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La Philosophie de Goethe/05

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LA
PHILOSOPHIE DE GOETHE

V.
LES THEORIES PHILOSOPHIQUES DU SECOND FAUST.

I. Œuvres de Goethe, traduction nouvelle par M. Jacques Porchat, 10 vol. in-8o. — II. Œuvres scientifiques de Goethe, analysées et appréciées par M. Ernest Faivre. — III. Œuvres d’Histoire naturelle de Goethe, traduites et annotées par M. Ch. Martins. — IV. Conversations de Goethe pendant les dernières années de sa vie, recueillies par Eckermann, traduites par M. Émile Délerot. — V. Correspondance entre Goethe et Schiller, traduction de Mme de Carlowitz, annotée et accompagnée d’études historiques et littéraires par M. Saint-René Taillandier, 1863. — VI. Le Faust de Goethe, d’après les principaux commentateurs allemands, par F. Blanchet.


I

Si nous ne savions déjà, par des dates et des faits précis, à quel âge Goethe entreprit d’écrire la seconde partie de Faust, il ne faudrait pas un grand effort de sagacité pour le deviner[1]. À plusieurs signes, on peut reconnaître que c’est l’œuvre du génie vieillissant. Ce vaste poème ne se développe pas organiquement, à la manière d’un être naturel, naissant d’une idée comme d’un germe, rencontrant dans le sol propice, dans l’air environnant, les conditions de sa vie et de sa croissance, s’élevant par une gradation presque insensible à la hauteur que lui assigne son genre ou le génie du poète, sans que l’on sente à aucune phase de son développement l’effort de l’écrivain. Ainsi naissent spontanément les grandes productions du génie poétique, les œuvres vraiment douées du ciel. Ici l’on sent le travail du poète assouplissant à des formes systématiques l’idée souvent rebelle ; l’inspiration est courte, intermittente, saccadée ; l’œuvre est composée successivement, par fragmens, à d’assez longs intervalles. Elle est fille de la volonté, qui a connu l’effort et qui ne parvient jamais à en effacer la trace, plutôt que de la nature, à qui rien ne coûte et qui produit d’elle-même les œuvres les plus accomplies avec une facilité vraiment divine, avec la joie qui en est le signe.

Goethe sentait cela douloureusement lui-même, et rien n’est plus touchant que l’aveu qu’il en faisait dans ses entretiens intimes. Comme on causait un jour de Napoléon et de son étoile, restée fidèle à ses jeunes années, pâlissante et obscurcie à mesure que la jeunesse s’éloignait : « Que voulez-vous ? répliqua Goethe. Je n’ai pas non plus fait deux fois mes chansons d’amour et mon Werther. Cette illumination divine, source des œuvres extraordinaires, est toujours liée au temps de la jeunesse et de la fécondité. » Génie et fécondité sont deux choses très voisines, ajoutait-il. Le génie est précisément là où est cette puissance durable de création. Il mériterait donc à ce titre d’être éternellement jeune ; aussi le voit-on s’affranchir, dans une certaine mesure, de la condition humaine. Les autres hommes ne sont jeunes qu’une fois : pour le génie, tout est différent ; non-seulement, en se mêlant intimement au corps qu’il anime, il fortifie et ennoblit son organisme, mais il cherche à faire valoir ses droits d’essence supérieure ; fragment de l’éternité, il communique quelque chose de sa nature au corps lui-même, qu’il relève de ses défaillances. Il semble en effet qu’il y ait chez les hommes supérieurs des périodes de rajeunissement momentané, ce que Goethe appelle la seconde puberté du génie. — Malgré tout, s’écriait non sans tristesse le vieux poète, la jeunesse est la jeunesse, et, quelque puissante que se montre la force supérieure du génie, elle ne maîtrise pas entièrement le corps : il est bien différent de sentir en lui un allié ou un adversaire.

Un autre signe trahit l’âge du poète. Dans cette seconde partie du poème, la passion est complètement absente, l’idée y règne seule, despotiquement, sous deux formes : l’érudition et l’intention philosophique. Toute la science ramassée pendant une longue vie que l’étude a remplie s’y déploie en liberté. « J’ai conçu ce poème il y a bien longtemps, disait Goethe en 1829, depuis cinquante ans je le médite, et les matériaux se sont tellement entassés, que maintenant l’opération difficile est de choisir et de rejeter… Un nombre infini de figures mythologiques se pressent pour y entrer, mais je prends garde à moi et je n’accepte que celles qui présentent aux yeux les images que je cherche. » Le lecteur jugera sans doute que le choix du poète n’a pas été assez sévère. C’est un inconvénient très sérieux que d’être obligé, quand on lit ce poème, de tenir ouvert sur sa table un dictionnaire d’antiquités et de mythologie, sous peine d’être arrêté à chaque ligne. L’intérêt poétique est noyé dans ce débordement de noms bizarres pris dans tous les ordres de dieux, de demi-dieux et de héros, ou de termes empruntés à la langue spéciale des rites et des mystères. Le labeur de l’esprit y dépasse le plaisir. Dans ce savant tumulte qui remplit la nuit classique de Walpürgis, à qui pourrait se prendre notre émotion parmi cette population étrange de sphinx, de griffons, de grues d’Ibycus, de dactyles, de lamies, de sirènes, de dryades et de phorkyades, de néréides, de tritons et de telchines, sans oublier les kabires, les kabires surtout ? — On est tout surpris de saisir dans les épanchemens intimes de Goethe le naïf contentement du savant qui semble ne pas s’apercevoir que cette science immodérée a étouffé la poésie. Il accepte de grand cœur les complimens d’Eckermann, qui s’émerveille d’avoir un maître si savant. « Certes il y a là pour la pensée de quoi s’exercer, et un peu d’érudition y est de temps en temps nécessaire ! » Le Wagner de cet autre docteur s’applaudit d’avoir lu fort à propos, pour comprendre certaines allusions du poème, la dissertation de Schelling sur les divinités de la Samothrace. « J’ai toujours pensé, dit Goethe en souriant, qu’il était bon de savoir quelque chose. » — « Là se trouve enfermée toute une antiquité, s’écrie une autre fois l’enthousiaste Eckermann. — Oui, répond Goethe, les philologues y trouveront de l’occupation. »

L’intention philosophique se combine avec l’érudition pour faire de la seconde partie de Faust une œuvre à peu près inabordable au public. Lorsque ce poème fut composé aux approches de ces quatre-vingts ans que portait si fièrement Goethe, la grande affaire de sa vie n’était pas de savoir si le jeune Werther avait eu tort ou raison de désespérer du bonheur et de jeter en sacrifice son âme ardente aux pieds de Charlotte. — À cette heure du soir, ces mélancolies et ces ivresses étaient bien loin de lui ; il ne les apercevait plus que comme un nuage d’or qui se perd à l’horizon. Le souci du vieillard était autrement grave : c’était d’accorder dans une théorie équitable les défenseurs de l’art antique et les partisans de l’inspiration moderne ; c’était de deviner le sens des grandes agitations des peuples qui avaient depuis quarante années jeté dans l’abîme toutes les dynasties, soulevé le vieux monde jusque dans ses profondeurs, précipité la révolution victorieuse à travers l’Europe ; c’était enfin de contempler les lois générales du monde physique, de se pénétrer de plus en plus des théories scientifiques qui se faisaient jour dans les discussions de Pâris, de Londres et de Berlin, de prendre parti dans ces illustres débats où Geoffroy Saint-Hilaire et Cuvier se portaient contradictoirement les interprètes de la nature ; c’était enfin de se rendre compte à soi-même, au déclin de ses jours glorieux, de tous les systèmes dont il avait été le spectateur pendant une longue vie, et dont il méritait d’être le témoin éloquent devant la postérité qui commençait pour lui. Telles étaient les dispositions de son esprit au moment où il écrivit son second Faust. Il s’en félicitait hautement. « L’invention de cette seconde partie date de plus de cinquante ans, mais le poème gagnera, j’espère, à n’être écrit qu’aujourd’hui ; avec le temps, mon esprit a acquis des idées plus claires sur les choses du monde. Je suis comme quelqu’un qui, dans sa jeunesse, a beaucoup de petite monnaie d’argent et de cuivre qu’il a toujours changée avantageusement pendant tout le cours de sa vie, de telle sorte qu’il voit maintenant sa fortune de jeune homme tout entière changée en pièces d’or. »

J’accepte volontiers cette image et j’en reconnais la justesse dans l’ordre des idées : la transmutation des métaux en or pur, voilà un de ces beaux phénomènes que produit une longue vie appliquée à la recherche et à la pensée ; mais ce qui est un progrès philosophique n’est pas nécessairement un progrès poétique. Toutes ces richesses spéculatives ne soutiennent pas l’inspiration, elles l’oppriment et l’accablent. Les idées entassées dans le vaste cerveau du poète, cherchant impétueusement leur issue, s’efforcent de passer dans le poème qui leur est ouvert pour y trouver la lumière et la vie, et s’étouffent les unes les autres par leur précipitation et leur tumulte. Aucune n’arrive à vivre de cette existence distincte, individuelle, que confère à ses créations l’art vraiment fécond et libre. Elles ne quittent la sphère des abstractions pures que pour tomber dans les froides régions du symbolisme. La poésie dramatique, qui tire tout son intérêt de la lutte des passions humaines, s’évanouit dans une sorte d’allégorie universelle où les personnages ne sont plus des hommes, mais des systèmes. Il n’y a pas d’action principale à laquelle se rattachent les divers épisodes, pas de centre organique auquel se relient nécessairement les pièces variées de cette conception poétique. Tout est dispersé, divisé ; chaque scène est presque sans lien avec celle qui la précède et celle qui la suit. Nous assistons à une représentation d’abstractions réalisées, de vagues symboles, dans laquelle nous voyons passer et repasser de temps en temps les ombres de ceux que nous avons vus autrefois si vivans, si agissans sous les noms de Faust et de Méphistophélès. Une obscurité sacrée enveloppe cette succession de scènes chimériques et ce peuple de fantômes. Il faut quelque courage pour s’aventurer dans cette région du mystère et de l’ombre, pour traverser les mille prestiges qui en défendent les issues, pour conjurer les spectres qui errent, sous des noms antiques, dans cette nuit solennelle, et s’avancer jusqu’au centre du labyrinthe où se révèle enfin, à la clarté de l’idée pure, l’autel du dieu.

Un petit nombre seulement d’audacieux qui ont eu ce courage sont revenus sains et saufs de ce pèlerinage redouté. Tant de difficultés amoncelées aux abords du temple effraient les simples mortels. On dirait que le poète a voulu en écarter la foule, et lui-même plus d’une fois, sur la limite du bois sacré où il rend ses oracles, il a prononcé l’odi profanum vulgus et arceo. « L’homme qui n’a pas en lui-même quelques-unes de ces idées ne saura pas ce que j’ai voulu dire. » Il ajoute orgueilleusement quand on lui parle du public : « Ah ! laissez là le public, je ne veux pas en entendre parler ! L’important, c’est que ce soit écrit ; le monde peut ensuite en faire ce qu’il voudra et en tirer profit autant qu’il en sera capable. » Paroles imprudentes ! le public s’éloigne du poète dont il s’est senti méprisé ; il châtie par son indifférence l’œuvre dans laquelle le poète n’a pensé qu’à faire les honneurs de son esprit.

Tel se présente à nous le second Faust, œuvre d’érudition et de science plutôt que d’émotion et de poésie ; mais ces difficultés mêmes, qui éloignent la foule, sont un attrait presque irritant pour la critique philosophique, qui à travers tant de difficultés redoutables veut pénétrer jusqu’au point central, jusqu’au cœur de l’œuvre, pour mieux se rendre compte de ce prodigieux mouvement d’idées accompli pendant cinquante années de méditation dans l’esprit du poète, et du progrès de sa pensée sur tous les grands objets dont s’occupe la curiosité spéculative. Sans nous soucier autrement de l’économie générale de ce drame, qui, de l’aveu de Goethe lui-même, est composé de parties à peu près indépendantes, nous réduirons à quelques questions l’étude que nous voulons en faire. Ces questions se rattachent sans trop d’effort à trois poèmes bizarrement entrelacés : l’un qui comprendrait Faust à la cour et la vieillesse de Faust ; le second, suffisamment marqué par un nom magique, le nom d’Hélène, le troisième qui contiendrait l’histoire d’Homunculus et la nuit classique de Walpürgis. C’est là, j’en conviens, une division tout idéale de l’œuvre ; mais elle a l’avantage d’y introduire une certaine unité, en mettant quelque ordre dans les sujets traités et quelque lumière dans l’esprit du lecteur. Sous ces titres viennent s’ordonner d’elles-mêmes les théories du poète sur la politique, sur l’art, sur la nature. A travers l’œuvre se répand une idée générale qui, perdue plus d’une fois, autant de fois retrouvée, éclaire d’une lumière intermittente les ténèbres visibles du poème et permet au lecteur de s’y diriger, quoique d’un pas toujours incertain. C’est l’idée qui résume les longues méditations de Goethe sur la vie et son expérience morale tout entière, — l’apologie, je dirai presque l’apothéose de l’activité humaine. On le voit, le second Faust n’est pas moins qu’une philosophie sous forme allégorique. A mesure que nous avancerons dans l’examen de ces diverses théories qui en contiennent l’explication dernière, il deviendra sensible au lecteur qu’elles devaient écraser de tout le poids de tant d’abstractions accumulées la libre et florissante inspiration du poète. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : s’il est trop manifeste que le poète a vieilli dans l’intervalle des deux parties de l’œuvre, comme son héros, comme Faust lui-même, c’est une de ces vieillesses puissantes et vigoureuses que la pensée a longtemps remplies de sa forte sève, qui se tiennent fièrement debout parmi les jeunes générations, comme ces chênes des pays du nord, dépouillés de feuilles, mais indestructibles, qui ne vivent plus que par leurs racines enfoncées dans le granit et par leur haute ramure déployée dans la nue.


