La Philosophie de Nietzsche/Texte entier

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Félix Alcan (p. 1-195).


CHAPITRE PREMIER

LE CARACTÈRE DE NIETZSCHE


I


On se ferait, je crois, une idée très fausse de Nietzsche si l’on considérait ses ouvrages exclusivement comme l’exposé d’une théorie philosophique, et si l’on se préoccupait uniquement de grouper en un système aussi bien lié, aussi logique que possible, les idées qu’il a semées, sans plan d’ensemble apparent, dans les huit volumes de ses œuvres complètes. On a le droit, sans nul doute, de construire un « système » de ce genre ; il est même indispensable, à mon sens, de se livrer à ce travail de synthèse, si l’on veut juger équitablement de Nietzsche comme penseur et ne pas se contenter de l’admirer superficiellement comme un écrivain de talent et un moraliste pénétrant, auteur de brillantes « pensées détachées » ou d’ingénieux aphorismes. Mais avant d’étudier la doctrine de Nietzsche, il importe de bien se pénétrer de l’idée qu’elle est, de l’aveu même de l’auteur, moins un ensemble de vérités abstraites et d’une portée universelle que le reflet vivant d’un caractère individuel, d’un tempérament de nature très particulière, la confession sincère et passionnée d’une âme d’essence rare.

La philosophie de Nietzsche est, d’abord, strictement individualiste. « Que te dit ta conscience ? demande-t-il : tu dois devenir qui tu es[1]. » L’homme doit donc avant tout se connaître lui-même, connaître à fond son corps, ses instincts, ses facultés ; puis il doit modeler sa règle de vie d’après sa personnalité, mesurer ses ambitions à ses aptitudes héréditaires ou acquises, tirer le meilleur parti possible de ses dons naturels ainsi que des événements extérieurs que lui apporte le hasard, corriger enfin, du mieux qu’il pourra, la nature par l’art afin de donner du style à son caractère et à sa vie. Chacun se tire de cette tâche comme il peut : il n’y a pas de règles générales et universelles pour devenir soi-même. L’inégalité naturelle des individus est une des croyances profondes de Nietzsche : chacun doit se créer lui-même sa vérité et sa morale ; ce qui est bon ou mauvais, utile ou nuisible pour l’un ne l’est pas nécessairement pour l’autre. Tout ce que peut faire le penseur, c’est donc, en définitive, de conter l’histoire de son âme, de dire par quelle voie il s’est découvert lui-même, dans quelles croyances il a trouvé la paix intérieure, d’exhorter par son exemple ses contemporains à faire comme lui, à se chercher eux-mêmes et à se trouver ; — mais il n’a pas, à proprement parler, de doctrine ; il ne veut pas être le pasteur d’un troupeau docile :

« Je m’en vais tout seul, ô mes disciples ! dit Zarathustra à ses fidèles. Et vous aussi allez-vous-en, et seuls aussi ! Je le veux ainsi.

En vérité je vous donne ce conseil : allez-vous-en loin de moi et défendez-vous de Zarathustra ! Mieux encore : ayez honte de lui ! Peut-être vous a-t-il trompés…

Vous dites que vous croyez en Zarathustra ? Mais qu’importe Zarathustra ! Vous êtes mes croyants : mais qu’importent tous les croyants !

Vous ne vous cherchiez pas encore : alors vous m’avez trouvé. Ainsi font tous les croyants ; et c’est pourquoi toute croyance est si peu de chose.

Maintenant je vous ordonne de me perdre et de vous trouver : quand vous m’aurez tous renié, — alors seulement je reviendrai vers vous[2]. »

Et de même que Nietzsche se distingue de tous les dogmatiques en ce qu’il ne prétend pas apporter aux hommes un nouveau credo, un corps de doctrines toutes faites, de même il diffère aussi de la plupart des philosophes et des hommes de science en ce qu’il ne s’adresse pas uniquement à la raison de ses lecteurs, mais à l’homme tout entier. Il n’a pour la raison humaine, pour ce qu’on appelle « âme », « esprit », « moi » qu’une assez médiocre estime. La sensibilité et l’intelligence sont, d’après lui, les instruments et les jouets d’une puissance cachée qui les domine et les utilise en vue de ses fins : « Derrière tes sentiments et tes pensées, ô mon frère, se tient un maître puissant, un sage inconnu — il se nomme « Soi » (Selbst). Il habite ton corps, il est ton corps[3]. » Le corps avec ses instincts, avec la « volonté de puissance » qui l’anime, c’est là ce que Nietzsche appelle « la grande raison » de l’homme ; quant à sa « petite raison » dont il s’enorgueillit si volontiers, dont il vante si souvent la souveraine liberté, elle n’est qu’un instrument précieux, il est vrai, mais imparfait et fragile, dont se sert le « Soi » pour étendre sa puissance. Pour qu’un homme puisse exercer une influence sur un autre, il faut donc à tout prix qu’il se fasse entendre de ce « Soi » mystérieux ; tout le reste ne compte pas. Rien n’est plus vain que de s’acharner à déduire logiquement un système de philosophie, que de s’obstiner à vouloir convaincre l’intelligence par des arguments rationnels. Les jugements d’ordre supérieur, ceux qui gouvernent notre vie, qui régissent nos actes, qui fixent ce que Nietzsche appelle la « table des valeurs », qui déterminent le bien et le mal, ne se démontrent pas : l’homme les « vit » en quelque sorte : les meilleurs sont ceux qui favorisent le plus le développement de l’individu ou de l’espèce. Pour Nietzsche, un livre est donc avant tout un acte. S’il prétend agir sur ses contemporains, ce n’est pas par ses connaissances ni par sa science, par ce qu’il y a en lui d’universel et d’impersonnel, mais tout au contraire, par sa personnalité même, par son être tout entier. Il ne se pose pas seulement en penseur, mais en prophète. Il ne dit pas aux hommes : « Je vous apporte la vérité — une vérité impersonnelle, universelle, indépendante de ce que je suis, et devant laquelle toute raison humaine doit se courber », mais au contraire : « Me voici, avec mes instincts, mes croyances, mes vérités et sans doute aussi mes erreurs ; tel que je suis, je dis « oui » à l’existence, à toutes ses joies comme à toutes ses souffrances ; voyez si vous ne trouverez pas vous aussi votre bonheur dans les pensées qui ont fait le mien. » Tandis que la plupart des philosophes mettent leur gloire à s’impersonnaliser, à se déprendre de leur moi, à « laisser leur œil devenir lumière », selon la belle expression de Gœthe, Nietzsche fait de sa personnalité même le centre de sa philosophie : il passe sa vie à se chercher et nous communique le résultat de ses investigations. Sa philosophie est donc avant tout l’histoire de son âme. Zarathustra, ce type idéal de penseur et de prophète dont il décrit avec une si saisissante poésie la physionomie morale dans le plus célèbre de ses ouvrages, est à la fois l’incarnation de ses aspirations et de ses rêves, et aussi la démonstration vivante en quelque sorte de sa doctrine. C’est donc par l’examen de la personnalité de Nietzsche telle qu’elle se révèle à nous dans ses ouvrages et dans les souvenirs de ses parents et de ses amis que nous commencerons cette étude.


II


Une tradition assez incertaine mais que Nietzsche se plaisait à tenir pour authentique le faisait descendre, lui et les siens, d’une famille seigneuriale polonaise du nom de Niëtzky, qui se serait réfugiée en Allemagne vers le début du xviiie siècle à la suite de persécutions religieuses dirigées contre les protestants. Et nous serions assez tentés d’admettre qu’un peu de « sang noble » ait coulé dans les veines de Nietzsche. Peut-être ce fait aiderait-il à expliquer la prédominance, chez lui, d’instincts aristocratiques peu communs, semble-t-il, dans le milieu très respectable et très cultivé mais modestement bourgeois où il était né. Nietzsche était fils d’un pasteur de campagne prussien. Mais dès son enfance, il nous apparaît, si nous en croyons les récits de sa sœur, comme une nature d’élite à la fois très énergique, très raffinée et très passionnée, rappelant par bien des traits cet idéal du « Maître », de l’homme bien né dont il se plaira plus tard à décrire les instincts et les croyances morales. Tout jeune déjà, il apprend à se dominer, à rester toujours maître de lui, à braver stoïquement la souffrance physique ; il est respectueux envers les autres et il se respecte toujours lui-même ; il se montre scrupuleux observateur des formes et des bonnes manières ; il recherche volontiers la solitude, s’isolant de ses camarades et leur imposant le respect par une précoce dignité de maintien et d’allures, mais il s’attache en revanche de toute son âme à quelques amis de choix ; on observe de même, enfin, chez lui l’instinctive répugnance pour toute vulgarité, la crainte de tout contact douteux, le souci constant d’une méticuleuse propreté — au physique comme au moral, — l’horreur et le mépris pour toute espèce de mensonge et de dissimulation. « Un comte Niëtzsky ne doit pas mentir, » disait-il, tout enfant, à sa sœur. Or ces tendances « aristocratiques » qui percent déjà chez l’enfant se développent de plus en plus chez l’homme fait, dont elles caractérisent la physionomie morale. Dans sa vie comme dans ses écrits, Nietzsche se révèle à nous comme une volonté héroïque et dominatrice, comme un cœur tendre et passionné, comme un esprit délicat infiniment sensible à la beauté comme à la vulgarité, à l’harmonie comme aux dissonances.

Nietzsche, disons-nous, est avant tout une âme d’une trempe peu commune. Il hait tout ce qui est faiblesse, atermoiement, demi-mesure. L’une des figures les plus grandioses et les plus tragiques du théâtre d’Ibsen est ce pasteur Brand qui, invariablement fidèle à sa fière devise « Tout ou rien », poursuit le chemin qu’il s’est tracé sans jamais se laisser arrêter par aucun obstacle, impitoyable pour lui-même comme aussi pour les autres ; qui sacrifie sans trembler à son altière volonté son bonheur, sa réputation, sa vie, et plus encore, le bonheur et la vie de sa femme, de son enfant ; qui gravit sans faiblir tous les degrés de son calvaire, les pieds saignants, le cœur déchiré ; héros à la fois sublime et effroyable, admirable et inquiétant, jusqu’au jour où son âme douloureuse et trop tendue sombre enfin dans les ténèbres de la folie et de la mort. Comme Brand, Nietzsche est l’homme du « Tout ou rien » ; comme lui, il va jusqu’au bout de sa volonté sans jamais se laisser arrêter. Comme il n’est pas un homme d’action mais un contemplatif, son héroïsme est peut-être moins visible, moins apparent. Peu accoutumés à prendre au tragique les choses de la pensée, nous éprouvons une certaine peine à concevoir qu’il puisse y avoir équivalence entre l’héroïsme du soldat, du missionnaire, de l’explorateur, qui souffre et meurt pour la patrie, pour la foi, pour la science, et l’héroïsme du philosophe qui sacrifie ses plus douces illusions, ses admirations les plus chères aux exigences de son intraitable raison, et qui se contraint à penser sa pensée jusqu’au bout, à la pousser jusqu’à ses conséquences dernières. Nous sommes tentés de considérer avec un certain scepticisme les douleurs de la pensée quand nous les comparons aux souffrances physiques, et de ne pas prendre tout à fait au sérieux les risques des aventures intellectuelles quand nous les mettons en regard des hasards périlleux de la vie réelle. Pourtant je suis assez tenté d’admettre qu’il y a des natures exceptionnelles — anormales si l’on veut — pour qui ces combats solitaires de la pensée avec leurs souffrances cachées et leurs dangers invisibles sont une réalité aussi grave et aussi douloureuse que les batailles de la vie, et qui pour les affronter sans faiblir et les combattre jusqu’au bout ont besoin de cette même force de volonté qui fait, appliquée à d’autres objets, l’héroïsme du guerrier ou du marin par exemple. Et je crois volontiers, pour ma part, que Nietzsche avait le droit de mettre, sans forfanterie aucune, comme épigraphe à l’un de ses livres, la belle parole de Turenne : « Carcasse, tu trembles ? Tu tremblerais bien davantage si tu savais où je te mène. »

L’énergie morale était tempérée chez Nietzsche comme chez beaucoup de natures héroïques par un grand besoin d’amitié, d’admiration, de tendresse. Son cœur avait besoin d’un milieu sympathique où il pût librement s’épanouir. Aussi eut-il à toutes les périodes de son existence des amis qu’il aima avec passion. Il faut ajouter d’ailleurs que quelques-unes de ces amitiés eurent une triste fin. Nietzsche avait en effet la dangereuse habitude de voir ses amis en beau. Pur de toute envie, vivement frappé au premier abord par tout ce qu’il pouvait y avoir de remarquable dans les personnes de son entourage, il se plaisait à transformer ou pour mieux dire à retoucher en imagination leurs physionomies ; il leur donnait plus de beauté, de grandeur, de style qu’elles n’en avaient réellement. Dans le feu de son amour enthousiaste, il fermait les yeux sur leurs défauts, sur leurs faiblesses humaines, pour ne plus voir que leurs perfections et se faisait finalement de ses amis une image à coup sûr exacte et ressemblante mais idéalisée comme un portrait de maître. C’est ainsi qu’il s’éprit, par exemple, de Schopenhauer et de Richard Wagner, qui devinrent dans son imagination ardente et enflammée l’idéal du philosophe et de l’artiste, ou encore de Paul Rée, un penseur de second ordre, estimable judicieux, dont il admira les œuvres bien au delà de leur valeur réelle. Mais si cette faculté d’embellir ainsi ses amis lui permit de goûter auprès d’eux des joies plus pures et plus complètes, elle fut aussi pour lui une source de cruels mécomptes. Comme le sens de la réalité ne perdait jamais ses droits chez lui et que son intransigeante probité intellectuelle ne lui permettait jamais de se complaire dans une illusion, force lui était de reconnaître un beau jour l’écart qui existait entre la personne réelle qu’il aimait et l’image idéalisée qu’il portait en son cœur. De là des désillusions inévitables, des froissements ou même une rupture complète. Nous verrons plus loin l’histoire de ses relations avec Wagner, qui illustre d’une manière frappante cette évolution dans l’amitié. Notons toutefois dès à présent que cette inconstance apparente dans l’amitié qui fut si douloureuse pour ceux qui en subirent les effets et qui a souvent été si sévèrement et si injustement jugée par la critique, a en réalité son principe dans un sentiment généreux, dans le besoin d’admirer et de respecter. Nietzsche était l’opposé de ces natures envieuses ou critiques qui ne voient d’un grand homme que ses travers et qui rapetissent instinctivement tout ce qu’elles considèrent : dans son amour instinctif de la beauté et de la grandeur, il se refusait à voir, aussi longtemps qu’il le pouvait, les imperfections de ses amis, il se faisait d’eux une belle légende, il s’exagérait leur valeur, quitte à revenir plus tard sur son jugement. C’est là une erreur assurément, mais c’est l’erreur d’une âme noble. — Ainsi l’amitié fut pour Nietzsche une source de joies profondes et aussi de tristesses infinies. Il lui dut peut-être les plus beaux moments de son existence ; mais ses déceptions en amitié lui firent aussi connaître dans toute son amertume le sentiment douloureux de l’isolement absolu. L’une de ses pires souffrances est peut-être d’avoir vu qu’il ne pouvait pas se communiquer entièrement à ses amis, qu’il était irrémissiblement voué à la solitude par sa nature d’exception, par sa grandeur même : « L’impossibilité de se communiquer est en vérité la pire des solitudes, écrivait-il à sa sœur, la différence de nature est un masque plus impénétrable que tout masque de fer ; or c’est entre pairs seulement qu’il peut y avoir communication réelle, pleine, parfaite ! Entre pairs ! Mot enivrant, si plein de consolation, d’espoir, de séduction, de félicité pour celui qui a toujours et nécessairement été solitaire ; qui n’a jamais rencontré aucune créature faite spécialement pour lui, encore qu’il ait bien cherché et sur beaucoup de chemins ; qui dans le commerce journalier a toujours été l’homme de la dissimulation bienveillante et sereine, de l’accommodation voulue et souvent trouvée ; qui connaît par une expérience hélas trop longue cet art de faire bonne mine à mauvais jeu qu’on appelle courtoisie ; mais qui a connu aussi parfois ces explosions dangereuses et douloureuses de tout ce qu’il y a au fond de son être de désespoir caché, de désir mal étouffé, d’amour bouillonnant et subitement déchaîné — la folie soudaine de ces heures où le Solitaire se jette au cou du premier venu et le traite en ami, en envoyé du ciel, en présent inestimable pour le rejeter une heure après avec dégoût — plein de dégoût aussi pour lui-même, avec le sentiment d’avoir subi comme une flétrissure, une déchéance intime, d’être devenu étranger à soi-même, malade en sa propre société. Un homme profond a besoin d’amis — à moins qu’il n’ait encore son dieu ![4] »

La nature fine et tendre de l’âme de Nietzsche se montre encore dans ses rapports avec les femmes. À ce point de vue aussi son vrai caractère a parfois été étrangement méconnu. La légende qui s’est formée autour de son nom veut qu’il ait été, à l’exemple de son maître Schopenhauer, un contempteur acerbe et impertinent de la femme ; on cite partout de lui quelques mots cruels, dans le goût de celui-ci : « Tu vas chez les femmes ? N’oublie pas le fouet ! » ou encore cet autre : « Une femme savante doit avoir quelque désordre physiologique. » Mais cette légende s’évanouit dès qu’on regarde d’un peu plus près les œuvres de Nietzsche. On s’aperçoit alors, comme nous le verrons plus loin, que la femme qu’il brutalise et malmène en paroles, c’est la femme émancipée, qui veut lutter avec l’homme sur le terrain littéraire, scientifique, économique. Mais s’il exècre la femme-écrivain ou la femme-commis, il est au contraire plein de respect inné et naïf, de pitié et de sincère tendresse pour l’Éternel-féminin tel qu’il le conçoit. Et ce respect instinctif, Nietzsche semble, dans sa vie privée, l’avoir accordé aux femmes qu’il a vues de près. Si peu que nous connaissions encore de sa biographie, du moins savons-nous qu’à diverses reprises il a eu des femmes pour amies et pour confidentes : sa sœur, Mme Förster-Nietzche, qui vient de raconter l’histoire si attachante de son enfance et de sa carrière universitaire ; Mlle Malvida de Meysenbug, l’auteur des Mémoires d’une idéaliste ; Mme Lou Andreas-Salomé à qui il confia pendant quelque temps ses angoisses intellectuelles et morales, ou encore cette jeune femme dont il fit la connaissance à Bayreuth et à laquelle il adressa des lettres empreintes d’un charme pénétrant et d’une exquise délicatesse de sentiments[5]. Et d’après le peu que nous savons sur ses relations féminines, nous entrevoyons que, s’il ne connut pas la grande passion et ses orages, il a dû goûter profondément, en revanche, le charme plus ténu et plus subtil de la tendresse féminine. La sœur de Nietzsche, qui fut l’amie et la confidente de ses années de jeunesse, raconte que son frère ignora toujours le grand amour et l’amour vulgaire. « Son unique passion fut la recherche de la vérité ; pour tout autre objet il ne pouvait ressentir que des impressions très tempérées. Il fut très contrarié, plus tard, de n’avoir jamais pu se monter jusqu’à l’amour-passion, mais toutes ses inclinations vers une personne de l’autre sexe, si charmante qu’elle pût être, se transformaient bien vite en une douce et cordiale amitié[6]. » Il semble, en vérité, que Nietzsche n’ait aimé qu’avec son âme, que l’amour se soit dépouillé chez lui de tout élément sensuel et pathologique pour se résoudre en une sorte de tendresse à peu près pure de tout désir égoïste. Et nous imaginons volontiers que ce penseur si replié sur lui-même a dû goûter mieux que personne, surtout quand la souffrance et la maladie eurent fait autour de lui la solitude, tout ce qu’il y a de douceur bienfaisante et consolante, de charme discret, atténué, enveloppé dans une amitié de femme. Ainsi nous croyons deviner que Nietzsche a dû avoir une vie sentimentale très différente assurément de celle d’un grand amoureux comme Gœthe ou d’un réaliste de l’amour comme Schopenhauer, mais plus riche cependant et plus féconde en observations intéressantes qu’on ne serait tenté de le croire au premier abord. Il nous apparaît comme un idéaliste en amour ainsi qu’en amitié, et cet idéalisme délicat et raffiné, qui chez une nature moyenne serait peut-être un signe de faiblesse, est au contraire un charme de plus dans un caractère aussi foncièrement viril et volontaire que celui de Nietzsche.

