissance.

J’admire l’aisance avec laquelle le psychologue pénètre tranquillement dans la mentalité d’autrui et en donne la disposition, comme il ferait d’un appartement dont le locataire serait parti en laissant la clé sur la porte.

On serait mal fondé à se plaindre de la traîtrise de la Nature. Impitoyable et loyale tout ensemble, elle ne cache pas sa répugnance pour toute mauvaise habitude à laquelle nous tentons sottement de la contraindre. On la fait fumer : elle vomit ; on la fait trop boire : elle titube. Mais elle n’y met pas d’entêtement ; elle cède vite devant l’insistance et, de ce jour, devenue tyran, elle veut, elle exige, elle impose ce qui la rebutait la veille.

Ainsi un imprudent amant amène sa maîtresse à des modes amoureux qui la déconcertent d’abord, auxquels peu à peu elle prend goût, et dont, un beau jour, elle le crève.

On ne m’ôtera pas de l’idée que l’assassin violeur de vieille femme ou d’enfant est, neuf fois sur dix, un timide, auquel l’audace a manqué, juste comme elle s’imposait le plus, de solliciter d’une belle fille ce qu’elle lui eût peut-être accordé.

Peut-être est-on fondé à reprocher au bon Dieu d’avoir fait les hommes mauvais, mais il le faut louer sans réserve d’avoir placé en contrepoids à leur méchanceté probable leur extraordinaire bêtise qui, elle, ne fait aucun doute.

J’admire les poilus de la Grande Guerre, et je leur en veux un petit peu. Car ils m’eussent, si c’était possible, réconcilié avec les hommes, en me donnant, de l’humanité, une idée meilleure… donc fausse.

III


De deux sortes
d’hommes redoutables :
les tapeurs
et
les médecins.

Le médecin exerce sur moi une double action dont je ne suis pas maître : il m’effraie et ne me rassure pas. S’il me dit : « Vous avez telle maladie », je le crois ; s’il me dit : « Je vous guérirai », je ne le crois plus.

On en vient à se demander si l’obstination du médecin à priver systématiquement le malade de ce qui lui serait agréable, la joie évidente qu’il éprouve à lui crier : « Pas de vin ! Pas d’alcool ! Pas de café ! De l’eau ! De l’eau ! De l’eau ! » n’est pas une forme du sadisme.

Il est absurde aux médecins d’imposer à un estomac, sous prétexte d’alimentation légère, des cuisines auxquelles il répugne et que par conséquent il repousse.

C’est comme s’ils voulaient obliger un monsieur porté sur l’article à faire l’amour à une vieille femme, laide, sèche, bossue et chassieuse, sous prétexte de « ménagement ».

Comme dit l’autre : « Tu parles d’un record ! »

Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement.
Ce qu’on mange avec goût se digère aisément.

Je crois que, sommé de m’expliquer sur la valeur, le sens précis des mots « aliments lourds » et « aliments légers », l’infortuné thérapeute connaîtrait de cruels embarras. Le fait est que tels aliments sont légers pour l’un, lourds pour l’autre ; — sans parler de ceux sur les vertus desquelles la Faculté préfère ne pas se prononcer. C’est notamment le cas de la langouste, dont on ne sait si elle est légère plutôt que lourde, ayant été réputée lourde pendant des temps immémoriaux et reconnue soudain légère, il y a une douzaine d’années.

Je me félicite, et combien ! de n’avoir pas attendu jusque-là pour en manger accommodée à la sauce américaine.

Un lascar sera celui qui, ayant su préciser parmi les lobes du cerveau la case de la Volonté, la fécondera, la développera par un procédé à lui ; car l’homme ne meurt pas que d’urémie, de pleurésie ou de congestion, mais aussi de son impuissance à avoir raison de lui-même, de la souffrance aiguë qu’il endure à rompre avec des habitudes sur la malfaisance desquelles il ne s’illusionne même pas.


Il meurt de s’attarder à jouer le poker dans le nuage d’une salle de café enfumée et de répéter tous les soirs :

— Ma parole, on n’a pas idée de se coucher à des heures pareilles ! C’est la dernière fois ! À qui de faire ?

Il meurt de s’écrier :

— J’ai bu huit bocks ! C’est trop. Encore un, garçon ! C’est le dernier.

Il meurt de constater :

— Comment, je n’ai plus de tabac ? J’en fume pour vingt sous par jour ; c’est ridicule ! Qui est-ce qui me donne une cigarette ? C’est la dernière.

Mort de Mme Frédéric Febvre.

Ce matin-là, Mme Frédéric Febvre qui s’était couchée bien portante, s’éveilla assez patraque, courbaturée, un peu lasse, de quoi Frédéric Febvre s’émut sans s’alarmer. Ce grand acteur était un sage. Pratiquant avec prudence une vie qu’on n’a pas deux fois, et estimant avec raison que la meilleure façon de mettre le mal en fuite est encore d’aller au devant de lui, il manda un médecin dont il avait en plusieurs circonstances apprécié les capacités. Celui-ci, accouru en hâte, examina Mme Febvre avec la plus grande attention, puis déclara, — c’était bien simple — qu’elle n’avait absolument rien, étant pourvue d’un foie normal, d’un estomac digne d’éloge, d’un cœur comme tout le monde et d’un poumon comme vous et moi. Observateur des faiblesses de la pauvre humanité, il constata la tendance propre à nombre de personnes âgées à se troubler au moindre bobo, dans la hantise d’un dénouement, toujours à redouter sans doute, mais sur l’imminence duquel elles s’hypnotisent volontiers sans raison.

Puis, il demanda de quoi écrire.

Or, tandis que sous l’œil du mari il rédigeait une ordonnance pour rire, à base de lait et d’eau de Vittel, un bruit léger s’éleva derrière son dos, semblable à celui d’un caillou rencontrant la lune d’eau étale au fond d’un puits très profond. Les deux hommes se retournèrent. C’était Mme Frédéric Febvre qui venait de rendre le dernier soupir.

C’est simple.

À celui de mes confrères qui fera une pièce sur les médecins, je recommande ce baissé-de-rideau.

Comme conclusion de thèse, il n’y a pas mieux, et je lui garantie l’effet, oh ! mais alors, là, sur facture.

Le petit médecin est préférable au grand, en ce sens qu’il est moins à craindre. Hors d’état d’avoir des idées, il n’a pas la tentation de les faire triompher coûte que coûte, tandis que l’autre, tranquillement, expérimentera les siennes jusqu’au moment où un amoncellement de ratages et de catastrophes lui ouvrira enfin les yeux sur l’immensité d’une erreur qu’il prenait pour une vérité.

Remède : agent thérapeutique qui guérit rarement le mal qu’on a mais donne à chaque instant un mal qu’on n’avait pas.

Ayant lu l’ordonnance (demeurée sans effet) d’un premier médecin appelé près d’un malade, le deuxième médecin sourit avec pitié, hausse les épaules, rédige une deuxième ordonnance qui réussit comme la première et dont un troisième médecin mandé en remplacement du second dit à son client :

— Méfiez-vous ! Êtes-vous si pressé d’aller au Père-Lachaise ?

Mais un quatrième médecin ayant succédé aux trois autres au chevet du pauvre malade obstiné à ne point guérir :

— Quelle étrange idée avez-vous, murmure-t-il en froissant d’une main agacée les ordonnances de ses confrères, de vous faire soigner par des fous !

J’affirme avoir entendu, entre un malade et son médecin, le bref et éloquent dialogue dont je rapporte ci-dessous les termes :

— Plus de tabac !

— Je ne fume jamais.

— Plus d’alcool !

— Je n’en ai jamais pris.

— Plus de vin !

— Je ne bois que de l’eau.

— Aimez-vous les pommes de terre frites ?

— Beaucoup, docteur.

— N’en mangez plus.

Mieux que n’importe quel médecin au monde, la nature sait ce qui nous convient, elle seule nous donne les conseils qu’il faut suivre, conseils consistant notamment à préférer le plaisir à la peine, l’amusant à l’ennuyeux, la bonne chère au jeûne, le bon vin à l’eau claire et la beauté à la laideur. Le malheur est que, nous en trouvant bien, nous ne tardons pas à abuser, et qu’alors le profit devient perte.

J’ai d’ailleurs la conviction que l’application des sérums, des méthodes chirurgicales et des mesures prophylactiques finira par être la plus forte et qu’un jour viendra, proche peut-être, où les hommes ne connaîtront plus de la Maladie que la douceur de ne s’en plus sentir menacés. Et de cet instant, — la Camarde, comme on dit, n’ayant en aucune façon l’intention d’abdiquer ses droits — tout le monde crèvera de mort subite. On ne saura jamais en se couchant si on s’éveillera le lendemain, en se levant le matin si on se couchera le soir.

Ce sera un peu agaçant, mais à la longue on s’y fera, et cette situation éternellement tendue servira de prétexte aux malins pour décliner les invitations à dîner dans les maisons où on mange mal.

Le dilemme du tapeur :

— De deux choses l’une : ou X… ne se rappelle plus m’avoir prêté de l’argent, où il croit que je ne me rappelle plus lui en avoir emprunté, et, dans un cas comme dans l’autre, je ne paierai pas ce que je dois.

Le tapeur est à la fois varié et toujours le même.

Il y a celui qui, lorsque, las d’avoir attendu vainement, vous lui rafraîchissez la mémoire ; s’exclame : « Je ne vous ai pas payé ? Cela me paraît extraordinaire ! », réfute votre protestation d’un sourire qui en dit long et tire de l’argent de sa poche en déclarant :

— Mieux vaut être volé que voleur. La vie est fertile en surprise et le sage doit s’attendre à tout.

Il y a celui qui vous rembourse avec des produits de sa chasse ou avec un échantillon des talents culinaires de sa femme. Allez donc réclamer cinq louis à un monsieur qui vous expédie un lapin ou des confitures de rhubarbe !

Et il y a celui qui rembourse, — le plus redoutable de tous ! — celui qui vous rend un louis, se croit dès lors autorisé à en emprunter deux qu’il vous rembourse aussi, puis cinq qu’il rend encore, puis dix qu’en bonne justice vous ne pouvez pas refuser à sa solvabilité désormais hors de discussion, et enfin, de fil en aiguille, un billet de cinq cents francs que, cette fois, bien entendu, vous ne revoyez que dans un songe.

On s’explique mal que nombre de gens aiment mieux prêter de l’argent, au risque de le perdre, que rembourser celui qu’ils doivent.

J’attribue cette anomalie à ceci, que l’argent prêté est, en principe, de l’argent qui

découche, alors que l’argent remboursé est de l’argent parti pour toujours.

L’homme est sensible ; il a tendance à s’attacher. Autre chose est pour lui de conduire au bateau un ami qui part en voyage et de lui dire : « Au revoir mon vieux », avec un petit serrement de cœur, autre chose est de l’accompagner au cimetière et de verser un pleur sur la tombe de celui qui ne reviendra plus.

Je comprends parfaitement le tapé envoyant coucher le tapeur.

Nul n’est obligé d’obliger.

Simplement une chose me dépasse : le besoin, chez des personnes souvent bien intentionnées, d’assujettir leur bon vouloir à des considérations faites pour le neutraliser, en prêtant leur argent ou en ne le prêtant pas, selon que celui qui emprunte a l’intention d’en faire tel usage ou tel autre.

Je me demande de quoi elles se mêlent !

Rien n’est plus naturel et même plus respectable que d’emprunter de l’argent pour boire une bonne bouteille, s’offrir un bon dîner ou se payer une belle fille, ce qui est folie pour celui-ci étant sagesse pour celui-là. Une seule chose importe : rembourser.

L’intraduisible coup d’œil dont les hommes enveloppent comme d’une caresse les gens de condition aisée est moins dû à un sentiment de concupiscence qu’à l’assurance où ils se sentent de n’être jamais tapés par eux.

IV


Où l’auteur confesse
son culte de la jeunesse,
son attirance vers la bohème,
et sa tendance à ne rien faire.

La jeunesse est le plus grand des biens ; la vieillesse la pire des disgrâces. Elle n’est profitable qu’à l’alcool.

J’étais né pour rester jeune, et j’ai eu l’avantage de m’en apercevoir, le jour où j’ai cessé de l’être.

L’âme des tout jeunes hommes est une fleur, comme en est une le corps des jeunes femmes. Jeunes lèvres contre jeunes lèvres : avec ça, on fait un bouquet.