II

Essayons de mettre dans tout son relief chacune des théories qui font le durable intérêt du second Faust, en les rassemblant, en les ordonnant même au prix de quelque contrainte. Nous exposerons d’abord les considérations de Goethe sur les événemens dont il avait été le témoin et ses idées sur l’avenir des sociétés.

Goethe était le contemporain de la révolution française. Il en avait vu avec épouvante les horreurs ; je ne crois pas qu’il en ait jamais bien compris les origines et les aspirations légitimes, la vraie portée et les durables bienfaits. Les explications qu’il en donnait n’étaient ni assez profondes ni assez larges pour rendre compte d’un aussi grand événement. Il n’est pas loin de s’imaginer que ce fut l’affaire du collier qui décida la révolution. Presque toujours il semble supposer qu’au fond de la passion révolutionnaire il n’y avait que les plus basses convoitises de la plèbe, le désir du pillage, l’amour de l’or sans travail. La corruption des souverains et la cupidité des peuples, voilà pour lui ce qui explique tout dans ces sortes d’événemens. Il ne sort pas de là. « On dit que je ne suis pas un ami du peuple ! Oui, c’est vrai, je ne suis pas un ami de la plèbe révolutionnaire, qui sous la fausse enseigne du bien public n’a vraiment devant les yeux que les buts les plus méprisables. Je suis aussi peu l’ami de pareilles gens que je le suis d’un Louis XV… On a raison, je ne pouvais être un ami de la révolution française, parce que j’étais trop touché de ses horreurs ; mais j’étais aussi peu l’ami d’une souveraineté arbitraire… Je hais ceux qui accomplissent les révolutions aussi bien que ceux qui les ont rendues inévitables[2]. » Il insistait, non sans raison, sur l’avantage qu’il y a pour le progrès à être le résultat du temps et du développement naturel organique des nations plutôt que la conquête de la force. « Je hais tout bouleversement violent, parce qu’on détruit ainsi autant de bien que l’on en gagne… Tout ce qui est violent, précipité, me déplaît, parce que ce n’est pas conforme à la nature… Pour la politique comme pour la nature, l’art est de savoir attendre. » Fort bien ! mais n’arrive-t-il pas dans la vie des nations des heures où, voyant s’éterniser d’intolérables maux, elles peuvent croire qu’on a déjà trop longtemps attendu ? Ou plutôt à certains instans n’arrive-t-il pas dans l’histoire d’un peuple que son âme tout entière, toutes ses énergies latentes, toutes ses ardeurs concentrées, font explosion dans un mouvement irrésistible, prodigieux, qu’aucune force humaine ne pouvait comprimer, qu’une sagesse tardive ne pouvait plus ajourner, un de ces mouvemens dans lesquels tout un peuple est complice, mais complice d’instinct, sans concert préalable, sans autre accord que celui de ses souffrances et de ses colères ? Savoir attendre, c’est sans doute pour une nation une grande sagesse ; mais le peut-elle toujours ? L’âme d’un peuple se gouverne-t-elle comme celle d’un homme ?

On l’accusait de s’être tenu trop à l’écart des grands intérêts de la liberté et de la patrie allemande. Plus d’une fois il s’irrita de ce reproche, que faisaient valoir avec quelque crédit ses plus mortels ennemis. Et faisant un retour sur la popularité de Schiller, qu’il comparait avec sa propre impopularité : « Schiller, disait-il, qui entre nous était bien plus un aristocrate que moi, mais qui bien plus que moi réfléchissait à ce qu’il disait, Schiller a eu le singulier bonheur de passer pour l’ami tout particulier du peuple. Je lui laisse le titre de tout cœur, et je me console en pensant que bien d’autres ont eu le même sort que moi. » On aimait à lui opposer les exemples patriotiques d’Arndt, de Kœrner et de Rückert ; on rappelait dans les conversations plus ou moins publiques, dont il recevait l’infaillible écho, qu’il n’avait pas pris les armes à cette époque ou du moins qu’il n’avait pas armé par ses chants de guerre les haines nationales : on inquiétait par ces reproches envenimés le noble poète dans sa vivante apothéose. C’est alors que Goethe laissait éclater le secret de son cœur. Ce secret, c’était civilisation, — humanité surtout ! « Le monde est absurde, s’écriait dans des monologues irrités et amers le vieux poète frappé au cœur ; le monde ne sait ce qu’il veut, il faut le laisser dire et faire ce qui lui plaît. Comment aurais-je pu prendre les armes sans haine ?… Nous ne pouvons pas tous servir notre pays de la même façon ; chacun fait de son mieux, suivant ce que Dieu lui a départi. Écrire des chants de guerre et rester dans ma chambre ! Comme c’était là ma manière ! Écrire au bivouac, où la nuit l’on entend hennir les chevaux des avant-postes ennemis, à la bonne heure ! J’aurais aimé cela ; mais cette vie ne m’était pas possible, ce n’était pas là mon rôle : c’était celui de Théodore Kœrner. Dans mes poésies, je n’ai jamais rien affecté. Je n’ai fait de poésies d’amour que lorsque j’aimais. Et entre nous je ne haïssais pas les Français… Comment moi, pour qui la civilisation et la barbarie sont des choses d’importance, comment aurais-je pu haïr une nation qui est une des plus civilisées de la terre et à qui je dois une si grande part de mon propre développement ? La haine nationale est une haine particulière. C’est toujours dans les régions inférieures qu’elle est la plus énergique, la plus ardente ; mais il y a une hauteur à laquelle elle s’évanouit : on est là pour ainsi dire au-dessus des nationalités, et on ressent le bonheur ou le malheur d’un peuple voisin comme le sien propre. Cette hauteur convenait à ma nature, et longtemps avant d’avoir atteint ma soixantième année je m’y étais fermement établi. »

Il avait une horreur naturelle pour tout ce qui rétrécit les horizons de la pensée, l’étroitesse d’esprit et l’aveugle haine. Le poète, comme homme, comme citoyen, doit aimer sa patrie ; mais « sa vraie patrie, c’est le bon, le noble, le beau, qui n’appartiennent en propre à aucun pays… Qu’est-ce qu’on entend donc par ces mots : aimer sa patrie, faire œuvre patriotique ? Si un poète pendant toute sa vie a travaillé à renverser les préjugés funestes, à détruire les vues étroites et égoïstes, à donner aux opinions plus de rectitude, aux idées plus de noblesse, que pouvait-il faire de mieux ? » C’est de cette manière que Goethe veut aimer et servir son pays… Il croit, comme Napoléon, que les destinées de l’Allemagne ne sont pas encore accomplies ; il la prépare à la splendeur de ces destinées entrevues en excitant « l’âme de la patrie allemande, en l’élevant, » en fortifiant en elle ce sens supérieur de la civilisation, le plus infaillible instrument du progrès des peuples. — Il était vraiment de cette race des grands stoïciens, les concitoyens de l’humanité, qui, au-dessus des haines de frontières, au-dessus des royaumes et des républiques, se construisaient, dans leur rêve sublime, une cité idéale, la cité des intelligences et des âmes, symbole humain de la cité divine. Personne parmi les contemporains n’a porté plus haut dans sa raison l’idée de l’humanité.

Tel fut Goethe : ennemi des révolutions et de ceux qui les accomplissent, sans qu’il se fît aucune illusion sur les souverains qui les amènent par leur incurie ou leur corruption, « historiquement conservateur, » comme on le disait de Lessing, théoriquement dévoué au progrès, très peu sensible aux chimères sentimentales du droit divin, mais adversaire irréconciliable des bas instincts de la démocratie et des habiletés qui les exploitent, se faisant volontiers un refuge contre les misères de la réalité dans quelque belle utopie de civilisation industrielle et de liberté pacifique où prévaudrait enfin l’idée d’humanité et qui rendrait à tout jamais impossibles les révolutions, ces suicides des peuples, et les guerres, ces fratricides des nations. C’est dans cet ordre d’idées qu’il faut chercher l’explication de toutes les scènes du second Faust où paraissent le peuple et la cour. On dirait que le poète a écrit une histoire allégorique de la révolution française sous l’impression vive que lui ont laissée les événemens, avec une ironie hautaine pour ces bouleversemens qu’il jugeait stériles, et dont il ne voyait bien que les causes secondes et occasionnelles.

Écartez les anachronismes prémédités, l’appareil des noms et des personnages, la mise en scène, que reste-t-il ? N’est-ce pas l’image même de la royauté française au XVIIIe siècle que Goethe a voulu tracer ? N’est-ce pas Louis XV qui a fourni ce type de souverain doué de tous les talens possibles pour perdre son royaume, qui ne prend nul souci du bien de ses sujets, ne pensant qu’à lui et trouvant chaque jour, pour échapper à lui-même, quelque nouveau divertissement ? Pour tout le reste, il faut bien admettre le droit du poète de forcer la peinture et de la pousser au noir. Cet état sans loi, sans justice, où les crimes se commettent sans obstacle et savent se soustraire au châtiment, où le juge lui-même est complice et se range du côté du coupable, cette armée sans solde, sans discipline, qui se débande en pillant pour se faire une solde, nous ne pouvons pas les reconnaître dans cette manifeste exagération des traits et des couleurs. — Le trésor est vide et sans ressources pour l’avenir. Dans le palais même de l’empereur, tout va de mal en pis, tout manque à la cuisine et à la cave. Le maréchal du palais, qui de jour en jour est plus embarrassé, se met entre les mains des Juifs, auxquels il engage tout, si bien que le pain que mange l’empereur est déjà dévoré par l’usure. Le chancelier veut faire à sa majesté des représentations sur tous ces désordres et donner ses conseils ; mais sa majesté est peu disposée à prêter son oreille auguste à de si désagréables confidences, elle aime mieux se divertir. C’est là le véritable élément de Méphistophélès. qui prend la place du fou et se montre aux côtés de l’empereur comme nouveau fou et comme conseiller[3]. Dans le lointain, on aperçoit la foule, on entend ses murmures. Les mécontens, les envieux et, ce qui est plus terrible, les affamés font entendre l’écho de leurs vagues colères. Rien n’éclate encore, mais tout est déjà menace et pressentiment. Et cependant le gracieux seigneur s’amuse au milieu de sa cour idiote. Les fêtes se préparent à la vue du peuple qui souffre ; ce sont tous les prolégomènes de la révolution. Les frivolités et les folies de la royauté au XVIIIe siècle trouvent ici leur symbole et leur flétrissure.