Un trait, enfin, qui caractérise tout particulièrement Nietzsche comme aristocrate, c’est sa prédilection marquée pour tout ce qui est belle forme, pureté, élégance, politesse, en même temps que sa haine décidée pour tout ce qui est vulgaire, malpropre, débraillé. Ce goût raffiné, intransigeant, exclusif, qui l’isolait, tout enfant déjà, de ses camarades d’école ou de gymnase, qui lui faisait, plus tard, prendre en horreur la vie d’étudiant allemand avec son laisser aller, sa cordialité un peu banale et ses trop matérialistes beuveries de bière, se manifeste chez lui avec la force élémentaire d’un véritable instinct naturel, perce à tout instant dans ses écrits et explique la plupart de ses sympathies ou de ses antipathies. C’est son goût de la belle forme qui motive son amour de la civilisation antique, de la Renaissance, de la culture française du xviie et du xviiie siècle, de la France contemporaine ; c’est sa haine de la vulgarité plébéienne qui lui dicte ses jugements si sévères sur la plupart des apôtres du christianisme en qui il croit deviner des âmes d’esclave, sur Luther dont il déteste la rusticité de paysan, sur la Révolution française, sur tout le mouvement démocratique ou féministe, socialiste ou anarchiste de l’époque moderne, sur l’Empire allemand et la culture allemande contemporaine. Ce qu’il pardonne le moins, c’est le manque de « distinction » physique, intellectuelle ou morale, l’absence de tact, le mauvais ton. Son goût est, sous ce rapport, singulièrement exigeant et raffiné. Ces analyses morales aboutissent presque toujours à la constatation que tel ou tel sentiment est « noble » (vornehm) ou non. S’il méprise la vanité, c’est parce qu’il trouve une âme de valet à celui qui, pour s’estimer lui-même, a besoin de l’approbation des autres. S’il condamne la pitié, c’est parce qu’il trouve qu’une âme noble doit cacher ses misères et, par suite, ne pas chercher à voir celles d’autrui ou rougir si elle les découvre par hasard ; demander de la compassion est donc un manque de dignité, en témoigner un manque de tact. La vérité même, que pourtant il recherche avec passion, il ne la veut ni indiscrète ni brutale : il croit qu’elle cesse d’être vérité si on lui retire son voile ; il estime qu’il est décent de ne pas tout vouloir comprendre, voir et toucher ; il cite ce mot d’une petite fille à sa mère : « Est-il vrai que le bon Dieu soit partout ? Mais je trouve cela inconvenant ! » Loin d’être un cynique, comme on l’a si souvent dit et répété, il comprend et honore les pudeurs d’âme les plus délicates. Voici, par exemple, l’analyse psychologique qu’il donne de ce sentiment instinctif qui pousse toute âme profonde à se dissimuler aux yeux de la foule sous un masque qui voile ses traits véritables :

« L’orgueil et le dégoût intellectuel de tout homme qui a beaucoup souffert… cet orgueil de l’élu de la science, de l’initié qui est déjà à demi sacrifié, a besoin de mille déguisements pour se préserver du contact des indiscrets, des miséricordieux, de tous ceux qui ne sont pas ses égaux dans la douleur. La profonde souffrance anoblit : elle crée des distinctions. L’un des déguisements les plus ingénieux est l’épicurisme joint à une ostensible vaillance de goût, qui prend légèrement la souffrance et se met en garde contre tout ce qui est triste et profond. Il y a des « hommes sereins » qui se servent de la sérénité, parce qu’elle les fait méconnaître : — ils veulent être méconnus. Il y a des « hommes de science » qui se servent de la science parce qu’elle donne une apparence de sérénité, et parce que le fait d’être un « esprit scientifique » laisse supposer qu’on est une âme superficielle : — ils veulent provoquer cette conclusion erronée. Il y a des esprits libres et hardis qui voudraient cacher aux yeux de tous qu’ils sont des cœurs orgueilleux mais brisés et inguérissables (le cynisme d’Hamlet, le cas de Galiani), et parfois la folie elle-même est le masque sous lequel se dissimule un savoir pessimiste et trop sûr de lui. — D’où il suit que c’est un devoir d’humanité raffinée de respecter les « masques » et de ne pas faire hors de propos le psychologue et le curieux[7]. »

Citons encore, dans le même ordre d’idées, cet autre aphorisme :

« Passant, qui es-tu ? Je te vois aller ton chemin, sans sarcasme et sans amour ; avec des yeux indéchiffrables, humides et tristes comme une sonde qui revient, toujours inassouvie, des profondeurs de l’abime à la lumière du jour (que cherchait-elle là au fond ?) — avec une poitrine qui ne soupire pas ; avec une lèvre qui dissimule son dégoût ; avec une main lente à s’allonger : qui donc es-tu ? qu’as-tu fait ? Repose-toi ici : ce lieu est hospitalier pour tous ! Qui que tu sois : que désires-tu à présent ? que voudrais-tu pour te réconforter ? Dis-le-moi : tout ce que je possède, je te l’offre ! » — « Pour me réconforter ? Oh curieux, que dis-tu là ! Mais donne-moi, je t’en prie, » — « Quoi ? quoi ? achève ! » — « Encore un masque, un autre masque[8] ! »

Ces analyses délicates d’un état d’âme rare peut-être, mais qui nous paraît si profondément vrai et vécu, ne sont certes pas le fait d’un cynique, mais indiquent plutôt une de ces âmes fières qui répondent comme Zarathustra aux questionneurs trop curieux : « Tu me demandes pourquoi ? Je ne suis pas de ceux à qui l’on puisse demander leur pourquoi[9] ! »

C’est bien, en effet, l’orgueil de l’individu libre et autonome qui sait ne dépendre que de sa seule volonté, qui a vaincu la souffrance, qui s’est montré supérieur au destin, — c’est cette fierté virile de l’homme respectueux de lui-même qui constitue le trait essentiel du caractère de Nietzsche, comme il l’a indiqué lui-même dans ce bel apologue de son Zarathustra :

Quand le soleil marqua le milieu du jour, il jeta au-dessus de lui un regard interrogateur — car il entendait l’appel aigu d’un oiseau. Et voici ! Un aigle traversait les airs en décrivant de larges cercles et contre lui on voyait un serpent — non point sa proie, mais son ami : car il avait enroulé ses anneaux autour de son cou.

« Voici mes animaux ! » dit Zarathustra, et il se réjouit en son cœur.

« L’animal le plus fier qui soit sous le soleil et l’animal le plus sage qui soit sous le soleil — ils sont allés en éclaireurs.

« Ils voulaient voir si Zarathustra vivait encore. En vérité suis-je encore en vie ?

« J’ai trouvé plus de périls parmi les hommes que parmi les animaux ; périlleuses sont les voies de Zarathustra. Puissent mes animaux me conduire !

Et lorsqu’il eut dit ces paroles, Zarathustra soupira et parla ainsi à son cœur :

« Si je pouvais être plus sage ! Si je pouvais être tout à fait sage, comme mon serpent !

« Mais je demande l’impossible : je demanderai donc à ma fierté de marcher toujours avec ma sagesse.

« Et si quelque jour ma sagesse me quitte : hélas ! elle aime à s’envoler ! — puisse ma fierté, alors encore, voler avec ma folie[10] ! »


III


La grande, l’unique passion de la vie entière de Nietzsche fut la recherche de la vérité. Voyons quelle est, chez lui, l’origine de cet instinct et quelle forme particulière il revêt.

Nietzsche appartenait à une de ces familles protestantes à la fois très pieuses et très cultivées, où un vif sentiment religieux s’allie à un goût décidé pour la science. Son père et son grand-père avaient l’un et l’autre suivi la carrière pastorale après avoir fait tous deux de solides études universitaires ; sa mère et sa grand’mère appartenaient également à des familles de pasteurs. Le jeune Nietzsche, tout naturellement, fut destiné à suivre la même voie que son père. Ses camarades d’enfance se le rappellent grave, modeste et doux, replié sur lui-même, profondément religieux non seulement en paroles mais dans ses actes ; ses amis de classe l’appelaient à six ans « le petit pasteur ». Jusqu’à sa confirmation, qu’il fit à l’âge de dix-sept ans environ, sa foi resta intacte ; et quand trois ans après, au moment de quitter l’école de Pforta où il avait fait ses études, il adressait, selon un vieil usage de cet établissement, l’expression écrite de sa reconnaissance à ceux qui l’avaient dirigé à l’entrée de la vie, c’est à Dieu qu’il songe d’abord : « À Lui, à qui je dois presque tout, j’apporte tout d’abord l’hommage de ma gratitude ; quelles actions de grâce puis-je Lui offrir, sinon la fervente adoration de mon cœur qui sent plus vivement que jamais la grandeur de son amour, de cet amour à qui je dois cette heure, la plus belle de mon existence ? Puisse Dieu, mon fidèle appui, m’avoir toujours en sa garde[11]. »

Depuis quelques années, cependant, se préparait dans l’âme de Nietzsche une évolution que les documents publiés par Mme  Förster-Nietzsche nous permettent de suivre très exactement. — Le croyant protestant qui appartient à une nuance tant soit peu libérale du protestantisme, ne subordonne en aucune façon la science à la religion, mais croit à une harmonie parfaite entre la foi religieuse et la science indépendante ; lorsqu’il aborde l’étude de la nature, de l’histoire, de la philosophie, il lui est donc permis et même recommandé de rechercher « la vérité » sans parti pris d’aucune sorte, sans la volonté arrêtée d’avance de trouver dans la science l’apologie de la religion. La libre recherche du vrai, jointe à la conviction que cette libre recherche conduit spontanément à la religion est un des traits caractéristiques du protestantisme et en particulier du protestantisme allemand moderne. L’amour de Dieu et la croyance que cet amour doit guider toute notre existence se concilient pour lui — en théorie du moins — avec l’amour de la vérité et la conviction que l’amour du vrai doit être le principe directeur de notre vie entière. C’est à ce point de vue que se place Nietzsche pendant ses années de collège. Il sent en lui dès cette époque « un extraordinaire désir qui le pousse à acquérir le savoir, une culture universelle » ; il dresse un long catalogue des diverses sciences spéciales qu’il voudrait posséder, mais il ajoute, à la fin de son énumération : « et par-dessus tout la Religion, cette base solide de tout savoir[12] ». Peu à peu cependant, sans secousses violentes, cette croyance à l’harmonie entre la religion et la science s’efface en lui. En 1862, l’année qui suit sa confirmation, il écrit un curieux essai philosophique sur « le destin et l’histoire » qui nous montre qu’il a déjà mesuré par la pensée « l’immense océan des idées » et songé à « se risquer sur la mer du doute », mais qu’il a reconnu qu’il est fou pour un esprit encore inexpérimenté d’entreprendre un pareil voyage sans compas ni pilote. Il voit dès ce moment « que tout le christianisme repose sur des hypothèses ; l’existence de Dieu, l’immortalité, l’autorité de la Bible, l’inspiration, etc., resteront à tout jamais des problèmes. J’ai essayé de nier tout cela : oh ! il est facile de détruire, mais après il faut bâtir ! Et même détruire semble plus facile que ce n’est en réalité ; nous sommes en notre for intérieur si fortement déterminés par les impressions de notre enfance, par l’influence de nos parents, de nos maîtres, que ces préjugés profondément enracinés ne se laissent pas extirper aisément par des arguments logiques ou par un simple décret de la volonté. La puissance de l’habitude, le besoin de l’idéal, la rupture avec le monde actuel, la dissolution de toutes les formes de la société, le doute qui se demande avec angoisse si pendant deux mille ans l’humanité aurait été victime d’une illusion, le sentiment de notre propre témérité et de notre présomption : tous ces sentiments se livrent en nous un combat indécis, jusqu’au jour où des expériences douloureuses, de tristes événements ramènent notre cœur aux vieilles croyances de l’enfance[13] » : s’il reste toujours chrétien, son christianisme devient purement symbolique. « Le christianisme, écrit-il, est essentiellement une affaire de cœur ; c’est seulement quand l’idée chrétienne s’est en quelque sorte incarnée en nous, quand elle est devenue une partie de notre sensibilité, que nous sommes de vrais chrétiens. Les principales doctrines du christianisme ne font qu’exprimer les vérités fondamentales du cœur humain ; elles sont des symboles, de même que les vérités les plus hautes doivent toujours être les symboles de vérités plus hautes encore. Arriver à la béatitude par la foi, n’est rien d’autre que cette antique vérité que le cœur seul et non le savoir nous donne le bonheur. La croyance que Dieu s’est fait homme nous enseigne seulement que l’homme ne doit pas chercher sa félicité dans l’infini, mais fonder son royaume des cieux sur la terre… Parmi l’angoisse du doute et des luttes intérieures, l’humanité atteint l’âge viril : elle reconnaît en elle l’origine, le milieu, la fin de la religion[14]. » Moins de trois ans plus tard Nietzsche a franchi le pas décisif. Il a reconnu que l’homme doit opter entre deux partis : ou bien il choisit la foi religieuse, souscrit aux croyances — quelles qu’elles soient — que lui ont léguées ses ancêtres ; il cherche — et trouve — dans le phénomène subjectif de la foi la paix et la tranquillité de l’âme (sans que d’ailleurs cette foi prouve quoi que ce soit en faveur de la vérité objective de cette croyance) ; ou bien il choisit, au contraire, le sentier solitaire et douloureux du chercheur, qui veut non pas le bonheur et la paix, mais la vérité, la vérité à tout prix, fût-elle terrible et hideuse ; et il marche tout seul d’un pas souvent mal assuré, l’âme troublée, la conscience angoissée, le cœur déchiré « vers le but éternel du Vrai, du Beau, du Bien[15] ». Pour Nietzsche la question, posée en ces termes, était résolue d’avance : il eût été infidèle à ses instincts les plus forts, il eût agi contre sa conscience intime s’il n’avait pas renoncé à la voie facile de la foi pour s’engager dans la voie « héroïque » de la libre recherche.

Lorsque Nietzsche se sépara du christianisme, il avait conscience de l’importance immense de cet acte. Dans tous ses ouvrages il parle de la « Mort de Dieu » comme de l’événement le plus considérable de toute l’histoire de l’humanité, comme d’un bouleversement formidable dans l’existence humaine, bouleversement qui, aujourd’hui, commence seulement à faire sentir ses effets et demandera des siècles pour s’achever. Dans la Gaie Science il a donné à cette idée une expression saisissante en nous contant les discours d’un fou qui court en plein jour, une lanterne allumée à la main, à la recherche de Dieu :

« Où est Dieu, criait-il, je veux vous le dire ! Nous l’avons tué, — vous et moi ! Nous tous nous sommes ses meurtriers ! Mais comment avons-nous fait cela ? Comment avons-nous pu boire l’Océan ? Qui nous a donné l’éponge avec laquelle nous avons effacé tout l’horizon ? Qu’avons-nous fait en détachant cette terre de son soleil ? Où va-t-elle maintenant ? Où allons-nous ? Loin de tous les soleils ? Ne tombons-nous pas, à présent, d’une chute ininterrompue ! En arrière, de côté, en avant, de tous les côtés ? Y a-t-il encore un haut et un bas ? N’errons-nous pas à travers un néant infini ? Ne sentons-nous pas le souffle de l’immensité vide ? Ne fait-il pas plus froid ? La nuit ne se fait-elle pas toujours plus noire ? Ne faut-il pas allumer des lanternes en plein midi ? N’entendez-vous pas déjà le bruit des fossoyeurs qui portent Dieu en terre ? Ne sentez-vous pas déjà l’odeur de la pourriture de Dieu ? — car les Dieux aussi pourrissent ! Dieu est mort ! Dieu restera mort ! et nous l’avons tué ! Comment nous consolerons-nous, nous les meurtriers entre tous les meurtriers ? Ce que le monde avait de plus sacré, de plus puissant a saigné sous nos couteaux, — qui lavera de nous la tâche de ce sang ? Avec quelle eau nous purifierons-nous ? Quelles fêtes expiatoires, quels jeux sacrés nous faudra-t-il inventer ? La grandeur de cet acte n’est-elle pas trop grande pour nous ? Ne devrons-nous pas devenir nous-mêmes des Dieux, ne fût-ce que pour paraître dignes de l’avoir accompli ? Jamais il n’y eut si grande action, — et tous ceux qui naîtront après nous appartiendront, de ce fait, à une histoire plus haute que toute l’histoire du passé ! » — Alors l’homme fou se tut et regarda de nouveau ses auditeurs : eux aussi se taisaient et dirigeaient vers lui des regards inquiets. Enfin il jeta contre terre sa lanterne qui se brisa en morceaux et s’éteignit : « Je viens trop tôt, dit-il alors, les temps ne sont pas encore révolus. Cet événement formidable est encore en route, il marche, il n’est pas encore parvenu jusqu’aux oreilles des hommes. Il faut du temps a l’éclair et au tonnerre, du temps à la lumière des étoiles, il faut du temps aux actions, même après qu’elles ont été accomplies, pour être vues et entendues. Cette action vous est plus lointaine que les plus lointaines constellations, — et pourtant vous l’avez accomplie[16] ! »

Mais tout en reconnaissant clairement la gravité exceptionnelle de l’acte qu’il accomplissait, Nietzsche se détacha du christianisme sans secousse violente, sans déchirement. La rupture ne fut pas, chez lui, un acte de révolte : car le christianisme traditionnel était parfaitement adapté à ses instincts ; il lui était tout aussi aisé et naturel d’accomplir ses devoirs de chrétien que de suivre ses propres inclinations[17]. Et d’autre part sa raison n’eut pas à exercer la moindre pression sur son instinct pour le contraindre à renoncer à ces croyances. Nietzsche n’eut jamais la tentation de fermer les yeux volontairement sur la « Mort de Dieu », d’imposer silence à sa raison et de se réfugier dans les bras de la religion. S’il quittait le christianisme, ce n’était pas seulement parce que Dieu lui semblait logiquement réfuté, c’était avant tout parce que son instinct religieux lui interdisait impérativement de s’attarder à une croyance qui lui apparaissait comme illusoire. Nietzsche fut, à la lettre, athée par religion et c’est pourquoi aussi il le fut sans désespoir et sans angoisses morales. « On voit, dit-il, ce qui a, en réalité, vaincu le Dieu chrétien : c’est la morale chrétienne elle-même, la notion de sincérité appliquée avec une rigueur toujours croissante ; c’est la conscience chrétienne aiguisée dans les confessionnaux et qui s’est transformée, sublimée jusqu’à devenir la conscience scientifique, la « propreté » intellectuelle voulue à tout prix[18]. »

Nous comprenons maintenant le phénomène qui s’est produit dans l’âme de Nietzsche. En bon protestant il avait cru à la vérité et au Dieu traditionnel sans séparer l’un de l’autre dans son adoration. Mais sa ferveur religieuse s’adressait en réalité au « Dieu de vérité » et quand, peu à peu, il lui parut qu’il lui fallait choisir entre « Dieu » et la « vérité », il resta en réalité fidèle à son instinct religieux en sacrifiant une croyance historique et traditionnelle à sa conviction intime et profonde. Et cette conviction dont nous connaissons maintenant l’origine dernière fut et resta le principe directeur de toute sa pensée et de toute sa vie, — car Nietzsche ne séparait pas sa vie de sa pensée et vivait son athéisme comme il avait vécu son christianisme. Poussé par cet instinct tout-puissant de sincérité intellectuelle, il démolit, pièce par pièce, tout l’édifice du vieux monde basé sur la croyance à Dieu. Il cessa de croire à la bonté et à l’ordre providentiel de la nature, de voir dans l’histoire la preuve d’une raison divine et l’indice d’une volonté morale dirigeant les destinées de l’humanité, d’interpréter les événements de notre vie comme des épreuves envoyées par Dieu pour nous mettre sur la voie du salut. Il mit en question toutes les croyances qui, au cours des siècles, ont consolé les hommes, toutes les valeurs qu’ils ont reconnues. Décidé à penser jusqu’au bout sa pensée, il révoqua en doute la morale, la vérité elle-même : il se demanda jusqu’à quel point il convenait de préférer le bien au mal, la vérité à l’erreur. Et à mesure qu’il s’enfonçait plus avant dans la négation, il découvrait aussi plus distinctement le but positif vers lequel il tendait, et formulait avec une clarté toujours plus grande sa réponse personnelle, individuelle au problème du sens de la vie : « Tous les Dieux sont morts : nous voulons à présent que le Surhomme vive[19]. » En perdant son Dieu, Nietzsche s’était trouvé lui-même.

On a souvent et avec raison noté les variations de la pensée de Nietzsche aux diverses périodes de sa vie ; on a étudié l’évolution de ses idées, constaté les étapes successives qu’il a franchies avant d’arriver à la conception définitive de son idéal. Lui-même avait conscience de ces changements et s’est comparé parfois à un serpent qui mue. Il savait qu’en quittant le paisible asile de la foi, il allait affronter des aventures sans nombre : la vie lui apparaissait désormais non plus comme un devoir, comme un fait ou comme une illusion, mais comme une matière à expériences entre les mains du chercheur[20]. Il se regardait comme un aventurier sans cesse occupé à guerroyer et pour qui les défaites sont aussi instructives que les victoires ; ou encore comme un grimpeur de rochers, toujours prêt à se risquer sur les pentes les plus périlleuses, et qui, sans trêve ni repos, monte toujours plus haut de cime en cime, changeant sans cesse d’horizon, résolu à ne jamais s’arrêter, à braver le froid, et les précipices, et la solitude où souffle l’âpre vent des neiges, à pousser toujours plus loin, toujours plus haut.