À mesure que, marchant vers la vieillesse, on s’éloigne de cet autre soi qui fut ce demi-dieu, un jeune homme, on se reprend à l’aimer pour ces mêmes sentiments qui vous avaient lassé de lui : ses candeurs et ses emballements agaçants et irréfléchis, ses pudeurs conscientes d’elles-mêmes dissimulant leur fausse honte derrière une forfanterie du vice qui lui ferait avaler au besoin des rivières entières de purin sans broncher, sa rage d’épater le monde et de trancher les questions sans en connaître le premier mot, et sa même attirance absurde vers tout ce qui est la chimère, le paradoxe, l’extravagance et le pourpoint de velours grenat. Ainsi, par la pensée, on revoit avec plaisir de vieux amis laissés de côté comme ennuyeux et de qui on se dit, une pointe de repentir à l’âme :

— Un peu nigauds, un peu turbulents, c’est possible ; mais si honnêtes gens, au fond !

Il vaut mieux gâcher sa jeunesse que de n’en rien faire du tout.

L’âge et la pratique de la vie m’ont amené petit à petit à une amoralité complète ou à peu près. J’en suis arrivé à trouver que le baiser prime la justice et que la beauté est peut-être la moins relative des vertus : aveu dépouillé d’artifice, dont je rougis, bien entendu, mais dont je rougirais plus encore, si, comme je le crains, une bonne partie de l’humanité ne partageait cette manière de voir, avec moins de franchise à la clé.

Les femmes dont on dit qu’elles ont été belles ont à mes yeux le même intérêt que les pièces démonétisées dont on dit qu’elles ont été bonnes.

Je nie absolument que chaque âge ait ses plaisirs, la Jeunesse gardant tout pour elle.

Qui dit « Vieillesse » dit « Tout Perte ».

Sans doute un moment peut venir où, soit que travail ait reçu sa récompense, soit que la veine s’en soit mêlée, la lutte pour la vie est moins âpre, mais comme, à vingt-cinq ans, si on n’a pas d’argent, on n’en dort ni mieux ni plus mal et on n’en aime ni plus ni moins que si on en avait plein les poches, on se passe parfaitement d’en avoir.

Misère ! Tristesse ! Songer que des mots restent jeunes et que des bouches doivent abdiquer la douceur de les prononcer, puisqu’il n’en est pas de même pour elles !

Il en est de la bohème comme il en est de l’alcool, comme il en est du tabac et des femmes ; il ne faut pas en pousser la pratique à l’excès. J’affirme que, prise à dose raisonnable, elle constitue la plus charmante, souvent la plus sage des compagnes.

Je la connais ; nous avons vécu ensemble sous l’ombre des moulins de la Butte, au temps de ma chère jeunesse, et elle m’apparaît aujourd’hui comme une maîtresse qu’on a quittée sans savoir au juste pourquoi, à laquelle, de temps en temps, on va faire une petite visite, et qui se laisse peloter en riant tandis qu’on pense d’elle : « Bonne fille ! qui ne m’a jamais donné de mauvais conseils, et ne me laissera que de bons souvenirs ! »

Il n’est pas prouvé le moins du monde que le simple instinct des jeunes gens ne l’emporte pas en clairvoyance sur ce qu’on est convenu d’appeler « l’expérience » des vieilles personnes.

J’ai follement aimé ma jeunesse, je l’ai aimée passionnément, aimée comme une maîtresse pour laquelle on se tue. Le souvenir de l’avoir eue et le chagrin de ne l’avoir plus, voilà, hélas ! tout ce qui m’en reste !

Sur le seuil du fâcheux tournant, me consolant comme je peux, je trompe ma mélancolie au contact des petites bonnes femmes de Montmartre, vêtues de clair, bottées de jaune, chapeautées de rose et de bleu. Et pendant quelquefois une heure, penché sur leur jeunesse à elles comme on se penche sur une pierre précieuse pour mieux jouir de son éclat, je les écoute avec un ravissement ému dire gentiment des sottises grosses comme elles.

C’est chez moi un besoin que je ne puis dominer, de faire un tout petit bout de causette, aux jeunes femmes, aux midinettes, aux trottins, que le hasard place sur mon passage, dans la rue :

— Voilà une jolie dame !

— Bonjour, Mademoiselle !

— Chic chapeau !

— Bravo, les beaux yeux !

— Vrai, Madame, ce que le bleu vous va bien !

Et cætera et cætera : toutes amabilités à dix pour un sou, offertes de bon cœur, reçues sans déplaisir, et qui, mon Dieu, entretiennent, dans la sympathie l’une de l’autre, la bonne fille et le bon garçon. De temps en temps, naturellement, il m’arrive de me faire moucher :

— Qui est-ce qui lui parle, à c’t’idiot-là ? En v’là une espèce d’abruti ! Est-ce qu’on lui demande la couleur de ses bas ?

Mais c’est tout à fait l’exception. Presque toujours, un petit coup d’œil jeté de côté, qui sait gré et qui dit « merci », me paye de ma politesse ; — quelquefois un petit sourire… Ce n’est pas grand’chose ; je le sais bien. Ça ne fait rien, c’est tout de même cela. J’ai l’impression que, pendant une seconde, on me promène une fleur sous le nez ; et ça n’a rien de désagréable.

Je ne vois nulle honte à être un « vieux cochon », mais je trouve beaucoup de ridicule à être un vieil imbécile.

Le tort fréquent des hommes, d’ailleurs très à plaindre, qui ne veulent ou ne peuvent dételer, n’est pas de préférer le baiser des jeunes lèvres à celui des bouches flétries : ils accomplissent, ce faisant, l’acte le plus normal, le plus instinctif, le plus naturel du monde. Il consiste à vouloir que ce qui est ne soit pas et que ce qui ne peut être soit, en perdant de vue qu’une heure arrive où l’espérance d’être aimé doit le céder à l’ambition d’être le moins odieux possible.

Il y a deux choses chez la femme : sa caresse et sa tendresse. Maîtresse de l’une, elle en dispose ; esclave de l’autre, elle la subit. Il est donc parfaitement absurde de s’obstiner à lui acheter ce qu’elle est hors d’état de vendre, et si j’approuve fort, chez Arnolphe, le dessein qu’il a formé de dormir dans le lit

d’Agnès, je ne puis songer, sans en sourire, à l’idée où il se complaît qu’il sera le seul à y coucher.

En retour d’avantages appréciables, la situation d’ « amant vieux » entraîne certains désagréments sur la nature desquels je croirais superflu d’insister. La probité la plus élémentaire commande au fou resté un sage non seulement d’y présenter le dos avec une résignation souriante et mélancolique, mais même de leur ouvrir la porte et de les accueillir sur le seuil en disant :

— Entrez donc, je vous prie.

C’est qu’à l’amie dont il reçoit le baiser il ne doit pas que de l’indulgence, de la reconnaissance et de l’argent : il lui doit également l’Amour, cet indispensable Amour qu’il n’est plus capable d’inspirer, dont elle entend cependant ne pas être frustrée et que, par conséquent, il est tenu de lui procurer coûte que coûte, ne la pouvant décemment condamner à payer le plaisir qu’elle donne, du bonheur auquel elle a droit.

Pour mon compte, je n’hésiterais pas à saluer au passage, comme très respectable, une épitaphe conçue, je suppose, en ces termes :


Ci Git
X
QUI SUT ALLIER
LA COMPLAISANCE À LA DÉBAUCHE.
IL LUI SERA
BEAUCOUP PARDONNÉ,
PARCE QU’IL
LAISSA BEAUCOUP AIMER.


Mon métier d’écrivain, dont j’ai eu le malheur de reconnaître l’inanité, ne m’intéresse plus depuis longtemps, et je l’ai exercé jusqu’à quarante-cinq ans, avec le zèle d’un chien qu’on fouette, dans l’espoir de pouvoir enfin ne plus travailler qu’à mon heure, même ne plus travailler du tout.

Pigritia Sapientia.

Au fond, les années me tombent dessus sans venir à bout du bohème que j’ai toujours porté en moi : un bohème que mes atavismes bourgeois embêtent et font coucher trop tôt. Mes secrètes ambitions seraient d’être embauché dans une troupe de comédiens, et de partir, sous un nom d’emprunt, cabotiner en province, me couvrir de gloire dans les rôles de tenue des mélodrames à trémolo : le médecin des Deux Orphelines, le curé de la Grâce de Dieu, ou Daubenton du Courrier de Lyon, celui qui, Lesurques lui demandant : « Monsieur, puis-je embrasser ma fille ! », lui répond, d’une voix où la compassion le dispute, comme il convient, à la réserve professionnelle :

— La Justice, Monsieur, n’est pas l’Inhumanité !

François Coppée m’aurait compris.

V


Où l’auteur ne sait s’il plaisante
ou s’il parle sérieusement,
n’étant pas tout à fait fixé
sur ce qu’il doit penser
de sa pensée.

J’aimerais qu’un décret faisant grâce de la vie à un condamné à mort fût soumis à la signature de la reine des blanchisseuses le jour de la Mi-Carême. Ainsi, la souveraineté d’une heure de cette enfant n’aurait pas été celle d’une reine fainéante ; la femme devenue vieille garderait le souvenir d’avoir, au temps de sa jeunesse, sauvé quelqu’un qui se noyait, et la mesure serait à la fois démocratique, ce qui serait bien, et gentille, ce qui serait encore mieux.

Si l’Académie Française, dont ce bon diable de Piron a dit qu’ils étaient là quarante ayant de l’esprit comme quatre, en avait seulement pour deux sous, elle ferait quelque chose qui l’honorerait fort et mettrait du jour au lendemain tous les rieurs de son côté : quand l’entêtement d’un ballottage répété six ou sept fois de suite la contraindrait de remettre l’élection à plus tard, elle installerait dans le fauteuil vide un mort tiré au sort parmi les hommes glorieux autrefois méconnus par elle et repoussés comme indésirables. Tour à tour ce serait Balzac, le père Dumas, Gautier, Zola, Flaubert, que sais-je ! Les ayants droit ne manquent point !… Le mort, supposé présent, serait reçu avec le protocole d’usage ; un discours lui serait adressé, qui débuterait à peu près en ces termes :

« Monsieur,

« L’Académie repentante vous ouvre aujourd’hui toute grande, en vous priant humblement de vouloir bien en franchir le seuil, cette porte qu’elle avait eu le tort de tenir close à votre appel.

« Elle commit alors une sottise dont elle garde le souvenir, comme un visage souffleté garde la marque des doigts d’une main. »

Il occuperait le fauteuil six mois et alimenterait le Dictionnaire d’exemples pris dans les pages de son œuvre.

La Loi punissant l’exercice illégal de la médecine, pourquoi n’en punirait-elle pas l’exercice illégitime ? Il serait équitable et salubre qu’un médecin convaincu d’avoir pris par exemple, une phlébite pour des varices, ou une angine de poitrine pour des douleurs intercostales, fût, sans distinction d’âge ni de sexe, renvoyé en première année et forcé de recommencer tout, du P. C. N. jusqu’à la thèse.

Je nourris un projet :

Un de ces quatre matins, j’attacherai à ma personne un huissier qui me suivra partout, ne me quittera pas plus que mon ombre. Les poches bourrées de feuilles de papier dit « spécial », cet officier ministériel n’arrêtera pas d’instrumenter contre les gens qui du matin au soir empiètent sur mon petit domaine, me privent de mon juste dû, me trompent sur la quantité ou sur la qualité de la marchandise vendue : toutes crapules que j’assignerai devant les tribunaux compétents, armé, comme l’exige le Code, de constats en bonne et due forme. Je donnerai à mon huissier un petit fixe et 50 % sur le chiffre des affaires. Je demanderai chaque fois aux juges des dommages et intérêts dont j’obtiendrai tout ou partie, et nous nous ferons, l’huissier et moi, étant donné le nombre des hommes qui mettent les autres en coupe réglée, une vingtaine de mille francs par an, que nous nous partagerons en frères.

On devrait décorer quiconque atteindrait l’âge de soixante ans. La vanité des hommes est telle, que la plupart d’entre eux, au lieu de courir la gueuse, de boire comme des trous et de faire les polichinelles, pratiqueraient la sobriété, la sagesse et la continence, dans l’espoir de devenir vieux et d’avoir la croix d’honneur.

Il y a un moyen bien simple d’endiguer du jour au lendemain l’envahissement de l’alcoolisme : chaque fois qu’un citoyen est rencontré par les rues en état d’ivresse manifeste, coller cinquante francs d’amende à tous les marchands de vin et limonadiers de la ville.

On ne saurait croire avec quelle spontanéité ils cesseraient de verser à boire à ceux qui auraient assez bu.