Parmi les mascarades qui défilent devant nous et dont chacune a son sens allégorique, souvent très subtil et très obscur, deux surtout méritent de fixer notre attention. Dans l’une, l’empereur représente le dieu Pan. Il s’avance escorté de nymphes qui célèbrent sa gloire, ses vertus, sa puissance. Au milieu de ces adorations et de ces prestiges, il se croit dieu ; il est si facile et si doux de le croire ! Les courtisans, qui savent que le dieu n’est qu’un homme, répandent parmi la foule le mensonge dont ils vivent, et qui, s’il est détruit, les anéantit. Une voix prophétique et grave annonce que bientôt le secret d’où dépend le salut de l’état va être dévoilé et que les catastrophes approchent ; elle n’est pas écoutée. « Il va se passer à l’instant une chose terrible, les contemporains et la postérité refuseront d’y croire… Recueillons-nous dans une haute pensée, et ce qui arrive, laissons-le s’accomplir sans nous troubler. » Voici que tout d’un coup l’incendie éclate de toutes parts. Le grand Pan lui-même n’est pas épargné ; sa divinité d’emprunt tombe avec les attributs dont il s’est affublé. Le feu gagne partout, et l’empereur ne peut rien pour l’arrêter ; bien plus, il va en être la première victime. Hélas ! il était donc vrai, le grand Pan n’était qu’un homme, un pauvre homme. Le fatal secret circule d’abord à voix basse, puis il éclate. « O nuit à jamais funeste, s’écrie le héraut, quels maux nous a-t-elle apportés !… Le jour de demain publiera ce que nul n’entendra volontiers… J’entends crier de toutes parts : « C’est l’empereur, » oui, lui-même, qui souffre ce supplice !… Oh ! plût à Dieu que toute autre chose fût vraie !… Une nuit fait son œuvre, et demain la magnificence impériale ne sera qu’un monceau de cendres. » Par bonheur, Faust est là ; il appelle les nuages, éteint l’incendie. L’empereur, un instant troublé, reprend sa joyeuse sérénité. Il n’a rien compris à ce qui s’est passé. Il n’a vu qu’une féerie là où on lui donnait le spectacle symbolique d’un temps qui s’approche, où le mystère des origines, qui jusqu’ici a divinisé les royautés, ne trompera plus personne, où la majesté du grand Pan tombera avec les prestiges qui l’entouraient, où tout le monde saura que les rois eux-mêmes ne sont que des hommes. Il faut qu’ils apprennent par de rudes expériences que le jour où le pouvoir cesse d’être utile, il cesse d’être légitime aux yeux d’un peuple sans fanatisme, parce qu’il est sans illusion. Voilà la leçon des rois. Voici maintenant celle des peuples. Elle n’est ni moins dure ni moins hautaine. Un char amène Plutus, que représente Faust, et un autre personnage symbolique, l’Amaigri, qui n’est autre que Méphistophélès. La foule s’ouvre devant le char enchanté. Sur un signe de Plutus, les dragons apportent un coffre où bouillonnent des trésors magiques. « Voyez, dit Plutus à la multitude qui l’entoure, voyez ! dans les vases d’airain l’or vermeil s’élève à flots. » Le flot monte, monte toujours, et avec lui croît la convoitise populaire. C’est à peine si Plutus, avec la baguette du héraut, peut en contenir l’ardeur. Pour garder le trésor intact, il fait jaillir le feu au visage des hommes avides qui se pressent autour du char. La foule recule épouvantée ; mais ce n’est pas l’affaire de Méphistophélès, qui ne se plaît que dans le tumulte et pour qui le désordre est une bonne aubaine. Le voyez-vous ranimant les convoitises qui s’éteignaient déjà, prenant une masse d’or amollie par le feu, la pressant, la roulant, la pétrissant entre ses doigts, donnant à cet or toutes les formes obscènes que lui suggère son art infâme, excitant ainsi les plus viles passions de la populace, dépravant ce peuple qui l’entoure par une double corruption, celle de l’or et celle de la luxure ! Et déjà tous les yeux brillent, tous les désirs s’enflamment. Bientôt la loi sera impuissante à contenir toutes ces forces déchaînées, cette fatalité d’une nouvelle espèce, la fatalité d’un peuple enivré par l’image des joies faciles que peut donner l’or maudit, l’or acquis sans travail. « La loi est forte, s’écrie Faust, témoin attristé de cette scène ; mais elle cédera devant la nécessité. » Le cercle magique qu’il a tracé avec le bout de sa baguette va être envahi. L’état n’est plus le maître ; la plèbe des convoitises mauvaises et des instincts bas va régner à son tour, furieuse et déchaînée, sur le monde qu’elle déshonore.

Tout cela n’est qu’une image encore ; mais bientôt les prophéties obscures qui s’offrent dans une série de symboles devant les yeux de l’empereur et de sa cour vont recevoir leur terrible accomplissement. Toute la théorie des révolutions, telle que la comprenait Goethe, se déroule devant nous dans le premier et dans le quatrième acte : l’orgie des richesses imaginaires que Méphistophélès répand dans le royaume sous une forme renouvelée du système de Law, et qui soulève tous les mauvais instincts ; l’empereur se reposant sur ce crédit fabuleux de tout travail, de tout devoir, ne pensant plus qu’à ses faciles jouissances, tandis que déjà l’empire lui échappe et que les mécontens, las de l’anarchie, couronnent un anti-césar ; le secours imprévu que lui apporte Faust avec les trois hardis compagnons formés de l’essence des forces de la nature ; la bataille livrée et gagnée ; l’empereur rétabli sur son trône, sans qu’on sache s’il saura le garder. Il ne tient qu’à nous de voir dans cette longue série de scènes étranges l’histoire symbolique de la royauté française s’abîmant dans les catastrophes, la révolution se personnifiant dans Napoléon, la démocratie couronnée à la place du droit divin, les vieilles monarchies se coalisant pour venir au secours de la dynastie déchue, la comédie ordinaire des restaurations. — Survient l’archevêque, qui, sous prétexte de purifier la victoire obtenue par des arts magiques, veut que l’église en profite ; il réclame d’abord le spacieux champ de bataille pour le consacrer au Très-Haut, puis, pour faire prospérer l’œuvre, tous les revenus du pays voisin, dîmes, cens, redevances à perpétuité jusqu’au moment où l’empereur s’écrie : « Mais en allant ainsi je pourrais bien tout d’abord engager l’empire entier ! » Quant au peuple, c’est lui qui aura le moins gagné à tout cela ; il paiera un peu plus, voilà tout.

A l’horizon, nous voyons poindre pour cette pauvre humanité un meilleur avenir symbolisé par le règne pacifique de Faust sur des grèves fertilisées : le travail, l’industrie, le commerce enrichissant à l’envi ces plages heureuses ; un peuple libre, au sein de l’abondance, sous le sceptre paternel d’un souverain qui n’est que le bienfaiteur d’un grand pays, et qui ne tire son autorité que des services rendus. Ceux de nos lecteurs qui connaissent les Années de voyage de Wilhelm Meister se rappelleront que le roman s’achève comme le drame par le tableau d’une grande expérience de civilisation humanitaire. C’était là le rêve, l’utopie familière du poète toutes les fois que sa méditation se tournait vers l’avenir du genre humain, c’était l’Atlantide de cet autre Platon ; mais il la plaçait dans les siècles futurs au lieu de la placer, comme le philosophe grec, dans le lointain des âges fabuleux. S’il faut croire à l’âge d’or, pensait-il, il vaut mieux croire qu’il est devant nous, pour ne pas arrêter l’humanité en marche et décourager le progrès.


III

Un des élémens de ce progrès rêvé par le poète philosophe, c’était l’art s’inspirant des traditions antiques et se renouvelant par l’inspiration moderne. Cette idée domine toutes les scènes dans lesquelles paraît Hélène et en particulier le troisième acte, le plus poétique de conception et d’accent, que remplit de son charme divin l’immortelle beauté.

La légende fournissait à Goethe la donnée étrange de ces noces magiques de Faust et d’Hélène. Faust, arrivé au dégoût des voluptés humaines, demande à l’enfer de lui donner ce plaisir suprême, la possession de cette Hélène dont l’antiquité avait fait presque une déesse, et que le fanatisme du moyen âge avait transformée en un démon, damnant, sous ce nom consacré, les prestiges et les fatalités de l’amour. Goethe, adorateur de la nature et de l’art grec, qui en est à ses yeux l’expression la plus accomplie, ne pouvait souffrir ce qui lui semblait être le sacrilège d’une religion d’ascètes. En s’emparant de l’idée de la légende, il la transforma. Dans son drame comme dans la légende, Faust s’éprend d’un amour mystérieux pour cette beauté que les âges anciens adorèrent, il la ravit et la possède ; mais l’admiration de Goethe la retire de cet enfer ignominieux où des siècles barbares avaient osé la reléguer. Avec lui, Hélène entre dans la région sereine des idées éternelles : elle est une femme, mais elle est en même temps un type, le type le plus pur de l’art, ou plutôt l’inspiratrice de tout art, l’inspiration même. Son histoire devient l’emblème d’une grande chose : elle représente les destinées de la poésie, elle en rappelle les brillantes origines dans sa patrie naturelle, la Grèce, le sommeil symbolique à travers des siècles ténébreux, l’éclatant réveil à l’âge de la renaissance ; elle en prophétise la gloire future et le long avenir.

Ce poétique amour du docteur Faust, Goethe l’avait éprouvé lui-même : son voyage en Italie l’avait initié aux mystères les plus délicats de ce culte de la beauté, qui n’était dans son esprit que la forme épurée du culte de la nature. Il s’était enchanté des souvenirs et des chefs-d’œuvre de l’antiquité classique, transmis par le marbre glorieux, vainqueur des siècles. Il avait refait son éducation esthétique au milieu des monumens du grand art qui a laissé de lui-même des traces vivantes sur ce sol aimé des dieux. Toutes ses admirations s’étaient personnifiées dans Hélène. Il l’avait évoquée devant ses yeux par la violence magique de sa méditation ; il l’invoquait journellement comme la muse de son génie ; il la consacra par tous les prestiges de son art. Pour lui, elle est réalité et idéal à la fois, un idéal vivant. Il dirait volontiers comme un de ses personnages : « Les érudits nous trompent quand ils nous parlent de l’âge de ces êtres presque divins. C’est quelque chose à part que la femme mythologique. Elle n’a pas d’âge. Le poète la conçoit et la présente comme il lui convient. Elle n’appartient qu’à la poésie, toujours jeune parce qu’elle est immortelle. Jamais elle n’est majeure, jamais vieille ; sa forme est toujours accomplie et attire l’amour des hommes. Le temps n’enchaîne point le poète ; le poète en est le maître et en dispose à son gré… Hélène, non plus, ne doit pas en subir les lois. Achille ne l’a-t-il pas trouvée à Phères, même hors des limites du temps ? Quel rare bonheur ! Avoir conquis l’amour en dépit de la destinée ! Et ne pourrai-je pas moi-même, par la force du plus ardent désir, appeler à la vie cette forme unique, cette créature immortelle, née du sang des dieux ?… » Il subit véritablement la fascination de cette figure poétique, dont l’immortalité rayonne jusqu’à lui du fond des siècles. Chaque poète a, comme Goethe, son Hélène, idéale ou réelle. Il semble qu’il ait plus de peine à gravir les rudes sommets de l’art, s’il n’y est guidé, soutenu, s’il n’est attiré en haut par le regard d’une invisible protectrice, secrètement invoquée et révélée. Dans la grande scène du salut de Faust, Marguerite s’élève insensiblement dans les sphères divines pour attirer toujours plus haut son amant, réconcilié avec les splendeurs du ciel. « L’éternel féminin nous élève aux deux, » chante le chœur des esprits. Appliquez ce mot, vous le pouvez, à toutes les grandes choses dans lesquelles l’homme essaie de réaliser l’infini, la philosophie, la poésie, l’art. Lorsque Socrate s’initiait aux derniers mystères du beau, traversant par l’élan de sa pensée toutes les sphères intermédiaires jusqu’à celles où l’idéal incréé se révélait à lui dans la gloire de sa pure essence, c’est l’étrangère de Mantinée, c’est Diotime qui soutenait par ses discours son essor vers le but sublime de loin montré à ses yeux. Lorsque Dante gravissait les plus âpres degrés de la théologie et de la philosophie, c’est Béatrix qui éclairait sa voie et renouvelait ses forces. Quel philosophe n’a connu les enchantemens que Diotime ou Béatrix, ces institutrices divines, versent sur les plus sévères enseignemens ? Mais que dire du poète ? Où puise-t-il son inspiration, sinon dans de fortes et pures amours, d’autant plus fortes qu’elles participent plus de l’idéal ? Il semble que pour tous les nobles efforts de la pensée quelque grand amour imaginaire ou réel devienne une lumière et une force. C’est la théorie même de Diotime, dont Goethe semble s’être inspiré. La beauté participe à la production poétique moins encore à titre d’idéal poursuivi par le poète que comme agent mystérieux de sa fécondité intellectuelle, comme l’éternel féminin au sein duquel il confie le germe de ses plus nobles idées, la source sacrée et le prix sublime de son inspiration.

Il y a dans le second Faust deux évocations bien distinctes : l’une est une évocation, si je puis dire, toute métaphysique d’Hélène ; l’autre est une résurrection complète. L’une prépare l’autre. C’est l’évocation par l’imagination qui inspire à Faust le désir violent de la possession, qui le précipite à travers les aventures et les périls du sabbat classique à la poursuite de son rêve, qui lui communique la force de pénétrer jusqu’à l’empire des morts, jusqu’au trône de Proserpine et d’obtenir le retour momentané d’Hélène à la vie, cette union qui sera féconde et d’où naîtra un fruit divin, la poésie moderne.