Ainsi Nietzsche, qui définissait la vie « ce qui toujours doit se dépasser soi-même », estimait que le changement était un élément essentiel de son existence. Mais n’oublions pas, toutefois, que sa vie a aussi son unité grandiose. Elle est dominée tout entière par le même instinct, par cette volonté d’être sincère avec soi-même toujours et à tout prix. Elle est consacrée tout entière à l’examen d’un seul problème : « Quel est pour l’homme, quel est pour moi le sens de la vie, étant donné que Dieu n’est pas ? » Et ce problème, Nietzsche y a appliqué tout ce qu’il y avait en lui de force vive et d’énergie virile : « L’impersonnalité n’a de valeur ni sur terre ni dans le ciel, dit-il quelque part ; pour tous les grands problèmes le grand amour est nécessaire ; et, de cet amour, sont seuls capables les esprits puissants, robustes, sûrs, solidement carrés sur leurs bases. Il y a une différence du tout au tout entre le penseur qui se tient « personnellement » en face de ses problèmes, qui trouve en eux sa destinée, sa détresse comme aussi son meilleur bonheur, et celui qui les aborde « impersonnellement » et qui ne sait les saisir et les toucher qu’avec les antennes de la pensée froide et curieuse. Ce dernier ne trouvera rien, c’est chose certaine d’avance : car les grands problèmes, à supposer qu’il se laissent saisir, ne se laissent retenir ni par les grenouilles ni par les poules mouillées, — un goût qu’ils partagent d’ailleurs avec toutes les vaillantes petites femmes[21]. » Nietzsche trouva réellement dans le grand problème qui s’était posé à lui à l’entrée de la vie sa destinée, son malheur et son bonheur ; il l’étreignit sans jamais faiblir, il lutta corps à corps contre lui, comme Israël avec son Dieu. Et quand la folie vint clore sa vie consciente, il chantait victoire… N’est-ce pas là, après tout, une destinée belle entre toutes ?


IV


Nietzsche n’est pas seulement un penseur : il est aussi un artiste ; et le sens artistique est aussi précoce et aussi profond chez lui que l’instinct scientifique et religieux. C’est la musique, dont le goût était héréditaire dans sa famille, qui l’attirait surtout. Tout enfant déjà il s’enthousiasmait pour les grands classiques de la musique allemande, pour Bach et Beethoven, Mozart et Haydn, Schubert et Mendelssohn, plus tard aussi pour Wagner qui devint de bonne heure un de ses auteurs de prédilection. Dès l’âge de neuf ans aussi il commença à composer de petits morceaux de musique ; bientôt l’une de ses distractions favorites fut d’improviser, de laisser aller ses doigts sur les touches du piano au hasard de sa rêverie. Il ne négligeait d’ailleurs pas, pour cela, l’étude sérieuse de la musique : avec cette conscience qu’il mettait en toutes choses il travailla sérieusement son piano et acquit sur cet instrument une force assez respectable ; il lut énormément de musique ; plus tard il fit même de l’harmonie et il étudia sérieusement la composition. Un instant il fut sur le point de se vouer entièrement à la musique ; dans un Journal écrit en 1869 il raconte que si les circonstances s’y étaient prêtées, il serait peut-être devenu musicien. Il renonça d’ailleurs très vite à s’engager dans cette carrière pour laquelle il n’avait pas d’aptitudes suffisantes, mais le goût de la musique lui resta pour sa vie entière. Il garda toujours un remarquable talent d’improvisation qui faisait l’admiration de Mme Cosima Wagner et charmait encore en 1877 à Rosenlaui l’empereur et l’impératrice du Brésil. Surtout il ressentit toujours un vif attrait pour tous les problèmes obscurs de l’esthétique musicale qu’il aborda avec la double compétence du philosophe et de l’artiste.

Dès son enfance, aussi, Nietzsche fut attiré par la poésie. Sa sœur nous a conservé un grand nombre de poésies de jeunesse écrites pour la plupart de 1858 à 1864 et qui témoignent d’une sensibilité délicate et d’une réelle facilité à tourner le vers.

Plus tard aussi, à diverses époques de sa vie, principalement en 1877, en 1882, en 1884 et en 1888, il a composé un assez grand nombre de poèmes, d’allure philosophique le plus souvent, et où éclatent ça et là des beautés de premier ordre.

Mais si la veine poétique ne s’est jamais tarie chez lui, on peut dire, je crois, que la pratique de la poésie lui a surtout appris à devenir un grand écrivain en prose. Je n’ignore pas que certains critiques allemands protestent contre la réputation de Nietzsche comme styliste ; et je reconnais qu’un étranger est forcément peu compétent pour porter un jugement sur le style d’une œuvre écrite dans une langue qui n’est pas sa langue maternelle. Pourtant je crois qu’aujourd’hui l’opinion allemande reconnaît d’une manière à peu près générale la haute valeur littéraire de l’œuvre de Nietzsche. Pour un Français, en tout cas, son « écriture » si colorée et si nette, si nerveuse et si souple, si riche en expressions pittoresques, en formules frappées comme des médailles, est d’une lecture singulièrement attrayante ; sa phrase est évidemment très travaillée, ciselée par un virtuose de la plume avec un soin minutieux, avec un art très voulu, très conscient de ses procédés et très raffiné ; et pourtant elle a aussi je ne sais quoi de naturel, d’alerte, de dégagé, de vibrant que nous trouvons rarement dans la prose allemande, si peu sympathique, souvent, à des oreilles françaises par la lourdeur de ses constructions et la pesanteur de son allure. Le style de Nietzsche est essentiellement passionné et lyrique : dans ses analyses psychologiques les plus subtiles, dans ses raisonnements les plus abstraits on sent toujours qu’il ne pense pas seulement avec son intelligence mais avec son être tout entier, et qu’il met quelque chose de lui-même dans chacune de ses idées. Il n’est pas seulement un brillant moraliste à la façon d’Amiel par exemple, un maître incontesté de l’aphorisme : il sait à l’occasion s’élever jusqu’au lyrisme le plus pathétique. Il y a sans doute quelque exagération à comparer comme on l’a fait son poème en prose de Zarathustra au Faust de Gœthe ; l’œuvre de Nietzsche est bien moins « humaine » que celle de Gœthe, et je doute qu’elle puisse jamais être pleinement goûtée en dehors d’un cercle relativement assez restreint d’esprits raffinés — ou, si l’on veut même, quelque peu blasés et « fin de siècle ». Mais je crois que le lecteur qui se sera familiarisé avec le style symbolique et dithyrambique, avec la langue insolite au premier abord de cette œuvre à peu près unique en son genre, se défendra difficilement d’une émotion singulièrement intense, presque physique, et comparable à celle qu’on ressent à l’audition de certains morceaux d’orchestre. On sent, dans cette prose poétique, l’œuvre d’un passionné de musique, et l’on comprend aisément que l’un des chefs de la jeune école allemande. M. Richard Strauss ait choisi le Zarathustra de Nietzsche pour sujet d’une de ses compositions symphoniques les plus connues.


V


Aristocrate par ses instincts, épris de vérité et d’art, tout à la fois intellectuel et sensitif, volontaire et passionné, penseur, savant, musicien, poète, Nietzsche nous apparaît comme une nature singulièrement riche et complexe. Mais cette variété d’instincts, de goûts et d’aptitudes ne fait pas tort, chez lui, comme chez tant d’esprits modernes, à l’unité essentielle de la personnalité. Rien ne serait plus faux que de le comparer à Heine, par exemple, que nous voyons tiraillé toute sa vie entre les tendances contraires de sa sensibilité et de sa raison, athée par son intelligence, vaguement religieux par instinct, tout à la fois croyant et sceptique en amour, démocrate et socialiste par raisonnement abstrait et foncièrement aristocrate dans sa manière de sentir. Nietzsche avait fort bien conscience de la complexité de toute âme moderne : « Que les hommes, dit-il, étaient simples, en Grèce, dans l’image qu’ils se faisaient d’eux-mêmes ! Combien nous les dépassons au point de vue de la connaissance de l’homme. Mais combien notre âme et l’idée que nous nous faisons d’une âme nous paraît complexe et sinueuse quand nous nous comparons aux Grecs. Si nous voulions, si nous osions créer une architecture d’après notre type d’âme (mais nous sommes trop lâches pour cela) — ce serait le labyrinthe qui devrait nous servir de modèle[22]. » Il se rendait bien compte d’ailleurs de l’avantage précieux que présente cette complexité de l’âme contemporaine pour le philosophe qui poursuit la vérité : il trouvera en lui-même un sujet d’études d’autant plus riche, d’autant plus intéressant que ses instincts seront plus variés et plus développés, que le labyrinthe de son âme aura plus de galeries profondes et d’obscurs recoins à explorer. Aussi Nietzsche ne demande-t-il qu’à étendre toujours plus loin le champ de ses expériences. Il exprime avec beaucoup de force ce sentiment dans un aphorisme qu’il intitule Soupir du chercheur : « Quelle n’est pas mon avidité ! En mon âme ne réside aucun désintéressement, — mais un « Soi » avide de tout, qui voudrait voir par les yeux, saisir par les mains de beaucoup d’individus, comme par ses yeux, ses mains à lui, — un « Soi » qui ne veut rien perdre de ce qui pourrait lui appartenir ! Oh ! que cette avidité me brûle ! Oh ! si je pouvais renaître en cent autres êtres ! — Celui qui ne connaît pas par expérience ce soupir, ne connaît pas non plus la passion de la vérité[23]. » Mais si l’homme doit utiliser tous ses instincts, les bons comme les mauvais, dans la recherche de la vérité, s’il doit considérer sa vie et son être comme une matière à expériences, il doit se garder d’autre part de laisser porter atteinte à l’unité de sa personnalité. Si la force centrale, la volonté, s’affaiblit chez lui, si elle ne maintient pas à tout prix une rigoureuse hiérarchie des instincts, si l’âme devient le champ de bataille des instincts émancipés et luttant aveuglément pour la puissance sans être maîtrisés par aucune puissance qui les dirige et les contienne, — l’individu subit une irrémédiable déchéance. L’anarchie des instincts est un des plus graves symptômes de décadence ; elle n’apparaît que chez des êtres dégénérés et qui s’inclinent vers la mort. Chez Nietzsche dont la volonté est extraordinairement développée, l’unité harmonieuse de la personnalité n’est jamais menacée. Jamais nous ne le trouvons en guerre avec lui-même, irrésolu, flottant. Malgré sa complexité, il est « tout d’une pièce » : lorsqu’il pense ou qu’il agit — car agir et penser sont pour lui tout un — c’est son être tout entier qui pense et qui agit ; toutes ses facultés, sa volonté, son intelligence, sa sensibilité, son goût artistique s’unissent irrésistiblement pour le conduire là où il veut aller. L’histoire de sa vie nous montrera l’évolution d’une individualité aussi puissante que riche, consciente de très bonne heure du but vers lequel elle tend et marchant dès lors invariablement vers ce but ; il lui arrive de se tromper : il se laisse, pour un instant, entraîner par des influences étrangères vers une direction qui n’est pas la sienne ; mais il revient bientôt, conduit par un instinct sûr, dans sa vraie voie ; il guide et discipline en vue de la conquête de son idéal la multitude variée des facultés spéciales qui sont à son service et il les fait toutes concourir à la grande tâche qu’il s’est assignée ; jusqu’au jour, où, après des années de lutte et d’efforts, il arrive enfin à la pleine conscience, à la pleine maîtrise de lui-même et incarne dans l’âme complexe et harmonieuse de son Zarathustra les aspirations multiples de sa nature d’aristocrate, de prophète et d’artiste.


CHAPITRE II

L’ÉMANCIPATION INTELLECTUELLE DE NIETZSCHE

(1869-1879)


I


La vie extérieure de Nietzsche est très pauvre en événements et peut se résumer en peu de traits. Né le 15 octobre 1844, à Röcken où son père était pasteur, il devint orphelin dès l’âge de cinq ans et émigra en 1850 avec sa famille à Naumburg où il fit ses premières études. À l’âge de quatorze ans (octobre 1858), il entra comme interne à Schulpforta, une ancienne et célèbre école où nombre de littérateurs et savants illustres comme Klopstock, Fichte, Schlegel, Ranke avaient fait leurs études. Six ans après (septembre 1864) il la quittait avec le certificat de maturité, et commençait ses études universitaires. Le choix d’une carrière avait été assez difficile pour lui, car ses goûts de culture universelle l’éloignaient de toute espèce de métier et de spécialité. Après avoir hésité un instant à se faire musicien, il se décida enfin à étudier la philologie classique. Il passa deux semestres à l’université de Bonn (1864-65), puis quatre semestres à celle de Leipzig (1865-67), où il travailla principalement la philologie grecque et devint l’un des élèves préférés de Ritschl, le premier philologue de l’Allemagne à ce moment. Il accomplit ensuite son service militaire, interrompu au bout de peu de temps par un accident de cheval qui nécessita des soins prolongés ; après quoi il retourna à Leipzig pour y préparer une thèse de doctorat. Peu de temps après, avant même d’avoir passé son doctorat, il était nommé, au mois de février 1869, professeur à l’université de Bâle ; la faculté de Leipzig lui décerna sans examen le titre de docteur.

Pendant dix ans, Nietzsche mena la vie paisible, mais absorbante de professeur d’université, faisant ses cours à la faculté aussi régulièrement que le lui permettait sa santé toujours plus chancelante, professant en outre le grec dans la classe supérieure du Pädagogium de Bâle (un établissement intermédiaire entre les gymnases et les universités). Pendant l’année scolaire, il vivait assez retiré, entouré cependant de la considération générale, ne sortant guère d’un petit cercle d’amis intimes parmi lesquels il faut citer au premier rang l’historien de l’art bien connu, Jacob Burckhardt ; en outre, il allait très fréquemment voir Richard Wagner et sa femme, Mme  Cosima Wagner, dans leur ermitage de Tribschen près de Lucerne, où il était reçu en ami de la maison et où il fit de 1869 à 1872 (époque où les Wagner émigrèrent à Bayreuth) vingt-trois visites ou séjours. Pendant les vacances de Pâques, de Pentecôte ou d’été, il voyageait généralement dans l’Oberland, sur les bords du lac de Genève ou des lacs d’Italie. Le seul fait important de cette tranquille existence fut la guerre de 1870, à laquelle Nietzsche prit part comme ambulancier volontaire ; mais sa constitution ne résista pas à cette terrible épreuve et au bout de très peu de temps il dut rentrer à la maison gravement malade. Si l’on met à part ce douloureux intermède, les grands événements de la vie de Nietzsche sont ses travaux littéraires et philosophiques, qui se rapportent à deux sujets principaux : l’étude de l’antiquité grecque d’une part, la critique de la civilisation moderne de l’autre. Sa première grande œuvre, la Naissance de la tragédie (1872) qui eut un retentissement assez considérable et suscita une très vive polémique de presse[24], traitait surtout du problème de l’hellénisme et esquissait une sorte de philosophie générale de la culture grecque. Ses œuvres suivantes, les Considérations inactuelles, sont consacrées à l’étude de questions contemporaines. Les deux premières, David Strauss (1873) et Utilité et dangers de l’histoire pour la vie (1874), sont des attaques hardies dirigées contre la civilisation allemande contemporaine et contre l’exagération de la culture historique. Dans les deux dernières, Schopenhauer éducateur (1874) et Richard Wagner à Bayreuth (1876) Nietzsche trace le portrait des deux génies qui lui paraissent dignes d’être les maîtres de la jeune génération et capables de la guider vers un idéal supérieur à celui dans lequel se complaît le « philistin » moderne.

L’année 1876, cependant, apporte dans la vie extérieure de Nietzsche comme dans sa vie intérieure de graves changements. Le grand événement de sa vie intérieure est, a cette époque, la rupture de son intimité avec Wagner, à laquelle les fêtes de Bayreuth (août 1876) portèrent un coup mortel ; — nous étudierons plus loin en détail les causes de cette brouille qui fut un des plus profonds chagrins de la vie de Nietzsche. — Vers la même époque, l’état de sa santé, déjà gravement compromise par des crises violentes qui s’étaient déclarées au début de 1875 et de 1876, l’oblige à prendre un congé d’une année qu’il passe soit en Italie, soit à Sorrente (jusqu’en mai 1877), soit dans les montagnes de la Suisse. Après ce repos, il essaie de reprendre ses occupations malgré des accès sans cesse renouvelés de sa maladie ; il recommence ses cours ; il publie en 1878 Choses humaines, par trop humaines, et l’année d’après Sentences et opinions variées et Le voyageur et son ombre. Mais sa santé était trop profondément ébranlée pour qu’il pût continuer d’une manière régulière son métier de professeur et, surtout, trouver la force nécessaire pour se livrer à ses travaux personnels, tout en s’acquittant en conscience de ses obligations professionnelles. À la fin de l’année 1877, déjà, il avait été, sur sa demande, déchargé de ses fonctions au Pädagogium ; au printemps de 1879 il renonça également à ses fonctions de professeur à l’université. Une vie nouvelle s’ouvrait pour lui, incertaine et précaire, douloureuse et fragile, surtout profondément solitaire, mais une vie libre et indépendante où il pouvait consacrer tous les instants de répit que lui laissait la mort à l’achèvement de sa grande œuvre philosophique.


II


Ce n’était pas par enthousiasme que Nietzsche s’était décidé vers la fin de son séjour à Schulpforta à suivre la carrière « académique » et à se préparer au métier de philologue. L’une des principales raisons qui l’avait déterminé à prendre ce parti était purement négative : il ne voyait aucune autre carrière à laquelle il se sentit mieux préparé, soit par ses goûts et ses aptitudes naturelles, soit par ses études antérieures ; il estimait que comme professeur d’université il aurait d’abord des loisirs honorables pour ses études personnelles, ensuite un cercle d’activité suffisamment utile, enfin une position indépendante tant au point de vue social qu’au point de vue politique[25]. Ce furent sans doute ces considérations très terre à terre qui influèrent le plus sur sa décision finale. Mais à côté de ces motifs d’ordre pratique, il y en avait d’autres, de nature plus intellectuelle, qui poussaient Nietzsche vers la philologie.

Le principal, c’est à coup sûr le désir d’être « maître » dans une spécialité bien définie. Nietzsche se rendait en effet très exactement compte de ce qu’il y avait de dangereux dans ce désir de culture universelle qui était son instinct dominant. Il comprit de bonne heure que s’il poussait des pointes dans toutes les directions, s’il prenait une teinture superficielle de toutes les sciences sans avoir le courage de limiter sa curiosité, il aboutirait infailliblement au dilettantisme. Or sa nature essentiellement consciencieuse et scrupuleuse ne pouvait trouver aucune satisfaction dans un amas de connaissances incomplètes et mal digérées. Dès sa jeunesse il ressentait une aversion — qui alla toujours en grandissant — pour le « représentant de la culture moderne », pour le journaliste, « le littérateur qui n’est rien mais représente presque tout, qui joue le rôle du connaisseur et qui se charge aussi, en toute modestie, de recueillir à sa place argent, gloire et honneur »[26]. Le savoir qu’il voulait acquérir était le savoir loyal et solide du « maître » qui, dans un domaine restreint arrive, grâce à un travail patient et minutieux à des résultats définitifs ; il ambitionnait de devenir un bon ouvrier dans quelque coin du vaste champ de la science. À ce point de vue la philologie l’attirait par la rigueur de sa méthode, par la minutie de ses recherches de détail, par cette sécheresse et cette aridité même qui la rendent impopulaire auprès du grand public.