J’ai eu pour ami un poète, qui, à sa condition assez misérable déjà de lyrique saoul tous les soirs, ajoutait cette complication d’être domicilié rue de la Tour-d’Auvergne. De là, pour lui, l’obligation fréquente de passer la nuit sur un banc, faute de pouvoir articuler clairement, à un cocher qui l’eut ramené, les syllabes de son adresse. Et ce lointain souvenir de jeunesse m’ouvre les yeux sur l’utilité d’un petit guide, baptisé, je suppose :


LE MENTOR DU POCHARD,


où, d’après des observations puisées aux sources les plus sûres, un double tableau serait dressé, des rues, boulevards, carrefours et autres, recommandés ou déconseillés aux gens dont la sobriété n’est pas la vertu dominante.

On y lirait, par exemple, des avertissements dans ce goût :

« Nous signalons à nos clients l’avantage qu’il y a pour eux à loger dans des rues de noms brefs et où n’abondent ni les R ni les S, ces deux consonnes étant franchement incompatibles avec l’état d’ébriété et la difficulté d’élocution qui en résulte le plus souvent. Aussi, désignerons-nous à leur préférence, d’une façon toute particulière, les rues Cadet, Lepic, Taitbout, Ballu, Auber, Jacob, Lobeau, Moncey, Ney, Pyat ou Papin, dont les syllabes ont l’avantage de parvenir inaltérées — même entrecoupées de rots sonores ! — aux oreilles des intéressés. En revanche, nous ne saurions les mettre trop en garde contre le danger qu’ils courraient à élire domicile boulevard Gouvion-Saint-Cyr, avenue du Général-Michel-Bizot, ou rue des Prétres-Saint-Germain-l’Auxerrois, — à laquelle, par parenthèse, la rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie n’est pas de beaucoup préférable, non plus que la rue Saint-Hyacinthe, — surtout si on a le malheur d’en occuper le 66. »

Au fond, à bien y réfléchir, mieux vaut un grand malheur qu’un petit, car le petit passe inaperçu tandis que le grand est profitable par l’évocation qu’il comporte, d’un plus grand, d’un bien pis encore, qui eut pu sévir à sa place. Comme tout le monde, le moment venu, je tends le dos au ier mai et aux multiples privations dont il fait son hideux cortège ; mais en même temps que mon front se plisse à l’idée que le Boucher fera grève, que le Tripier fera relâche, que le Cafetier fera le mort, les cheveux me dressent sur la tête à la pensée que, s’il voulait, le Concierge pourrait faire le sourd, d’où grande pitié des pauvres locataires de France, privés de sortie ou de rentrée selon qu’ils seraient ou rentrés ou sortis, et goûtant, d’un moment à l’autre, la volupté de tirer la sonnette ou de brailler : « Cordon, s’il vous plaît ! » sans autre effet que de gagner, ceux-ci des extinctions de voix, ceux-là de fâcheux durillons.

En somme, on ne voit pas pourquoi M. Pipelet serait seul à ne pas profiter du droit dévolu à chacun de souhaiter sa fête à Saint Plumard. Il y a là une injustice qu’il convient de lui signaler, et je la lui signale, non sans quelque inquiétude, songeant que nous vivons en des temps où il est difficile de dire une bêtise sans qu’elle soit prise aussitôt au sérieux par une foule plus bête qu’elle encore.

VI


Quelques avis qui, étant sages,
sont forcément
de nombre limité.

Dis ce que tu penses.

Paye ce que tu dois.

Ne vends pas plus cher que ça ne vaut.

Méfie-toi des conseils, mais suis les bons exemples.

Laisse la clé sur le buffet si tu ne veux pas qu’on te vole.

Ne perds jamais de vue que le bon beurre est la base de la bonne cuisine, et souviens-toi que, faire le malin, est le propre de tout imbécile.

Enfin, — uti, non abuti, nous recommande la sagesse antique —, use de tout, mais n’abuse de rien. Bois, — sans excès ; fume, — sans excès ; aime, — sans excès ; et que, toujours, la bonne qualité de l’objet détermine ton choix et le fixe. Mieux vaut boire trop de bon vin qu’un petit peu de mauvais et pratiquer l’amour avec deux belles filles qu’avec une seule vieille femme en ruine. L’agrément y trouve son compte, et l’économie animale plus encore.

VII


De choses
sans grande importance :
l’amour, les femmes et cætera.

La moyenne des femmes peut se flatter justement de l’emporter sur celle des hommes, en compréhension, en finesse et en perspicacité ; mais on ne voit pas que le mot génie trouve une application — une seule ! — dans le domaine du féminin. De même l’acteur, souvent supérieur à l’auteur dont il interprète la pièce, restera toujours à mi-côte de sommets accessibles au pied seul du Poète.

Il est évident que la femme peut égaler l’homme en niaiserie, mais à l’homme seul revient la gloire d’être à l’occasion la Brute, dans toute l’abomination et dans toute l’étendue du terme.

Le raisonnement de nombre de femmes tient volontiers dans cette bassesse : « Si je ne le crains pas, je me fous de toi. »

J’ajoute que je connais sur ce point, à l’égal de La Fontaine, bon nombre d’hommes qui sont femmes.

Il en est des femmes comme des fous : il ne faut jamais les défier. Leur facile menace de se jeter par la fenêtre ou d’avaler du sublimé vaut toujours qu’on y réfléchisse. Je sais une dame appelée Légion qui paierait très bien de sa peau le plaisir de gâcher la vie de son amant ou de son mari, en fourrant un remords dedans.

Il y a des heures où les femmes sont à ne pas prendre avec des pincettes ; particularité qui échappe souvent aux amants des femmes mariées, parce que, ces heures-là, en fines mouches qu’elles sont, c’est aux maris qu’elles en réservent la jouissance.

Oh ! le mari, le précieux mari ! le personnage indispensable à la solidité des liaisons adultères ! le monsieur qui vous gêne, vous irrite, vous assomme ! l’empêcheur de danser en rond qui fait rater vos rendez-vous, se met dans vos jambes, vous barre le passage, et avec ça entretient chez l’amant le désir toujours frais de la femme, par cela qu’il le contrarie et en modère les élans d’une main guidée par la prudence même. Que peu d’amants savent reconnaître l’impérieuse utilité de ce serviteur méconnu !

De même vibre l’âme des gamins au vide ronflant des tambours, de même vibre l’âme des filles au vide des paroles qui ne signifient

rien.

Les filles ont ceci pour elles qu’elles le sont toujours un peu plus qu’on ne pensait. Tel pauvre diable acoquiné à une gueuse se croit à l’abri des surprises, qui demeure un beau jour stupéfait à voir son fumier embelli d’une turpitude nouvelle et admirant par quel miracle la peste s’est faite choléra.

C’est la fierté des hommes de lettres d’arriver dans la considération des femmes tout de suite après les cabotins.

La femme est meilleure qu’on le dit : elle ne blague les larmes des hommes que si elle les a

elle-même fait couler.

J’en sais qui, arrivées à l’âge de la première communion, y demeurent et s’y cramponnent, ayant accompli en entier le cycle de leur évolution intellectuelle.

Elles sont quelques-unes, comme ça.

Lestées à douze ans, une fois pour toutes, du bagage d’expérience qui doit les mener jusqu’au tombeau, elles se balladent, le front haut, à travers une vie imbécile hérissée de banalités comme la conversation d’un garçon coiffeur, où grouillent confusément le stupide préjugé, la susceptibilité sotte, la rage de parler sans savoir, l’attendrissement à propos de tout, excepté, bien entendu, de ce qui vaut qu’on s’en attendrisse, et la même passion fatale pour tout ce qui est niaiserie, sucrerie ou toréador. Belles têtes ! Oh ! très belles têtes !… Mais, de cervelle, aucunement.

Oui, elles sont comme ça quelques-unes.

On est surpris de la place que tient, dans les préoccupations de nombreuses personnes aux yeux, de mélancolie et de rêve, la condition de leur intestin et l’accomplissement plus ou moins satisfaisant de leurs fonctions naturelles.

Au fond, on pardonne tout aux femmes, excepté d’avoir les jambes grêles entre les jarrets et les hanches, et l’art où quelques-unes excellent de sauter du lit comme des chattes et d’enfiler leurs bas le matin leur tient lieu, quelquefois, de bien des vertus absentes !…

Une dame disait un jour devant moi, d’elle-même, comme la chose la plus naturelle du monde :

— Je ne pense jamais, cela me fatigue ; — ou, si je pense, je ne pense à rien.

Comme dit Hugo : ceci est grand jusqu’au sublime.

C’est certainement ce qui a été dit de mieux depuis le fameux mot du monsieur qui n’aimait pas les épinards, et le Parlement a souvent voté l’affichage de discours qui ne valaient pas ça.

C’est à la même dame que l’on doit ce pittoresque raccourci du paysage hivernal :

— L’hiver, les arbres sont en bois.

Pourquoi donc, dans un groupe de femmes bavardant comme des perruches, la conversation cesse-t-elle aussitôt qu’un monsieur s’approche ?

La femme ne voit jamais ce que l’on fait pour elle ; elle ne voit que ce qu’on ne fait pas.

Il est des femmes dont la mémoire est une espèce de tirelire. Sournoisement, silencieusement, elles y enfouissent des tas de rancunes, des myriades de petits griefs qui, de cet instant, y sommeillent pendant des mois et des années et qu’un beau matin, tout à coup, — comme d’une tirelire véritable on extirpe une pièce de dix sous avec une lame de couteau, — elles extirpent et vous jettent au nez : « Te rappelles-tu, quand tu m’as fait ci ? Te rappelles-tu, quand tu m’as dit ça ? », cependant que l’intéressé, qui ne se rappelle rien du tout, cherche vainement dans ses souvenirs en roulant des yeux effarés de chien qui ne peut pas faire caca.

J’ai vu un jour deux amies se croiser boulevard Magenta. Elles se réconnurent en même temps, se sautèrent mutuellement au cou, ouvrirent en même temps leurs deux bouches pour se demander de leurs nouvelles, s’en donnèrent simultanément, se jetèrent toutes les deux à la fois dans des histoires compliquées, enchevêtrées et inextricables comme les laines mêlées de deux pelotons, et se quittèrent au bout de cinq minutes avec de grands éclats de rire, sans que, matériellement, chacune de ces deux dames eût pu entendre un seul mot de ce que l’autre venait de lui dire.

J’ai eu à Sannois, étant jeune, une maîtresse qui était la terreur du pays par l’entêtement qu’elle apportait à secouer les cerisiers d’autrui afin d’en faire pleuvoir des cerises.

— Pour en faire des confitures, disait-elle.

Comme je lui représentais qu’avec ce raisonnement elle pouvait également prendre les poires des autres pour en faire des marmelades ou déterrer leurs pommes de terre pour les mettre en robe de chambre, elle me déclara que je n’y connaissais rien et se lança à mon intention dans un petit cours de droit pratique où s’affirmait le double domaine du licite et du prohibé en un distinguo stupéfiant.

J’appris ainsi qu’on a le droit d’enlever des épis de blé ou de seigle ; qu’on peut chiper des groseilles « tant qu’on veut » tandis que, du raisin, « on ne peut pas » ; que licence est donnée aux gens d’arracher des betteraves mais pas des pommes de terre, qu’il est permis de cueillir des pommes aux arbres en bordure des routes, mais que, des poires, c’est défendu ; et qu’enfin rien ne vous empêche de prendre les noix d’un noyer, à la condition de ne pas gauler l’arbre : de jeter seulement des pierres dedans !!!

Les femmes, devant lesquelles on vient à louanger les vertus d’une amie à elles prennent immédiatement une expression ambiguë, à la fois discrète et goguenarde, qui approuve et hurle de joie.

Il est évidemment bien dur de ne plus être aimé quand on aime, mais cela n’est pas comparable à l’être encore quand on n’aime plus.

L’homme est le seul mâle qui batte sa femelle. Il est donc le plus brutal des mâles, à moins que, de toutes les femelles, la femme ne soit la plus insupportable, — hypothèse très soutenable, en somme.

Ah ! que l’amour est agréable ! proclame une vieille chanson. Elle a raison ; il est agréable en effet ; — bien moins, d’ailleurs, pour ce qu’il donne que pour ce qu’on en espère.

N’importe ! L’homme ne peut rien tant regretter au monde que d’avoir manqué par sa faute la femme qu’il convoitait et qu’il eût pu avoir ; parvenu à un certain âge, il est toujours, quoi qu’il arrive, l’obligé du bras qui enlace, du regard qui sourit et de la bouche qui sent bon, et toute la question est de savoir si nous devons garder plus de rancune aux femmes des peines qu’elles nous auront faites ou plus de reconnaissance des ivresses qu’elles nous auront prodiguées.

VIII


Corollaires et Intermèdes.


AMITIÉS FÉMININES


Voilà comment cela commence,
Voilà comment cela finit.

(Barbe-Bleue, acte II.)