Suivons : la pensée du poète, voyons-la naître, grandir peu à peu, s’indiquer par des traits de plus en plus marqués, jusqu’à ce qu’elle éclate dans une conception définitive et suprême qui deviendra comme un poème distinct dans le poème, qui aura sa vie propre, sa forme déterminée, son individualité précise. A la fin du premier acte, l’empereur désire voir Pâris et Hélène, le plus beau des hommes et la plus belle des femmes. C’est le désir de la toute-puissance blasée ; il y faut satisfaire par des moyens magiques. Comme Méphistophélès, en sa qualité de diable romantique et septentrional, n’a aucun rapport avec l’antiquité grecque, il ne pourra aider Faust que par des conseils dans cette nouvelle entreprise. « Le peuple païen ne me concerne pas, dit-il ; il habite son enfer particulier. » Faust, obligé d’agir par lui-même, doit avoir recours aux mères, pouvoir mystérieux dont le nom seul est une épouvante : — « Les mères, les mères !… cela sonne d’une manière étrange ! » Pour atteindre au lieu où résident ces déesses inconnues, le chemin n’est pas facile ; il s’ouvre dans le centre de la terre à travers la solitude et le vide. On n’y peut rien comparer, même les chemins affreux à travers l’infini mouvant de la mer. Là du moins, quand on frémit en face de la mort, on voit encore quelque chose ; on voit passer les vagues, les nuages, le soleil, la lune, les étoiles. Ici, dans les grands espaces qui s’étendent vers le royaume des mères, on ne voit rien, rien dans le lointain éternellement vide : on n’entend point le bruit de ses pas, on ne trouve rien de solide où se reposer. C’est dans cet infini silencieux et morne que trônent les déesses formidables. Un trépied ardent annonce au voyageur qui a tenté ce pèlerinage des abîmes qu’il en a touché le fond. A sa clarté se révèlent les mères, les unes assises, les autres debout ou marchant. Formation, transformation, voilà l’éternel entretien de leur pensée. Elles ne voient pas l’étranger qui arrive près d’elles, car elles ne voient que les schèmes (les idées, les types). Autour de leurs têtes planent les images de la vie, mobiles et pourtant sans vie ; les êtres qui furent un jour dans tout leur éclat et toute leur splendeur se meuvent là-bas, car ils doivent subsister toujours. — On sait quelle impression produisit en Allemagne ce symbole des mères. Goethe lui-même était ému de sa propre invention. Quand il lut pour la première fois cette scène, Eckermann le priait de lui donner quelques éclaircissemens ; mais lui comme d’habitude garda son secret, regardant Eckermann avec de grands yeux et répétant : « Les mères ! les mères !… cela sonne d’une façon étrange. — Tout ce que-je peux vous confier, ajouta-t-il, c’est que j’ai vu dans Plutarque que dans l’antiquité grecque on parlait des mères comme de divinités. Le reste est de mon invention. »

Le secret de Goethe n’est peut-être pas très difficile à deviner pour qui a quelque expérience des idées métaphysiques, et le bon Eckermann lui-même, qui est pourtant d’une perspicacité médiocre, a cru le deviner ; mais il n’a pas assez considéré l’importance d’un mot que Goethe a employé avec intention en disant que les mères ne voient que les schèmes, c’est-à-dire les images les plus parfaites, les figures idéales. Selon Eckermann, Goethe voudrait nous faire entendre que tous les êtres qui cessent de respirer retournent vers les mères à titre d’essences spirituelles, et qu’ils restent là sous cette forme immatérielle jusqu’à ce que l’occasion se présente pour eux de reparaître dans un nouvel être. Ce ne serait là qu’une doctrine assez vulgaire de métempsycose, fort éloignée de la vraie pensée de Goethe. Cette immortalité métaphysique confiée à la garde redoutable des mères n’admet que les essences supérieures, dignes d’être conservées parce qu’elles méritent d’être considérées comme des types. Le reste pérît et se dissout dans les élémens. Goethe le dit assez clairement, vers la fin du troisième acte, par la bouche des suivantes d’Hélène. Quand leur reine est de nouveau entraînée par la fatalité dans l’Hadès, ses suivantes sont retenues sur la terre. La nature vivante, éternelle, réclame son droit sur elles. Elles deviennent « les soupirs tremblans du zéphir et les vagues murmures des rameaux, les méandres des ruisseaux. » — « Qui ne s’est pas fait un nom sur la terre appartient aux élémens. » — Elles cessent d’être des personnes, elle se confondent avec la verdure des bois, avec la limpidité des eaux, avec la lumière. Ce qui ne mérite pas de survivre comme type se dissipe dans les phénomènes de la nature. Les types seuls sont immortels. Hélène subsistera éternellement ; elle échappe à la loi de la dispersion parce qu’elle a réuni en elle tous les traits qui donnent à une figure l’idéal, à un nom l’immortalité. — Les mères sont les gardiennes éternelles de ce trésor des types. Elles en interdisent l’accès aux profanes, elles ne le permettent qu’aux initiés, aux poètes, aux artistes, qui tiennent à la main la clef magique de Faust, l’inspiration. Parmi les mères, les unes sont assises : c’est le passé devenu immobile jusqu’à ce qu’il soit de nouveau entraîné dans le tourbillon de la vie. Les autres sont debout : c’est le présent dans l’attitude intermédiaire qui lui convient entre le passé et l’avenir. D’autres enfin marchent : c’est le mouvement vers ce qui n’est pas encore. Aucun type n’est d’ailleurs condamné à un repos éternel ; la loi de la transformation universelle agit même sur ces essences qui semblent à tout jamais fixées dans leur perfection relative. Le repos absolu n’existe nulle part, pas plus dans cette région des types que dans la nature vivante. Jusque-là pénètre la métamorphose, le progrès ; les types peuvent revivre, ils revivent en effet, soit dans le monde réel, où la puissance créatrice les produit de nouveau à la lumière du jour, soit dans l’art, où l’évocation du poète leur rend une vie idéale. Hélène en est une preuve éclatante : elle a vécu une seconde fois pour Faust, elle vivra une troisième fois pour le poète, pour Goethe ; mais dans leur existence nouvelle ces types se modifient, se transforment pour se mettre en harmonie avec les siècles qu’ils éclairent de leur présence presque divine. Ils gardent le modèle impérissable et consacré qui est leur essence propre, mais en y mêlant dans une mesure harmonieuse quelque trait nouveau, quelque idée inconnue aux âges anciens, qui, sans altérer la pureté de leur essence, la complète, et, s’il est possible, l’élève encore d’un degré dans l’idéal. Ainsi l’art n’est pas condamné à l’immobilité de la perfection classique ; il doit s’en inspirer, s’y appuyer pour s’élever plus haut. La poésie elle-même est soumise à la loi du progrès. Tel me paraît être le sens profond de cet admirable symbole, esthétique et métaphysique à la fois, des mères, ces déesses qui défendent contre le temps, contre l’oubli et la profanation, pire que l’oubli, la divine immortalité des types, et qui les tiennent en réserve pour les grands artistes, capables, en les conservant, de les transformer.

Armé de la clef magique devant laquelle s’ouvrent les mondes enchantés de l’art, Faust est revenu de son voyage au royaume des mères, ramenant avec lui Pâris et Hélène. La scène est rapide : ce n’est encore qu’une évocation de types ; la vie ne leur a pas été rendue, ils n’en ont que l’illusion et l’apparence. — Pâris se montre le premier ; au son d’une musique voluptueuse, il prend différentes poses, celles qu’ont immortalisées les marbres antiques. Parmi les spectateurs, les hommes le maudissent et le raillent ; les femmes, enthousiastes, dépeignent les charmes de cette éternelle jeunesse qui les remplit d’amour. Pâris s’endort, Hélène paraît ; elle s’approche de Pâris endormi et dépose un baiser sur ses lèvres, elle s’éloigne, puis le regarde encore. Alors surtout elle paraît ravissante. Les hommes, enflammés de désirs, célèbrent avec ivresse ses louanges ; les femmes, pleines d’envie et de haine, l’accablent de leurs critiques. Faust lui-même ne se contient plus ; en voyant cette beauté divine, il oublie le temps, le lieu, la situation, et Méphistophélès à chaque instant est obligé de lui rappeler qu’il sort de son rôle. — Pâris et Hélène semblent être entraînés l’un vers l’autre par une force irrésistible. Pâris la prend dans ses bras comme pour la ravir. Faust, dans une sorte de délire jaloux, tourne contre lui la clef qu’il tient encore à la main ; mais alors une violente explosion se fait entendre, les apparitions magiques s’en vont en fumée, Faust tombe à terre foudroyé[4].

Nous le retrouvons au second acte étendu sur son lit, dans son ancienne chambre, étroite, aux voûtes en ogive. « Reste là, couché, malheureux, engagé dans les chaînes de l’amour, difficiles à rompre ! Celui qu’Hélène a paralysé ne revient pas aisément à la raison. » Cependant ce sommeil magique n’est pas sans consolation. Tandis que son corps gît foudroyé, son âme veille et rêve. De quoi rêverait-elle, sinon des temps et des pays qui ont vu cette Hélène divine, devenue une seconde âme dans son âme, l’idéal dans l’imagination du poète ? Nous voyons passer dans le miroir transparent de sa pensée endormie toutes les visions classiques de la légende grecque. L’admirable pays ! les belles campagnes ! les eaux limpides dans la profondeur sacrée des bois ! Que de beautés adorables ! L’une d’elles surtout, nue et déjà prête au bain, semble appartenir à la race des héros ou même des dieux. Elle pose le pied dans l’eau ; la douce flamme de vie qui anime son noble corps s’y rafraîchit délicieusement… Mais quel bruit d’ailes vivement agitées ? quel murmure ? Les jeunes filles fuient épouvantées ; seule la reine, avec un regard tranquille et un orgueilleux plaisir, voit s’approcher à travers l’onde émue le prince des cygnes… C’est Léda, c’est son royal amant qui se révèlent à Faust dans une des scènes amoureuses de l’antique Grèce. Rêver de Léda, c’est encore rêver d’Hélène. — Hélène, qui viendra plus tard, trouve ainsi son origine dans ce rêve enchanté. La Grèce mythologique apparaît déjà et se révèle à ce sombre fils du Nord, que les songes divins initient graduellement à l’éclatante réalité qui va venir pour lui.

Bientôt commence, avec le récit de Faust, l’ardente poursuite d’Hélène, qui devient le prétexte trop complaisant de cet obscur épisode, la nuit classique de Walpurgis. Après de longues recherches, dans une scène qui n’a pas été écrite, Faust arrivait enfin jusqu’au trône de Proserpine, et avec l’éloquence touchante qu’inspire la passion, il obtenait d’elle non plus l’apparition magique, mais la résurrection d’Hélène, l’espoir de la posséder, la promesse même de son amour. C’est là précisément le sujet du troisième acte, celui de tous qu’on lit le plus aujourd’hui, celui où l’art du poète, soutenu par le charme et la nouveauté du sujet, s’est élevé jusqu’aux cimes les plus hautes de l’inspiration.

A peine avons-nous besoin de rappeler la suite et l’enchaînement des idées de ce magnifique épisode que tout le monde connaît : l’arrivée de la reine à Sparte, les vagues inquiétudes qui se répandent dans son âme, les prédictions sinistres ; la fuite d’Hélène dans le château où Faust attend sa divine amante, avec la troupe des hommes du Nord qui l’ont suivi en Grèce ; les noces mystiques dans une Arcadie enchantée, la naissance du bel Euphorien, l’enfant promis à d’illustres destinées, le fils qui porte en lui, avec le sang des dieux que lui a transmis Hélène, la sève ardente des passions modernes. Le symbole est transparent, et Goethe cette fois n’a pas gardé pour lui son secret. Il le livre à qui veut l’entendre dans ses lettres et dans ses entretiens. « Dès les premiers actes, disait-il, commencent à résonner les noms de classique et de romantique. On en parle déjà pour que le lecteur soit conduit, comme par une route qui s’élève peu à peu, jusqu’à Hélène, où les deux formes de poésie font leur apparition complète et sont amenées à une espèce de réconciliation…. Il est temps que tous ces débats inutiles et passionnés entre les deux écoles finissent…. Or y a-t-il un point de vue plus haut et plus pur que celui de la poésie antique, à laquelle nous devons d’avoir été délivrés de la barbarie monastique vers le XVIe siècle ? N’apprendrons-nous pas d’elle à estimer de ce haut point de vue toute chose à sa véritable valeur esthétique, l’ancien comme le nouveau ? C’est dans cet espoir que je me suis mis à ce poème d’Hélène, sans penser au public ni même à un seul lecteur, persuadé que qui saisit facilement et embrasse l’ensemble avec un peu de patience s’appropriera facilement les détails…. Qu’Hélène obéisse maintenant à ses destins ! »

Même dans cette conception originale et qui nous émeut à travers le symbole, Goethe nous laisse quelques regrets. Il est bien de célébrer dans les noces idéales d’Hélène et de Faust l’union de l’art antique et de la poésie moderne ; mais c’est mal comprendre les intérêts de cette antiquité classique que de lui donner pour accompagnement, et tout à côté, dans le sabbat classique, un chœur de monstres. Déjà Phorkys-Méphistophélès m’inquiète par sa figure de spectre. L’étrange idée de vouloir acclimater la laideur dans le monde de l’art antique, dans la patrie d’Hélène ! Mais dans le sabbat classique, dont le titre même est composé de deux mots qui hurlent d’être accouplés, quel mauvais génie d’érudition pédantesque inspire à Goethe cette pensée de remplir son œuvre des plus hideuses apparitions ? Pourquoi a-t-il voulu écrire sous la triste inspiration des sorcières de Thessalie ? On a dit spirituellement que c’est là « le romantisme de l’antiquité classique. » Je le veux bien ; par conséquent c’est une fausse antiquité. Goethe a trop oublié la remarque si juste des phorkyades : « nées dans la nuit, disent-elles, parentes des ténèbres, presque inconnues à nous-mêmes, aux autres absolument, on ne nous vit jamais reproduites par l’art. » Ces monstres sans forme et presque sans nom qui rampent dans les bas-fonds de la mythologie, il fallait les y laisser. Goethe a eu doublement tort de les tirer de leur ombre infâme et de les produire à la lumière de l’art ; il a compromis l’antiquité classique et rendu presque inabordables des parties entières de son poème : juste châtiment de ce qui, pour un amant de la Grèce et d’Hélène, a été une sorte d’attentat poétique, un sacrilège.
IV

Le paganisme de Goethe est une vaste allégorie de la nature. Il lui sert à exprimer les aspects multiples de la réalité sensible, à en saisir les formes diverses et mobiles par des expressions allégoriques aussi variées que ces formes elles-mêmes. On a dit que le polythéisme de Goethe était la parure de son panthéisme. Rien de plus juste et de mieux dit. Seulement la parure se surcharge d’une profusion d’ornemens d’un goût médiocre ; elle écrase l’idée qu’elle devait simplement orner.