Ce qu’il aimait encore dans la philologie, c’est ce qu’elle a d’inactuel, pour employer une expression popularisée par Nietzsche. Le vulgaire reproche d’ordinaire au connaisseur de l’antiquité de perdre son temps à étudier des choses lointaines, mortes, inutiles, au lieu de s’occuper des questions du jour. Or Nietzsche est reconnaissant à la philologie précisément de n’être pas une science utilitaire, mais une occupation d’aristocrates, de mandarins de l’esprit ; il lui sait gré d’exiger de ses adeptes le recueillement, le silence, la sage et patiente lenteur, toutes choses inconnues à l’homme d’aujourd’hui, bruyant, affairé, superficiel. « La philologie, dit-il, est cet art respectable qui impose à ses fidèles, avant toute autre chose, de se mettre à l’écart, de se donner le temps, de devenir silencieux, de devenir lents —, un art d’orfèvre, de connaisseur du mot, où tous les travaux sont délicats et minutieux, où l’on n’arrive à rien, si ce n’est doucement, lento. C’est par là aussi qu’elle est aujourd’hui plus nécessaire que jamais ; par là qu’elle nous attire et nous séduit le plus en ce temps de « travail », je veux dire de hâte, de précipitation indécente et suante, qui veut « en finir » au plus vite avec toute chose, aussi avec les livres, anciens ou nouveaux. La philologie, elle, ne sait jamais « en finir » vite avec quoi que soit : elle apprend à bien lire, c’est-à-dire lentement, profondément, en se précautionnant dans tous les sens, avec des pensées de derrière la tête, en se ménageant des issues, à lire d’une main délicate et d’un œil expert……[27]. »

Enfin, il acceptait volontiers la perspective de consacrer sa vie à la philologie parce qu’il était fermement décidé à ne pas pratiquer cette science, en manœuvre laborieux et inintelligent, à ne pas se noyer dans l’étude pragmatique et micrographique du petit fait, à ne pas pratiquer le culte de la variante « en soi », à ne pas se complaire dans un entassement stérile de remarques de détail sans portée et sans intérêt, mais à faire de la philologie en philosophe et en artiste. Il estimait en effet que l’idéal classique restait un modèle impérissable aussi pour l’époque moderne, et que nul progrès industriel, nul règlement scolaire, nulle éducation politique et sociale des masses ne pouvaient nous empêcher de redevenir des barbares le jour où nous cesserions d’admirer la noble simplicité et la tranquille dignité de l’art hellénique. Bien plus : il avait la conviction que cette culture grecque si orgueilleusement dédaignée par les apôtres du progrès scientifique et des idées modernes, était en réalité fort supérieure à la nôtre, que les Grecs avaient été plus près que nous de la solution du problème de l’existence, et qu’ainsi ils étaient nos maîtres non seulement en matière de goût, mais d’une manière générale dans l’art de la vie. La tâche du philologue devenait ainsi singulièrement vaste et belle à ses yeux : il s’agissait désormais pour lui non plus d’éplucher des textes ou d’imaginer de nouvelles conjectures, mais de faire revivre l’âme même de la Grèce antique ; de voir comment l’esprit grec avait pu s’élever jusqu’au point de perfection où il nous apparaît dans les œuvres qu’il nous a léguées, d’étudier les conditions physiques, les croyances religieuses, l’organisation politique et sociale, les influences climatériques ou ethnologiques qui ont permis au peuple grec de se développer comme il l’a fait, de replacer enfin l’histoire de l’hellénisme à la place qu’elle occupe dans l’évolution de la civilisation européenne, et de voir ce que les modernes ont encore à apprendre des Grecs. Aborder les problèmes éternels de l’humanité par l’étude approfondie de l’âme antique, telle était le programme grandiose que se traçait Nietzsche au moment où il commençait à professer à l’Université de Bâle : « La philologie, disait-il à la fin de son discours inaugural, n’est ni une Muse ni une Grâce, mais une messagère des Dieux ; et comme les Muses jadis descendirent vers les paysans de la Béotie affligés et dolents, cette messagère pénètre aujourd’hui dans un monde plein de sombres couleurs et de funèbres images, plein de souffrances profondes et inguérissables, et nous console en évoquant, dans ses récits, les belles et lumineuses figures d’une contrée merveilleuse, azurée, lointaine, fortunée[28]. »

Nietzsche s’attaqua au problème de la culture hellénique avec une prodigieuse ardeur. On demeure confondu, lorsqu’on parcourt les tomes IX et X de ses œuvres complètes, de la masse de travail vraiment formidable dont il vint à bout pendant les dix ans que dura son professorat. Il faut songer, en effet, que pendant cette période il s’occupa simultanément de philosophie, de critique littéraire, de propagande wagnérienne et de philologie grecque. Or ses travaux philologiques à eux seuls sont déjà d’une prodigieuse étendue. La Naissance de la tragédie avec les travaux préliminaires qui l’ont précédée[29] n’absorbe qu’une petite partie de son activité. Un coup d’œil jeté sur la liste des cours et conférences professés par Nietzsche de 1869 à 1879[30] suffit pour nous montrer la variété des sujets traités par lui : parmi les matières les plus importantes dont il fait l’objet de cours suivis, citons l’histoire de la littérature grecque, l’histoire des antiquités religieuses, la rhétorique, la rythmique, et l’histoire de la philosophie grecque jusqu’à Platon inclusivement. Nous le voyons en même temps se livrer à des recherches originales sur les philosophes grecs de Thalès à Socrate[31] et sur le concours d’Homère et d’Hésiode[32], proposer une théorie nouvelle de la métrique grecque[33], préparer un commentaire philologique et historique des Choéphores[34], amorcer des travaux sur l’esthétique d’Aristote[35], sur Démosthènes et Cicéron[36]. Il projetait enfin de passer en revue, dans un cycle de cours d’université qu’il pensait répartir sur sept ou huit années, toutes les branches de la culture grecque[37] et comptait alors consacrer dix ans de sa vie à composer un grand ouvrage qui serait la synthèse de ses idées définitives sur le problème de l’hellénisme[38]. Tous ces projets de travaux sont restés à l’état de fragments ou d’ébauches. À partir de 1876 en effet l’état de santé de Nietzsche lui interdit les travaux de bibliothèque nécessaires pour des recherches de cet ordre ; et son esprit, d’ailleurs, s’était tourné vers d’autres problèmes. Mais les esquisses qui nous ont été conservées suffisent pour nous faire connaître ses idées essentielles et pour nous montrer avec quelle conscience il avait exercé son métier de philologue. Quelque opinion qu’on puisse avoir sur les tendances de son esprit, sur sa méthode et sur la valeur des résultats qu’il a obtenus, il faut reconnaître en tout cas la loyauté et la sincérité de l’immense effort qu’il fit pour s’assimiler, dans sa totalité, la science qu’il était chargé d’enseigner.

Nous n’avons du reste pas, ici, à exposer ni à discuter les travaux philologiques de Nietzsche, mais simplement à dégager quel fut pour lui le résultat philosophique de ses recherches. Son intention était, disions-nous, d’aborder le problème de l’existence en étudiant la solution que les Grecs lui ont donnée. Voyons quelle est, d’après lui, cette solution et quelle valeur il lui attribue.

Le point de départ de Nietzsche est la métaphysique de Schopenhauer. Il admet avec le grand pessimiste que l’essence du monde est la volonté : que celle volonté est identique chez tous les êtres et s’affirme avec énergie dans la création entière. Cette volonté est un désir douloureux grâce auquel la vie de l’homme est un combat perpétuel avec la certitude d’être vaincu et qui se résume ainsi : « vouloir sans motif, toujours souffrir, puis mourir, et ainsi de suite aux siècles des siècles jusqu’à ce que notre planète s’écaille en petits morceaux. » Au point de vue de l’intelligence, le monde ne se justifie pas. La raison calcule que, dans toute vie, la somme de souffrance l’emporte forcément sur la somme de bonheur et elle conclut de là que l’homme doit tendre à l’abolition de la volonté en lui : la volonté une fois niée, le monde extérieur s’écroulera de lui-même puisqu’il n’est que la volonté objectivée sous l’action du principe d’individuation.

Mais, continue Nietzsche, s’écartant ici de la doctrine de Schopenhauer, le monde, injustifiable au point de vue rationnel, peut se justifier, peut-être, comme phénomène esthétique, comme la vision d’un démiurge-artiste, comme l’œuvre d’art suprême causant à son créateur une suprême volupté esthétique. Dans cette hypothèse l’homme devrait faire effort pour prendre sa part de cette vision de beauté en développant en lui le sens du beau, en contemplant l’universj en se considérant lui-même uniquement sous le point de vue du beau ; dans le moment de la création artistique, nous ressentons peut-être quelque chose de l’infinie jouissance du créateur. Or, en tant qu’individu conditionné par le principe d’individuation et vivant dans le monde des phénomènes, l’homme est artiste par le don de la vision créatrice. Il peut créer en lui, soit directement (en tant qu’artiste créateur), soit médiatement (par la contemplation de l’oeuvre d’art qui évoque puissamment la vision intérieure) des images du monde extérieur qui lui causent une jouissance artistique. L’essentiel de l’acte esthétique, c’est la création d’une image intérieure, c’est par conséquent une vision, un rêve du monde extérieur, non pas seulement en ce qu’il a de beau, de joyeux, mais aussi en ce qu’il a de redoutable, de douloureux. C’est cette faculté de créer des images de la vie réelle que Nietzsche appelle la faculté apollinienne. L’art apollinien est en première ligne la sculpture, et la peinture ou encore la poésie épique. C’est un rêve que l’homme veut continuer de rêver et dans lequel il se complaît tout en ayant conscience de son irréalité. L’homme apollinien échappe au pessimisme par la contemplation de la beauté ; il dit à la vie : Je te veux, car ton image est belle, tu es digne d’être rêvée !

Mais l’homme n’est pas seulement un être limité par le principe d’individuation ; il a aussi conscience de lui-même comme d’une volonté ; il se sent une parcelle de cette volonté éparse dans tout l’univers, il se sent identique à tout ce qui vit et qui souffre, à l’univers entier. C’est dans l’état d’ivresse et d’extase causées par les narcotiques ou provoquées par des phénomènes naturels comme le retour du printemps, que l’homme sent tout à coup s’abaisser cette barrière de l’individualité qui le sépare du reste de l’univers, et qu’il prend conscience de son union avec la nature entière. C’est là ce que Nietzsche appelle l’état dionysien. La langue naturelle de l’homme dionysien, c’est la musique, qui est, d’après Schopenhauer, l’expression directe de la volonté éternelle et primordiale, l’image adéquate de ce désir éternel qui est au fond de l’univers. Dans l’état dionysien, l’homme prend à la vérité conscience de la souffrance universelle, de l’illusion et des douleurs de l’individuation ; il incline donc vers une conception pessimiste de l’univers. Mais en même temps il prend conscience aussi de son éternité, puisque sa volonté individuelle est identique à la volonté universelle. En face du spectacle terrifiant de la destruction de tout ce qui est périssable — par exemple en présence de la mort d’un héros tragique — il sent s’élever en lui la conscience que la vie éternelle de la volonté n’est pas atteinte par la mort de l’individu. L’homme dionysien échappe au pessimisme parce qu’il perçoit l’éternifé de la volonté sous le flux perpétuel des phénomènes ; il dit à la vie : Je te veux, car tu es la vie éternelle !

C’est à l’aide de ces deux illusions bienfaisantes, l’illusion apollinienne et l’illusion dionysienne que les Grecs ont, pendant la plus belle époque de leur civilisation, triomphé du pessimisme et rendu leur vie digne d’être vécue.

L’optimisme grec ne réaulte pas, pour Nietzsche, d’une faculté naturelle de prendre la vie légèrement, de fermer les yeux sur les douleurs humaines. Il a une source plus noble et plus belle. Les traditions des Grecs sur l’époque primitive, sur l’âge d’airain, sur la période des Titans prouvent qu’ils ont eu conscience, eux aussi, de l’universelle souffrance. Nietzsche rappelle, à l’appui de cette thèse, la réponse de Silène, le compagnon de Dionysos, au roi Midas qui lui demandait de lui révéler ce qui vaut le mieux pour l’homme : « Race d’éphémères misérables, fils du hasard et de la peine, pourquoi me contrains-tu à dire ce qu’il ne te sera pas agréable d’entendre ? Le bien suprême, à jamais inaccessible pour toi, c’est de n’être pas né, de n’être pas, de n’être rien. Le bien qui vient ensuite, c’est pour toi de mourir bientôt. » — Or cette faculté de souffrir, de sentir dans leur plénitude les épouvantes et les douleurs de l’existence contraignit les Grecs à créer — pour pouvoir continuer à vivre, — le monde brillant des dieux de l’Olympe. Les dieux helléniques sont la création éclatante et triomphale de l’esprit apollinien. Pour échapper à l’horreur de la réalité entrevue, le génie grec enfanta un peuple de dieux, une vision étincelante de la vie telle qu’elle méritait d’être vécue. Il crut à ces dieux qu’il avait créés, dans sa détresse, pour réagir contre l’envahissement du pessimisme. Et la vie lui parut de nouveau digne d’être vécue, puisqu’elle se déroulait dans un univers gouverné par des dieux si beaux. Homère est le type merveilleux du Grec apollinien, de l’artiste naïf, mais d’une naïveté combien voulue et raffinée ! La poésie homérique est le chant de triomphe de la civilisation grecque victorieuse des terreurs de l’époque des Titans ; elle marque le point culminant de l’illusion apollinienne par laquelle le Grec artiste sut se dissimuler à lui-même la tristesse et la laideur de la vie réelle.

En face de la culture apollinienne, cependant, se dressa bientôt la culture dionysienne ou plus exactement la culture tragique.

L’esprit dionysien était répandu dans tout le monde antique. Chez les barbares il amenait d’effroyables orgies où l’homme retournait à l’état de brute et s’abandonnait sans retenue aucune à ses instincts de volupté et de cruauté. Malgré son éloignement pour tout ce qui était barbare, le Grec céda à la contagion, d’autant qu’il sentait aussi, au fond de lui, l’esprit dionysien ; seulement ses orgies ne devinrent jamais bestiales : elles furent des fêtes où la nature célébrait sa délivrance, où l’homme s’exaltait dans le sentiment de sa communion avec l’univers. De ces orgies dionysiennes est sortie la tragédie grecque.

La tragédie grecque a pour origine, on le sait, un chœur de satyres. Pour les Grecs, les satyres sont des esprits de la nature qui vivent, indestructibles, derrière toute civilisation et qui par leur apparition même font disparaître la notion de civilisation, font tomber les barrières qui séparent l’homme de la nature, et montrent que la nature est toujours la même, éternellement puissante et féconde malgré l’écoulement incessant des générations et des peuples. Le Grec conçoit le satyre comme un être tout à fait « nature », indemne de toute culture, mais non pas comme une brute : il a quelque chose de sublime et de divin, il est le symbole des instincts les plus puissants de l’homme ; c’est un enthousiaste que l’approche du dieu exalte ; il est compatissant et pitoyable, car il partage les souffrances de Dionysos ; il est initié à la sagesse intime de la nature, il est le symbole de cette toute-puissante fécondité de la vie que le Grec admirait avec un respect religieux. — Ce chœur de satyres est à l’origine le représentant du public tout entier saisi par l’ivresse dionysienne. Par la danse et par la musique il éveillait chez le spectateur l’enthousiasme sacré ; il le conduisait ainsi à abolir en lui le souvenir de la civilisation, le souvenir de son individualité particulière, à prendre lui-même en quelque sorte l’àme d’un satyre, à partager son ivresse. Et quand tous les cœurs battaient à l’unisson, en proie au même délire sacré, alors, au sein du chœur extasié, s’élevait la radieuse vision du dieu Dionysos, qui se communiquait aussitôt à la foule des spectateurs. Ainsi l’ivresse dionysienne donnait naissance à une vision apollinienne qui n’était autre chose que la traduction précise, particulière et plastique de L’état d’âme imprécis et « musical » engendré par cette ivresse mystique.

La tragédie grecque est donc en définitive, une manifestation de l’état d’àme dionysien traduit et « spécialisé » en quelque sorte pour les yeux et pour l’intelligence à l’aide d’une image apollinienne. Par son inspiration essentielle elle est « musicale », elle est le cri de triomphe de la volonté qui se sent immortelle en face du flux perpétuel des choses humaines ; par sa forme elle est plastique et emprunte sa matière aux visions apolliniennes. Le héros unique de toute tragédie, c’est le dieu Dionysos. Il n’est d’abord qu’une vision du chœur des satyres et la tragédie, à son origine, est aussi purement lyrique : elle est un hymne en l’honneur du dieu, par lequel le chœur communique sa vision aux spectateurs. Plus tard cette vision est objectivée, mimée sur le théâtre afin de s’imposer avec plus d’intensité encore à l’imagination des spectateurs : la scène tragique devient l’image symbolique du cadre de nuages au milieu duquel la vision divine se montre aux bacchantes qui errent dans la vallée, ivres du dieu, et qui sont représentées par le chœur. Plus tard encore, Dionysos ne se manifeste plus sous sa forme divine, mais sous les formes plastiques variées des héros en qui il s’est incarné, sous le masque tragique d’un Prométhée ou d’un Œdipe. Tous ces héros des vieux mythes de l’époque homérique sont en effet conçus comme des avatars du dieu : « Dionysos, l’unique, le réel héros de toute tragédie, apparaît sous des formes variées, sous le masque d’un héros qui lutte ; il est enveloppé en quelque sorte dans le réseau de la volonté individuelle. Le dieu, tel qu’il se montre dans ses paroles et dans ses actes, ressemble à un individu qui erre, lutte et souffre, et s’il apparaît ainsi avec la netteté, la précision de la vision épique, c’est grâce à l’intervention d’Apollon interprète des songes qui rend intelligible au chœur son extase dionysienne à l’aide de cette vision symbolique. Mais en réalité le héros tragique est ce Dionysos souffrant dont parlent les mystères, ce dieu qui éprouve par lui-même les douleurs de l’individuation, ce dieu qui, au dire de légendes merveilleuses, fut déchiré, tout enfant, par les Titans et adoré ainsi, sous le nom de Zagreus : on indiquait par là que cette lacération du dieu, image de sa souffrance, était semblable à une métamorphose en air, eau, terre et feu, et que, par suite, nous devions considérer l’individuation comme la source et l’origine de tous les maux et comme quelque chose de funeste en soi. Du sourire de ce Dionysos sont nés les dieux, de ses larmes les hommes. Dans l’existence qu’il mène à l’état de Dieu lacéré, Dionysos se montre sous le double aspect d’un démon cruel et assauvagi et d’un souverain doux et paisible. Mais les époptes mettaient leur espoir dans une nouvelle naissance de Dionysos, que nous pouvons interpréter maintenant comme l’aspiration vers la fin de l’individuation : c’est pour célébrer la venue de ce troisième Dionysos que retentissait le chant d’allégresse des époptes. Seul cet espoir fait briller un rayon de joie sur la face du monde déebiqueté, émietté en innombrables individus : c’est ce que le mythe exprimait symboliquement par le deuil éternel de Déméter qui ne se réjouit à nouveau que lorsqu’on lui dit qu’elle pourrait enfanter encore une fois Dionysos[39]. » — Ainsi les tragiques grecs font revivre le monde des dieux homériques dont le radieux éclat commençait déjà à se ternir, et se servent de toutes ces visions apolliniennes comme de symboles particuliers et typiques au moyen desquels ils traduisent sous une forme sensible leur conception de l’univers. Entre leurs mains ces mythes plastiques s’imprègnent d’émotion musicale, de sagesse dionysienne. Galvanisé par le souffle de l’esprit dionysien, vivifié par la puissance magique de la musique, le vieux mythe homérique atteint, avant de mourir, sa forme la plus expressive : « Une fois encore, il se lève, tel un héros blessé : et toute la surabondance de ses forces, toute la paix et toute la sagesse que donne la mort brillent dans ses yeux d’une dernière et puissante lueur[40]. »

Cette époque de la « sagesse tragique » dont il voyait la plus haute manifestation dans les drames d’Eschyle et dont il croyait deviner l’expression rationnelle dans la philosophie d’Héraclite, est pour Nietzsche le point culminant de la civilisation hellénique. Quand seize ans plus tard, arrivé à la pleine conscience de lui-même, il jeta un coup d’œil en arrière sur l’œuvre de sa jeunesse, il souligna comme son principal mérite d’avoir, le premier, mis en relief, dans la Naissance de la tragédie, le sens profond du problème de l’esprit dionysien chez les Grecs. « La psychologie de l’état orgiastique interprété comme un sentiment de vie et de force débordante, où la douleur elle-même est ressentie comme un stimulant, m’a montré la voie qui conduisait à la notion du sentiment tragique si méconnu par Aristote comme par nos pessimistes… L’affirmation de la vie jusque dans ses problèmes les plus ardus et les plus redoutables, la Volonté de vivre s’exaltant dans la conscience de son inépuisable fécondité, devant la destruction des plus beaux types d’humanité, — c’est là ce que j’appelai l’esprit dionysien ; et c’est là que je trouvai la clef qui nous ouvre l’âme du poète tragique. L’âme tragique ne veut pas se libérer de la terreur et de la pitié, elle ne veut pas se purifier d’une passion dangereuse au moyen d’une explosion violente de cette passion, — c’est ainsi que l’entendait Aristote ; — non : elle veut, par delà la pitié et la terreur être elle-même la joie éternelle du devenir, cette joie qui comprend aussi la joie d’anéantir…[41] ».