PROLOGUE


Mise en présence, pour la première fois, de Totote et de Micheline dont les amants se sont rencontrés au café.

Présentation, par ces messieurs, de ces deux dames l’une à l’autre. Grande froideur chez chacune d’elle ; salutations à peine indiquées ; attitudes méfiantes de jeunes fox qui se trouvent brusquement nez à nez et se tiennent sur la défensive.

— Qui est cette intruse ?

— Que nous veut cette iconoclaste ?

« Les femmes, dit Dumas, sont ennemies ou complices. »

Que sera Micheline pour Totote ? Que sera Totote pour Micheline ?

Faut voir ! Faut voir !

Laissons le temps faire son œuvre.


PREMIER ACTE


Le dégel.

Totote s’apprivoise ; Micheline dépose les armes avec une prudente lenteur. En fait, ces aimables personnes mettent une certaine vanité à faire montre de leur bonne grâce.

Demi-sourires ; ébauches de démonstrations amicales ; on pourra finir par s’entendre. Totote a d’ailleurs un « air franc » qui va au cœur de Micheline ; Micheline, de son côté, a un « air distingué » qui flatte sournoisement, en Totote, des instincts de grande dame méconnue. Avec cela, on s’est, — ô surprise ! — découvert des amies communes, et on est — ô étonnement ! — tombé d’accord pour les chiner.

Totote et Micheline sentent germer en soi des sympathies de caractères.

Séparation presque cordiale.

Promesses échangées de s’aller faire visite.


DEUXIÈME ACTE


Visite de Micheline à Totote, rendue par Totote à Micheline à vingt-quatre heures d’intervalle. La sympathie pousse et croît en leurs cœurs comme une végétation folle.

Échange de petites confidences bien fait pour sceller le bail d’une amitié qui sera robuste. Totote révèle à Micheline, en lui recommandant de les garder précieusement pour elle, des secrets de famille d’une importance !… Micheline proteste de sa discrétion. Elle n’a jamais rien répété ; on peut demander à tout le monde. À l’audition des infortunes sans nombre au sein desquelles s’est écoulée l’innocente enfance de Totote, elle répand des torrents de larmes ; puis, rivalisant de franchise, elle livre à sa nouvelle amie, qui l’écoute avec le plus vif intérêt, l’adresse de sa manucure et le nom de la modiste en chambre qui lui confectionne ses chapeaux.


TROISIÈME ACTE


Période exaspérée.

Ce n’est plus de la passion, c’est de l’idolâtrie.

Totote ne peut plus se passer de Micheline, qui ne peut plus vivre sans Totote. Elles ont mélangé leurs vêtements : Micheline, maintenant, est coiffée du chapeau de Totote, qui est vêtue d’une combinaison de Micheline. Celle-ci a les bas de celle-là ; celle-là la chemise de celle-ci.

Proposition par la première, qui connaît justement dans Montmartre des appartements bon marché, de prendre en commun, rue Frochot, un très chic petit entresol où on vivrait dans des conditions délicieuses d’intimité et d’économie.

Enthousiasme bruyant de la seconde.

Les deux amies se jettent dans les bras l’une de l’autre, en remerciant le Seigneur notre Dieu d’avoir placé sur la même route deux êtres si évidemment faits pour s’aimer, s’estimer, se comprendre.


QUATRIÈME ACTE


L’étoile entre en décroissance.

Cruelles désillusions de Micheline qui, sur le compte de Totote, s’était trompée, ô combien !… et de Totote qui, touchant les qualités de Micheline, s’était fourré le doigt dans l’œil, et jusqu’où !…

Totote a un sale caractère, Micheline n’a pas l’ombre de cœur. Micheline veut tout le temps commander ; elle est assommante pour ça. Totote, elle, est insupportable avec sa rage de vouloir qu’on soit toujours de son avis.

Petites piques.

Légères escarmouches.

Grondements d’orage à l’horizon.

Tout à l’heure, ça va se gâter.


ÉPILOGUE


Cinq jours se sont écoulés depuis que le Seigneur notre Dieu a mis Totote en présence de Micheline, Micheline en présence de Totote. À cette heure, ces dames sont à couteaux tirés ; elles souhaitent la mort l’une de l’autre et se jettent des paquets de boue à la figure :

— Madame, vous avez voulu me prendre mon amant.

— Non, madame ; à preuve que c’est vous qui avez voulu me voler le mien.

— Ce n’est pas vrai.

— Vous mentez.

— Madame, je vous enquiquine.

— Madame, voilà le cas que je fais de vous.

— Madame, vous êtes une grue.

— Après vous, madame, passez donc.

Ainsi, dressées sur leurs ergots, en des arrogances de petits coqs qui se préparent à la bataille, dialoguent Totote et Micheline, cent fois dans le vrai l’une et l’autre.

Elles sont en effet deux grues, cela ne fait de doute pour personne ; et elles sont également deux dindes, car il leur a fallu huit jours pour se convaincre d’une vérité qui crevait les yeux à tout le monde.


LE MADÈRE


Chichinette, trente ans.
Éponine, sa bonne, quarante-huit ans.


Chichinette. — Éponine !

Éponine. — Qu’est-ce qu’elle a fait ?

Chichinette. — Approche voir un peu, que je te cause. Dis donc, espèce d’enflée…

Éponine. — Ah ! pas de gros mots, n’est-ce pas ? Je veux pas de familiarités. Parce qu’on emploie une personne, ce n’est pas une raison pour lui manquer de respect. Un peu d’égard pour mes cheveux blancs.

Chichinette. — La barbe, toi, avec tes cheveux. D’ailleurs, c’est pas tout ça. Qu’est-ce qu’est devenu le madère ?

Éponine. — Le madère ?

Chichinette. — Oui, le madère.

Éponine. — Quel madère ?

Chichinette. — Quel madère ? Tu te fiches de la république, d’oser demander : « Quel madère ? » Comme dit Amédée : Vrai alors, t’en as un, de tempérament. (Éponine essaye de parler.) Ferme ton garde-manger et réponds à ce que je te parle. Hier, à dîner, après le potage, on a servi du madère.

Éponine. — Des fois.

Chichinette. — Quoi, « des fois » ?

Éponine. — Je dis : « des fois ».

Chichinette. — En a-t-on servi, à la fin ? En a-t-on servi, oui ou non ?

Éponine. — Oui.

Chichinette. — Tu t’en rappelles, c’est heureux. Eh ben ?

Éponine. — Quoi ?

Chichinette. — On n’a pas tout bu.

Éponine. — Ah !

Chichinette. — Il n’y a pas de « Ah ? ». Il en restait au moins un tiers de la bouteille.

Éponine. — En bois ! Deux travers de doigt, oui ; de quoi remplir un petit cocotier.

Chichinette. — En supposant. Et alors ?

Éponine. — Alors, je l’ai fini.

Chichinette. — Comme ça se trouve !

Éponine. — Oh ! ce que j’en ai fait, c’est par pure précaution. Je craignais qu’il aurait tourné. Le temps est tellement à l’orage…

Chichinette. — Ah ! ça va bien ; t’en as de gaies !… À cette heure, voilà le madère qui tourne comme du fromage blanc, quand il y a de l’orage dans l’air ? (Éponine veut placer un mot.) Mais ferme donc ton garde-manger ; les mouches pourraient entrer dedans.

Éponine. — Je…

Chichinette. — Ça y est ! Les v’là qui rappliquent ! Oh ! les sales bêtes, elles ont du poil aux pattes ! (Changeant de ton.) Tu te payes ma physionomie, je pense. Certes, je peux le dire à voix haute : au cours de ma longue carrière, j’ai vu des gens avoir le madère à la bonne, mais pas dans ces proportions-là. Et puis, quand tu auras fini de me dévisager dans le blanc de l’œil ? Tu vas rester comme ça jusqu’à la Saint-Glinglin, avec une une bouche en jeu de tonneau ? Il ne te manquerait que ça pour être belle.

Éponine. — Quoi, belle ? Quoi belle ? Pour mon âge, je suis déjà pas si déjetée.

Chichinette. — Je te crois. T’as même gardé le sourire, le rêve dans l’œil et le je-ne-sais-quoi. C’est tout à fait l’avis de Léon ; il me le disait ce matin en mettant ses chaussettes. Comme il disait : « Éponine, il y a ça de bon avec elle : elle n’en fout pas une datte, elle est sale comme un peigne et elle cuisine comme un cochon, mais pour la chose physique à faire dégobiller les ours, on peut dire qu’elle est un peu là. »

Éponine, après un petit temps. — Ah ! je ne vole pas le pain que je mange !…

Chichinette. — Et le madère que tu t’envoies, il te revient cher, celui-là ? D’ailleurs, tu sais, on ne force personne. Au cas que tu nous as assez vus, la porte est grande ouverte et le métro passe devant. En voilà, une vieille saloperie !

Éponine. — Toujours des mots à double entente !

Chichinette. — Je connais même quelqu’un, le jour où tu calteras, qui ne donnera pas sa place pour quarante-cinq sous.

Éponine. — Qui ?

Chichinette. — Hippolyte. Tu parles, Chocotte, si tu lui reviens comme des radis !… Comme y dit souvent : « Je comprends pas que tu la flanques pas à la porte. Si y avait que moi, mince alors ! y a longtemps que je l’aurais sacquée. » Et il a rudement raison. Qué’q’tu fous ici, après tout ? Tu vois pas que tu nous emm… ? Vois-tu, il arrive un moment où on est plus bon qu’à une chose : avaler sa chique en douceur et aller regarder, le nez en l’air, si les pissenlits de Clamart ont le pied en dehors ou en dedans.

Éponine. — C’est pour moi, ça ?

Chichinette. — Je le crois de ma mère, je dirai même que je le crains de cheval.

Éponine, les larmes aux yeux. — Tu vas trop loin, ma fille ; le bon Dieu te punira. Quand les rôles étaient retournés et que tu étais à mon service, je ne te parlais pas si durement.


LE GORA



Personnages : BobéchotteGustave, dit Trognon.


Bobéchotte. — Trognon, je vais bien t’épater. Oui, je vais t’en boucher une surface. Sais-tu qui est-ce qui m’a fait un cadeau ? La concierge.

Gustave. — Peste ! tu as de belles relations ! Tu ne m’avais jamais dit ça !

Bobéchotte. — Ne chine pas la concierge, Trognon ; c’est une femme tout ce qu’il y a de bath ; à preuve qu’elle m’a donné… — devine quoi ? — un gora !

Gustave. — La concierge t’a donné un gora ?

Bobéchotte. — Oui, mon vieux.

Gustave. — Et qu’est-ce que c’est que ça, un gora ?

Bobéchotte. — Tu ne sais pas ce que c’est qu’un gora ?

Gustave. — Ma foi, non.

Bobéchotte, égayée. — Mon pauvre Trognon, je te savais un peu poire, mais à ce point-là, je n’aurais pas cru. Alors, non, tu ne sais pas qu’un gora, c’est un chat ?

Gustave. — Ah !… Un angora, tu veux dire.

Bobéchotte. — Comment ?

Gustave. — Tu dis : un gora.

Bobéchotte. — Naturellement, je dis : un gora.

Gustave. — Eh bien, on ne dit pas : un gora.

Bobéchotte. — On ne dit pas : un gora ?

Gustave. — Non.

Bobéchotte. — Qu’est-ce qu’on dit, alors ?

Gustave. — On dit : un angora.

Bobéchotte. — Depuis quand ?

Gustave. — Depuis toujours.

Bobéchotte. — Tu crois ?

Gustave. — J’en suis même certain.

Bobéchotte. — J’avoue que tu m’étonnes un peu. La concierge dit : un gora, et si elle dit : un gora, c’est qu’on doit dire : un gora. Tu n’as pas besoin de rigoler ; je la connais mieux que toi, peut-être, et c’est encore pas toi, avec tes airs malins, qui lui feras le poil pour l’instruction.

Gustave. — Elle est si instruite que ça ?

Bobéchotte, avec une grande simplicité. — Tout ce qui se passe dans la maison, c’est par elle que je l’ai appris.

Gustave. — C’est une raison, je le reconnais, mais ça ne change rien à l’affaire, et pour ce qui est de dire : un angora, sois sûre qu’on dit : un angora.

Bobéchotte. — Je dirai ce que tu voudras, Trognon ; ça m’est bien égal, après tout, et si nous n’avons jamais d’autre motif de discussion…

Gustave. — C’est évident.

Bobéchotte. — N’est-ce pas ?

Gustave. — Sans doute.

Bobéchotte. — Le tout, c’est qu’il soit joli, hein ?

Gustave. — Qui ?