L’épisode d’Homunculus et la nuit classique de Walpürgis n’ont absolument de sens que par ce symbolisme des forces naturelles aspirant successivement à la forme, à la vie, à la perfection relative dont elles sont capables. Homunculus représente cette aspiration de ce qui n’existe qu’en puissance à l’existence pleine et achevée ; Faust, qui se promène en cette singulière compagnie à travers les enchantemens et les terreurs de cette magie thessalienne, achève le symbole en cherchant Hélène, et représente l’aspiration de la nature entière vers la forme accomplie, vers la beauté. La pensée première a de la grandeur. On nous permettra de ne pas nous disperser dans des épisodes sans lien apparent, sans rapport visible, et d’indiquer seulement par quelques traits l’organisation complexe et le développement subtil de la conception du poète : étrange fantaisie qui va des plaines de Pharsale aux bords du Pénée et aux rivages de la mer Egée, à travers une population fabuleuse de monstres et de fantômes, fils de la nuit !

Homunculus, c’est le désir de la vie, le soupir de la nature vers l’existence. Il me semble bien être le cousin-germain du devenir de Hegel. Produit équivoque de la science de Wagner, — qui, penché depuis un demi-siècle sur son creuset, espère enfin y trouver la vie dans une combinaison inespérée de substances, — et de l’art de Méphistophélès, qui a voulu donner cette illusion au vieux savant, — Homunculus n’est qu’une misérable forme humaine, captive dans le cristal d’une fiole, petit être phosphorescent, tintant, gesticulant, parlant, sans avoir, à proprement dire, ni corps ni pensée. Dérision de la science humaine, figure apparente, provisoire, pure possibilité d’être dans un commencement de forme, il veut se compléter et se joint à la caravane magique organisée par Méphistophélès pour aller à la découverte du principe et des sources de la vie. Ces sources sacrées doivent se rencontrer, par un accord mystérieux des lois de la nature, là où l’antique et immortelle beauté est éclose dans tout son éclat, en Grèce ; mais c’est vers la Grèce romantique, en Thessalie, que le poète nous conduit dans cette nuit même de Walpürgis, dévouée au sabbat. — On peut distinguer dans le sabbat classique trois parties dont chacune représenterait symboliquement une phase dans l’histoire des évolutions plastiques de la nature, un acte dans le grand drame de la création. Dans la première, nous ne rencontrons que des ébauches d’être, jeux gigantesques et bizarres de la puissance créatrice, productions monstrueuses des forces élémentaires sans forme fixe, déterminée, sans proportions harmonieuses, vrais jeux de titans : fourmis colossales, griffons, arimaspes, sphinx, sirènes. — La seconde partie marque un progrès sensible dans les procédés et l’art de la nature. Sur les bords du Pénée, ce sont les demi-dieux de l’eau, les nymphes, les centaures et Chiron, le dernier de tous : figures encore indécises et flottantes, bien que se rapprochant déjà des formes achevées et harmonieuses. — Dans la troisième partie, qu’on pourrait appeler la période humaine, le travail de la création est achevé : chacun des dieux mythologiques a son rôle et son emploi. La période de confusion a fait place à la période où l’ordre s’établit, où la loi domine et règle l’anarchie des forces, où tout s’organise et se distribue. En même temps la science s’éveille ; c’est bien l’âge de l’homme, puisque c’est l’âge de la pensée scientifique scrutant les phénomènes, interrogeant les conditions de l’existence, écartant les explications fabuleuses, mettant partout les principes naturels à la place des rêves et des fictions. Cette période se symbolise dans les noms de Thalès et d’Anaxagore, qui représentent les deux forces élémentaires, l’eau et le feu, et les théories rivales des neptuniens et des vulcaniens, entre lesquelles aujourd’hui encore se dispute l’empire de la géologie. L’épisode s’achève par la rencontre de Protée (le principe des métamorphoses), qui révèle à Homunculus le grand mystère : « c’est dans la mer que tu dois prendre ton origine ! » Protée traduit à sa manière cette idée panthéistique sur le principe et le commencement de la vie que le naturaliste Ocken exprimait ainsi : « La lumière éclaire l’eau salée, et l’eau vit. Toute vie vient de la mer, jamais du continent. Toute la mer est vivante. C’est un organisme mouvant qui toujours s’élève et retombe sur lui-même… L’amour est sorti de l’écume de la mer… Les premières formes organiques sortirent des endroits mouillés par la mer, là les plantes, là les animaux. L’homme même est un enfant de la mer humide et chaude, là où elle s’attiédit, près de la terre. » La loi de la métamorphose et la vie issue de la mer sous l’action du soleil, voilà les grands axiomes panthéistiques que le poète proclame comme le dernier résultat, la conquête suprême de la science. La fête de la mer, source sacrée de l’existence, couronne cette bizarre épopée du sabbat classique.

Plutôt que de nous égarer dans le détail de ces conceptions, détail infini, subtil et souvent enveloppé d’une obscurité désespérante, nous croyons qu’il est plus intéressant d’examiner une question qui s’impose naturellement à nous au terme de cette étude. Presque toutes les grandes œuvres de Goethe portent, bien qu’à un moindre degré que celle-ci, la trace d’un mélange perpétuel et comme d’un essai de fusion entre la science positive et la poésie. Jusqu’à quel point ce mélange est-il légitime ? La poésie ne doit-elle pas souffrir cruellement de ce voisinage trop familier de la science ? Le grand peintre du monde physique, Alexandre de Humboldt, s’est posé cette question et l’a résolue dans un sens très net, dans le même sens que Goethe lui-même ; mais il la résout par une doctrine, tandis que Goethe a tenté de la résoudre par le fait même, — par l’art.

Selon M. de Humboldt, la poésie du XIXe siècle doit se renouveler aux sources mêmes de la science. S’appuyant sur une pensée de son illustre frère Guillaume, il soutient que rien n’est plus légitime que cette association, qu’en elles-mêmes et d’après leur nature la poésie, la science, la philosophie, ne sauraient être séparées. « Elles ne font qu’un à cette époque de la civilisation où toutes les facultés de l’homme sont encore confondues, et lorsque, par l’effet d’une disposition vraiment poétique, il se reporte à cette unité première. » Bien qu’il puisse sembler étrange au premier abord de vouloir unir la poésie, qui vit par la forme, par la couleur, par la variété, avec les idées les plus simples, les plus abstraites, qui sont la substance même de la science, il ne faut pas craindre ce mélange. Une telle crainte ne pourrait naître que d’une vue bornée des choses ou d’une sentimentalité molle. Il y a dans les perspectives agrandies de la nature mieux connue une large compensation pour le pouvoir magique et miraculeux qu’on lui retire. Pour nous en tenir à un seul exemple, le sentiment de la grandeur n’est-il pas plus vivement excité en nous par l’intuition de l’infini astronomique que par l’imagination puérile de cette voûte d’azur constellée de clous d’or qui représentait autrefois pour l’homme le ciel étoilé ? La simplicité et la généralité des lois, la variété prodigieuse des combinaisons, des actions et des réactions des phénomènes, la complexité des détails qui s’entrecroisent à l’infini sur la trame vivante de l’univers, n’y a-t-il pas dans ces vues une source d’émotions vives, poétiques, profondément neuves, grandes comme l’infini ? — M. de Humboldt réfute avec vivacité la thèse de Burke et de tous ceux qui prétendent avec lui que l’ignorance des choses de la nature est la source unique de l’admiration poétique et du sentiment du sublime. Burke confond, dit-il, l’admiration avec l’étonnement. L’ignorance ne produit que la stupéfaction et la terreur devant l’inconnu des choses : c’est d’une science profonde que naît le sentiment viril de l’admiration intelligente. La science recherche ce qu’il y a de permanent, l’essence fixe des phénomènes, les lois primordiales et génératrices, les relations constantes, les formes stables, les types. Or qu’est-ce que les lois, les types, les formes, sinon les idées que la science humaine parvient à extraire de l’observation empirique et à l’aide desquelles nous dominons la matière brute des faits ? La nature bien comprise se résout donc en idées. Et que peut-il y avoir de plus beau que la nature vue dans les idées ? Plus on y apporte une connaissance profonde de son essence, plus la contemplation en est un plaisir, plus ce plaisir est noble, élevé. La vraie magie de la nature, son prestige poétique, c’est sa grandeur et sa simplicité, qui ne se révèlent qu’à la science.

Malgré tout, je ne me rends pas encore. Je reste dans le doute, non pas sur la beauté du spectacle qu’offre à l’esprit la nature contemplée dans les idées, mais sur le légitime emploi des connaissances exactes, positives dans la poésie. Ou plutôt je tiendrais à bien marquer une distinction, qui me paraît essentielle dans la question, entre le sentiment général, l’émotion esthétique qu’excite en nous le spectacle des forces harmonieuses de la nature, et la science analytique, détaillée, des phénomènes et des lois dans leur sèche et nue précision.

Des exemples, que Goethe lui-même me fournit, serviront à préciser cette distinction et à expliquer ma pensée. Prenons Werther. Quand je lis les premières pages toutes parfumées de jeunesse et de printemps, avant les souffrances, avant l’amour, et que le poète me peint Werther rêvant sur la colline, sous les rayons du soleil de midi, plongé dans l’ivresse d’une sensation infinie, adorant cette belle et forte nature, mère et nourrice des choses, qui se colore, qui s’échauffe, qui étincelle autour de lui, écoutant le sourd travail de l’activité universelle d’où sortent les êtres, recueillant les vagues échos de la germination mystérieuse où s’élabore la vie, je jouis délicieusement de cette poétique et vigoureuse peinture, et par une insensible contagion l’ivresse du philosophe naturaliste s’insinue au fond de mon âme. De même dans un grand nombre de poésies, toutes pénétrées de l’âme secrète et des forces divines de la nature ; de même quand le docteur Faust nous décrit, dans sa méditation sublime, le travail de « la puissance éternellement active et créatrice ; » en mille autres endroits encore, j’admire quelle énergie et quelle nouveauté d’accens le poète emprunte au sentiment scientifique qu’il a de cet infini vivant. Mais dans tout cela qu’y a-t-il ? Rien que de grandes et profondes émotions, l’émotion du mystère des choses ou de la nature possédée en partie par nos désirs, par nos rêves, par nos anticipations sublimes, en partie par nos expériences et nos idées. Ce n’est pas la science positive avec ses instrumens de précision, réduisant en formules la réalité mouvante, et en chiffres le brillant tumulte des faits. Au contraire, dès que Goethe prétend exposer des doctrines scientifiques et des résultats précis, quels que soient la richesse et la fécondité de son imagination, la magie des couleurs, le prestige des mots qu’il emploie, il est un admirable artiste, et cependant nous restons froids. Lisez ces petits chefs-d’œuvre d’érudition ingénieuse, les poèmes sur la Métamorphose des plantes et sur la Métamorphose des animaux. Toutes ces descriptions si détaillées nous font l’effet, dans le langage poétique qui les revêt, d’élégantes énigmes. Lisez dans Wilhelm Meister la fête des mineurs ; suivez, si vous le pouvez, les longues explications de Montan, et jugez si la métallurgie et la géologie, dans une œuvre d’art, valent un accent du cœur. — Pense-t-on que le roman des Affinités électives aurait perdu quelque chose à être moins fidèlement calqué sur une leçon de chimie ? Enfin je renvoie mes lecteurs à cette nuit classique de Walpürgis, je les engage à écouter le long dialogue entre Anaxagore et Thales, le débat entre les théories plutonienne et neptunienne, ou bien encore à s’intéresser, s’ils le peuvent, à l’allégorie que joue Séismos, ce personnage dont la destinée poétique est de représenter tout un savant système sur le soulèvement des montagnes. — Ils ne pourront relire le second Faust sans faire de notables restrictions à la théorie esthétique de M. de Humboldt.