L’esprit dionysien, cependant, fit place en Grèce à l’esprit scientifique. Après s’être affranchi du pessimisme soit par la contemplation de la beauté, soit par la conscience de l’éternité de la volonté, le Grec eut recours à un troisième moyen, à la connaissance rationnelle de l’univers. La science est, elle aussi, un remède puissant contre le pessimisme ; de même que l’artiste dit à la vie : « Tu es digne d’être vécue parce que ton image est belle, » ainsi le savant lui dit : « Je te veux, car tu es digne d’être connue. » Il trouve dans la découverte scientifique le même plaisir que l’artiste dans la vision apollinienne. À ce point de vue l’illusion scientifique est aussi bienfaisante que l’illusion apollinienne ou dionysienne. Mais il ne faut pas oublier que la vertu bienfaisante de la science réside dans l’acte même de la recherche et non point du tout dans la vérité trouvée. Or la grande erreur dans laquelle tombe presque toujours la science, c’est précisément de s’imaginer qu’elle peut non seulement connaître le monde, mais aussi le guider et le corriger. Elle croit naïvement, dans son optimisme maladroit, que le monde est intelligible dans son ensemble comme dans ses détails, que la vertu suprême est le savoir, que l’ignorance est la source de tous les maux et que, par la science. l’homme peut atteindre à toutes les vertus, même à l’héroïsme tragique.

Socrate est le premier type grandiose de rationaliste en Grèce. La raison était chez lui si puissante qu’elle prenait en quelque sorte la place de l’instinct dans sa vie. L’homme normal est mis en garde par sa raison contre les erreurs de ses instincts ; chez Socrate c’était l’inverse qui avait lieu : l’instinct — ce « démon » familier dont il entendait parfois la voix — l’avertissait des erreurs de sa logique ! Caractère moins noble que les Grecs de l’époque tragique, il sut cependant fasciner ses contemporains par la supériorité de sa dialectique et par le spectacle d’une mort admirable : il quitta la vie calmement, sans regrets, affirmant par sa mort sa foi inébranlable dans ses idées et son optimisme serein[42]».

Ce fut l’esprit socratique qui tua la tragédie grecque. Devant le tribunal de la raison la tragédie dionysienne devait forcément succomber, et cela précisément à cause de cet élément irrationnel, illogique, « musical, » qu’elle renfermait. Une tragédie ne prouve rien, ne met au jour aucune vérité utile. Bien plus, elle est foncièrement immorale : ne montre-t-elle pas la destruction des plus beaux exemplaires de l’humanité ; or, s’il y a, comme le veut l’optimisme scientifique, un lien nécessaire entre la science, la vertu et le vrai bonheur, la morale tragique devient une hérésie dangereuse. La « justice poétique » doit triompher dans les ouvrages de l’esprit ; la plus haute forme «le l’art devient, comme le voulait Socrate, la fable ésopique. D’ailleurs ce n’était pas seulement l’art tragique que condamnait Socrate, mais d’une manière plus générale toute la culture hellénique : il était l’incarnation de la raison, tandis que les Grecs obéissaient à la loi supérieure de l’instinct ; ils voulaient la vie puissante et belle, lui la voulait logique et consciente d’elle-même. Il nous apparaît ainsi comme le contempteur décidé et implacable de l’esprit de son temps. Seul entre tous ses contemporains il confessait « qu’il ne savait rien» ; et il avait raison contre eux. Passant en revue toutes les illustrations d’Athènes, politiciens ou orateurs, poètes ou artistes, il constatait que tous ces hommes, si sûrs d’eux-mêmes, si persuadés de leur savoir, vivaient et agissaient en réalité par l’instinct et sans avoir clairement conscience de ce qu’ils faisaient. Ainsi partout où il promenait ses regards, il ne voyait qu’illusion, erreur, sotte infatuation de soi. Et au nom de sa souveraine raison, conscient d’être le représentant d’une civilisation nouvelle, il condamnait en bloc toute la culture hellénique, sans soupçonner un seul instant que le vieux monde qu’il ruinait était infiniment supérieur au monde nouveau qui allait surgir.

Que vaut, au point de vue purement historique, cette théorie de Nietzsche sur l’évolution de la culture grecque ? Il serait peut-être imprudent de prétendre trancher dès à présent cette question. Il est certain — et Nietzsche le savait fort bien lui-même — que par sa façon de mêler la philosophie et la philologie, il s’écartait absolument des tendances qui prévalent aujourd’hui parmi les hommes de science. Les esprits positifs, amoureux défaits précis, peu enclins aux aventures intellectuelles et peu disposés à s’attaquer à des problèmes qui ne sont pas susceptibles d’une solution scientifique seront évidemment tentés de condamner d’une manière absolue la méthode de Nietzsche et de rejeter sans débat nombre de ses affirmations qui sont en contradiction complète avec l’idée qu’on se fait habituellement des Grecs. Si quelque jour il doit occuper une place dans l’histoire de la philologie, ce ne peut être que comme initiateur, comme promoteur d’idées directrices que les hommes de métier auront à vérifier ou à rectifier ; si le « problème dionysien », tel que Nietzsche l’a posé, recevait jamais une solution voisine de celle qu’il a esquissée, il aurait droit incontestablement à la reconnaissance et à l’estime des philologues qui l’ont si durement repoussé. L’avenir dira de quel côté était la vérité. Mais il faut ajouter en tout état de cause que, même si les idées de Nietzsche étaient sans valeur objective pour la connaissance de l’âme grecque, elles conserveraient malgré lout un intérêt de premier ordre pour l’histoire de la pensée de Nietzsche : « Je suis très éloigné de croire, a-t-il dit quelque part, que j’aie bien compris Schopenhauer ; mais j’ai appris par Schopenhauer à me connaître un peu mieux moi-même[43]. » On pourrait dire de même : Il n’est pas très sûr que Nietzsche ait bien compris les Grecs ; il n’est même pas très sûr qu’il soit utile ou simplement possible de savoir ce qu’étaient en réalité les Grecs ; aussi bien l’image qu’on se fait de l’antiquité classique n’est-elle peut-être bien que « la fleur merveilleuse née de l’ardente aspiration du Germain vers le Sud[44] ». Ce qui est certain, par contre, c’est que l’étude de l’antiquité grecque a fait naître en Nietzsche la notion de l’esprit dionysien et de la culture tragique ; or cette notion de la volonté s’exaltant à l’idée de son éternité devant le spectacle de la souffrance humaine et de la mort, correspond à l’un des sentiments les plus profonds de l’âme de Nietzsche et deviendra le pivot de toute sa philosophie. Quelle que soit la valeur intrinsèque de la Naissance de la tragédie, elle aura donc toujours le mérite de nous montrer comment, au contact de la culture hellénique, Nietzsche a pris conscience de lui-même.


III


Pour définir l’attitude adoptée par Nietzsche, pendant la première partie de sa vie de penseur, vis-à-vis de la civilisation contemporaine, on pourrait dire, en se servant des formules dont nous venons de préciser le sens, qu’il est un philosophe tragique vivant au sein d’une civilisation socratique.

Nietzsche conçoit l’existence de l’homme comme une lutte héroïque contre toute erreur et toute illusion. Il considère le monde avec les yeux du pessimiste : la nature lui apparaît comme une force redoutable et souvent malfaisante ; l’histoire lui semble « brutale et vide de sens ». Il s’interdit impérieusement de céder aux séductions de l’optimisme vulgaire ; il refuse de se prêter aux illusions par lesquelles l’homme cherche à se persuader que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes ; il refuse surtout de croire que la vie puisse jamais nous donner un instant de vraie joie et de se laisser prendre aux trompeuses apparences de bonheur qui déçoivent le vulgaire. La mission de l’homme supérieur est donc, selon lui, de combattre sans merci tout ce qui est mauvais », de dissiper toutes les erreurs, de dénoncer toutes les valeurs fausses et surfaites, de se montrer impitoyable pour toutes les faiblesses, toutes les lâchetés, tous les mensonges de la civilisation : « Je rêve, écrit-il, d’une association d’hommes qui seraient entiers et absolus, qui ne garderaient aucun ménagement et se donneraient à eux-mêmes le nom de « destructeurs » : ils soumettraient tout à leur critique et se sacrifieraient à la vérité. Il faut que ce qui est mauvais et faux paraisse au grand jour ! Nous ne voulons pas construire avant l’heure, nous ne savons pas si nous pourrons jamais bâtir et si le mieux ne serait pas de ne jamais bâtir. Il y a des pessimistes paresseux, des résignés — jamais nous ne serons de ceux-là[45]. » L’idéal qu’il propose à notre admiration et à notre imitation, c’est a l’homme selon Schopenhauer », qui sait que le vrai bonheur est impossible, qui hait et qui méprise le bien-être matériel et grossier où se complaît l’humanité vulgaire, qui détruit tout ce qui est digne d’être détruit, insoucieux de sa propre souffrance, insoucieux aussi des souffrances qu’il cause autour de lui, soutenu dans sa marche douloureuse par l’inébranlable volonté d’être vrai et sincère à tout prix[46]. Seulement, au lieu de conclure, comme Schopenhauer, à la négation du vouloir-vivre, Nietzsche admire et révère, comme le Grec dionysien, cette Volonté qui veut éternellement la vie et la légitime par tous les moyens. Il est pessimiste, seulement de son pessimisme il conclut non à la nécessité de la résignation, mais à la nécessité de l’héroïsme ; il regarde l’ascétisme non comme un idéal, mais comme un symptôme de fatigue, de dégénérescence : « Le pessimisme, affirme-t-il dès cette époque, est impossible pratiquement et ne peut pas être logique. Le non-être ne peut pas être le but[47]. » Et par conséquent, au lieu de prêcher comme les pessimistes le détachement de la vie, l’aspiration au nirvâna, il regarde comme « bon » tout ce qui contribue à fortifier dans l’homme la volonté de vivre, tout ce qui donne à l’existence un but ou un intérêt de plus, tout ce qui la rend plus digne d’être vécue.

Comme les Grecs de l’époque tragique, Nietzsche est foncièrement individualiste et aristocrate. Ce qu’il admire surtout dans la civilisation hellénique, c’est qu’elle a produit une foule d’hommes supérieurs. Or, c’est là, selon lui, le vrai but de la vie. Le héros tragique, l’homme selon Schopenhauer n’est pas seulement la forme la plus haute et la plus belle de l’existence, il est la raison d’être de l’existence. Comme Flaubert ou Renan, Nietzsche admet qu’un peuple est un détour que prend la nature pour produire une douzaine de grands hommes et pose en principe que : « l’humanité doit toujours travailler à mettre au monde des individus de génie ; — c’est là sa mission, elle n’en a point d’autre[48]». La jeunesse devra donc être élevée dans le culte du génie. On lui enseignera qu’elle n’a qu’un seul devoir : « hâter la naissance et le développement du philosophe, de l’artiste, du saint en nous et hors de nous, et collaborer ainsi à la suprême perfection de la nature. » On apprendra au jeune homme à se considérer lui-même comme une œuvre défectueuse de la nature, mais à honorer en même temps le génie artistique et les desseins admirables de cette ouvrière infatigable, et à l’aider de tout son pouvoir afin qu’une autre fois elle réalise mieux ses intentions. Il comprendra que la connaissance de soi, et, par suite, le mécontentement de soi sont la base de toute culture ; il dira : « Je vois au-dessus de moi quelque chose de plus élevé, de plus humain que ce que je suis moi-même ; aidez-moi tous à atteindre cet idéal, comme je viendrai moi-même en aide à celui qui pensera comme moi et souffrira comme moi : et ce, pour qu’un jour enfin naisse de nouveau l’homme qui se sent parfait et infini en savoir comme en amour, par la contemplation comme par le pouvoir créateur, l’homme qui, dans la plénitude de son être, vit au sein de la nature, qui est le juge et la mesure de toutes choses[49]. » Il ne faut plus, désormais, laisser au seul hasard le soin de faire surgir l’individu de génie du milieu de la masse des médiocres ; les hommes doivent n’efforcer en pleine connaissance de cause de faire naître, par la sélection, par une éducation appropriée, une race de héros : « Il est possible, affirme Nietzsche, d’obtenir, par d’heureuses inventions, des types de grands hommes tout autres et plus puissants que ceux qui, jusqu’à présent, ont été façonnés par des circonstances fortuites. La culture rationnelle de l’homme supérieur : c’est là une perspective pleine de promesses[50]. »

Nietzsche ne recule devant aucune des conséquences de sa doctrine, même devant les plus dures et les plus cruelles. Il sait que la production de toute aristocratie nécessite une armée d’esclaves, et il le dit sans détour. « L’esclavage est une des conditions essentielles d’une haute culture : c’est là, il faut bien le dire, une vérité qui ne laisse plus place à aucune illusion sur la valeur absolue de l’existence. C’est là le vautour qui ronge le foie du moderne Prométhée, du champion de la civilisation. La misère des hommes qui végètent péniblement doit être encore augmentée pour permettre à un petit nombre de génies olympiens de produire les grandes œuvres d’art[51]. » Le progrès de la culture n’a donc pas le moins du monde pour effet de soulager les humbles. Les ouvriers du xixe siècle ne sont pas plus heureux que les esclaves de l’époque de Périclès ; et si, à notre civilisation scientifique et optimiste succédait une période de culture « tragique » comme celle que souhaite Nietzsche, le sort des travailleurs et des miséreux ne deviendrait en rien plus enviable. Au lieu d’être exploités par une classe de capitalistes dépourvue de toute noblesse et de toute grandeur, ils feraient vivre une élite glorieuse et magnifique de génies, mais ils seraient esclaves comme par devant, L’homme « tragique » n’a donc pas seulement contre lui le ressentiment et la haine des opprimés, des parias de la civilisation ; mais il lui faut vaincre encore un ennemi bien autrement dangereux : la pitié, qui déchire son propre cœur et le pousserait, s’il l’écoutait, à sacrifier la culture au bonheur matériel de l’humanité. Il se heurte là à la loi inexorable qui régit l’univers : celui qui veut vivre — ou plutôt qui est condamné à vivre dans ce monde où règne la souffrance et la mort, — doit aussi renfermer en lui cette contradiction intime et douloureuse qui est l’essence même de toute vie, de tout devenir. « Chaque instant dévore le précédent ; chaque naissance est la mort d’êtres innombrables ; engendrer, vivre et assassiner ne sont qu’un. Et c’est pourquoi aussi nous pouvons comparer la culture triomphante à un vainqueur dégouttant de sang et qui traîne à la suite de son cortège triomphal un troupeau de vaincus, d’esclaves, enchaînés à son char[52]. »

Il nous faut donc, conclut Nietzsche, si nous voulons être francs avec nous-mêmes, renoncer sur ce point à toute illusion optimiste. L’Européen d’aujourd’hui qui, dans son rationalisme naïf, s’imagine que la science conduit au bonheur, et regarde le bonheur de tous comme la fin dernière de toute civilisation, essaie de nier la misère du peuple d’esclaves qui est la condition sine qua non de la société moderne ; il voudrait tromper les forçats du travail sur leur véritable condition en leur vantant la « dignité du travail », dissimuler la banqueroute de la science en proclamant qu’il est plus noble de gagner son pain à la sueur de son front que de vivre dans l’oisiveté. Pauvre sophisme, en vérité, et qui ne trompe plus personne, aujourd’hui, ni les prolétaires qui sont socialistes, ni les riches qui n’ont plus foi dans leur droit à la jouissance. — Avouons donc sans détour que l’esclavage est le revers honteux et lamentable de toute civilisation. On peut l’adoucir, le rendre moins douloureux ; on peut faciliter au serf l’acceptation de son sort — le moyen âge à ce point de vue, avec son organisation féodale, l’emporte sur l’époque présente. — Mais tant qu’il y aura une société, il y aura aussi des puissants, des privilégiés qui fonderont leur splendeur sur la misère d’une multitude opprimée et exploitée à leur profit[53].

Par ses instincts, ses théories et ses espérances, Nietzsche se trouvait donc en opposition absolue avec les tendances dominantes de son temps. La civilisation contemporaine est en effet essentiellement « socratique ». Le partisan des « idées modernes » est naïvement et résolument rationaliste ; il croit à la science et à sa mission civilisatrice ; il est persuadé qu’elle doit mener l’homme au bonheur, et il regarde le bonheur général, au sein d’une société bien organisée, comme l’idéal vers lequel tend l’humanité. Or Nietzsche, avec ses instincts aristocratiques et ses convictions « tragiques », se sentait en désaccord intime avec ses contemporains et en particulier avec ces compatriotes d’Allemagne. Au lendemain de la fondation du nouvel Empire, alors que les armées allemandes venaient de vaincre au cri de « Dieu avec nous ! », il proclamait son aversion profonde pour le christianisme. Alors que tous les Allemands croyaient, depuis Hegel, que l’État est la raison d’être de l’individu, il exaltait l’individu et se montrait fort sceptique sur l’importance du rôle de l’État au point de vue de la culture. Alors qu’on répétait partout que le vrai vainqueur de Sadowa et de Sedan était le maître d’école allemand et que la culture germanique avait vaincu la culture française, il affirmait qu’il n’y a pas de culture allemande, tandis que les Français ont réellement une culture nationale ; que les Allemands, étant et demeurant des « barbares », avaient le plus grand tort de se croire civilisés ; que les victoires de 1870, en les confirmant dans cette illusion, pouvaient devenir un désastre pour les vainqueurs et « tuer l’esprit allemand au profit de l’empire allemand ». Alors que le chauvinisme germanique battait son plein, il demeurait en son for intérieur indifférent à toute exaltation patriotique : tandis que le tonnerre de la bataille de Wörth retentissait à travers l’Europe entière, il méditait dans une tranquille vallée des Alpes sur le problème de l’esprit grec ; un peu plus tard, sous les murs de Metz, c’était toujours l’art et la vie des Grecs qui absorbaient sa pensée ; enfin, la paix une fois signée, il exprimait l’idée que l’ère des nationalités touchait à sa fin, que nous entrions dans une période de culture « européenne » et qu’un esprit libre devait savoir s’élever au-dessus des antipathies fortuites qui divisent les peuples : « Il est si petite ville de se soumettre à des manières de voir qui quelques cent milles plus loin ne lient déjà plus personne ! L’Orient et l’Occident sont des traits à la craie qu’on trace devant nos yeux pour exploiter notre timidité. Je veux essayer de devenir libre, se dit une âme jeune ; et elle devrait se laisser arrêter parce qu’il se trouve par hasard que deux nations se haïssent et se font la guerre, parce qu’un océan sépare deux continents, ou parce qu’autour d’elle on enseigne une religion qui n’existait pas deux mille ans auparavant[54] ! » — Nietzsche voyait clairement que par toute sa manière de sentir et de penser il heurtait de front les préjugés de son temps ; il se sentait « inactuel » (unzeitgemäsz) pour nous servir d’une expression créée par lui vers cette époque ; il constatait qu’il ne pouvait trouver aucun plaisir aux choses qui enthousiasmaient ses compatriotes et qu’inversement des entreprises qui lui paraissaient capitales pour le progrès de la culture européenne — par exemple le projet grandiose de Richard Wagner de créer à Bayreuth un théâtre modèle — n’éveillaient pas le moindre intérêt chez eux. Aussi, lorsque au printemps de 1873, il crut, avec Wagner et tous ses amis, que l’œuvre de Bayreuth allait définitivement échouer devant l’apathie du public, il éprouva un irrésistible besoin de rompre en visière à ses contemporains, de leur crier à haute et intelligible voix l’expression de son aversion et de son mépris. Ce fut l’origine des Considérations inactuelles[55].

La première des Inactuelles est dirigée contre le célèbre critique David Strauss et contre le livre dans lequel il avait condensé ses opinions sur la religion et la civilisation, L’ancienne et la nouvelle foi, en particulier contre la seconde partie de ce livre, où l’auteur expose l’idéal qu’il se fait de la société future. En réalité, Nietzsche s’attaquait moins à la personne et à l’œuvre même de Strauss, qu’à la foule de ses admirateurs qui voyaient dans la profession de foi du grand homme vieillissant le dernier mot de l’esprit de progrès. L’ennemi qu’il prend à partie, c’est le philistin — non plus le philistin honteux de l’être ou le philistin bon enfant et gemüthlich, mais le philistin satisfait de lui-même, qui se pique de culture, le Bildungsphilister, comme il le baptise, et dont il voit en Strauss le type accompli. Ce philistin exerce honorablement un métier utile ; il est fonctionnaire, militaire, commerçant ; mais il tient néanmoins à honneur de s’intéresser à toutes les grandes questions contemporaines, de se tenir au courant des derniers progrès de la science, de connaître l’histoire du passé, de se passionner pour la renaissance de l’empire d’Allemagne, de s’édifier à la lecture des meilleurs écrivains ou à l’audition des chefs-d’œuvre de la musique allemande. Strauss ne croit pas au paradis des chrétiens ni même à l’existence de Dieu, mais rassurez-vous : quoique athée, il n’en est pas moins le meilleur homme du monde. Il se garde bien de révéler à ses fidèles que le monde est un implacable mécanisme et que l’homme n’a qu’à faire bien attention de ne pas se laisser prendre dans ses engrenages ; il enseigne au contraire que « la Nécessité, en d’autres termes l’enchaînement des causes et des effets dans l’univers est la Raison même », ce qui revient à diviniser la réalité et à adorer le succès. De même en morale il n’apporte aucune innovation dangereuse ; il n’osera pas, par exemple, recommander franchement à l’individu de développer librement toutes ses facultés, d’être « lui-même » sans restrictions et sans remords ; mais il ajoutera, après avoir constaté l’inégalité naturelle des hommes, cette phrase qui lui permet de rétablir tous les préceptes de la morale traditionnelle : « N’oublie jamais que les autres sont aussi des hommes, c’est-à-dire qu’ils sont, en dépit des différences individuelles, identiques à toi, et ont les mêmes besoins, les mêmes exigences que toi. » Surtout — et c’est là ce qui irrite le plus Nietzsche — Strauss partage la défiance des philistins à l’endroit des natures géniales : il traite de « malsain » tout ce qui dépasse la sphère modeste de ce qu’il comprend : il déclare que la IXe symphonie de Beethoven ne peut plaire qu’à ceux « qui tiennent le baroque pour génial et l’informe pour sublime » ; il croit réfuter Schopenhauer, qu’il exècre, par ce gracieux badinage : si le monde est mauvais, la pensée qui le pense est mauvaise aussi, donc le pessimiste est un mauvais penseur — donc le monde est bon ! Pour Nietzsche, Strauss est donc le type de la médiocrité prétentieuse qui affirme son droit supérieur à l’existence : c’est un timide de la pensée qui s’arrête toujours à moitié chemin et n’ose pas aller jusqu’au bout de ses idées, c’est un optimiste qui ferme lâchement les yeux sur les souffrances nécessaires de l’humanité : c’est un philistin qui proclame que le devoir pour tous est de vivre en philistin, et qui, au lieu de favoriser le développement des individualités géniales, leur conteste le droit de vivre sitôt qu’elles s’élèvent au-dessus de la commune médiocrité.