Bobéchotte. — Le petit nangora que m’a donné la concierge, et, à cet égard-là, il n’y a pas mieux. Un vrai amour de petit nangora, figure-toi ; pas plus gros que mon poing, avec des souliers blancs, des yeux comme des cerises à l’eau-de-vie, et un bout de queue pointu, pointu, comme l’éteignoir de ma grand’mère… Mon Dieu, quel beau petit nangora !

Gustave. — Je vois, au portrait que tu m’en traces, qu’il doit être, en effet, très bien. Une simple observation, mon loup ; on ne dit pas : un petit nangora.

Bobéchotte. — Tiens ? Pourquoi donc ?

Gustave. — Parce que c’est du français de cuisine.

Bobéchotte. — Eh ben, elle est bonne, celle-là ! je dis comme tu m’as dit de dire.

Gustave. — Oh ! mais pas du tout ; je proteste. Je t’ai dit de dire : un angora, mais pas : un petit nangora. (Muet étonnement de Bobéchotte.) C’est que, dans le premier cas, l’a du mot angora est précédé de la lettre n, tandis que c’est la lettre t qui précède le mot petit ?

Bobéchotte. — Ah ?

Gustave. — Oui.

Bobéchotte, haussant les épaules. — En voilà des histoires ! Qu’est-ce que je dois dire, avec tout ça ?

Gustave. — Tu dois dire : un petit angora.

Bobéchotte. — C’est bien sûr, au moins ?

Gustave. — N’en doute pas.

Bobéchotte. — Il n’y a pas d’erreur ?

Gustave. — Sois tranquille.

Bobéchotte. — Je tiens à être fixée, tu comprends.

Gustave. — Tu l’es comme avec une vis.

Bobéchotte. — N’en parlons plus. Maintenant, je voudrais ton avis. J’ai envie de l’appeler Zigoto.

Gustave. — Excellente idée !

Bobéchotte. — Il me semble.

Gustave. — Je trouve ça épatant !

Bobéchotte. — N’est-ce pas ?

Gustave. — C’est simple.

Bobéchotte. — Gai.

Gustave. — Sans prétention.

Bobéchotte. — C’est facile à se rappeler.

Gustave. — Ça fait rire le monde.

Bobéchotte. — Et ça dit bien ce que ça veut dire. Oui, je crois que pour un tangora, le nom n’est pas mal trouvé. (Elle rit.)

Gustave. — Pour un quoi ?

Bobéchotte. — Pour un tangora.

Gustave. — Ce n’est pas pour te dire des choses désagréables, mais ma pauvre cocotte en sucre, j’ai de la peine à me faire comprendre. Fais donc attention, sapristoche ! On ne dit pas : un tangora.

Bobéchotte. — Ça va durer longtemps, cette plaisanterie-là ?

Gustave, interloqué. — Permets…

Bobéchotte. — Je n’aime pas beaucoup qu’on s’offre ma physionomie, et si tu es venu dans le but de te payer mon 24-30, il vaudrait mieux le dire tout de suite.

Gustave. — Tu t’emballes ! tu as bien tort ! Je dis : « On dit un angora, un petit angora ou un gros angora » ; il n’y a pas de quoi fouetter un chien, et tu ne vas pas te fâcher pour une question de liaison.

Bobéchotte. — Liaison !… Une liaison comme la nôtre vaut mieux que bien des ménages, d’abord ; et puis, si ça ne te suffit pas, épouse-moi ; est-ce que je t’en empêche ? Malappris ! Grossier personnage !

Gustave. — Moi ?

Bobéchotte. — D’ailleurs, tout ça, c’est de ma faute et je n’ai que ce que je mérite. Si, au lieu de me conduire gentiment avec toi, je m’étais payé ton 24-30 comme les neuf dixièmes des grenouilles que tu as gratifiées de tes faveurs, tu te garderais bien de te payer le mien aujourd’hui. C’est toujours le même raisonnement : « Je ne te crains pas ! Je t’enquiquine ! » Quelle dégoûtation, bon Dieu ! Heureusement, il est encore temps.

Gustave, inquiet. — Hein ? Comment ? Qu’est-ce que tu dis ? Il est encore temps !… Temps de quoi ?

Bobéchotte. — Je me comprends ; c’est le principal. Vois-tu, c’est toujours imprudent de jouer au plus fin avec une femme. De plus malins que toi y ont trouvé leur maître. Parfaitement ! À bon entendeur… Je t’en flanquerai, moi, du zangora !


VIRGINIE ET PAUL


Il est bien entendu que l’homme, être foncièrement libertin, pousse à l’excès le goût du changement et apporte dans la pratique de l’amour une brutalité dont s’effarouche la femme, créature d’essence délicate, ô combien !… Ça n’empêche pas que le nombre des femmes trompées soit inférieur d’un bon tiers à celui des hommes cocus. Il n’y a pas que les instincts, en effet ; il y a aussi ce facteur : la possibilité de les satisfaire, et on oublie que par centaines et par centaines de milliers, les employés de ministères, de commerce, de chemins de fer, de banque, n’ont ni le moyen d’entretenir des maîtresses, ni le temps qui leur serait nécessaire pour déchaîner des passions.

Et la réciproque n’est pas vraie. J’ai le regret d’être forcé de dire que, dans nombre de jeunes ménages choisis parmi le monde des petits fonctionnaires, le mari, qui gagne 6.000 francs, vit sur le pied de 15.000 sans s’en apercevoir.

— Chou, dit Virginie à Paul qui, avant de se rendre au bureau, trace sa raie devant l’armoire à glace, j’ai quelque chose à te demander. Je me trouve un peu à court ; pourrais-tu, sans te gêner, me faire une petite avance ?… Oh ! pas grosse !… Une trentaine de francs ; de quoi atteindre la fin du mois.

— Comment, une avance, fait Paul. Nous ne sommes qu’au 28 et tu n’as plus le sou ! Qu’est-ce que tu fais de ton argent ?

Il s’étonne, et il en a le droit. Ce mois-ci encore, comme chaque mois depuis trois mois qu’ils sont mariés, il lui a fidèlement versé la totalité ou presque de ce qu’il touche, gardant pour lui une maigre somme de 60 francs : les deux francs par jour nécessaires à ses frais de journaux, de tabac, d’apéritif et de métro. Il veut se fâcher, et il le ferait, si son cœur ne se prenait de pitié, à l’apercevoir dans la glace, grosse comme deux liards de beurre, menue, menue, menue, toute petite fille avec ses pauvres yeux craintifs qui regardent ses pauvres petits doigts tripoter de grosses confusions.

— Gamine, va ! Tête sans cervelle !

Toute sa mauvaise humeur avorte dans une tendresse attendrie.

Seulement, il y a la question, la fâcheuse question des 30 francs. C’est un peu plus que ce qu’il possède ; et il ne peut, quand le diable y serait, rester sans un centime sur lui.

Soudain il trouve :

— On va partager en copains. Douze francs chacun. Ça fait le compte ? — Et puis, plus de blague, hein ? Sois sage ! Fais attention, une autre fois.

— Merci, chou.

— Donne ta bouche.

Jeunesse !…

Quelques semaines s’écoulent.

Un matin :

— Chou, fait Virginie, je te dirais bien quelque chose, mais j’ai peur de te mettre en colère. Tout de même, voilà ! Ce coup-ci encore, je suis un petit peu gênée… Si tu pouvais, sans que, toi-même…

Mais elle n’en peut dire davantage.

Devenu pareil à un monsieur dont on a mis le train de derrière en communication avec la bouteille de Leyde :

— Hein ? Quoi ? Encore une avance ! s’exclame Paul. Ça va devenir une habitude ? Oh ! mais, ma fille, je te préviens, ça ne peut pas continuer comme ça. Qui est-ce qui m’a bâti une bouffeuse d’argent pareille, qui reçoit plus de 500 francs par mois pour faire marcher sa maison, et à laquelle ça ne suffit pas !

— Paul…

— C’est bon.

— Tout est tellement cher…

— Raison de plus pour ouvrir l’œil et te rappeler qu’un et un font deux. C’est ton devoir de bonne ménagère. Mon père, qui ne gagnait pas ce que je gagne, ne donnait pas à maman ce que je te donne. Elle y arrivait, cependant. Fais comme elle, ou nous nous fâcherons. Voilà 5 francs ; c’est tout ce que je peux faire pour toi. Et tu sais, c’est la dernière fois. Tu peux te tenir pour avertie.

— Bien.

— Ça passe la supposition ! On n’a pas idée de cela, ma parole d’honneur !

Il dit, puis — car le devoir l’appelle — il gagne en hâte la sortie. À la façon dont il ferme la porte, on voit bien qu’il n’est pas content. (Air connu.)

Et d’autres semaines s’écoulent, dont pas une fois elle n’aborde le premier jour sans se demander, la gorge serrée, par quel prodige elle réussira à en atteindre le dernier ! tristes heures qui la voient batailler pour un sou, fuir, rouge de honte, sa jeune pudeur effarée, sous les huées de la poissonnière et du marchand de quatre-saisons… Car vous avez raison, Nini, tout est hors de prix à cette heure, vous ne pouvez joindre les deux bouts avec le peu qu’il vous alloue, et c’est lui qui est ridicule avec son père et sa « maman », comme s’il y avait quelque rapport entre ce qui fut et ce qui est, et comme si les vivants pouvaient être les morts ! Pauvre Nini ! Ah ! les humiliations qui sont autant de coups de canif dans sa délicatesse de petite Parisienne fière de sa grâce et de sa gentillesse !… les gants raccommodés ; les chaussures qui font eau ; la rencontre avec une amie de qui le coup d’œil est allé tout de suite et revient sans cesse, comme d’instinct, à un chapeau si lamentable, que c’est, véritablement, à en avoir les larmes aux yeux.

Bah ! elle aime celui qui l’aime ; l’amour simplifie tout et la dureté des jours s’efface au souvenir de la douceur des nuits. Le malheur est qu’un soir une platée de pommes de terre constitua l’ensemble du dîner, et alors ce qu’elle doit entendre !… Des cris à ameuter le quartier ! Les pommes de terre traitées de patates ! Elle-même traitée de bonne-à-rien ! Le petit nid traité de…

— Oh ! Paul !

Mais la fringale a la déception féroce :

— Fiche-moi la paix, hein ! tu m’embêtes !

De nouveau, elle se le tient pour dit, et le lendemain, chez le boucher, un premier drapeau est planté, d’une main légère, avec des gaîtés de petite folle qui a oublié son argent.

— Je vous paierai demain.

— Mais oui, mais oui.

Après le premier, le deuxième :

— Je ne veux pas changer un billet pour un faux-filet de cent sous. Je vous dois encore ça.

— Parfaitement.

Puis le troisième :

— Pour moi, l’entrecôte. Nous réglerons le tout à la fois.

— Entendu.

Et ainsi de suite jusqu’au jour où le boucher, sa boucherie pavoisée comme au 14 juillet, en barre le seuil de ses coudes élargis et déclare :

— En voilà assez. Vous me devez 150 francs. Il faut me donner un acompte, ou je me plaindrai à Monsieur.

Alors ?

Alors, ça y est, c’est l’impasse, la culbute au bout du fossé, l’échéance prévue depuis longtemps et qu’on ne sait quelle puérilité lui montrait reculant de jour en jour vers un lendemain perpétuel : lendemain d’un tas d’autres lendemains amoncelés les uns sur les autres comme des pierres au bord de la route. Maintenant, la question est de savoir comment elle sortira de là, et pas plus que moi elle ne s’en doute. Par l’encombrement des boulevards, elle va où son pied la porte : droit devant elle. Le tympan tout vibrant encore de la redoutable menace tonnée à son oreille comme un coup de canon, elle fuit la maison qui fut celle du bonheur et dont ses yeux d’hallucinée évoquent maintenant la détresse : le buffet vide, la table nue, le triste vis-à-vis de deux chaises devant le vis-à-vis de deux assiettes au creux desquelles il n’y aura rien… Elle, encore, à la rigueur, elle en prendrait son parti, et, résignée, téterait son pouce en attendant des jours meilleurs ; mais Lui, mon Dieu ! avec sa trentaine bien portante, ses dents de lévrier, splendides, au service d’un bon appétit qui ne se paye pas de vaines promesses !…

L’issue ?

Que faire ?

À quelle porte frapper ?

Femme, elle ne sait pas mettre au point. La peur des cris, des scènes, des reproches, s’accroît d’exagérations nées de sa cervelle d’oiselet, et peu à peu elle sent se développer en elle l’idée d’une solution demandée — pauvre enfant ! — à l’atrocité du Pire, quand tout à coup, derrière son dos, une voix s’élève, qui marmonne :

— Jolie blonde… Manger un gâteau… ? Boire un verre de malaga ?…

Il faut dîner !

