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La Philosophie de J. Lagneau (Dwelshauvers)

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LA PHILOSOPHIE DE LAGNEAU

Il serait impossible, dans le temps restreint attribué à nos communications, de tenter un exposé complet de la philosophie de Jules Lagneau, d’autant plus que l’intelligence de cette philosophie exige un important travail de reconstitution. Lagneau, né à Metz en 1851, est mort en 1894, étant professeur de philosophie au lycée Michelet, après avoir enseigné à Sens, Saint-Quentin et Nancy. Il n’a pu donner à son œuvre une forme définitive ; une série de Fragments importants furent publiés en mars 1898 dans la Revue de Métaphysique et de Morale, suivis de Commentaires dus à M. Chartier, éditeur de ces Fragments ; les Commentaires sont rédigés d’après les leçons de Lagneau, dont M. Chartier fut l’élève. Le Bulletin de l’Union pour l’action morale a fait connaître aussi un assez grand nombre de pages empruntées soit à des leçons de Lagneau, soit à des discours ; c’est à lui qu’est dû le programme de cette Union. La meme société publia une Biographie de Lagneau ; j’ai enfin eu recours à une critique de la métaphysique de Barthélemy Saint-Hilaire, qui parut dans la Revue philosophique en février 1880 ; Lagneau y consacre quelques pages très importantes à sa propre conception de la métaphysique. En comparant ces différents documents, j’ai tenté une reconstitution du système de Lagneau autant que faire se peut. Mon étude paraîtra in extenso dans la Revue de Métaphysique et de Morale. Je ne puis ici qu’en indiquer la marche générale et en détacher quelques idées.

J’ai divisé mon exposé en deux parties, l’une traitant du point de vue auquel se plaçait Lagneau pour philosopher, l’autre qui est un essai de reconstitution de sa doctrine, basé principalement sur les Fragments.

La première partie comprend trois paragraphes : la personnalité de Lagneau ; sa conception de la morale et de la philosophie ; sa méthode, la méthode réflexive.

Jules Lagneau était, personnellement, d’une dignité et d’une noblesse admirables ; sa philosophie et ses actes sortaient d’une même inspiration ; il ne faisait pas deux parts de sa vie. L’action morale, selon lui, consistait en une générosité, un don complet de soi, une soumission de l’individu à un principe supérieur, ou, plus exactement, l’action morale part de ce principe même, de l’esprit. Dans l’action, l’esprit est don de soi. Lagneau conformait sa conduite à ce principe. Il croyait a l’unité de la pensée et de la vie. Comme professeur, il essayait d’éveiller la réflexion personnelle de ses élèves ét considérait que, sans l’effort venant de l’intérieur, il n’y avait pas de philosophie possible. Comme penseur, il jugeait les formules impuissantes à exprimer la totalité du réel ; la pensée doit se renouveler et s’approfondir toujours. Enfin au point de vue humain, il rêvait une société basée sur l’accord des consciences, « une société intérieure, fondée sur l’amour, la paix et la justice vraie, au sein de la société extérieure fondée sur l’intérêt, la concurrence et la justice légale ».

Sa morale n’appartient pas au groupe des morales scientifiques : elle n’est ni utilitariste, ni évolutionniste, ni sociologique. Elle ne peut être appelée non plus une morale religieuse, mais se rattache à la tendance rationaliste et rappelle, par plus d’un point, la conception de Kant. Elle exclut les éléments sensibles, imaginatifs et passionnels. Elle ne se règle pas d’après la valeur d’un objet ou celle d’un but, mais repose exclusivement sur le mouvement de l’esprit. Elle veut réaliser ce qui doit être. Or, ce qui doit être, c’est l’accomplissement de la vie la plus spirituelle, la plus complète, la plus riche. L’esprit est inépuisable ; on peut l’appeler l’absolu.

La morale est donc supérieure à la connaissance, car la connaissance ne porte que sur ce qui est, sur des objets déterminés et limités, tandis que l’action est créatrice, accomplit ce qui doit être et traduit intégralement la nature de l’esprit. Elle nous conduit ainsi à un genre de réflexion différent de celui des sciences. Celles-ci s’intéressent à des objets déterminés ; la morale, par contre, nous apprend à diriger notre attention sur l’esprit, qui n’est ni objet, ni chose, ni substance, mais synthèse, totalité réelle, concrète et vivante, mouvement intérieur et progrès.