Dans la seconde des Inactuelles, Nietzsche s’attaque non plus à un homme, ou à une classe d’hommes, mais à un abus dangereux, selon lui, de la culture moderne, à l’abus des études historiques. L’histoire est un facteur bienfaisant de toute civilisation tant qu’elle reste au service de la vie, tant qu’elle enseigne ou aide à mieux vivre. L’histoire monumentale met l’homme d’action en présence des œuvres immortelles du passé et le stimule dans son activité créatrice en l’excitant à se rendre digne des grands hommes du passé, à continuer leur glorieuse tradition, à vivre non pour la vulgaire et médiocre jouissance du présent, mais pour porter plus loin et plus haut l’idéal de l’humanité. L’histoire traditionnelle qui enseigne le respect et l’amour des choses mortes et lointaines est un inestimable bienfait pour les hommes et les peuples peu favorisés par les circonstances ou qui vivent dans un milieu inclément : elle embellit, pour eux, le présent « à l’aide du passé et répand sur leur existence modeste ou pénible, obscure ou dangereuse, un parfum de douce et consolante poésie. L’histoire critique, enfin, qui cite le passé devant le tribunal de la raison, le scrute minutieusement et finalement le condamne — car tout ce qui est, est digne de disparaître, et par là condamnable — est une arme précieuse pour ceux qu’opprime le poids du passé et qui doivent s’en affranchir pour pouvoir continuer à vivre. — Mais l’histoire devient une puissance redoutable et malfaisante dès qu’elle s’érige en science indépendante de la vie, dès qu’elle émet la prétention d’avoir par elle-même une valeur absolue et qu’elle adopte pour devise : fiat veritas, pereat vita. Au lieu d’être un principe de vie, elle devient alors un principe de mort. Elle remplit l’homme d’une foule de connaissances stériles qui font de lui un dictionnaire encyclopédique au lieu de le pousser à l’action ; bien plus, elle entrave le développement de sa personnalité : elle fait naître en lui le sentiment déprimant qu’il est un épigone, un tard-venu capable seulement d’apprendre l’histoire, mais non plus de la faire lui-même. — Pourtant, répliquent les apologistes, de la culture historique, l’histoire, à défaut d’autres mérites, a du moins celui de nous apprendre à juger des hommes et des choses avec une équité objective. Il n’en est rien, répond Nietzsche : en réalité on appelle « objectif » l’historien qui apprécie le passé en prenant pour norme de ses jugements les préjugés de son temps, « subjectif » celui qui s’écarte des idées régnantes ; aussi bien n’est-il nullement utile que l’historien soit « impartial », autrement dit qu’il se place en spectateur désintéressé en face du problème qu’il étudie ; bien au contraire : celui-là seul est digne d’écrire l’histoire, qui travaille le mieux à l’édifice du présent : « L’homme d’expérience, l’homme supérieur écrit seul l’histoire. Qui ne compte pas dans son existence des instants où il a été plus grand plus sublime que tous les autres, ne saura pas deviner ce qu’il y a de grand et de sublime dans le passé. L’esprit des siècles passés est toujours une sentence d’oracle : vous ne la comprendrez que si vous êtes les architectes de l’avenir, les « voyants » du présent[56]. » — Une dernière conséquence funeste du développement excessif qu’a pris le sens historique, c’est qu’il favorise la forme la plus révoltante de l’optimisme, le respect du fait brutal : l’adoration du succès. L’historien croit voir dans « l’évolution universelle » la trace de ne je sais quelle raison supérieure ; il se casse la tête pour déterminer comment cette évolution a commencé et où elle doit aboutir. Or l’homme n’a jamais été grand que dans la mesure où il a su se révolter contre la nécessité, lutter contre le hasard aveugle et imbécile, — bref dans la mesure où il a été lui-même ; aussi la véritable histoire n’est-elle pas celle des masses, mais celle des individus de génie : « Il viendra un temps, conclut Nietzsche, où l’on s’abstiendra sagement d’esquisser le plan de « l’évolution universelle » ou de « l’histoire de l’humanité » ; un temps, où l’on ne considérera plus, d’une manière générale, les masses, mais au contraire les individus isolés, dont la série forme comme une sorte de pont au-dessus des flots tumultueux du devenir. Ils ne se succèdent pas d’après une loi de progression historique, mais ils vivent en dehors du temps, contemporains les uns des autres grâce à l’histoire qui rend possible cette coexistence ; ils vivent comme cette république des génies, dont Schopenhauer a parlé un jour : un géant appelle l’autre à travers les intervalles déserts des siècles, et par-dessus la tête des pygmées turbulents et bruyants qui grouillent tout à l’entour d’eux, je continue le noble entretien de ces esprits sublimes. La mission de l’histoire est de servir de trait d’union entre eux, et ainsi de préparer et d’activer toujours à nouveau la naissance du génie. Non ! le but de l’humanité n’est pas le terme vers où elle marche ; il est dans les exemplaires les plus parfaits qu’elle a produits[57]. »


IV


Nietzsche cependant ne se contente pas, dans ses Considérations inactuelles, de combattre les tendances de l’époque présente qu’il juge condamnables ou dangereuses : il commence, en même temps, à travailler à l’édifice de l’avenir. Il cherche dans notre civilisation contemporaine les signes précurseurs d’un changement d’orientation, d’une réforme de l’esprit public, d’une renaissance de l’esprit dionysien ; il cherche des génies modernes dignes de guider la jeunesse vers un but nouveau, capables de l’arracher à l’optimisme énervant et au culte déprimant du bien-être matériel ; il cherche enfin pour lui-même des éducateurs qui l’aident à voir clair en lui-même, qui lui révèlent ce qu’il est, où il va. Ces maîtres, ces éducateurs, Nietzsche crut tout d’abord les trouver en Schopenhauer et Wagner.

Il fut initié à la philosophie de Schopenhauer vers la fin de 1865, alors qu’il étudiait la philologie à Leipzig. Le hasard voulut qu’il achetât chez le bouquiniste Rohn Le Monde comme Volonté et Représentation[58]. Du premier coup il fut subjugué par les perspectives grandioses que lui ouvrait ce livre et plus encore par la personnalité même du philosophe qu’il devinait à travers son œuvre : « Je suis, disait-il plus tard, de ces lecteurs de Schopenhauer, qui, après avoir lu une page de lui, savent avec certitude qu’ils le liront de la première ligne à la dernière et qu’ils écouteront chaque parole qui est sortie de ses lèvres. Ma confiance en lui fut aussitôt pleine et entière : après neuf ans écoulés elle est toujours la même[59]. » Il admit — tout au moins provisoirement et sous bénéfice d’inventaire — ses principales hypothèses. Nous avons vu plus haut que, dans la Naissance de la tragédie, Nietzsche prend pour base de son exposition les théories de Schopenhauer sur la Volonté comme « chose en soi » sur le monde comme « représentation », sur l’individuation comme cause de toute souffrance, sur la musique comme expression directe de la volonté. Dans le même ouvrage, il salue Schopenhauer comme le Messie d’une culture tragique destinée à remplacer la culture « socratique » des temps modernes, et dont le trait caractéristique est le suivant : « Au lieu de la Science, c’est désormais la Sagesse qui devient le but suprême — la Sagesse qui sans se laisser abuser par les mirages trompeurs des sciences, fixe son regard sur l’image totale du monde et s’efforce, dans un élan de sympathie et d’amour de concevoir la souffrance universelle comme sa propre souffrance à elle[60]. » En 1872. la même idée revient dans un petit article sur les rapports de la philosophie de Schopenhauer et de la culture allemande qui contient en germe les idées essentielles des trois premières Inactuelles[61]. En 1874 enfin, dans sa troisième Inactuelle, « Schopenhauer éducateur, » Nietzsche proclame sa profonde reconnaissance pour le penseur qui l’a initié à la vie de l’esprit, et expose l’influence salutaire que les idées du grand pessimiste peuvent exercer sur l’âme moderne. L’homme d’aujourd’hui, dit-il, se cherche lui-même ; or, pour démêler quelle est sa véritable nature, son vrai moi, rien ne peut lui être plus utile qu’un maître — non pas un maître qui lui prescrive de suivre telle ou telle voie particulière ou lui fournisse des moyens d’action plus étendus, mais un éducateur qui le délivre de tout ce qui l’empêche de pénétrer jusqu’à ce moi obscur et caché et qui se dissimule au fond de chacun de nous. Ce maître, Nietzsche l’a trouvé en Schopenhauer. Il a vu en lui, du premier coup d’œil, un philosophe d’une entière loyauté intellectuelle, d’une parfaite sincérité dans tous ses écrits : « Schopenhauer s’entretient avec lui-même ; ou si l’on tient à lui supposer un auditeur, qu’on s’imagine un fils recevant l’enseignement de son père. Sa parole est franche, rude, bienveillante ; elle s’adresse à un auditeur qui écoute avec amour… Ses discours, où se révèle une âme forte et sûre d’elle-même, nous tiennent sous le charme dès le premier mot ; il nous en va comme quand nous pénétrons sous une haute futaie : nous respirons à pleins poumons, nous éprouvons un bien-être soudain. Nous nous sentons, près de Schopenhauer, en un lieu où l’on aspire toujours le même air vivifiant, où règne je ne sais quelle simplicité, quel naturel inimitable, privilège exclusif des hommes qui sont maîtres chez eux, et maîtres d’une demeure opulente[62]. » À l’école de Schopenhauer, Nietzsche apprit à voir la réalité telle qu’elle est, dans toute sa laideur et avec toutes les souffrances qu’elle entraîne. Il apprit aussi que le génie doit lutter contre son temps pour prendre pleinement conscience de lui-même ; que lorsqu’il combat les préjugés, les faiblesses, les vices de ses contemporains, c’est en réalité sa propre individualité qu’il purifie en éliminant tous les éléments étrangers et parasites qui lui sont venus du dehors, en dégageant l’or pur de son génie des scories et de l’alliage qu’il contient. Enfin Nietzsche trouva, surtout, dans Schopenhauer cette définition de la vie tragique telle qu’il la concevait lui-même : « Une vie heureuse est impossible : ce que l’homme peut réaliser de plus beau, c’est une existence héroïque ; une existence où, après s’être dévoué à une cause d’où peut résulter quelque bien d’ordre général, et avoir affronté des difficultés sans nombre, il demeure finalement vainqueur mais n’est récompensé que mal ou pas du tout. Alors, au dénouement, il reste, comme le prince du Re corvo de Gozzi, pétrifié mais en une noble attitude et avec un geste plein de grandeur. Son souvenir reste vivant et il est célébré comme un héros ; sa volonté mortifiée sa vie durant par les épreuves et la peine, par l’insuccès et l’ingratitude du monde, s’éteint au sein du nirvâna[63]. » Nietzsche crut avoir découvert en Schopenhauer l’expression philosophique et moderne de cette sagesse dionysienne qu’il admirait tant chez les Grecs.

Et de même qu’il fut donné à Schopenhauer de connaître le génie non pas seulement en lui, mais aussi hors de lui et de pouvoir admirer, dans la personne de Goethe, un des exemplaires les plus merveilleux de l’homme libre et fort, de même Nietzsche eut, lui aussi, la bonne fortune de connaître intimement un des génies les plus puissants des temps modernes : Richard Wagner.

L’admiration de Nietzsche pour Wagner remonte à ses années de jeunesse. Après avoir été jusque vers quinze ans classique intransigeant, admirateur exclusif de Mozart et Haydn, Schubert et Mendelssohn, Beethoven et Bach, et contempteur décidé de ce qu’il appelait « la musique d’avenir d’un Liszt ou d’un Berlioz », il finit cependant par goûter aussi les œuvres de Wagner et son admiration devint de l’enthousiasme dès qu’il connut Tristan et Iseut. En 1868 il fut présenté à Wagner pendant un séjour que le maître fit à Leipzig chez les Brockhaus. L’année suivante il devenait, comme nous l’avons déjà indiqué, l’un des intimes de Wagner qu’il allait voir fréquemment dans son ermitage de Tribschen. « Pendant quelques années, nous avons vécu en commun, pour les grandes comme pour les petites choses, écrivait Nietzsche en 1888 ; c’était, de part et d’autre, une confiance sans bornes[64]. »

Vers le début de 1872, après la publication de la Naissance de la tragédie, l’amitié du jeune philosophe pour le grand artiste atteignit son plus haut point d’exaltation, « J’ai conclu une alliance avec Wagner, écrivait-il vers ce moment à un de ses amis ; tu ne peux imaginer le degré de notre intimité, et combien nos projets concordent[65]. » Dans son désir de prouver son attachement non pas seulement par des paroles mais par des actes, il fut sur le point, au printemps de cette même année, d’interrompre sa carrière de professeur pour entreprendre une tournée de conférences au profit de l’œuvre de Bayreuth. Le départ de Wagner pour Bayreuth (avril 1872) ne changea en rien ses relations avec lui : Nietzsche vint à diverses reprises le voir dans sa nouvelle résidence et assista, en particulier, à la fête artistique donnée le 22 mai 1872 à Bayreuth le jour où fut posée la première pierre du théâtre Wagner. En juillet 1876, il venait à Bayreuth, sur l’invitation pressante du maître, écouter les répétitions de la Tétralogie et assister au triomphe définitif de la grande œuvre de réforme de l’art dramatique entreprise par Wagner. Peu de jours avant son arrivée, il adressait à ses amis un exemplaire de sa quatrième Inactuelle, Richard Wagner à Bayreuth, une analyse pénétrante et lumineuse de la personnalité artistique et morale de Wagner et une apologie enthousiaste de la grande œuvre réformatrice qu’il avait menée à bien. Il définissait Wagner un Eschyle moderne en qui la sagesse « tragique » s’exprimait, non plus comme chez Schopenhauer, sous une forme philosophique, mais sous la forme vivante et concrète d’œuvres d’art incomparables. Il voyait en lui un génie « dionysien », qui ne pouvant exprimer par le seul langage des mots le monde de sentiments qui bouillonnait en lui, s’était fait « dramaturge dithyrambique », et avait uni en une prodigieuse synthèse tous les arts particuliers, celui de l’acteur, celui du musicien et celui du poète pour communiquer au dehors ce qu’il ressentait : « Le génie dramaturgique, écrivait Nietzsche, arrivé à son entier développement, à sa pleine maturité est un tout achevé, sans imperfection, sans lacune : il est l’artiste vraiment libre qui ne peut pas faire autrement que de penser simultanément dans toutes les branches particulières de l’art ; il est le médiateur qui réconcilie les deux mondes en apparence opposés de la poésie et de la musique ; il restaure l’unité, l’intégralité de notre faculté artistique, unité qui ne peut être devinée par l’intelligence ni déduite par raisonnement, mais veut être montrée par des actes[66]. » La grande œuvre de Wagner, la création d’un drame musical en qui revit la tragédie des Grecs, et la réalisation de ce drame à Bayreuth, est un événement de premier ordre dans l’histoire de la culture européenne. Elle ne tend à rien moins quà une renaissance de la culture grecque au sein du monde moderne : tout se tient en effet dans l’édifice de la civilisation et il n’est pas possible de réformer sérieusement et sincèrement l’art du théâtre sans provoquer en même temps des innovations capitales en matière de morale, d’éducation, de politique. Le triomphe de l’œuvre de Bayreuth, s’il est définitif et durable, peut être salué comme l’aurore d’une ère nouvelle pour l’humanité.

Quelques semaines après avoir écrit son apologie de Wagner, Nietzsche quittait Bayreuth, profondément désenchanté, las et triste jusqu’à la mort : le plus beau rêve de sa jeunesse s’était brusquement dissipé ; son enthousiasme pour Wagner avait vécu. Comment cette évolution avait-elle pu s’accomplir ?


V


Nietzsche raconte dans une de ses préfaces que la plupart de ses écrits expriment non point les sentiments qu’il ressentait au moment où il les composait mais des sentiments déjà vécus et qui avaient fait place, en lui, à des idées nouvelles. C’est ainsi que Schopenhauer éducateur datait d’une époque où il ne croyait déjà plus ni au pessimisme ni à Schopenhauer. C’est ainsi, de même, que R. Wagner à Bayreuth était au fond « un hommage reconnaissant rendu à un moment de mon passé, à la plus belle période de « bonne mer » — et à la plus dangereuse aussi de mon existence… c’était en réalité une rupture, un adieu[67] ». Les documents nouveaux publiés ces dernières années et qui nous mettent à même de suivre jusque dans les moindres détails la genèse de sa pensée ne confirment pas seulement cette affirmation de Nietzsche, mais prouvent sans réplique qu’à l’époque même où, dans ses écrits destinés à la publicité, il évitait avec soin de laisser échapper un mot qui ne fût à la louange de Schopenhauer et de Wagner, sa pensée, loin de se soumettre sans restrictions à l’autorité de ces deux maîtres, travaillait activement à se libérer de leur domination. Nous voyons que dès l’origine il se sépare de Schopenhauer sur des points de doctrine essentiels. Il émet dès 1867 des doutes sur les hypothèses fondamentales de tout le système, sur les attributs que Schopenhauer reconnaît à la volonté, sur la volonté admise comme essence du monde, sur l’existence même d’une chose en soi[68]. De très bonne heure aussi il repousse catégoriquement les conclusions pessimistes du système de Schopenhauer, il ne veut ni de la résignation ni du nihilisme philosophique ; il pousse le scepticisme jusqu’à méditer « sur la vérité et le mensonge considères à un point de vue extra-moral » et la conclusion de ses réflexions, c’est qu’il condamne la philosophie de la « sagesse désespérée » qui veut la vérité à tout prix, dût-elle sacrifier l’existence même de l’humanité à la science et préconise la « sagesse tragique » qui, après avoir nié toute métaphysique, « met la connaissance au service de la plus belle forme de la vie », restitue à l’art les droits que prétend lui enlever la science, et conclut à la nécessité pour l’homme de a vouloir l’illusion[69] ». — Sur Wagner le jugement de Nietzsche n’est pas moins libre. En 1866, il trouve que, dans la Walküre, des défauts énormes compensent de merveilleuses beautés[70]. Au cours de ses études préliminaires pour la Naissance de la tragédie il esquisse, pour expliquer l’intervention du chœur dans la IXe symphonie de Beethoven, une théorie qui contredit absolument celle de Wagner[71] ; une autre fois il oppose à la conception wagnérienne du drame musical une conception radicalement différente ; il voudrait faire descendre le chanteur dans l’orchestre de manière à ne conserver sur la scène qu’une action simplement mimée : les voix humaines et l’orchestre commenteraient cette action mimée, qui serait, comme dans la tragédie primitive, la réalisation scénique d’une vision apollinienne du chœur saisi par l’esprit dionysien[72]. Les doutes de Nietzsche se font plus graves encore à l’époque où il travaille à R. Wagner à Bayreuth ; on trouve dans ses esquisses[73] nombre d’idées qui seront développées plus tard dans le Cas Wagner. Il note ce qu’il y a de démesuré dans le caractère et les dons de Wagner et trouve qu’en Bach et Beethoven se montre à nous « une nature plus pure », il lui échappe des jugements sévères sur la vie politique de Wagner, sur ses relations avec les révolutionnaires ou avec le roi de Bavière, sur son antisémitisme ; il a des doutes significatifs sur la valeur de Wagner non comme artiste « intégral » mais comme spécialiste, c’est-à-dire comme musicien, poète, dramaturge ou même comme penseur ; il signale en lui certains « éléments réactionnaires » : la sympathie pour le moyen âge et le christianisme, les tendances bouddhistes, l’amour du merveilleux, le patriotisme allemand ; il se montre sceptique sur le degré d’influence réelle que la réforme de Wagner peut exercer en Allemagne. En résumé Nietzsche, tout en protestant qu’il est redevable à la musique de Wagner « du bonheur le plus pur, le plus lumineux qu’il ait jamais goûté », se montre nettement hérétique en matière de wagnérisme à l’instant même où, publiquement, il couvre Wagner de fleurs. Comment expliquer cette duplicité apparente ?