— … Madame… Madame…

……………………………………………………………………………………………

Une heure plus tard elle se retrouve seule, avec deux louis dans sa poche, et elle songe, sans savoir au juste si elle en doit pleurer ou rire :

— Après tout, il ne m’a pas fait de mal.

Évidemment.

Désormais, tout va bien. Plus de scènes, donc plus d’inquiétudes. Elle sait, quand l’argent est sorti, le moyen de le faire rentrer par une porte entre-bâillée, et, déchues du rôle de solistes auquel elle les avait imprudemment élevées, les pommes de terre ne font plus à présent que leur partie dans le concert. Puis, si importante soit-elle, il n’y a pas que la question de la table ; il y a aussi celle du vêtement. Une jeune femme ne peut pas traîner toute sa vie avec des souliers qui font couic, des gants qui éclatent de rire, et des chapeaux qui font tiquer les personnes de connaissance. On a son petit amour-propre. Soyons justes.

— … Madame… Madame…

Il est nécessaire que la femme sente le maître dans le mari, déclare Paul, qui a de la philosophie. Si elle ne passe pas par ses mains, c’est lui qui passe par les siennes : tu vois où ça peut le conduire. Les premiers temps de mon mariage, je laissais à la mienne la bride sur le cou ; ça a failli faire du vilain. Pas d’ordre ! Aucun sens de l’épargne ! Les pièces de cent sous fichant le camp, comme des poules devant une auto !… J’ai dû crier : « Halte-là ! », lui serrer la vis d’importance, et aujourd’hui tout marche à souhait. Viens dîner à la maison, tu verras qu’on n’y mange pas mal. Notre bonne est un vrai cordon bleu. Soixante francs par mois !… Hein, ce n’est pas cher ? C’est ma femme qui l’a dégotée. Viens dîner chez nous, Hippolyte ; nous avons un potage, un petit poulet de grain, des asperges et de la salade. Je te présenterai à Virginie : elle a un air franc et ouvert qui te mettra tout de suite à ton aise.

Hippolyte, séduit, accepte ; voilà les deux jeunes gens partis.

— Virginie, je t’amène un ami qui veut bien venir dîner à la fortune du pot. Débarrasse-toi, Hippolyte ; pose ta canne, accroche ton chapeau. Eh bien, tu vois, voilà mon petit intérieur : il est modeste mais bien tenu et il y a de la vue sur Montmartre. Tu regardes mon buffet. Il a du style, n’est-ce pas ? C’est ma femme qui l’a dégoté. Elle l’a eu pour un morceau de pain : quarante-cinq francs dans une vente. Elle n’a pas sa pareille pour les bonnes occasions. Mettons-nous à table !

On s’installe. Le potage est délicat. Le petit poulet de grain, cuit à point, est tendre comme la rosée.

À Hippolyte qui en fait poliment la remarque :

— Devine un peu combien il a coûté ? dit Paul.

— Je ne sais pas.

— Dis un prix.

— Douze francs.

— Virginie ?

— Six francs soixante-quinze.

— Ça t’épate ? Je vais t’expliquer. Il y a dans le quartier un marchand de volailles qui donne la marchandise pour rien ou à peu près. Il fait cela par philanthropie. C’est ma femme qui l’a dégoté. Elle est extraordinaire, je te dis. C’est comme le petit bordeaux que tu bois en ce moment et dont j’ose dire qu’il se laisse boire. Je te défie d’avoir le même pour moins de trente louis la barrique. Sais-tu à combien il me revient ? À cent vingt francs tout rendu, et on me reprend le fût pour cent sous. Il y a aux environs de Bordeaux une espèce de louftingue tombé dans la religion, qui a fait le vœu de donner toute sa vie ses récoltes au prix coûtant, pour racheter l’âme de son père. C’est ma femme qui l’a dégoté. Avec ça, elle a une veine !!! Jeudi, elle a trouvé vingt francs ! Le mois dernier, elle a gagné douze mouchoirs à la loterie de l’Orphelinat des Arts !… Il y a six semaines, elle avait gagné, à celle des Petits Tuberculeux, une paire de bas d’un suggestif !… Je veux être pendu, ma parole, si je sais comment elle fait son compte !

Je le sais, moi.

IX


Où l’auteur parle littérature
pour faire croire
aux personnes
qui n’y connaissent rien,
qu’il y connaît, lui,
quelque chose.

Le fait du véritable artiste n’est pas de se

complaire en ce qu’il fit, mais de le comparer tristement à ce qu’il avait voulu faire. Sa mission ne consiste pas à descendre au niveau de la foule, mais à l’attirer, elle, au sien.

Il n’est pas de genres inférieurs ; il n’est que des productions ratées, et le bouffon qui divertit prime le tragique qui n’émeut pas.

Exiger simplement et strictement des choses les qualités qu’elles ont la prétention d’avoir : tout le sens critique tient là-dedans.

Il y a pour les gens très bêtes un spectacle très récréatif : c’est celui d’un homme de lettres dans l’exercice de ses fonctions.

Je ne crois pas qu’il soit un champ où fleurisse, s’épanouisse, prospère, de plus luxuriante façon, l’observation narquoise des niais et leur ineffable goguenarderie.

Passer pour un idiot aux yeux d’un imbécile est une volupté de fin gourmet.

Les mots amour, délice et orgue étant masculins au singulier et féminins au pluriel, on doit dire, en bonne logique : « Cet orgue est le plus beau des plus belles », si on ne veut encourir le reproche d’écrire sa langue comme un cochon.

Il est étrange qu’un seul terme exprime la Peur de la mort, la Peur de la souffrance, la Peur du ridicule, la Peur d’être cocu et la Peur des souris, ces divers sentiments de l’âme n’ayant aucun rapport entre eux.

De même, si l’on vient à demander le sens exact du mot « Canon », on apprend, non sans étonnement, qu’il convient d’entendre par là :

une pièce d’artillerie ou un verre de vin ;

un terme de typographie ou une forme du contrepoint ;

le Droit Ecclésiastique ou un type sculptural considéré comme parfait ;

un tableau de prières disposé sur l’autel à l’usage de l’officiant ou le corps tubulaire d’un fusil.

Sans parler des canons de dentelles dont Mascarille pare son haut-de-chausse et tire une si juste fierté dans les Précieuses ridicules.

C’est, non d’un impôt mais de deux, qu’on devrait frapper les pianos : le premier au profit de l’État, le second au profit des voisins. — Sans préjudice de celui qu’on devrait mettre sur les albums d’autographes !…

Au théâtre, il est des effets qui sont comiques à priori, sans motif, sans qu’on puisse démêler, même vaguement, le parce que d’un phénomène inexplicable et établi.

Il semble que la Mort, qui n’a rien de bien gai, devrait faire exception à cette règle générale ? Pas du tout ! Supposez Néron empoisonnant Britannicus avec des champignons ou avec des moules, et le public se tordra de rire en dépit des pleurs de Junie.

Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ?

En science, d’une force connue, vous pouvez tirer hardiment toutes les conséquences logiques : il est fatal que l’événement vous donne raison tôt ou tard, et ainsi, pareil à Jules Verne qui n’a jamais fait autre chose, vous passerez prophète à bon compte.

Mon ami le poète Léon Dierx… — ce nom ne peut me venir aux lèvres sans que les larmes me viennent aux yeux !… — avait conçu une Fin du Monde digne de son admirable esprit et qui vaut d’être rapportée.

Il supposait un recommencé du déluge universel : le globe disparu sous les eaux, transformé en une nappe sans fin d’où jailliraient çà et là des extrémités de mâtures. Et au plus haut de ces mâtures, il agrippait par la pensée des tas de perroquets rescapés, suprêmes épaves d’un monde fini, répétant de leurs voix de polichinelles, dans le vide, ces grands mots de l’Humanité pour lesquels, depuis des siècles, elle lutte, combat, et se trempe de sang jusqu’au cou !…

Je ne crois pas que l’association du burlesque et du grandiose ait jamais rien donné de plus beau.

C’est l’orgueil des pauvres conteurs, qui ont assumé la rude tâche d’égayer leurs contemporains, de pouvoir évoquer, en les revendiquant, les plus grands de ceux auxquels nous devons d’écrire une langue incomparable. Oui, se dire, en songeant aux Trouvailles de Gallus, au IVe acte de Ruy-Blas, à tant de pages délicieuses des Misérables et de Notre-Dame de Paris : « Hugo fut quelquefois des nôtres », ce n’est pas là un mince honneur. Il nous indemnise, et au delà, de l’entêtement de certaines personnes graves à ne pas nous prendre au sérieux ; de la condescendance polie, un peu narquoise, dont honorent souvent nos efforts les gens accoutumés à ne voir dans la vie que des mots et que des apparences, et qui, grossièrement trompés au sens du mot « amuseur », ne voient pas de quelles tristesses sont faits certains éclats de rire.

Le tort des humoristes du second Empire a été de croire, de l’humour, qu’il se suffit à lui-même ; de l’homme d’esprit, qu’il n’a que faire d’être, — ce qu’il doit être avant tout, précisément, — un homme de lettres ! Pas plus l’humour ne se suffit à lui-même que ne se suffisent à eux-mêmes la prose du faiseur de mélos ou le lyrisme des librettistes d’opéras.

Au fond, avec nos airs de nous ficher de tout, nous faisons un métier très dur, car il n’en est pas qui exige un plus jaloux, un plus constant souci de la dignité des Lettres. Cette belle fille, la Gaieté, a des exigences de grande dame qu’on ne sert pas avec des pattes sales et qui s’accommode assez mal d’être logée dans un intérieur mal tenu.

La vérité, c’est que, malade de la phobie du Solécisme, en proie à l’incessante terreur de voir s’écrouler brusquement dans la fâcheuse incorrection, dans l’infamie du lieu commun ou de la plaisanterie toute faite, la petite phrase équilibrée sur le fil de la corde raide, justement pénétré de l’importance d’une mission qui consiste à promener par les trottoirs des rues des masques et non des chienlits, l’infortuné humoriste connaît des heures douloureuses… Aux vertus qu’on exige de lui, trouvez-moi beaucoup de gens graves qui seraient capables d’écrire Poil de carotte ou Un mari pacifique.

Contenter à la fois les simples et les difficiles, mériter le rire ingénu des bonnes d’enfants et des soldats, — et l’applaudissement de l’élite pour des raisons autres et meilleures… — tel est l’X à dégager.

Je le livre aux méditations des mortels aimés des dieux, qui prennent la sage précaution de réfléchir avant de parler.

La stupidité et le génie se rencontrent sur un terrain qui leur est commun à tous deux : l’imprévu dans la découverte, la nouveauté dans l’aperçu.

Sur mon honneur et ma conscience, devant Dieu et devant les hommes, je jure qu’aux « couturières » d’une pantomime de Mendès intitulée Chand d’habits, j’ai entendu quelqu’un dire que « les acteurs ne parlaient pas ce soir-là parce que c’était seulement une répétition et qu’ils ménageaient leur voix pour le jour de la première. »

Et je fais aussi le serment qu’une jeune dame de mes amies qui servait des bocks rue Cujas m’a tenu un propos dont le seul évoqué m’emplit encore, après vingt ans, d’une sorte de terreur sacrée. Je l’avais menée voir Gigolette. Comme, pendant un entr’acte, vers la fin de la soirée, nous regardions deux accessoiristes habillés de livrées galonnées, culottés de velours cerise et poudrés à frimas, attirer un tapis de scène de chaque côté du rideau, ma compagne se pencha vers moi, et avec un petit sourire où ne se lisait point l’étonnement qu’une pièce pût s’achever deux siècles avant d’avoir commencé :

— Le dernier acte se passe sous Louis XV, me dit-elle.

Le maître de philosophie attaché à M. Jourdain lui enseigne que tout ce qui n’est pas prose est vers et que tout ce qui n’est pas vers est prose : thèse qui semble avoir prévalu pendant un certain nombre d’années. J’ai personnellement l’honneur de m’être rencontré avec Victor Hugo et pas mal d’autres bons esprits pour lui faire crédit sur la mine ; mais survint un succédané du symbolisme en mal d’enfant qui nous mit tous dans notre tort par l’établissement d’une formule à base d’hermaphroditisme, où la prose, qui n’est plus elle, tourne à un vers qui n’est pas encore lui.

Anatole France nous en cite ce curieux échantillon :

La nymphe blanche
Qui coule à pleines hanches
Le long du rivage arrondi,
Et de l’île où les saules grisâtres
Mettent à ses flancs la ceinture d’Ève
En feuillages ovales
Et qui fuit pâle.

(Le Mannequin d’osier, p. 86.)