Après cela, devons-nous regretter que Goethe n’ait pas écrit ce poème de la Nature dont il avait conçu le plan dès 1798, et qui fut l’idée fixe de sa vie, son rêve irréalisé ? Un poème sur la nature est-il possible à notre époque ? — A la fin du siècle dernier, plusieurs poètes français l’avaient tenté. Il y eut alors, sous l’influence de la philosophie régnante, comme une floraison de poèmes de natura rerum. Lebrun, Fontanes, André Chénier, eurent chacun à son tour l’ambition de doter leur siècle d’un poème philosophique où ils devaient raconter l’origine des choses, exposer l’ensemble et les principes des êtres, dévoiler les mystères de la naissance de l’homme et des sociétés, montrer le développement des sciences, des arts et des civilisations à travers la barbarie des origines et les ténèbres de longs siècles accumulés sur le berceau de la race humaine. Il nous est resté de cette éclosion poétique des fragmens de Lebrun et de Fontanes, surtout quelques belles et vives esquisses de l’Hermès d’André Chénier, quelques vers admirables qui s’étaient produits tout seuls dans la première émotion du sujet, qui s’étaient comme chantés d’avance dans sa pensée ; mais André Chénier était plus au courant de la philosophie générale de son époque que des progrès de la science positive. Ce qui survit de son Hermès n’est que réminiscences harmonieuses des poètes anciens ; c’est toujours le laborieux commencement de la vie dans le monde et de l’homme dans ses forêts natales ; c’est l’origine des sociétés attristée par le sombre tableau des superstitions, ou bien ce sont les forces secrètes de la nature poétiquement invoquées, le travail de la terre nubile et brûlant d’être mère, ou encore la virilité féconde de Jupiter emplissant les vastes flancs de sa puissante épouse. Tout cela n’est pas de la science, c’est la vague ivresse de la nature, une physique poétique, un thème à beaux vers.

Goethe aurait-il été plus heureux ? Malgré la supériorité évidente de sa science et de son art, l’abondance de ses idées et l’incroyable flexibilité de la langue poétique dont il dispose, je doute qu’il eût réussi dans cette grande entreprise. Des épisodes tels que le sabbat classique, qui peuvent être considérés comme des pages détachées du grand poème projeté, autorisent le doute que j’émets. Au XIXe siècle, avec l’abondance prodigieuse des détails que la science a recueillis et la précision sévère des lois dans lesquelles elle a fixé cette masse confuse de faits, il n’y a guère qu’un poème possible sur la nature. Ce poème, c’est M. de Humboldt qui a eu la gloire de l’écrire, et il s’appelle le Cosmos. — Ne regrettons pas que le rêve de Goethe soit resté un rêve. Il n’a pas enchaîné les détails infinis de la réalité vivante dans les liens d’une œuvre didactique ; il a fait mieux, il nous en donne à chaque instant, dans des poèmes variés, le sentiment et la vue d’ensemble ; il ouvre devant nos yeux les abîmes muets de l’être et du temps ; il se plaît à ressentir le vertige et le frisson du mystère cosmique, qui révèle Dieu aux uns, qui le remplace pour les autres, pour Goethe lui-même.

Ainsi faisait déjà, dix-neuf siècles avant Goethe, un de ses grands prédécesseurs, le maître de l’antiquité tout entière dans la poésie scientifique, Lucrèce, le seul qui ait réalisé cette conception étrange d’une épopée de la nature, imitant et dépassant Empédocle et Parménide, s’emparant d’un titre qui était tombé dans le domaine commun des philosophes et tirant de là l’occasion d’une œuvre unique, objet d’étonnement autant que d’admiration pour tous les siècles.

Pour qui regarde plus loin qu’à la surface des livres et qui cherche la raison des choses, qu’y a-t-il vraiment d’admirable dans le de Natura rerum ? Est-ce l’obscure physique des atomes ? Est-ce l’exposition du système mécanique de leur mouvement et de leur chute, la théorie du plein et du vide, l’idée du clinamen, le système des poids et des contre-poids imaginés pour maintenir l’équilibre des mondes ? Est-ce toute cette physique, ou bien serait-ce la bizarre physiologie des sens ? Non, assurément, bien que partout abondent des vers admirables d’énergie et de concision, dans lesquels le grand poète s’efforce de condenser les rêveries doctrinales de l’école, errantes, sans règle et sans appui, au milieu de l’immensité des choses. Non, ce qui fait l’attrait souverain du poète, cet attrait bainqueur des âges et persistant bien longtemps après que l’absurde physique des épicuriens est tombée, ce n’est pas cette vaine tentative de science positive : c’est la splendeur même de la poésie à travers le plus aride système ; c’est la nouveauté de ce monde en fleur (novitas florida mundi) ; c’est la peinture virile des premiers efforts, des premières douleurs et des luttes de l’humanité naissante contre les forces aveugles et déchaînées ; c’est la poésie délirante de l’amour, l’image presque tragique de la volupté, toujours mêlée à l’idée de la destruction, solennisée par l’idée de la mort inévitable et prochaine. Et quelle âme un peu vive ne serait sensible à cette révolte vraiment épique du poète contre des dieux cruels et jaloux qui écrasent la vie humaine sous le poids des plus avilissantes superstitions et l’enchaînent dans les liens d’une terreur ignominieuse, dans l’attente de la plus triste immortalité, l’immortalité païenne ? — Tout cela n’est rien encore au prix du sentiment qui anime le poème entier, qui en est vraiment l’âme, la beauté, l’inspiration. Ce sentiment n’est pas, comme on devrait s’y attendre de la part d’un épicurien conséquent, celui d’une philosophie purement mécanique qui ne verrait dans l’univers que l’ensemble des phénomènes résultant de la combinaison des atomes et ne reconnaîtrait dans la nature que l’expression abstraite, et collective des propriétés de la matière. C’est au contraire le sentiment presque religieux de je ne sais quelle nature toute différente, presque divinisée, que le père de la doctrine, Démocrite, assurément n’a pas connue. Que signifient sans cela toutes ces considérations du poète sur l’ordre qui règne dans le monde, sur ces lois, rationes, leges, fœdera mundi, qui soutiennent l’organisme général et en règlent l’harmonie ? Et ces belles peintures de la faculté créatrice de la terre, de ses opérations génésiaques, de sa fécondité engendrant la vie dans un grand effort qui l’épuisé, de ses soins maternels pour l’homme naissant ? Et ces allusions fréquentes à une certaine puissance universelle, active et créatrice que l’on ne peut nommer, dont on ne peut soulever les voiles sans qu’un frisson sacré vous avertisse d’un mystère presque divin (divina voluplas… atque horror) ? Tout cela ne montre-t-il point assez clairement que le poète, en dépit de son système, croit à quelque chose de plus qu’aux atomes et au vide, et que sa pensée inquiète s’élance par-delà les limites que lui assigne la philosophie d’Épicure ?

Ainsi se rapprochent à travers les siècles, par des sympathies secrètes d’âme et de génie, par une communauté d’inspiration générale, malgré la diversité des philosophies et des civilisations, ces deux poètes, Goethe et Lucrèce. Il ne faut pas s’en étonner. Lucrèce échappe à son système par l’enthousiasme qu’il ressent à l’approche du mystère des choses ; il y échappe par les tristesses mêmes et la hautaine mélancolie de son âme. Tout cela est de la poésie, et le matérialisme pur est par excellence une doctrine anti-poétique, la négation même de la poésie. C’est là ce qui nous explique les affinités secrètes de Goethe, bien qu’il soit panthéiste déclaré, avec un poète épicurien comme Lucrèce ; la même raison nous aide à comprendre ses affinités avouées avec le chef des encyclopédistes, Diderot. C’est que toutes les doctrines matérialistes subissent dans les intelligences enthousiastes une véritable transformation. Lucrèce et Diderot, matérialistes dans le dessein général de leur doctrine, en réalité cessent de l’être quand ils la développent avec leur feu naturel et leur chaleur d’imagination. Chez eux, la conception de la nature ne tarde pas à sortir du pur mécanisme. Ils oublient les sévères engagemens qu’ils ont pris d’expliquer tout par les résultats de propriétés innées à la matière et de combinaisons nécessaires. A un certain moment, on les surprend à célébrer la puissance universelle, la puissance vive, éternellement féconde, le principe actif qui élabore sans trêve la substance du monde.

C’est là que les attend le panthéisme, c’est là qu’ils se rencontrent avec Goethe. C’est qu’en effet le naturalisme peut prendre divers caractères et divers aspects. Il s’élève ou s’abaisse selon les tendances et les dispositions de chaque esprit, selon le climat intérieur de chaque âme. Quand il se produit dans une intelligence froide, positive, uniquement réglée par la raison mathématique, il y a bien des chances pour que le naturalisme devienne le mécanisme absolu, le matérialisme pur et simple. Quand il se manifeste dans un esprit poétique, c’est presque infailliblement le panthéisme qui à la fin éclate. Avec un degré d’enthousiasme de plus ou de moins, on rend compte de ces diversités dans la manifestation d’une seule et même idée, celle qui prétend expliquer le monde sans Dieu. La doctrine philosophique semble séparer par un abîme Goethe et Lucrèce, l’un qui reconnaît pour maître Spinoza, l’autre Épicure ; en réalité, la force, la grandeur, la vivacité de leur imagination les rapprochent. — D’une part, Lucrèce anime et personnifie par l’ardeur de son âme cette froide mécanique des atomes et la transforme en une puissance mystérieuse de vie et de fécondité qu’il célèbre, sous le nom de Vénus, avec une sorte d’enthousiasme religieux. — D’autre part, Goethe est trop profondément pénétré du sentiment de la réalité pour se tenir rigoureusement aux formules géométriques du panthéisme de Spinoza ; il les colore, il les échauffe de tous les feux de son génie, et l’on voit se rencontrer ainsi, partis de deux points opposés, le mécanisme épicurien et le spinozisme abstrait, réconciliés par la poésie dans l’adoration de la grande nature, source unique de la vie, seule réalité, seul Dieu.

V

Après avoir exposé les théories diverses qui composent comme une trilogie philosophique dans le drame, peut-être sera-t-il utile de montrer comment ces différentes parties se relient entre elles. Il semble bien que le lien qui les rattache soit l’idée de l’activité de Faust, de plus en plus utile et développée à travers les expériences variées de la vie, et s’élevant par un progrès continu vers la perfection morale, plutôt entrevue que clairement aperçue et définie par le poète.

Une nuit emblématique sépare le second Faust du premier, qui s’achève à la mort de Marguerite. Tandis que le roi des sylphes, Ariel, berce dans les mélodies et les parfums le sommeil du grand coupable, son âme se renouvelle et s’apaise. Les souvenirs affreux, le désespoir, disparaissent insensiblement. Une idée chère au poète panthéiste s’exprime sous le gracieux symbole de cette nuit remplie des chastes ivresses que la nature prodigue à ses élus, à ceux qui savent la comprendre et l’aimer. Après les grandes catastrophes et même après les grandes fautes, le remède unique, suprême, c’est l’abandon de soi à cette force universelle, mystérieuse, éternellement active et salutaire, qui répare tout parce qu’elle crée tout. Les âmes malades y retrouvent la santé, les esprits inquiets le calme, les consciences troublées le repos, et, pour suivre la pensée de Goethe jusqu’au bout, le pardon. Oui, pour Goethe, ce grand adorateur de la nature, il émane d’elle non-seulement des vertus physiques qui fortifient, mais une lumière qui éclaire, une vertu morale qui régénère, l’oubli, l’apaisement souverain des remords. Elle est l’indulgente mère et la consolatrice auguste de l’homme, la puissance religieuse qui relève et qui absout. Elle verse dans notre misère l’eau purificatrice du Léthé ; elle nous consacre par ses énergies divines pour les grands combats de la vie.