Nietzsche lui-même nous a donné la clef de sa conduite : « Nous croyons d’abord un philosophe, observe-t-il à propos de ses relations avec Schopenhauer. Puis nous disons : s’il se trompe dans la manière de prouver ses affirmations, ces affirmations sont vraies cependant. Enfin nous concluons : ses affirmations elles-mêmes sont indifférentes, mais la nature de cet homme vaut cent systèmes. Comme maître enseignant il peut avoir cent fois tort : mais sa personnalité même a toujours raison : c’est à cela qu’il faut nous en tenir. Il y a dans un philosophe quelque chose qui ne sera jamais dans une philosophie : la cause de beaucoup de philosophies, le génie[74]. » Cet aphorisme paradoxal en apparence explique fort bien l’évolution des sentiments de Nietzsche à l’égard de Wagner et de Schopenhauer. Il a commencé par se passionner pour leurs œuvres, puis son amour et son respect se sont reportés sur la personnalité même de ces maîtres : il les a aimés comme hommes et comme génies indépendamment de leurs œuvres ; il a, par suite, évité soigneusement tout acte susceptible de troubler l’amitié passionnée qu’il leur avait rouée ; il s’est abstenu, en particulier, de critiquer publiquement ce qui, dans leurs ouvrages, ne le satisfaisait pas. Finalement, il est venu cependant un moment où il a reconnu que les différences qui le séparaient de ses maîtres étaient trop considérables pour qu’il pût les taire sans manquer de sincérité vis-à-vis de lui-même ; et il a obéi, le cœur navré, aux exigences impérieuses de sa conscience de penseur : il a tourné sa critique contre ses éducateurs. Il a reconnu alors l’erreur où il se trouvait vis-à-vis d’eux. Ce qu’il avait cherché en s’approchant d’eux ce n’était pas de les comprendre tels qu’ils étaient réellement, mais de se comprendre lui-même à leur contact. Et cette manière de procéder avait donné un résultat paradoxal en apparence, mais en réalité parfaitement logique : au lieu de se faire, lui, semblable à Schopenhauer ou à Wagner, il les avait au contraire transformés à son image. Son portrait de Schopenhauer n’offrait qu’une ressemblance assez imparfaite avec le Schopenhauer réel ; par contre il décrivait avec une grande précision l’idéal du « philosophe tragique », tel que lui, Nietzsche, le concevait. Dans son portrait de Wagner et son apologie de la « pensée de Bayreuth », il s’écartait, de même, de la réalité objective pour esquisser la figure idéalisée de l’artiste dionysien, — une sorte de Zarathustra avant la lettre — et pour décrire par avance cette « heure de midi » dont il parlera plus tard dans Zarathustra, où les élus assemblés se vouent à la tâche la plus sublime. Au lieu de peindre ses modèles, Nietzsche avait décrit son rêve intérieur[75].

Il se rendait compte, maintenant, qu’une différence profonde le séparait de Schopenhauer comme de Wagner. Il avait accepté d’abord le pessimisme comme une arme contre l’optimisme scientifique. La critique pessimiste de l’univers lui était apparue comme le devoir impérieux qui s’imposait à toute conscience sincère. Par contre, il n’avait jamais accepté sans restrictions les conséquences « nihilistes » que Schopenhauer tirait de ses prémisses : la pitié érigée en vertu suprême, l’anéantissement du vouloir-vivre proclamé comme but dernier de l’existence. Seulement, comme il était absorbé surtout par sa lutte contre la culture « socratique » de son temps, il ne s’était pas longtemps arrêté à la réfutation de ces tendances nihilistes, non plus que de l’ascétisme chrétien. Peu à peu, cependant, il se rendit compte que le danger nihiliste est pour le moins aussi grand que le danger optimiste, et que si notre siècle voit fleurir le philistin médiocre et satisfait, il est surtout un siècle de décadence, las de vivre, las de souffrir, aspirant à la paix, au néant. Un problème nouveau se posait donc pour Nietzsche, problème qui ne cessera, désormais, de le préoccuper jusqu’à la fin de sa vie consciente : En quoi consiste cette décadence moderne ? Quels sont les symptômes qui la caractérisent, les signes qui la révèlent ? Quelle est la profondeur et l’étendue du mal nihiliste ? Comment peut-il guérir ? Aussitôt qu’il se fut placé à ce point de vue, son jugement sur Schopenhauer et Wagner se trouva modifié du tout au tout. Ses anciens alliés dans la guerre contre l’optimisme moderne devenaient ses ennemis dans la guerre contre le nihilisme, — des ennemis d’autant plus dangereux qu’ils avaient exercé sur lui et qu’ils exerçaient d’une manière générale sur l’époque contemporaine une plus grande fascination. Il comprit tout à coup que son amitié passionnée pour ses deux éducateurs avait été pour lui un grave danger. S’il n’avait pas secoué à temps leur influence, jamais il n’aurait été tout à fait lui-même, jamais il n’aurait pris pleinement conscience de sa philosophie du « Surhomme » qui se trouvait en germe déjà dans la notion de la sagesse dionysienne telle qu’il la définissait dans la Naissance de la tragédie.

À un autre point de vue encore Nietzsche s’était trompé dans son culte pour Wagner. Lui, l’amant de la « belle forme », l’admirateur du grand style classique en Grèce et en France, il avait pu se laisser séduire et abuser par le style trop riche et trop chargé du drame wagnérien. Il s’était laissé prendre aux artifices d’un « comédien » de génie, d’un magicien prodigieux. Il avait regardé comme un génie primitif, spontané, d’une puissance élémentaire d’une fécondité débordante, un décadent ultra-raffiné, un de ces tard venus qui, au soir des époques de haute culture, savent user avec un art merveilleux de toutes les ressources accumulées par les âges précédents et produisent des œuvres rares et curieuses, savantes et complexes, au coloris splendide et chatoyant comme celui d’un paysage d’automne ou d’un coucher de soleil, mais des œuvres plutôt extraordinaires que vraiment belles, des œuvres à qui manque la vraie noblesse, la perfection ingénue, triomphante et sûre d’elle-même. Le drame wagnérien représente, selon Nietzsche, le style « flamboyant » en musique ; il est l’expression artistique adéquate de notre époque de décadence. Wagner a exploré dans tous ses recoins le labyrinthe de l’âme moderne ; il est donc un guide précieux pour le penseur qui veut connaître cette âme jusque dans ses profondeurs les plus cachées. Il est nécessaire d’avoir été wagnérien… Mais il faut savoir s’affranchir de la domination de ce grand magicien : c’est une question de vie ou de mort. « Le plus grand événement de ma vie a été une guérison, dira plus tard Nietzsche ; Wagner n’a été qu’une de mes maladies[76]. »

Il va sans dire que les victimes de la critique de Nietzsche ne comprirent rien à cette évolution souterraine de ses idées non plus qu’aux motifs subtils et délicats qui dirigeaient sa conduite. Schopenhauer, qui était mort, ne pouvait pas réclamer. Mais Wagner, qui était vivant et bien vivant, vit dans la défection de son disciple une véritable trahison. La tristesse profonde de Nietzsche aux fêtes de Bayreuth où il avait perçu tout à coup avec une intolérable netteté l’écart seulement pressenti jusqu’alors entre le Wagner idéal de ses rêves et le Wagner réel — cette tristesse n’avait pas pu échapper au maître et l’avait vivement froissé. Quand deux ans après, Nietzsche rendit publique dans Choses humaines (1878) l’orientation nouvelle qu’avaient prises ses idées et critiqua avec des ménagements infinis — le nom de Wagner n’était nulle part prononcé — les tendances de l’œuvre wagnérienne, la rupture entre le maître et le disciple devint complète. Si Wagner aimait très sincèrement Nietzsche, il le considérait aussi un peu comme un instrument de son œuvre, et il trouvait tout naturel que Nietzsche bornât ses ambitions à devenir le premier apôtre du wagnérisme. Sa défection lui causa, par suite, presque autant d’irritation que de douleur : il vit en lui un ambitieux qui, après avoir commencé à se faire une réputation sous son patronage, le quittait sans autre motif que celui d’attirer l’attention sur sa personne, un ingrat qui sacrifiait une vieille amitié à un besoin maladif de réclame. Nietzsche de son côté, tout en soutirant cruellement de la rupture de ses relations avec Wagner, vit dans le ressentiment de son maître une marque de petitesse de caractère, d’étroitesse d’esprit. Et s’il garda, tout au fond du cœur, pour l’homme privé, malgré la divergence de leurs opinions, la plus sincère affection personnelle, il ne se crut plus tenu à aucun ménagement envers l’homme public dont il combattait les idées, et n’hésita pas, quelques années plus tard, à lancer contre son ancien ami ces pamphlets passionnés dont le retentissement a été si considérable : Le cas Wagner (1888) et Nietzsche contre Wagner (composé en 1888).

La conduite de Nietzsche envers Wagner a été, comme de juste, très diversement jugée. Les partisans du maître se sont en général montrés fort sévères et, à mon sens, aussi fort injustes pour le renégat du wagnérisme : ils ont attribué la défection de Nietzsche à des calculs d’ambition, à des froissements de vanité ou surtout à un commencement de dérangement mental. Leurs jugements peuvent, en général, se résumer ainsi : Jusqu’en 1876 Nietzsche a été l’homme qui a le mieux compris Wagner ; son Inactuelle sur l’œuvre de Bayreuth est la plus belle analyse du génie wagnérien qui ait jamais été faite. Mais ce grand esprit, qui promettait de devenir un penseur éminent, a été saisi d’une sorte de vertige maladif qui l’a poussé à rompre avec toutes les croyances les plus sacrées de l’humanité et aussi avec le sens commun, à s’exagérer démesurément son importance individuelle ; et ce vertige, finalement, l’a conduit à la folie. — Inutile de dire que je repousse absolument cette manière de voir qui a le défaut d’expliquer le développement intellectuel de Nietzsche à l’aide d’une psychologie vraiment trop sommaire et trop simpliste ; de ce qu’il ait combattu très sincèrement Wagner après l’avoir non moins sincèrement admiré, il ne s’ensuit pas nécessairement qu’il ait été un fou ou un malhonnête homme ; c’est du moins ce que j’ai tâché d’expliquer. Mais d’autre part les amis de Nietzsche, qui ont eu l’incontestable mérite de mettre en lumière les véritables motifs de ses actes, cèdent peut-être à la tendance d’innocenter un peu trop leur client. Il s’est trompé dans son admiration sur Wagner ; c’était son droit et l’on a dit depuis longtemps qu’il n’y a que Dieu et les imbéciles qui ne changent pas. Mais allons plus loin : étant donnée la nature exacte de ses sentiments pour Wagner en 1876. devait-il écrire R. Wagner à Bayreuth sur le mode dithyrambique qu’il a choisi ? Ici déjà il est permis île se demander s’il n’y a pas eu — je ne dis pas dissimulation — mais imprudence de la part de Nietzsche ; beaucoup de gens jugeront qu’il est étrange de parler sur ce ton d’un maître qu’on se sent sur le point de quitter. Et ensuite : Nietzsche ayant écrit Wagner à Bayreuth avait-il le droit d’écrire plus tard le Cas Wagner ? Sur ce point aussi les avis seront partagés, comme ils le sont, d’ailleurs, sur la valeur de toute la morale de Nietzsche en général. Il a été logique avec lui-même — cela est hors de doute — en attaquant Wagner avec autant d’énergie qu’il l’avait admiré ; il a fait à sa sincérité intellectuelle le sacrifice le plus grand qu’il soit possible de concevoir ; il lui a immolé non sans douleur mais sans faiblesse l’une des plus fortes affections qu’il ait connues. Mais nombre d’adeptes de la « vieille morale » trouveront que ce sacrifice n’a rien d’admirable ; ils estimeront que Nietzsche a été « personnel, » — autrement dit égoïste — d’un bout à l’autre de ses relations avec Wagner : que dès l’abord, au lieu de se donner à son éducateur, il s’est cherché lui-même au contact de Wagner ; qu’ensuite, une fois qu’il eut reconnu son erreur sur Wagner, au lieu de sacrifier quelque chose de ses convictions personnelles, il préféra faire à son moi le sacrifice de la fidélité due à l’amitié. Encore une fois cette manière d’agir est non seulement inattaquable, mais fort belle si la vie humaine a pour but unique le développement de la personnalité de génie et si, comme le dit Nietzsche, « l’impersonnalité n’a de valeur ni dans le ciel ni sur la terre ». Mais c’est là un point de vue qu’en fait, au moins, tout le monde ne partage pas ; et par suite l’acte de Nietzsche reste, je crois « problématique » pour beaucoup de nos contemporains. Bien des gens seront tentés de ne voir dans son roman avec Wagner que le choc — esthétiquement et intellectuellement très curieux, mais moralement assez peu intéressant, — de deux individualités supérieures l’une et l’autre, entières et absolues l’une comme l’autre, et qui se sont heurtées avec fracas parce qu’elles n’ont su ni l’une ni l’autre sacrifier à leur amitié la moindre parcelle de leur « égotisme ». Selon que chacun penchera, en morale, vers l’individualisme ou vers l’altruisme, il inclinera aussi à juger la conduite de Nietzsche avec plus de sympathie, plus d’indifférence ou plus de sévérité.

Citons, pour clore cette discussion, un bel aphorisme de Nietzsche, Amitié stellaire, où il a résumé sous une forme impersonnelle, à son point de vue naturellement, mais avec une grande élévation de sentiments, l’histoire au fond si mélancolique de son amitié et de sa brouille avec Wagner : « Nous fûmes amis et sommes devenus étrangers l’un pour l’autre. Mais cela est bien ainsi et nous ne voulons pas nous le cacher et nous le dissimuler, comme si nous devions en avoir honte. Nous sommes deux navires dont chacun a son but et sa voie ; nous pouvons bien nous rencontrer et célébrer ensemble une fête, comme nous l’avons fait — et à ce moment les bons navires demeuraient si paisibles dans le même port, sous le même rayon de soleil, qu’ils semblaient être déjà au but et n’avoir jamais eu qu’un but. Mais ensuite la toute-puissante nécessité de nuire tâche nous poussa de nouveau bien loin l’un de l’autre vers des mers, vers des climats différents ; et peut-être ne nous reverrons-nous jamais, — peut-être aussi nous reverrons-nous bien, mais sans nous reconnaître : tant la mer et le soleil nous auront changés ! Nous devions devenir étrangers l’un pour l’autre : notre loi supérieure le voulait ainsi : c’est pourquoi nous devons aussi devenir l’un pour l’autre plus dignes de respect ! C’est pourquoi le souvenir de notre amitié passée doit devenir plus sacré ! Il existe sans doute une courbe immense, un orbite d’étoile, dans lequel nos voies et nos buts si différents sont peut-être compris les uns et les autres comme de courts segments, — élevons-nous jusqu’à cette pensée ! Mais notre vie est trop courte, notre vue trop bornée pour que nous puissions être autre chose qu’amis dans le sens de cette sublime possibilité. — Ainsi donc nous voulons croire à notre amitié stellaire, quand bien même il nous faudrait être ennemis sur la terre[77]. »


CHAPITRE III

NIETZSCHE PHILOSOPHE (1878-1888)


I


Pendant les neuf années qui suivirent son départ de l’Université de Bâle, la vie de Nietzsche ne fut qu’une longue lutte contre la maladie qui minait sa santé et qui finit par triompher de son opiniâtre résistance : dans les premiers jours de 1889 Nietzsche fut atteint de folie ; son agonie dura onze années pendant lesquelles il végéta, sans espoir de guérison, à Iéna, à Naumburg, à Weimar, incapable de poursuivre son œuvre, inconscient de sa gloire qui grandissait d’année en année ; il mourut enfin à Weimar le samedi 25 août 1900. Comme on a cherché parfois à discréditer toute sa philosophie en essayant de la faire passer pour l’œuvre d’un fou, force nous est d’exposer brièvement, d’après les documents publiés par Mme  Förster-Nietzsche[78], les principaux faits qui semblent de nature à nous éclairer sur l’état mental de Nietzsche pendant cette période de répit que lui laissa son mal.

Nietzsche appartient à une famille où la longévité semble avoir été exceptionnellement fréquente. La plupart des frères, sœurs et ascendants de son père ont dépassé soixante-dix, quatre-vingts ou même quatre-vingt-dix ans ; la même longévité se constate aussi dans la famille de sa mère ; on ne signale, d’autre part, aucun cas d’aliénation mentale parmi ses ascendants. Son père, par contre, est mort, à trente-six ans, d’un ramollissement du cerveau, à ce que relate un journal d’enfance de Nietzsche ; cette maladie, raconte Mme  Förster-Nietzsche se serait déclarée à la suite d’une chute accidentelle faite, onze mois auparavant, dans un escalier.

Nietzsche paraît avoir eu une constitution extrêmement robuste, comme tous ceux de sa race ; sa seule infirmité était une myopie très prononcée qui fut une gêne sérieuse pour lui pendant ses études comme pendant son service militaire. Sa santé ne paraît s’être altérée qu’à la suite de cette maladie grave qu’il rapporta de la campagne de France, en 1870. À partir de ce moment se déclarent chez lui, périodiquement, des migraines de plus en plus violentes accompagnées de nausées, de maux d’estomac et de maux d’yeux. En 1875 déjà, ces crises prennent un caractère grave ; elles se montrent particulièrement violentes pendant l’hiver, surtout vers les mois de décembre et janvier. L’hiver de 1876 à 1877 passé par Nietzsche dans le midi n’apporte à sa santé aucune amélioration durable. En 1879 les crises reviennent plus rapprochées et plus violentes que jamais ; de janvier 1879 à janvier 1880, Nietzsche compte cent dix-huit jours d’accès violents. Il passe ainsi trois ans entre la vie et la mort, luttant sans se décourager contre le mal qui le torturait, résolu à vivre pour achever sa tâche de philosophe, travaillant, au plus fort de sa maladie, à un volume d’aphorismes, Aurore (1880-1881) qui fut composé, écrivait-il plus tard, « avec un minimum de force et de santé ». — Et à force d’énergie il finit par triompher de son mal. À partir de 1882 son état s’améliore lentement. Il passe ses hivers dans le midi près de Gênes ou de Nice, ses étés dans la haute Engadine où il affectionne le petit village de Sils-Maria. Grâce à ces précautions, il peut mener une existence à peu près supportable. Il la consacre à une production littéraire intense. Il compose et publie coup sur coup La gaie science (1881-1882), les quatre parties de Ainsi parla Zarathustra (1881-1885), Par delà le Bien et le Mal (1885-1886), La Généalogie de la Morale (1887). En 1888 son activité intellectuelle redouble encore. Tout en travaillant au grand ouvrage dans lequel il voulait condenser l’expression définitive de ses idées, la Volonté de puissance, il compose au printemps le Cas Wagner (mai et juin), en été les Dithyrambes à Dionysos (août) et le Crépuscule des Idoles (fin août, début de septembre) ; du 3 au 30 septembre il écrit la première partie de la Volonté de puissance : l’Anti-chrétien ; vers la mi-décembre encore il rédige Nietzsche contre Wagner… Peu de temps après, dans les premiers jours de janvier, la folie se déclarait.