Et M. Bergeret, inquiet, songe :

— Si c’était un chef-d’œuvre !…

Si c’était un chef-d’œuvre, je proclamerais la faillite d’une des rares vérités auxquelles je crois encore : à savoir qu’on demanderait vainement aux complications de midi à quatorze heures ce qu’on n’a jamais obtenu et ce qu’on n’obtiendra jamais que de la seule Simplicité.

Le gros mot donne moins de mal à trouver que le mot fin ; vérité éclatante, cette fois et que devraient bien méditer les voyous de lettres dont la verve alimente le café-concert.

Le gros mot a ceci de précieux qu’entraînant fatalement, chez le chanteur qui en use, la crainte de n’être pas compris du public auquel il s’adresse, le moment ne se fait pas attendre où, en vertu de la loi de Progrès, le geste vient confirmer le texte et l’immonde souligner l’abject.

Telles chansons, — particulièrement du répertoire de Dranem, — semblent faites de mots enragés qu’on aurait enfermés dans une même cage où ils s’entre-dévoreraient en hurlant.

L’ineptie bien connue :

Je suis l’fils d’un gniaf
Qui fait des ribouis,
En fait d’orthographe
Je sais peau de zébie.

ou cette autre imbécillité :

Pétronille, tu sens la menthe,
Tu sens la pastille de menthe,
Tu sens la menthe pastillée
Entortillée
Dans du papier
Quadrillé.

en sont des preuves les plus exaspérantes et les plus abominables. Un jour que je les citais, avec consternation, à mon ami Georges Pioch, ce poète qui, pourtant, n’est pas suspect d’intolérance, entra, en les écoutant, dans une véritable colère, déclara que de pareilles bassesses relevaient de la correctionnelle et s’étonna que leurs auteurs ne fussent pas mis, depuis longtemps, dans l’impossibilité de nuire.

On s’étonnerait pour moins que cela.

Le fait est que nous sommes loin du temps où, au grand attendrissement de la piqueuse de bottines qui a toujours veillé en moi, la brune Mlle Duparc contait son délicieux Voyage à Robinson et la galante équipée de trois petits pinsons un peu gris et de trois timides fauvettes :

Veuillez accepter nos trois ailes,
Murmuraient les petits pinsons ;
Nous sommes tous les trois garçons
Et vous êtes trois demoiselles.

Je trouvais cela charmant ; j’étais jeune. J’ai changé d’âge, non d’avis.

Ah ! café-concert d’autrefois, compagnon et joie de ma jeunesse, en quelles mains es-tu tombé ? Toi que j’ai connu si gentil, à la fois si grand rieur et si petite fleur bleue, tu n’as pas honte de te mettre dans des états pareils ? Oui, tu es joli ; tu es propre ! François Coppée, qui t’adorait, serait content s’il pouvait te voir ! Ote-toi de là, cochon, tu me dégoûtes.

Il est évident que le « Mauvais », parvenu à son paroxysme, confine de très près au « Chef-d’œuvre », en devient même une des expressions. Il détermine donc, logiquement, l’admiration des personnes que le culte de la perfection pousse à lui tirer leur chapeau sous quelque aspect qu’elle se présente et n’importe où elles la rencontrent.

Le chef-d’œuvre est, comme tout le reste, relatif et conventionnel. On entend par « Chef-d’œuvre », en matière littéraire, un ensemble de vers ou de lignes dont on ne conçoit pas qu’un seul mot puisse être remplacé par un autre. Exemples : Booz endormi, la scène de Sosie et de Mercure au premier acte d’Amphitryon, des pages entières d’Anatole France, d’Alphonse Daudet, de Théophile Gautier, de Loti. Dans le même ordre d’idée, mais dans une note toute différente, je citerai le toast suivant, dont les syllabes appellent le porphyre comme des lèvres le baiser, et que porta un jour devant moi un compagnon déménageur assoiffé de vin et de beau langage.

Ayant élevé son verre à la hauteur de son œil, telle la Jeanne de la chanson :

— Ce n’est pas pour l’affaire de boire un verre ensemble, dit-il en saluant l’assistance, c’est pour l’histoire de dire qu’on est en société.

Allez donc répondre à ça !

Le monsieur qui parle de littérature sans savoir avec quoi cela se fait, pense volontiers, de la rime riche, qu’elle est une difficulté. C’est précisément le contraire ; elle est une simplification.

Et ceci est tellement vrai, que, lorsque j’écrivis la Conversion d’Alceste, je me colletai pendant des mois avec cette consonne d’appui dont Banville m’avait passé le germe, à laquelle vingt ans d’entraînement me livraient pieds et poings liés, et qui me gâchait toute mon affaire en culbutant dans la formule Parnassienne l’humble pastiche où je m’efforçais d’évoquer le ton familier de Molière, le va-comme-je-te-pousse de son alexandrin et sa rime à la six-quatre-deux : rounds épiques ! qui me virent combattre pour la libération de ma pensée en tutelle, esclave chez la rime millionnaire, à l’issue desquels, tout le temps, la terrible consonne d’appui me prenait simplement par la main et m’emmenait où elle voulait, comme fait, d’un petit garçon, sa bonne !

De ces deux figures formidables qui sont Alceste et Célimène, on ne saurait dire exactement laquelle l’emporte sur l’autre.

De secrètes préférences, pourtant, doivent me pousser vers Célimène, que je ne puis évoquer sans évoquer du coup l’un de ces géants de granit qui parent la cour d’honneur du château de Versailles.

Dans la même Conversion d’Alceste, j’ai représenté Célimène devenue la maîtresse de Philinte : niaiserie attendrissante et d’invention facile, sur laquelle je pleure aujourd’hui des flots de larmes repentantes. On parle toujours trop vite.

Mise au monde pour attiser, tenir en haleine, chez l’homme, le désir du baiser de la femme, Célimène n’a ni cœur ni sens. Elle est le « monstre » par définition. L’amusement qu’elle pourrait prendre à faire du chagrin à Alceste compenserait donc insuffisamment le regret qu’elle éprouverait de donner de la joie à Philinte. Du reste, je la crois vierge, épousée petite fille (comme Blanche de Cambry par le duc de Parthenay dans l’opérette de Lecocq) par on ne sait quel ostrogoth dont elle n’entendit plus parler et qui disparut peu après sans laisser trace de son passage.

Dire que le Misanthrope ne fait ni effet ni argent les fois où on le représente, c’est n’apprendre rien à personne. Même, un bruit assez répandu veut qu’il faille voir en lui le plus ennuyeux des chefs-d’œuvre.

C’était l’avis de Catulle Mendès qui eut pourtant le génie de l’intelligence, mais dont le tort était peut-être de ne pas posséder son sujet avec la perfection voulue, ledit chef-d’œuvre étant de ceux qu’on doit aller voir jouer, ou lire, seulement quand on les sait par cœur.

Depuis deux cent cinquante ans qu’il a pris et qu’il garde l’affiche, 39 spectateurs sur 40 ne l’en admirent pas moins avec le doute inquiet de gens en présence d’une splendeur qui leur échappe et qu’ils subissent. Je me rappelle, étant potache, avoir connu la même impression complexe avec des versions difficiles, de Pline-le-Jeune ou de Tacite, dont je démêlais vaguement le sens sans parvenir à en expliquer le mot à mot.

De cela, quelles raisons donner ?

J’en aperçois deux ou trois ; je crois en voir une clairement ; je les hasarderai toutes les quatre. On les prendra pour ce qu’elles valent.

C’est d’abord la transposition du personnage de Célimène, écrit dans un ton, joué dans l’autre, et qu’identifient à faux les grandes coquettes chargées du rôle à la Comédie-Française. Combien, à leur grave beauté, je préférerais la simple et exquise gaminerie de Mlle Huguette Duflos, sa frimousse à mourir de rire, l’ironie éveillée comme une potée de souris en ses yeux qui regardent le monde sans arrêter de se ficher de lui. On oublie vraiment un peu trop que Célimène a vingt ans et que Molière n’a pas, pour rien, tiré de cette puérilité spirituelle et désarmante l’obstacle où la sagesse d’Alceste, son expérience des hommes, des choses, de la vie, viennent tranquillement se casser le nez : moralité de la comédie.

Il y a aussi le premier acte, l’un des plus durs, des plus arides, qui existent au théâtre ; fait d’une conversation d’Alceste avec Philinte, où, vingt minutes durant, l’un envoie coucher l’autre, systématiquement, de parti pris, sans qu’on sache au juste pourquoi ; puis d’une scène où un charmant sonnet est livré aux rires du public, qui, naturellement, ne rit pas, ayant envie d’applaudir, et écoute sans les comprendre les raisons qu’a Alceste de juger détestables des vers qu’il trouve, lui, excellents. De même, quand, au cinquième acte, Alceste ayant la prétention d’emmener Célimène au désert, Célimène se refuse à l’y suivre, tout le monde est pour elle contre Alceste.

— La solitude, dit-elle, effraie une âme de vingt ans.

C’est hors de doute, les spectateurs, sur ce point, donnent raison à Célimène, et je donne raison aux spectateurs.

Mais ce sont là de légères taches. Le véritable tort d’Alceste, le plus grand de tous, à beaucoup près puisqu’il emplit et fausse la pièce du premier vers jusqu’au dernier, c’est de montrer l’humanité bien plus mauvaise qu’elle ne l’est réellement.

L’homme, en effet, n’est pas méchant. C’est même une justice à lui rendre, que si, en entrant dans la vie, il a une tendance marquée à le devenir, il ne tarde pas à la perdre. Il est bête, malfaisant, hâbleur, malintentionné, ivrogne, sottement sceptique, niaisement crédule, insolent comme un page ou plat comme une punaise selon qu’il se trouve en présence ou d’un plus faible ou d’un plus fort que lui ; aussi inapte à gérer ses affaires qu’enclin à se mêler de celles des autres, il vole tant qu’il peut, n’arrête pas de mentir, joint au ridicule naturel dont les fées lui furent prodigues le ridicule de ridiculiser les ridicules du prochain et pousse, à l’égard de ce dernier, le sans-gêne à de telles limites, que, volontiers, pendant des heures, il jouera du piano, d’un doigt, empêchant sciemment les écrivains d’écrire, les malades de prendre du repos et les mourants d’agoniser. Il est le Prince Goujat, le Mufle avec un grand M. Comme on chantait dans les Économies de Cabochard :


Voilà,
Il est tout cela ;


mais il n’est pas, je le répète, méchant au sens précis du terme, et il ne justifie que très imparfaitement les indignations d’Alceste. « Loups !… Traîtres !… Effroyable haine !… » Quels mots sont-ce là ? Le public, en qui opère à son insu le rapprochement de cause à effet et que déroute l’excessif de pareils emportements, ne comprend pas ce qu’on veut lui dire. Ingénument porté à « prendre la muse au mot », selon l’expression de Hugo, il lui semble qu’une injustice est commise par un honnête homme, et, partagé entre l’honnête homme qu’il admire et l’injustice qu’il désapprouve, il rappelle le dindon de la fable, celui qui voit bien quelque chose mais ne sait trop pour quelle cause il ne distingue pas très bien.

Oui, à l’Alceste que nous présente Molière, j’en préférerais un moins tragique, qui réfugierait au désert, non la sombre haine des hommes, mais simplement l’impossibilité où il en est venu peu à peu, de supporter le spectacle de leur stupidité sans bornes. La pièce y perdrait en grandeur, mais y gagnerait en vraisemblance.

Et la morale de tout cela c’est que, si chez Molière, quatre pics dominent : George Dandin, Amphitryon, l’École des Femmes et Tartufe, plus haut que ces quatre sommets, là-haut, tout là-haut, dans le bleu, un aigle plane : Le Misanthrope.

Rien n’est plus facile, plus inutile par conséquent, que d’être un poète quelconque.

De ceci que n’importe qui peut exercer le métier d’homme de lettres, on conclurait à tort qu’il est à la portée de tout le monde.

Telle est la multiplicité des cases du cerveau, leur variété, leur nuancé, que le génie et la bêtise sont parfaitement compatibles et que le cas n’est pas rare du tout, d’un sujet étant à la fois un artiste et un imbécile. Et un cas plus étrange encore, est celui d’un homme de théâtre écrivant à son insu autre chose que ce qu’il croit écrire, et se trompant du tout au tout, je ne dirai pas sur le mérite, mais sur la nature, l’esprit, le sens exact de son propre travail.

On raconte que Lamoureux, alors chef d’orchestre de l’Opéra-Comique, préféra démissionner au cours des répétitions que conduire un fragment de Cinq-Mars dans le sentiment indiqué puis exigé par Gounod, et qu’il jugeait n’être pas le bon.