Il résulte de là que pour étudier l’esprit, on aura recours à une méthode spéciale, qui ne sera ni la déduction, laquelle s’applique à l’enchaînement logique et nécessaire de propositions abstraites, ni l’induction qui a son fondement dans la nécessité causale ou lien des phénomènes ; se sera la méthode réflexive, qui consiste à étudier nos représentations non en tant qu’elles nous orientent vers l’objet, mais en tant qu’elles participent à la vie spirituelle du sujet. Or, nous pouvons le faire, grâce à cette propriété de la conscience de garder le retentissement des représentations, même les plus confuses, et des sentiments qu’éprouve le sujet à leur propos, ou, en d’autres termes, d’en avoir l’idée. L’analyse de la réflexion consciente ou analyse réflexive se porte donc sur des idées, non en tant que concepts abstraits, mais en tant que données conscientes, vivant par la pensée et portant chacune tous les caractères de la pensée. En analysant n’importe quelle idée, on y trouvera donc tous les caractères de la pensée.

La pensée elle-même n’est pas une idée ; elle est l’acte qui pose les idées. Cet acte ne dépend pas du sujet. Le moi du sujet est l’expression, dans une sensibilité, de l’application de la pensée une et intégrale à la multiplicité qui constitue, pour chaque conscience individuelle, le donné. L’acte de pensée lui-même est supra-individuel, il est un et absolu.

Telles sont, en résumé, les idées directrices de la première partie de l’exposé.

La seconde partie, traitant de la doctrine de Lagneau, comprend plusieurs subdivisions : § 1. Le système mental ; § 2. Étendue, espace et temps ; § 3. Erreur, doute et certitude, se subdivisant en : A. Affirmation et négation ; B. Théorie de l’erreur ; C. Théorie du doute ; D. Rapport du doute et de la liberté rationnelle ; E. À propos de Spinoza ; § 4. La liberté ; § 5. Dieu.

L’énumération seule de ces questions vous indique qu’il me serait impossible d’en donner ici un aperçu complet. Pour le système mental et les problèmes de l’espace et du temps, il faut suivre Lagneau dans ses analyses ; résumer les conclusions en quelques mots, ce serait perdre le profit de la recherche méthodique ; au surplus, il lui arrive souvent de considérer comme plus important de poser les problèmes que d’en donner la solution dans une formule aisée â retenir. Il a écrit que la philosophie consistait pour lui â éviter la clarté superficielle et à pénétrer le plus profondément possible dans la réalité, au risque d’abandonner les solutions claires. Nous indiquerons simplement ses tendances dans la question du doute et de la certitude, de la liberté et de Dieu, et suivrons le fil conducteur qui nous guide à travers ces questions en les reliant l’une à l’autre.

Nous avons vu que ses réflexions morales conduisaient Lagneau à considérer la pensée comme action et mouvement intérieur se dépassant sans cesse, Nous retrouvons cette idée dans sa théorie de la connaissance : pour lui, le doute est inhérent à l’activité de la pensée, en tant qu’elle se détache des formes qu’elle a posées, les surmonte par un mouvement graduel et se manifeste ainsi de plus en plus comme raison et unité. Le doute ne se réduit pas à la substitution d’une idée à une autre. Ce qui constitue le doute, c’est une suspension de jugement, provenant de ce que, ayant la notion des conditions d’application d’une forme, nous nous rendons compte que l’intuition manque pour les appliquer. Lagneau dit encore que le doute « consiste dans le rapprochement de deux idées et le jugement que, devant se convenir, elles ne se conviennent pas ». La valeur des idées en elles-mêmes n’explique pas le doute ; il faut, pour le comprendre, étudier le rapport qu’établit le jugement ou l’acte dépensée ; mais cela ne suffit pas encore ; il y a, en outre, un mouvement qui entraîne la pensée, et qui consiste pour elle à reconnaître indéfiniment « l’insuffisance de l’idée à exprimer l’être » : car la pensée n’est pas seulement jugement et rapport, mais encore réflexion, raison, c’est-à-dire auto-critique et liberté. Le doute, c’est « l’impossibilité de trouver entièrement réalisées dans la représentation les conditions d’application de la forme ». Dès lors, l’expérience est essentiellement relative ; c’est faire acte de liberté que de le constater. Mais la liberté ne s’arrête pas là ; nous nous détachons des formes elles-mêmes, à travers lesquelles nous connaissons les objets, nous comprenons qu’elles ont leur raison d’être en un autre principe qu’elles, dans la raison ; la raison à son tour fait acte de liberté en se détachant d’elle-même, en se comprenant.