Sous son influence sacrée, Faust a senti, dans la substance réparée de son âme, jaillir la source d’une vie nouvelle. Les lâches abattemens de la veille ont fait place à des résolutions viriles. Une jeune vigueur s’est répandue dans tous ses membres. Le chœur invisible lui a dicté dans ses chants les oracles qu’il doit suivre : « Courage ! n’hésite pas, sache t’enhardir ! lui ont dit les enfans de l’air ; marche droit à ton but, tandis que la multitude flotte et s’égare dans ses voies. Il peut tout accomplir, le noble esprit qui comprend et agit vivement. » Et dès que l’aurore a brillé, secouant la faible entrave du sommeil magique qui le tenait enchaîné, Faust se relève libre et fort pour ses nouvelles destinées. Dans une apostrophe sublime, il remercie la terre qui l’a tenu endormi dans les tendresses de son sein maternel. « Les pulsations de la vie battent en moi avec une force nouvelle, pour saluer doucement l’aube qui colore l’éther… O terre, tu m’as aussi été fidèle cette nuit, et tu respires à mes pieds rajeunie. Déjà tu commences à m’entourer de plaisirs ; tu réveilles et tu excites en moi l’énergique résolution de tendre sans cesse à la plus haute existence. »

La passion l’a stérilement agité, misérablement trompé ; elle l’a jeté à terre, vaincu, anéanti sous le coup de la fatalité que la passion porte avec elle. C’est l’action maintenant qui va prendre sa vie, c’est l’action qui tente sa liberté rajeunie, réveillée comme en sursaut après les angoisses d’un rêve tour à tour enchanté et sinistre. Il ne consent plus à être le jouet du sort, comme doit l’être inévitablement toute âme qui s’est livrée et ne s’appartient pas. Il ne se mettra plus à la merci des événemens. Du droit de sa haute pensée, qui se ressaisit tout entière et qui prend le gouvernement de sa volonté, c’est lui maintenant qui dominera les événemens et qui dans sa mesure les fera. Dans le cercle que tracera son activité, il dira comme Prométhée : « Rien au-dessus de moi, rien au-dessous. » Il sera maître de tout, s’il sait ne rien craindre et ne rien espérer à l’excès, s’il sait ne pas se mettre sous la dépendance de la fatalité par les complicités secrètes et les lâchetés de son faible cœur. À ce prix, il sera roi, il sera dieu, un dieu terrestre, mais un dieu.

C’est l’éveil d’une activité héroïque, longtemps comprimée par de fausses directions ou par la violence des passions, et qui se lève maintenant pour s’emparer du monde. Faust aura parcouru ainsi, dans son ardent désir de tout expérimenter et de tout connaître, les sphères variées de l’âme humaine. Il a traversé, comme la tempête traverse les diverses zones du ciel, d’abord cette sphère haute et ténébreuse que la pensée spéculative, l’idéalisme, remplit de ses ambitions et de ses chimères, puis celle où l’amour répand ses enchantemens, ses mystères, ses délires. Il aborde enfin cette sphère vraiment humaine où la volonté recueille ses forces et se ramasse tout entière pour éclater au dehors en résolutions énergiques, pour dominer le monde à son heure et le transformer à l’image de sa pensée par la politique ou par les armes, par l’industrie ou par l’art. Le poème devient ainsi une grande allégorie, le drame de l’activité humaine, divinisée par la grandeur du but qu’elle poursuit et de la force qu’elle déploie.

Agir, telle va être désormais la destination de Faust régénéré ; il y trouvera les joies les plus nobles qui soient permises à un mortel, la félicité grave de se sentir utile, le bonheur d’améliorer autour de soi les conditions du sol ou celles de la société, la nature physique et le sort des hommes, ou même, ce qui est plus cile, leur âme et leur cœur. Le poète aura réalisé dans la vie de son héros l’idéal de sa morale, qui se tourne tout entière à l’action, si l’on prend ce mot dans son sens le plus haut et le plus large, — l’action opposée à l’égoïsme de la passion, de la pensée solitaire, apposée à la spéculation, qui se dissipe dans l’abstraction vide, ou à l’agitation non moins stérile des vains désirs qui étreignent le nuage, l’action enfin, soit qu’elle s’exerce dans les devoirs positifs de la vie pratique, soit dans les grandes œuvres qui régénèrent un pays ou un peuple, soit dans la culture esthétique et scientifique de l’esprit.

En ce sens, on peut dire que ce poème n’est pas seulement la suite et le complément du premier Faust ; il achève Werther en le corrigeant, il en rectifie l’impression dernière par la leçon de la plus haute et de la plus complète expérience, résumé d’une longue vie. Werther, c’était la sensibilité maladive de la vingtième année, se prenant elle-même pour le terme et l’unique but de la vie, et qui, trompée dans son rêve, n’a plus la force de supporter la réalité sans l’illusion, la vie sans la passion, la passion sans le bonheur. C’était l’exaltation de l’amour s’égalant dans son délire à la vertu antique, se revêtant à ses propres yeux des prestiges d’un héroïsme imaginaire, qui n’est au fond qu’une lamentable et puérile folie. — La seule correction de Werther, le seul remède à cette maladie qui avait fait tant de ravages parmi la jeunesse allemande devait être, dans la pensée de Goethe, le tableau des efforts, des luttes et des triomphes de l’activité. Faust se jetant dans la réalité pour s’y guérir des langueurs de l’imagination et des énervemens de l’amour devait, selon l’intention du poète, servir d’exemple à tous ceux qu’aurait pu séduire le type poétique de Werther, qui seraient tentés, comme lui, de prendre dans l’exaltation du sentiment je ne sais quelle inspiration supérieure au devoir, de substituer à la simplicité de la vie pratique la fausse et dangereuse grandeur du rêve. L’action ! l’action ! voilà le salut de ceux qui se sont trop longtemps complu dans l’extase intérieure. Il faut en sortir à tout prix, et c’est par là que Faust sera sauvé, s’il doit l’être, à travers tant d’erreurs, de crimes même, sauvé dans le sens symbolique que Goethe attache à l’expression chrétienne ; c’est par là qu’il aura reconquis son vrai titre d’homme et racheté sa vraie grandeur « aux yeux de Dieu et de la nature. »

Par là aussi l’intention morale du second Faust est d’accord avec celle qui se dégage des Années d’apprentissage et des Années de voyage de Wilhelm Meister, « cette épopée subjective dans laquelle l’auteur a demandé la permission de traiter le monde à sa manière. » C’est une permission que Goethe prenait volontiers, même sans la demander. A travers les épreuves de Wilhelm Meister et les singularités de l’auteur, qui nous promène à la suite de son héros dans un monde bien étrange, une grande vérité morale, souvent obscurcie dans le détail, se fait jour dans l’ensemble : c’est l’inévitable malheur de l’homme qui, égaré par de fausses tendances, se trompe de but et se disperse dans mille voies contraires, entreprenant mille choses pour lesquelles la nature ne l’a pas doué ; c’est la nécessité, sous peine de souffrances et de désespoir sans remède, de trouver le vrai sens, la vraie direction de ses facultés, de se mettre en harmonie avec soi-même et avec la nature, de sortir de l’idéal indéterminé pour entrer dans la vie active, utile, ordonnée[5]. Règle admirable qui résume toute la morale pratique : faire son devoir de tous les jours. Chacun n’a pas la même tâche ici-bas, mais chacun a une tâche. Il n’est pas, parmi les plus pauvres et les plus déshérités des hommes, un seul qui n’ait son œuvre à fonder, ou à continuer, relevant ainsi l’humilité de la fonction par la grandeur du résultat, par le sentiment du progrès universel dont il est l’obscur ouvrier. L’essentiel est moins de faire de grandes choses que de faire celles pour lesquelles vous êtes né ; il faut savoir agir selon ses vrais moyens et sa vraie nature, à sa place et à son rang dans le monde. Là est la plus haute moralité, là aussi le vrai bonheur, le seul. En dehors, il n’y a que dissipation de temps et de forces, courses sans but, inutilité cruellement sentie d’une existence agitée sans être active, tristesse des efforts prodigieux qui n’aboutissent pas et des rêves héroïques qui s’éteignent dans la nuit. Le chant des compagnons mystérieux chargés d’initier Wilhelm au noviciat de la vie pratique a pour refrain ces simples et mâles paroles : « dans la vie, garde-toi de rien différer ; que ta vie soit l’action, l’action sans cesse ! »

Tout nous ramène ainsi à ce qui est le sujet du second Faust, l’activité humaine agrandie à la mesure de l’idéal conçu par le poète, et qui n’a pas d’ambition moindre que celle de conquérir le monde. Nous voyons successivement passer devant nous les formes symboliques de cette conquête. La politique, l’art, la science, la guerre, l’industrie, voilà les divers moyens qui sont à la disposition du penseur ou du héros. L’amélioration du sort de l’humanité, voilà le but par lequel l’activité se sanctifie. Faust est à la fois, dans la vaste allégorie du poète, ce penseur et ce héros.

Faust paraît à la cour, impatient d’agir ; mais là il trouve un état en péril, il pressent de grands malheurs, il en voit déjà planer les funestes images ; il les annonce dans une série d’allégories et d’allusions, essayant de les prévenir par d’utiles conseils. Peut-être aurait-il désarmé les malheurs qui s’apprêtent, si Méphistophélès, qui se joue dans les catastrophes comme dans son élément propre, ne précipitait les événemens par ses inventions diaboliques. Dans cette grande orgie d’une nation que sa folie précipite aux abîmes, il n’est pour le sage dont les conseils sont méprisés qu’un refuge digne de lui : l’art et la science. — L’art et la science remplissent le vaste intervalle qui sépare les premières scènes, où l’on voit paraître Faust à la cour, de celles où il retrouve l’empereur et où il lui apporte la victoire. Dans ce long espace d’années, Faust a poursuivi deux grands objets : la beauté suprême, la poésie dans Hélène, — la science, non plus la science vide de l’école, mais la science réelle, positive, la science de la réalité vivante avec Homunculus, qui le conduit aux sources mêmes et jusqu’au principe de la vie. Ces deux grandes occupations de la pensée ainsi comprises, c’est de l’action encore. La connaissance de la nature et la poésie, en éclairant l’esprit de l’homme, en élevant son âme, deviennent d’admirables agens du progrès, — Au quatrième acte, Faust vieillissant aspire à limiter son activité pour mieux l’employer, à en circonscrire le vaste champ pour en augmenter la fécondité en l’appliquant à quelque œuvre spéciale, déterminée, plus directement utile aux hommes. « Il se sent, dit-il, des forces nouvelles pour de hardis travaux. » Incapable de comprendre ce magnanime désir, qui est l’honneur du cœur humain, le désir désintéressé du bien, Méphistophélès va chercher dans des motifs moins nobles le secret de l’inspiration qui porte Faust aux grands desseins. « Tu veux donc obtenir la gloire ? lui dit-il. On voit que tu viens de chez les héros ! — Non, répond fièrement Faust. L’action est tout, la gloire n’est rien. » Son rêve est de conquérir sur la mer de vastes plages qu’il fertilisera, où il attirera des populations heureuses et florissantes, une sorte de Hollande idéale que le commerce et l’agriculture enrichiront à l’envi ; mais au moment d’accomplir son rêve un épisode imprévu le rejette dans la plus triste réalité, dans les horreurs de la guerre. Il faut ainsi payer souvent d’un prix bien cher le droit d’être utile à l’humanité. Faust se dévoue à cette rude tâche de sauver la société en sauvant un prince médiocre et faible dont la chute serait funeste, mais dont la victoire même est triste. Il assure son triomphe sur l’anti-césar et se hâte de se retirer au bord de la mer, sur les grèves arides qui lui ont été cédées par l’empereur comme prix de son secours, et dont il va faire par son art la province la plus fertile de l’empire.

Là enfin sera-t-il heureux ? Jouira-t-il en paix de cette joie de l’activité utile, dans laquelle, après les agitations de sa vie, sa vieillesse espère enfin se reposer délicieusement ? Non, même cette félicité la plus haute, celle de travailler pour le bonheur des hommes, elle est encore troublée, elle est inquiète. Quelque chose en corrompt secrètement la source intérieure. À mesure que l’âme de Faust s’améliore par l’exercice désintéressé de ses facultés, il s’aperçoit que l’action n’est pas tout, que l’intention n’est pas tout non plus, qu’il faut aussi, pour que le résultat soit pur, pour que le bien soit complet, que les moyens au prix desquels on l’obtient soient eux-mêmes sincères, naturels et purs. Or Méphistophélès est toujours là, empoisonnant de sa secrète infamie l’air qu’il respire, corrompant ses plus nobles desseins, détournant à chaque instant sa haute raison de la voie droite par des idées de violence et d’injustice, toujours empressé à le servir dans ses grands projets, mais en réalité les détruisant en partie, les altérant dans le détail, les déshonorant autant qu’il est en lui par les inspirations mauvaises qu’il y mêle. Fidèle jusqu’au bout à son rôle, Méphistophélès représente auprès de Faust, qui ne cesse pas de s’élever dans les sphères de l’activité morale, cette part de vulgarité et de bassesse ou de violence inique répandue parmi les plus nobles desseins de l’humanité héroïque comme par une sorte d’ironique fatalité qui empêche le beau et le bien ici-bas d’être absolument bon, absolument beau. Voyez agir près du héros, occupé à le diminuer en le corrompant, ce railleur prédestiné de toute grandeur et de toute beauté ! Au milieu de la prospérité croissante de ce peuple idéal que gouverne le sceptre facile de Faust, le meilleur des souverains, un roi industriel, uniquement soucieux d’augmenter par ses richesses croissantes ses moyens d’action contre la misère et la souffrance, voyez-vous sur la dune voisine la petite maison de Philémon et de Baucis et l’humble chapelle qui s’élève à côté ? Au comble de son bonheur, Faust se laisse troubler par cette vue. L’idée de ces vieux débris des civilisations arriérées et des religions disparues, cette ombre au vaste tableau du progrès, habilement présentée à chaque instant et sous toutes les formes par l’ironie satanique, l’inquiète et l’irrite. Il faut que cela disparaisse. Plus le pouvoir est grand, plus l’obstacle est humble, moins la patience est facile à celui qui est maître de tout, de tout, sauf de la justice. « La résistance, l’obstination, attristent la plus glorieuse conquête, en sorte que pour notre profonde et cruelle peine il faut nous fatiguer à être justes. — Et pourquoi te gêner ici ? » répond Méphistophélès. Quand un souverain se plaint de la fatigue qu’il ressent à être juste, il n’y a guère d’espoir qu’il le soit longtemps. Et bientôt, sur un ordre arraché, surpris à dessein, mal interprété, l’humble cabane devient la proie des flammes. Faust, debout la nuit sur le balcon de son palais, sent la fumée de l’incendie qu’un vent léger lui apporte. « Hélas ! s’écrie-t-il effrayé de ce qu’il a semblé permettre, l’ordre fut prompt et trop prompte l’action ! » Méphistophélès triomphe : une mauvaise pensée qu’il a soufflée au cœur de Faust a déshonoré l’œuvre de plusieurs années. Lui aussi, Faust, comme le roi Achab, il a cru qu’il ne possédait rien, s’il ne possédait ce pauvre champ. L’histoire de la vigne de Naboth est éternelle.