Cette prétention chez le disciple d’en savoir plus long que le maître est beaucoup moins exorbitante qu’on est enclin à le penser. Personnellement, — on m’excusera de me citer encore une fois : je parle des choses que je sais, de préférence à celles que j’ignore, — j’ai écrit ma pièce Boubouroche avec la conviction que c’était là un drame !… non pour rire, entendez-moi bien ; je dis : un drame véritable ; un drame noir !

C’est donc de la meilleure foi du monde que je poussais Irma Perrot à jouer Adèle comme elle aurait joué Hermione et que j’exigeais de Pons-Arlès qu’il arrosât de pleurs authentiques des sanglots non artificiels.

Dieu sait où, du train dont j’y allais, j’eusse entraîné avec moi ces infortunés comédiens, si Antoine, que j’exaspérais, ne m’eut un jour pris par le bras et fait virevolter en disant :

— Hé ! Tu ne comprends rien à ta pièce. Boubouroche est une fantaisie qu’il faut jouer en fantaisie. S’il y a un drame au fond, il sortira tout seul. Tu nous embêtes ; ôte-toi de là.

Et c’est lui qui avait raison.

Il serait vraiment désolant que nous n’ayons pas eu Racine, mais la France ne serait pas la France si Corneille n’eût pas existé.

Les mots me font l’effet d’un pensionnat de petits garçons que la phrase mène en promenade. Il y en a des bruns, il y en a des blonds, comme il y a des brunes et des blondes dans les Cloches de Corneville, et je les regarde défiler, songeant : « En voilà un qui est gentil ; il a l’air malin comme un singe » ; ou « Ce que celui-là est vilain ! Est-il assez laid, ce gaillard-là !… »

C’est que les mots ont une vie à eux, une petite vie qui leur est propre, qu’ils ont puisée, où ? on ne sait pas !… dans les lointains des balbutiements et des siècles !

Je sais, et vous aussi, une vieille chanson d’où sont absents le sujet, le complément et le verbe, et qui n’en est pas moins charmante, pleine d’évocation et de rêve :

Orléans, Beaugency,
Notre-Dame de Cléry,
Vendôme.

Ici, les mots parlent, sont poètes. Mettez-en d’autres à la place ; ceux-ci, par exemple :

Gien, Gannat, Montdidier,
Privas, Guéret, Pithiviers,
Roanne.

et cela ne veut plus rien dire ; c’est devenu idiot.

— Une rime, m’expliqua le monsieur qui parle de littérature sans savoir avec quoi cela se fait, consiste en la rencontre de trois lettres semblables, en queue de deux mots différents.

— Parfaitement, dis-je. Oyez plutôt :

Monsieur Georges Courteline
A l’âme républicaine.

— J’ai dit trois lettres, croyant dire quatre. C’est la langue qui m’a fourché.

— À la bonne heure ! Voilà qui change tout ; et je le prouve :

— J’ai débuté dans La Ruche »,
— Vous étiez même assez mouche ».

— Voyez pourtant, quand ça ne veut pas ! Tout à l’heure, croyant dire quatre, je disais trois, et à présent, croyant dire cinq, je dis quatre.

— Ça, c’est une autre histoire.

— N’est-ce pas ?

— Évidemment, témoin le distique que voici :

Mêlés au bruit des orchestres,
Tintent les cristaux des lustres.

— C’est tout à fait par exception que des désinences de cinq lettres ne parviennent pas à former rimes. En tout cas supposez-les de six, et je vous garantis que, pour le coup, l’exception cesse d’être possible.

— Ainsi qu’il en appert clairement de ces deux vers improvisés :

L’humidité des isthmes
Ne vaut rien pour les asthmes.

— Vous êtes un esprit contrariant ! Vous me concéderez pourtant, je l’espère, que des rimes faites de sept mêmes lettres sont ce qu’on peut appeler des rimes ayant du foin dans leurs bottes.

— Et je le démontre sur l’heure :

Les poules du couvent
Ont des œufs qu’elles couvent.

— Oui ? Eh bien, il faut en finir. Voulez-vous parier cent mille francs que des rimes composées de huit lettres pareilles constituent ce qui se fait de mieux dans le genre ?

— Je parie que non ; je gagne et je prouve :

Les intérêts publics résident
Dans les pouvoirs du président.

Donnez-moi mes cent mille balles.

— Flûte ! Vous m’agacez ! Allez vous faire lanlaire. Vous n’aurez pas un radis !

Il est inouï que dans une ville comme Paris, comptant au moins 3 millions d’habitants, le même nombre de spectateurs, à dix ou douze personnes près, se porte chaque soir aux mêmes théâtres. Quand on vous dit d’une pièce en représentation qu’elle fait 2.000 francs de recette, c’est qu’en effet elle les fait, avec des écarts, dans un sens ou dans l’autre, de 80 à 120 francs, et comme cela pendant des semaines, quelquefois pendant des mois, sans que jamais il lui arrive de faire 6.000 francs un jour et 600 francs le lendemain !

En vérité, il y a là un phénomène ahurissant, tel qu’on en vient à se demander si les choses ne sont pas de petites grandes personnes ayant leurs petites fantaisies, faisant leurs petites volontés, et s’amusant à mystifier de leurs petites espiègleries l’ignorance de l’humanité sur un nombre important de questions, et particulièrement sur toutes.

Je me partage équitablement entre le culte de la littérature et la méfiance qu’elle m’inspire de l’instant où elle met son nez dans les endroits où elle n’a que faire.

Il me suffit de flairer chez un historien la moindre hantise littéraire, pour qu’immédiatement, d’instinct, je suspecte sa véracité.

Le jour où l’imbécillité sera disparue de la surface du Globe, on la retrouvera dans les indiscrétions du journaliste échotier, le journaliste échotier semblant s’être donné pour tâche de révéler au monde stupéfait à quelles profondeurs d’ineptie peut atteindre un homme dit d’esprit, quand il en est totalement dépourvu. Hors d’état de conter dans une langue qui ne soit pas de pur charabia une anecdote qui soit tout simplement quelconque, il en invente d’une telle niaiserie, que c’est à en pleurer du matin jusqu’au soir, comme le monsieur dont la femme était tombée dans… le malheur. Après quoi, il leur donne froidement, soit pour auteurs, soit pour héros, des confrères qui, bien entendu, se transforment à l’instant même en extraordinaires idiote aux yeux des personnes sensées.

C’est l’opération qui consiste à servir du pissat d’âne dans des bouteilles de bonnes marques.

Des histoires « drôles » qui nous ont été attribuées à Tristan Bernard et à moi, si le quart seulement était vrai, il y a longtemps que nous serions internés, moi et lui, dans un asile de gâteux ! Ce que la sottise échotière nous a prêté à tous les deux, ce qu’elle nous a fait dire et faire, passe toute supposition et même toute espérance ! Tristan Bernard, qui est mon maître, en philosophie comme en tout, en rit du fond de sa longue barbe ; moi, je ne peux pas, n’ayant, malheureusement, ni barbe ni philosophie ; aussi, le seul aperçu de mon nom dans le maquis d’une page de journal me jette-t-il à l’atroce angoisse d’un homme menacé d’un péril, qui n’ose ouvrir un télégramme trouvé en rentrant, chez le concierge. Il se décide à lire, pourtant. Je fais comme lui. Et voyant qu’on m’adresse le reproche d’avoir assisté en curieux à un procès sensationnel, « l’auteur du Client sérieux et de l’Article 330 n’ayant que faire dans des débats de Cour d’Assises », qu’on me représente jouant aux cartes avec M. Anatole France et me disputant avec lui dans un compartiment de chemin de fer, qu’on annonce gravement mon entrée dans les ordres, parce que j’ai été vu à Lourdes me découvrant sur le passage de la procession, je lâche, consterné, le journal, et je me mets à pleurer doucement, non d’un chagrin qu’on ne me fait pas, mais de la tristesse où je m’abîme à lire, tombées d’une plume dont le bec est du même fer que la mienne, des choses bêtes ! bêtes ! bêtes !… mais tellement, mon Dieu ! tellement bêtes !…

X


De la justice
telle qu’elle est rendue
par les juges,
et du profond chagrin
qu’éprouve le justiciable
de ne pouvoir
la prendre au sérieux.

La Justice n’a rien à voir avec la Loi, qui n’en est que la déformation, la charge et la parodie. Ce sont là deux demi-sœurs qui, sorties de deux pères, se crachent à la figure en se traitant de bâtardes et vivent à couteaux tirés, tandis que les honnêtes gens, menacés des gendarmes, se tournent les pouces et les sangs en attendant qu’elles se mettent d’accord.

Aux yeux de la Loi, un gredin qui la tourne est moins à craindre en son action qu’un homme de bien qui la discute avec sagesse et clairvoyance.

La Loi, en matière civile, ne reconnaît pas à un monsieur le droit de se justifier lui-même.

Il lui faut démontrer le bon droit de sa cause par l’intermédiaire d’un tiers payé une somme de, pour s’improviser le porte-parole d’un client de qui, la veille encore, il ignorait le nom, la naissance !…

On remarque que les bureaux, alliés comme larrons en foire quand il s’agit de faire casquer le contribuable, excipent de leur incompétence et se cachent les uns derrière les autres sitôt qu’il est question de lui régler son dû.

J’aime et admire au delà de toute expression les personnes qui, par leur esprit d’à-propos, les seules ressources de leur ingéniosité, ont raison de la bêtise des choses et de la méchanceté des hommes. J’adore, après les avoir vues, à travers des larmes indignées, revendiquer en vain leur — ce dû, que, neuf fois sur dix, par le seul fait qu’il est leur dû, l’imbécile Loi, ennemie née des hommes de bonne volonté, se refuse à leur accorder — les voir ouvrir à deux battants, sur l’inviolable territoire des abominations légales, des portes qu’on ne soupçonnait point. Oui, il est un beau spectacle : celui d’un honnête homme bafoué, las d’être dupe, qui en vient à se déguiser en brigand pour avoir le droit de son côté et demande à la mauvaise foi ce qu’il n’a pu obtenir du seul bien-fondé de sa cause.

Il est malheureusement établi qu’il suffit, neuf fois sur dix, à un honnête homme échoué dans les toiles d’araignée du Code, de se conduire comme un malfaiteur pour être immédiatement dans la légalité.

La gravité du châtiment est quelquefois moins en raison de la gravité du délit que du talent du magistrat qui en a réclamé la sanction.

Il convient que l’accusation et la défense prennent contradictoirement la conduite des débats au criminel et au correctionnel. Mais de l’instant où l’avocat ouvre la bouche pour plaider, le procureur pour requérir, gare là-dessous ! tout est en péril ! c’est la Littérature qui entre !

On constate avec soulagement qu’en France, comme dans tous les pays où règne la Civilisation, il y a deux espèces de droit, le bon droit et le droit légal, et que ce modus vivendi contraint les magistrats à avoir deux consciences : l’une au service de leur devoir, l’autre au service de leurs fonctions.

Méfiance ! si un jour les gens nerveux s’en mêlent, lassés de n’avoir pour les défendre contre les hommes sans justice qu’une Justice sans équité, toujours prête à immoler le bon droit en holocauste au droit légal et en proie à l’idée fixe de ménager les crapules.

J’ai un petit garçon de neuf ans. Le jour où il atteindra sa majorité, je lui flanquerai un conseil judiciaire, ce qui le rendra insolvable et le tiendra désormais à l’abri des monstruosités de la Loi. Voilà. Et si, de cet instant, il essaye d’abuser de la situation pour ne pas payer ce qu’il doit ou pour dépouiller son prochain, c’est à moi qu’il aura affaire.

XI


Conclusion.

Il y a des moments où, si je m’écoutais, je me promènerais par les rues avec un chapeau haut-de-forme à l’avant duquel serait fixé un écriteau portant en grandes capitales cet alexandrin bien scandé :

Je ne crois pas un mot de toutes ces histoires.

Quelles histoires ? Toutes les histoires ! Les hommes, les femmes, les amis, la sagesse, les vertus, l’expérience, les juges, les prêtres, les médecins, le bien, le mal, le faux, le vrai, les choses dont on vous dit : « Faites-les », celles dont on vous dit : « Ne les faites pas », et cætera, et cætera. Je me retiens parce que j’ai gardé, je suis assez bête pour ça, le souci du qu’en-dira-t’on, la peur de me faire remarquer des gens que je ne connais pas. N’importe ! plus j’avance dans la vie, plus je ne crois qu’à ce que je ne comprends pas et plus me parvient le sens obscur du mot : Credo quia absurdum, qui, prêté à saint Augustin, n’est naturellement pas de lui.


PARIS. — L. MARETHEUX, IMPRIMEUR, 1, RUE CASSETTE.