Dans le doute, « la liberté se manifeste ou devient, au lieu de se saisir comme nécessaire ». C’est ainsi que la raison réflexive cherche sa justification absolue et dépasse les formes qu’elle pose. Mais il y a un double mouvement en elle ; si d’une part elle abolit des formes, elle doit d’autre part indéfiniment en rétablir ; la pensée ne pourrait se réduire à une critique d’elle-même ; elle creuserait un abîme entre l’être réel et le mouvement intérieur qui l’emporte elle, pensée. Mais toujours ce mouvement de libération l’entraîne à »nouveau vers l’être. Il la force à dépasser l’individuel et le sensible et la porte vers ce qui est semblable à elle, c’est-à-dire vers l’esprit qui vit dans la nature et l’anime. S’attacher à l’être, c’est pénétrer, au delà des apparences, jusqu’à l’esprit, c’est aimer ce qu’il y a de plus vivant, de plus réel dans le réel : c’est, pour la pensée, se chercher en toutes choses, se reconnaître, se plonger dans sa propre unité.

Mais quel est le sens de cette unité ? Ici intervient l’idée de Dieu. Lagneau appelle Dieu cette unité spirituelle qui implique l’identité de la nature et de la liberté, et il considère comme synonyme de Dieu les termes de pénétration, identité, action, esprit et amour. Mais ce ne sont pas là des définitions. Sa conception de Dieu en effet exclut toute détermination d’attributs. On ne peut accorder à Dieu ni attributs sensibles comme l’existence, ni attributs intelligibles, comme la finalité. Dieu est « la raison de l’impossible, de ce qui ne se conçoit pas au point de vue purement logique ». Nous l’affirmons parce qu’il nous est impossible de trouver dans la réalité l’objet entier de notre pensée. Dieu n’est ni substance, ni perfection, ni idée, mais incompréhensible unité de la réalité, de la vérité et de l’action. Nous ne pourrions nous empêcher de poser le problème de Dieu en ces termes, mais nous ne pourrions non plus lui appliquer d’une manière adéquate les formes dans lesquelles s’exprime pour nous toute connaissance. Il dépasse notre logique et ne se traduit que dans l’action et dans les sentiments qui la soutiennent. En ce sens, la raison pratique domine la raison pure, et l’on conçoit que Lagneau ait pu définir la métaphysique : « la science des ignorances invincibles, la plus science de toutes, parce qu’elle seule détache l’esprit, le redresse et lui donne en quelque sorte une attitude ».

Je ne compte pas ici énoncer une appréciation personnelle sur la philosophie de Lagneau. Il me faudrait pour cela la discuter point par point. Je me contenterai d’admirer sa haute sincérité, son acuité dans la position des problèmes et dans l’emploi de la méthode réflexive, et de constater que, par la manière même dont il traite les questions philosophiques, Lagneau se rattache directement à la lignée illustre des grands philosophes rationalistes, qui part de Platon et aboutit à Kant en passant par Descartes, Spinoza et Leibniz. Il ne sépare pas les disciplines philosophiques l’une de l’autre et considère avec raison que tout problème, pour le penseur, est à la fois métaphysique et moral, logique et psychologique. La psychologie est, pour lui, non une science indépendante, mais une méthode d’analyse qui conduit à poser des problèmes métaphysiques. Il ne considère pas là philosophie comme une juxtaposition de formules ; les questions philosophiques s’éclairent intérieurement, la lumière vient du centre, elle vient de l’esprit, de la raison, de la réflexion.