C’est là le dernier triomphe de Méphistophélès, et il sera court. La flamme qui a brûlé la cabane de Baucis a jeté sa triste clarté dans le cœur de Faust. Il a vu clair enfin dans sa conscience, où le conseil infernal est venu si souvent corrompre l’intention pure et les nobles pensées. Il repousse avec horreur l’auxiliaire qui a été l’instrument fatal de toutes ses tentations ; il se purifie par l’anathème qu’il lance contre l’artisan du mal. « O magie ! que ne donnerais-je pas pour t’éloigner de mon chemin et désapprendre à jamais tes formules ! Nature, que ne suis-je un homme, rien qu’un homme vis-à-vis de toi ! Cela vaudrait alors la peine de vivre !… Un homme, je le fus jadis, avant d’avoir creusé les ténèbres, avant d’avoir maudit par des paroles criminelles le monde et moi-même. Désormais l’air est tellement infecté de toute cette nécromancie qu’on ne sait plus que faire pour y échapper. Lors même que le jour nous sourit avec sa lumière qui inspire la sagesse, la nuit nous enlace encore dans un tissu fatal de songes. » Quand il a rompu avec l’esprit du mal, il est libre, il est heureux, et son cœur pacifié a goûté enfin sa première joie. Et cependant le jour suprême approche. Déjà les apparitions de la dernière heure se pressent autour de lui. Le Souci pénètre au fond de son palais, lui souffle au visage et le rend aveugle. La mort n’est pas loin ; mais jamais le cœur de Faust n’a été plus haut, jamais sa pensée plus sereine, jamais sa volonté plus forte et plus pure. La nuit s’est faite dans ses yeux, elle ne s’est pas faite dans son âme. « Au dedans de moi brille une lumière éclatante… Debout, mes serviteurs ! debout jusqu’au dernier ! Pour accomplir ce grand ouvrage, un esprit suffit à mille bras. » Il va tomber au milieu de son rêve sublime. « Je veux ouvrir à des millions d’hommes de nouveaux espaces où ils habiteront dans une libre activité ;… oui, je suis voué tout entier à cette pensée, c’est la fin suprême de la sagesse. Celui-là seul mérite la liberté comme la vie, qui sait chaque jour se la conquérir !… Que ne puis-je voir une activité semblable, vivre sur un sol libre au sein d’un peuple libre ! Alors je dirais au moment : Arrête-toi, tu es si beau !… Non, la trace de mes jours terrestres ne peut se perdre dans la suite des siècles… Dans le pressentiment d’une si grande félicité, je goûte la plus belle heure de ma vie ! »

Ainsi tombent les vrais héros, les bienfaiteurs de l’humanité, dans l’extase divine qu’excite en eux le pressentiment des âges d’où la misère, l’ignorance, l’esclavage, sous toutes les formes, auront disparu, où du moins il n’y aura plus de fatalité et d’hérédité du mal dans les conditions d’une société mal faite, plus d’autre mal que celui que l’homme porte dans sa liberté et qui en est à la fois l’épreuve et le châtiment. Ainsi se dénoue le drame où l’on voit une généreuse volonté s’élever de plus en plus, se purifier d’abord par son commerce avec la poésie et avec la science, par son initiation graduelle aux derniers mystères du beau et du vrai, puis s’appliquer tout entière au bien de l’humanité, jusqu’au jour où par un dernier progrès moral la conscience héroïque si souvent tentée par la passion, cette magie éternelle du cœur humain, ose s’en affranchir et mérite de connaître jusque dans la mort la joie du plus noble triomphe. Non, Dieu ne pouvait pas damner Faust ; c’eût été damner notre nature et notre misère, damner nos passions et nos tristesses, damner en même temps ce qui les rachète ou les console, ce sentiment du beau et du bien qui persiste au fond de nos perversités et de nos souillures, ce rayon divin que ne voit pas Méphistophélès, qui éclaire notre nuit et nous relève de notre néant.

Ecoutez le chœur des anges tandis qu’ils planent dans les régions supérieures, portant dans leurs bras entrelacés la partie immortelle de Faust : « Il est sauvé, le noble membre du monde des esprits, il est sauvé du mal. Celui qui a toujours lutté et travaillé, celui-là, nous pouvons le sauver ; l’amour suprême, du haut du ciel, a pensé à lui ; le chœur bienheureux va à sa rencontre et le salue avec joie. » On peut juger, par cette apologie de l’activité, du véritable caractère de la philosophie de Goethe. Son panthéisme n’est pas de ceux qui éloignent l’homme de l’action et qui l’endorment dans une inerte béatitude, sous la loi d’une fatalité qui pense, qui veut, qui règle tout pour lui ; c’est là le panthéisme mystique, oriental, en tout l’opposé des idées et des sentimens de Goethe. Son panthéisme à lui est un panthéisme agissant, qui réserve à la volonté de l’homme son rôle distinct, sa part dans l’œuvre universelle, qui l’affranchit des fatalités de la nature, non jusqu’à les détruire, mais jusqu’à les restreindre dans des limites que recule sans cesse l’effort triomphant de l’humanité libre. La Grèce et Rome, avec les stoïciens, nous avaient déjà donné l’exemple de cette espèce de panthéisme, transformé jusqu’à un certain point et spiritualisé par la foi dans la liberté.

Faust est l’esprit humain, l’humanité avec sa misère et sa grandeur. Il méritait donc d’être sauvé comme l’esprit humain lui-même, qui, à l’exemple de Faust, s’élève à travers les âges par l’effort d’une activité toujours plus haute et plus pure. Mais Faust, avant d’être l’humanité, a été un homme ; il a connu les douleurs et les passions de la vie réelle, il a été aimé d’un amour immortel. Ces sortes d’affections sublimes, assez puissantes pour vaincre la mort, attirent incessamment en haut nos sentimens, nos volontés, nos pensées ; tout cède en nous à cette attraction mystique : noble croyance qui fait de l’amour ressenti par une âme pure l’agent mystérieux du progrès moral pour les âmes encore engagées dans la lutte humaine ! Dans la grande scène du salut de Faust, parmi ces chants lyriques qui éclatent de toutes parts au-devant du cortège des anges, parmi ces voix des saints anachorètes disposées aux divers degrés de la montagne sainte et qui s’élèvent vers Dieu comme l’harmonie virile des fortes âmes et des grandes pensées, plus haut, parmi ces chœurs de pénitentes sanctifiées dont l’ardente supplication monte vers la Mater gloriosa, écoutez cette supplication plus tendre et plus émue de celle qui autrefois s’appelait Marguerite.


« UNA PŒNITENTIUM. — Daigne, ô daigne, Vierge incomparable, tourner ton visage propice vers mon bonheur ! Celui que j’aimai sur la terre, désormais en repos, est de retour… Entouré du chœur sublime des esprits, le nouveau-venu se reconnaît à peine, il soupçonne à peine sa nouvelle vie… Vois comme il s’arrache à tous les terrestres liens de son ancienne enveloppe, et comme sous ses vêtemens éthérés se montre la vigueur première de la jeunesse ! Permets-moi de l’instruire ! Le nouveau jour l’éblouit encore.

« MATER GLORIOSA. — Viens, élève-toi à de plus hautes sphères : s’il te devine, il te suivra.

« CHORUS MYSTICOS. — Tout ce qui passe n’est que symbole ; ici les choses imparfaites s’accomplissent, l’ineffable est réalisé ; le charme éternel de la femme nous élève aux cieux. »


A quelque point de vue que soit placé l’esprit du lecteur, il ne peut manquer de ressentir l’émotion sacrée de ces dernières scènes où le grand poète, malgré les glaces de l’âge, s’est retrouvé tout entier, comme pour l’inspiration suprême et le chant d’adieu de son génie. Hymnes d’amour divin, saintes ivresses, idéale harmonie des âmes dont chacune ne semble plus être qu’une pensée ou qu’une parole de Dieu, telle est cette scène admirable où tout est lumière mystique et mélodie sacrée. On sent que l’âme du poète s’est elle-même comme enchantée de ces mystères et de ces splendeurs. Il se félicite, après avoir achevé cette scène, d’avoir eu recours à la symbolique et à la mystique chrétienne. « Au milieu de ces tableaux supra-sensibles dont à peine on a un pressentiment, je me serais perdu dans le vague, si en me servant des personnages et des images de l’église, qui sont nettement dessinés, je n’avais pas donné à mes idées poétiques de la précision et de la fermeté[6]. » Imaginez en effet la conclusion de ce grand drame de Faust dans les données de la philosophie de Goethe. Supposez ce que le poème pourrait être, s’achevant dans les froides conceptions du panthéisme. Essayez de concevoir ce que serait le salut abstrait de Faust s’évanouissant dans l’infini, dont il a été une apparition éphémère, s’absorbant dans cette « unité éternelle qui se crée elle-même d’éternité en éternité ! » L’artiste a fait violence au philosophe ; son instinct esthétique ne s’y est pas trompé, et ce n’est pas une des moindres singularités de ce poème panthéiste que de se terminer par ces magnificences de l’immortalité chrétienne, qui, depuis Dante, n’avaient pas été célébrées avec cette puissance et cet éclat.

Telle est la construction esthétique du drame, qui trouve une sorte d’unité dans les progrès de l’activité de Faust, enfin sauvé et triomphant. Goethe est le poète prédestiné d’un temps comme le nôtre, qui prétend concilier, dans ses aspirations confuses, la foi à la liberté, une morale active et même quelques vagues espérances d’immortalité avec un panthéisme scientifique qui les rend impossibles et logiquement les détruit. C’est à ce point de vue qu’il nous a paru qu’une étude d’ensemble sur la philosophie de Goethe pouvait avoir son intérêt, moins encore par l’originalité de ses argumens ou la puissance de ses idées que par sa ressemblance avec l’esprit de notre époque. Nous avons vu naître cette philosophie, nous l’avons suivie dans ses développemens et ses transformations sous les influences les plus diverses ; nous l’avons vue, par une hardiesse éclectique qui va jusqu’à la contradiction, absorber dans son sein les élémens les plus disparates, fidèle à elle-même uniquement sur un point, mais capital, sur la question du principe et des origines des choses. En étudiant un homme, c’est tout un siècle que nous avions en vue. Nous pensons avoir mis en lumière les singularités et les incertitudes de ce naturalisme qui essaie d’échapper à la loi de son essence en se spiritualisant. Il nous a suffi, chemin faisant, de les indiquer, sans nous arrêter longuement à les combattre. Et si quelques-uns de nos lecteurs nous ont trouvé trop indulgent pour Goethe lui-même en dépit de la métaphysique, qui le condamne, en dépit même de la logique, qui ne souffre pas ces réserves et ces partages, nous porterons légèrement ce reproche : nous n’avons pas à nous excuser d’avoir été sympathique et respectueux devant cette universalité du génie qui a tenté, par l’art comme par la science, de s’égaler à l’universalité des choses, et qui, s’il a échoué, a laissé du moins dans les ruines mêmes de-son effort et sur chacun des fragmens de sa pensée la marque de la grandeur.


E. CARO.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre, du 1er et 15 novembre 1865, du 1er février 1866.
  2. Conversations avec Eckermann, traduction citée, t. II, p. 89-199, etc.
  3. Conversations avec Eckermann, t. Ier, p. 400.
  4. Voyez les analyses de ces différentes scènes dans les Conversations d’Eckermann. Ces analyses, écrites sous l’impression immédiate de la lecture et des entretiens de Goethe, mettent en lumière les intentions du poète.
  5. Consulter sur ce point la belle analyse que donne Schiller des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister dans sa Correspondance avec Goethe, t. Ier, p. 288 et suiv.
  6. Conversations avec Eckermann, trad. citée, t. II, p. 300.