Nous ne savons pas avec précision la nature du mal dont souffrait Nietzsche. Son cas paraît avoir embarrassé les médecins qui l’ont traité. Sa sœur qui l’a soigné à diverses reprises avec un admirable dévouement incline à croire que son mal a été accidentel et non pas congénital : il aurait eu pour cause première la maladie contractée par lui en 1870 dans les ambulances : au lieu de s’imposer un repos prolongé pour se remettre de la secousse physique et morale qu’il avait ressentie, Nietzsche, à peine guéri, avait repris immédiatement ses travaux. Le surmenage, aggravé par une mauvaise hygiène et par l’abus des médicaments, aurait, d’après Mme  Förster-Nietzsche, ruiné peu à peu la santé de son frère. — Il est difficile, d’autre part, étant donnée la nature du mal de Nietzsche, d’écarter absolument l’hypothèse d’une influence héréditaire. Nietzsche lui-même ne se faisait pas d’illusions sur ce point : il était persuadé que le germe de sa maladie lui venait de son père et pendant sa grande crise de 1880 il attendait d’un moment à l’autre « la congestion cérébrale qui le délivrerait de ses souffrances[79] ». — Il ne faudrait pas, cependant, se hâter de conclure de là que la folie a existé chez Nietzsche à l’état latent pendant toute sa vie et qu’elle a influé sur son œuvre entière. Le bruit a couru, il est vrai, que Nietzsche aurait été interné à diverses reprises dans des maisons de santé et « qu’il avait écrit ses œuvres essentielles entre deux séjours dans un établissement d’aliénés[80]». Mais ces « on-dit » ont été catégoriquement démentis tant par Nietzsche, dans la dernière année de sa vie consciente[81], que par les personnes de son entourage, dont il serait difficile de récuser le témoignage sans preuves absolument positives. — Il paraîtrait même, au contraire, que la maladie n’a jamais provoqué chez lui, même pendant les accès les plus violents, aucun trouble intellectuel ; — le fait est affirmé à diverses reprises par Nietzsche et confirmé par sa sœur. Il écrivait en 1888 : « Pendant les tortures provoquées par des maux de tête accompagnés de nausées et se prolongeant sans interruption pendant trois jours, je conservais une extraordinaire lucidité de raisonnement, et pouvais avec un très grand sang-froid résoudre des problèmes pour lesquels je n’ai, dans mon état normal, pas assez d’agilité, ni de subtilité, ni la tête assez froide... Tous les troubles morbides de l’intelligence, même cette demi-torpeur qu’amène la fièvre, me sont restés jusqu’à ce jour choses absolument inconnues[82]. » « Mon pouls, écrivait-il encore, était aussi lent que celui de Napoléon Ier. (= 60)[83] » Il convient de remarquer, d’ailleurs, que la plupart des ouvrages essentiels de Nietzsche datent de cette période comprise entre 1882 et 1887 pendant laquelle son état s’améliora notablement. Enfin il faut noter que la folie paraît s’être déclarée chez lui tout à fait brusquement. Ni dans ses écrits, ni dans les lettres qu’il adresse vers la fin de 1888 au célèbre critique danois Brandes, on ne peut trouver le moindre signe d’aliénation mentale ; à peine peut-on relever dans les toutes dernières quelques symptômes d’exaltation morbide. Au contraire un billet écrit à Brandes à la date du 4 janvier 1889 ne laisse plus de doute sur l’état d’esprit de Nietzsche[84] : il est bien l’œuvre d’un fou.

Ces faits me paraissent ne laisser place à aucun doute : les écrits de Nietzsche ont été composés à un moment où leur auteur jouissait encore de la plénitude de ses facultés. Refusera-t-on néanmoins de prendre ses doctrines au sérieux sous prétexte que, même avant que son intelligence ait définitivement sombré dans les ténèbres de la folie, elle pouvait avoir été influencée par la maladie qui a fini par prendre le dessus ? Mais c’est là une simple possibilité que ne confirme aucun fait positif. Tout au plus devrait-on conclure de là qu’il faut examiner avec une circonspection toute particulière les théories de Nietzsche avant de les admettre. Mais la plus élémentaire probité intellectuelle ne nous oblige-t-elle pas à en user de même à l’égard de n’importe quelle théorie philosophique ? — Ou bien enfin cherchera-t-on à infirmer par avance les théories de Nietzsche sous prétexte qu’elles sont l’œuvre d’un malade, d’un « dégénéré » et que, par suite elles doivent être nécessairement « malsaines » ? Mais rien n’est plus stérile, à ce qu’il me semble, que de prétendre distinguer deux classes de génies, les génies « sains » et les génies « morbides », et cela parce que la démarcation entre les deux catégories me paraît absolument impossible à établir. « Il n’y a pas de santé en soi, dit Nietzsche, et toutes les tentatives faites pour définir quelque chose de semblable ont piteusement échoué. Il faut tenir compte de ton but, de ton horizon, de tes forces, de tes instincts, de tes erreurs, et surtout des croyances et des illusions de ton âme, pour pouvoir décider ce que signifie, même pour ton corps, le mot de santé. Il y a donc un nombre infini de santés du corps, et plus l’on permettra à l’individu, unique et incomparable, de relever la tête, plus on désapprendra le dogme de « l’égalité de tous les hommes », plus aussi la notion d’une « santé normale » ainsi que celle d’une « hygiène normale » ou d’un « cours normal d’une maladie » s’évanouira chez les médecins. Alors seulement il sera temps de réfléchir sur la santé et la maladie de l’âme et de poser en principe que la vertu propre de chacun est la santé de son âme : auquel cas il pourra fort bien arriver que cette santé ressemble chez l’un à ce qui, chez l’autre, est le contraire de la santé. Enfin se poserait toujours la grande question de savoir si nous pourrions nous passer de la maladie, même en vue du développement de notre vertu, et si, en particulier pour notre soif de savoir et de conscience de nous-mêmes, l’âme malade n’est pas aussi indispensable que rame saine : bref si la volonté exclusive de santé ne serait pas un préjugé et une lâcheté, peut-être un vestige de barbarie très atténuée, un instinct réactionnaire[85]. » — Dans ces conditions nous aborderons l’étude des théories de Nietzsche sans parti pris d’aucune sorte, ni pour ni contre elles, avertis seulement qu’elles sont l’œuvre d’une nature d’exception, mais résolus à les examiner avec autant d’indépendance d’esprit que si leur auteur, au lieu de végéter pendant des années dans la démence, était mort en 1889 foudroyé par cette congestion cérébrale qu’il attendait neuf ans auparavant ; auquel cas personne, vraisemblablement, n’eût songé à voir dans son œuvre les fantaisies d’un aliéné.


II


« Ma formule pour la grandeur d’un homme, écrivait Nietzsche dans son journal de 1888, est amor fati : ne vouloir changer aucun fait, dans le passé, dans l’avenir, éternellement ; non pas seulement supporter la nécessité, encore moins la dissimuler — tout idéalisme est un mensonge en face de la nécessité —, mais l’aimer[86]. » De même Zarathustra enseigne à ses disciples : « La volonté est créatrice. Tout « cela est » n’est que fragment, énigme, hasard inquiétant — jusqu’au jour où la volonté créatrice dit : « Mais je le voulais ainsi ! » — jusqu’au jour où la volonté créatrice dit : « Mais je le veux ainsi ! je le voudrai toujours ainsi[87] ! » — Conformément à cette morale Nietzsche sut « vouloir » sa maladie ; il souffrit sans faiblesse et sans forfanterie, sans faire parade de ses douleurs, sans altitudes tragiques comme sans désespoir, soucieux uniquement de faire tourner à son profit les maux qu’il endurait, d’exploiter de son mieux la vie qui lui était faite. Nous n’avons pas à le plaindre — car rien ne nous autorise à lui infliger notre pitié ; mais il a droit au respect.

Le premier bienfait qu’il vit dans sa maladie, c’est qu’elle le délivrait de son « métier » de professeur et de philologue. Depuis longtemps, en effet, l’existence qu’il menait à Bâle lui était à charge. Il sentait de plus en plus distinctement que le but de sa vie n’était pas la philologie, mais la philosophie : « C’est chose certaine pour moi, écrivait-il en 1875, que le fait d’avoir écrit une seule ligne digne d’être commentée par les savants à venir, pèse plus lourd dans la balance que le mérite du plus grand critique[88]. » Et à mesure qu’il voyait plus clairement où était sa vraie mission, Nietzsche sentait aussi que ses fonctions à l’université devenaient un fardeau pesant pour lui, car pour s’acquitter en conscience de son métier, il sacrifiait le meilleur de son temps à des études qui n’avançaient que peu ou point la grande tâche qu’il s’était donnée. La maladie lui épargna l’effort toujours douloureux de rompre avec son passé. Elle lui imposa un changement de vie complet ; elle fit autour de lui la solitude, lui rendit toute lecture impossible pendant des années, le condamna au repos, à l’oisiveté, le fit rentrer en lui-même, le mit seul à seul en face de son moi. Et ce moi, étourdi jadis par le bruit extérieur, enseveli sous un amas d’érudition, entravé par des influences étrangères se remit à parler, timidement d’abord puis de plus en plus distinctement : « Jamais, dit Nietzsche dans son journal de 1888, je ne me suis donné à moi-même autant de bonheur que pendant mes années de maladie les plus douloureuses… Ce « retour à moi-même » fut pour moi une sorte de guérison supérieure ! — La guérison physique ne fut qu’une conséquence de celle-là[89]. »

À un autre point de vue encore, Nietzsche sut tirer parti des conditions d’existence que lui faisait la maladie : il eut l’énergie nécessaire pourvoir dans son état de santé précaire une expérience psychologique d’un intérêt exceptionnel, pour s’observer lui-même avec le sang-froid et l’objectivité du savant qui examine un « sujet » curieux. Habitué depuis longtemps à considérer une philosophie non comme un ensemble de vérités abstraites et impersonnelles mais comme l’expression d’un tempérament, d’une personnalité, il devait tout naturellement envisager avec un intérêt tout particulier le problème de l’influence de la santé ou de la maladie sur la pensée d’un philosophe. Si le corps, si notre « grande raison » souffre, il est hors de doute que notre « petite raison » doit éprouver le contre-coup de cette souffrance. On peut, dès lors, considérer les diverses doctrines philosophiques non plus du tout au point de vue de la somme de vérité objective qu’elles contiennent, mais simplement comme des symptômes pathologiques ; on peut se demander si telle ou telle théorie, si telle ou telle croyance est un indice de santé ou au contraire de dégénérescence chez celui qui la professe. Or un penseur se trouvera, pour résoudre ce problème, dans des conditions d’autant plus favorables qu’il aura connu par expérience des états de santé plus variables, et, par suite, « vécu » en quelque sorte un plus grand nombre de philosophies. Nietzsche observa donc avec une curiosité scientifique qui, dans son cas, ne manque pas d’une certaine grandeur, comment la maladie agissait sur ses idées, de quelle manière la souffrance physique se répercutait dans sa pensée.

Il remarqua d’abord que la douleur le rendait plus défiant à l’égard de la vie, plus réfractaire à toutes les illusions consolantes ou décoratives dont se contentent volontiers ceux pour qui l’existence est clémente. « Je doute, dit-il, que la souffrance rende a meilleur » ; — mais je sais qu’elle nous rend plus profonds[90]. » Pour résister à des tourments physiques prolongés, il faut que l’homme exerce sur lui une terrible contrainte, soit qu’il leur oppose sa force de volonté comme l’Indien qui, soumis aux pires tortures, brave jusqu’au bout ses ennemis victorieux, — soit qu’il se réfugie comme le saint ou le fakir dans le renoncement absolu, dans l’abdication totale de toute volonté. L’homme qui traverse sans faiblir une pareille épreuve apprend à considérer les problèmes de la vie avec une méfiance toujours plus clairvoyante ; il se refuse impitoyablement à voir la réalité en beau ; il repousse les hypothèses flatteuses et consolantes ; il éprouve comme un désir méchant de vengeance, de représailles contre la vie ; il veut se dédommager des souffrances qu’elle lui fait endurer en la regardant face à face, en lui arrachant tous ses voiles, tous les oripeaux trompeurs dont elle se pare pour séduire et décevoir les humains. S’il aime encore la vie, il l’aime en amant jaloux et défiant, comme on aime une femme qui vous a trompé, qui vous inspire des doutes.

Nietzsche observa ensuite que la souffrance — par une conséquence en apparence paradoxale — l’avait rendu optimiste. La maladie lui apprit en effet à connaître par expérience quels sont les effets de la dépression physiologique sur l’esprit du penseur. Il observa comment la douleur cherche à briser sournoisement l’orgueil de la raison philosophique, à l’incliner vers la faiblesse, la résignation, la tristesse. Il nota quels sont, dans le domaine de l’esprit, les réduits, les refuges, les « coins de soleil » où vient se tapir, pour trouver quelque adoucissement à sa misère, la pensée des malades, des dégénérés. Et il conclut de ses observations que toute philosophie qui met la paix au-dessus de la guerre, toute morale qui donne du bonheur une définition négative, toute métaphysique qui pose comme terme de l’évolution un état d’équilibre, de repos définitif, toute aspiration esthétique ou religieuse vers un monde meilleur, vers un «  au-delà » quelconque, n’est au fond, probablement, qu’un symptôme de dégénérescence ; il crut comprendre que toutes les théories pessimistes ou quiétistes sont simplement un indice que ceux qui les ont pensées souffraient de quelque malaise physiologique. — Et comme il voulait guérir, il voulut l’optimisme. Éclairé par ses expériences de malade sur les causes réelles du pessimisme, il rassembla tout ce qu’il y avait en lui de force vitale pour réagir contre la souffrance, pour livrer à la maladie un suprême combat — au physique comme au moral. À force d’énergie, il triompha : il fut optimiste et revint à la santé : « Je découvris en quelque sorte à nouveau la vie, écrit Nietzsche dans son journal de 1888, je me retrouvai moi-même, je savourai toutes les bonnes choses, même les petites, comme d’autres pourront difficilement les savourer, — je fis de ma volonté de guérir, de vivre, ma philosophie. — Qu’on y prenne garde, en effet : les années où ma vitalité descendit à son minimum furent celles où je cessai d’être pessimiste : l’instinct de conservation m’interdit une philosophie de l’indigence et du découragement[91]. »


III


Le premier acte de la vie philosophique de Nietzsche, sa Naissance de la tragédie est l’affirmation éclatante d’un idéal nouveau, l’idéal tragique, et l’apologie enthousiaste d’Eschyle, de Schopenhauer, et de Wagner en qui il reconnaît les plus illustres représentants de cet idéal. De même, dans les dernières années de sa vie consciente, Nietzsche conclut de nouveau par l’affirmation plus triomphante et plus dithyrambique encore de son idéal — de ce même idéal qu’il avait entrevu comme jeune homme, car la philosophie du « Surhomme » qu’enseigne Zarathustra est, au fond, à peu près identique à la philosophie tragique. Entre ces deux périodes de joyeuse et confiante affirmation s’étend, comme une sorte de dépression séparant deux sommets, une période de négation et de critique à outrance. Nietzsche s’était trop hâté de bâtir et avait dû reconnaître que les matériaux de son édifice n’étaient pas solides. Nous avons vu, comment, au terme de la première étape de sa vie, il avait constaté que le pessimisme de Schopenhauer et l’art décadent de Wagner n’avaient rien à voir avec ses convictions intimes et originales à lui, et compris qu’il lui fallait soumettre à une critique rigoureuse toute la masse de ses idées pour en éliminer impitoyablement les éléments étrangers et parasites qui s’y étaient glissés. Dans la seconde moitié de sa vie, Nietzsche refait, en sens inverse, le chemin qu’il avait parcouru dans la première : après avoir détruit sans merci toutes les fausses valeurs qu’il avait encore reconnues dans ses premières œuvres, il s’élève de nouveau de la négation à l’affirmation et échange la froide et farouche intrépidité du critique contre l’exaltation quasi mystique du prophète[92].

Les premières œuvres de la période proprement philosophique de Nietzsche Choses humaines, Sentences et opinions diverses, Le Voyageur et son Ombre et Aurore, qui ont été écrites, comme nous venons de le voir au moment où la santé de Nietzsche était le plus gravement menacée, respirent cette défiance profonde de l’existence qu’avait fait naître en lui la maladie. Elles ont, les unes comme les autres, une tendance nettement négative. L’air qu’on y respire est âpre et glacé. Nietzsche s’y révèle comme le destructeur impitoyable qui bat en brèche toutes les croyances religieuses, métaphysiques ou morales ; il se compare à un mineur qui sape par la base les dogmes les plus solides, qui pousse lentement, patiemment, sûrement, ses galeries souterraines loin de la lumière du jour, loin des yeux des hommes. Choses humaines est une attaque à fond contre le pessimisme romantique, en particulier contre Schopenhauer, dont Nietzsche, revenant sur ses opinions d’autrefois, répudie hautement les doctrines ; il repousse maintenant l’hypothèse de la volonté comme « chose en soi » qu’il admettait encore dans la Naissance de la tragédie et nie d’une manière générale la nécessité de croire à une « chose en soi » ; il combat la morale de la pitié, l’apologie du renoncement, la doctrine qui veut que l’homme abdique tout désir personnel et égoïste ; il ne veut même plus admettre que l’humanité ait pour fin la production du génie, comme il l’affirmait encore dans Schopenhauer éducateur, mais proclame que, prise en bloc, elle ne poursuit aucune espèce de but. — Dans le Voyageur et son Ombre Nietzsche entreprend d’explorer « cette ombre que montrent toutes les choses quand le soleil de la connaissance luit sur elles[93] » ; il sait en effet que l’on se représente mal les choses quand on se borne à les étudier à la lumière de la connaissance idéaliste, car on ne perçoit alors que les parties éclairées tandis que les parties d’ombre restent dissimulées au regard ; c’est pourquoi le penseur qui veut se faire une idée complète de la réalité doit apprendre aussi à la considérer sous sa face obscure. — Enfin, dans l’Aurore, Nietzsche soumet à la critique la valeur que les homme ? ont de tout temps regardée comme la plus haute de toutes : la croyance à la morale. Il démontre que la croyance du devoir n’a ni une origine surnaturelle ni une valeur impérative ou absolue, qu’il n’y a pas de règle éternelle et immuable fixant le bien et le mal, et que la loi morale, qui contraint l’homme à être sincère envers lui-même à tout prix, finit par s’anéantir elle-même : l’homme devient « immoraliste » par morale, comme il devient athée par religion ; sa sincérité intellectuelle l’oblige à tourner sa critique contre la morale elle-même et à révoquer en doute la légitimité de ses commandements.

L’idéal que Nietzsche se fait de l’existence se rapproche un peu, à ce moment, de l’idéal positiviste. Il admet que chaque individu récapitule en quelque sorte dans les trente premières années de son existence une évolution bue l’humanité a peut-être mis trente mille ans à accomplir. L’homme moderne commence, tout enfant, par être religieux ; puis, perdant la foi en Dieu et en l’immortalité, il se laisse prendre quelque temps aux charmes plus austères de la métaphysique ; celle-ci à son tour cesse bientôt de lui suffire et se réduit peu à peu à n’être plus qu’une croyance esthétique, un culte enthousiaste de l’art. Enfin l’instinct scientifique parle de plus en plus impérieusement et conduit l’homme fait à l’étude exacte de l’histoire et de la nature. C’est dans l’homme de science, dans « l’esprit libre ». affranchi de toute illusion et de tout préjugé que Nietzsche voit pendant quelque temps le plus beau type d’humanité supérieure. L’esprit libre est un « pessimiste intellectuel », et il a besoin d’une santé morale robuste pour ne pas se laisser aller au désespoir et au nihilisme : ce n’est pas impunément, en effet, que l’homme peut déchirer les voiles de l’erreur qui l’enveloppent de toutes parts et contempler face à face la réalité. « Toute la vie humaine est profondément enlisée dans l’erreur ; l’individu ne peut la sortir de ce puits, sans devenir profondément hostile à tout son passé, sans trouver absurde tous ses motifs d’agir actuels, sans opposer l’ironie et le mépris aux passions qui nous poussent à espérer en l’avenir et en un bonheur futur[94]. » Il peut néanmoins, s’il est courageux et énergique de tempérament, trouver dans sa science même des motifs pour échapper à la désespérance. Le savoir pessimiste le délivre, en effet, des soucis qui rongent le vulgaire ; s’il se désintéresse de presque tout ce qui a du prix pour les autres hommes, il jouit par contre d’autant plus librement du spectacle des choses ; il se plaît à planer, affranchi de toute crainte, au-dessus de l’agitation humaine, au-dessus des coutumes, des préjugés et des lois ; il vit uniquement pour mieux connaître, et sa plus haute récompense, est de comprendre, en lui et hors de lui, les lois nécessaires de l’évolution universelle, de pressentir, peut-être, l’avenir du genre humain. « Crois-tu qu’une pareille vie, avec un pareil but, est trop pénible, trop dénuée de tout charme ? C’est qu’alors tu n’as pas encore appris qu’il n’est pas de miel plus doux que celui de la science et que les pesantes nuées de la tristesse sont les lourdes mamelles où tu puiseras un lait réconfortant. Vienne alors la vieillesse et tu comprendras bien comment tu as suivi la voix de la nature, de cette nature qui dirige le monde par le plaisir. Cette vie qui a pour cime la vieillesse a aussi pour cime la sagesse, ce doux rayonnement d’une joie intellectuelle constante ; l’une et l’autre, la sagesse et la vieillesse tu les rencontreras au sommet de la même montée : ainsi l’a voulu la nature. Alors sonne l’heure — ne t’en irrite point — où approche le brouillard de la mort. Que ton dernier mouvement soit un effort vers la lumière ; un chant de triomphe de la sagesse — ton dernier soupir[95]. »

À partir de 1882, cependant, le ton des œuvres de Nietzsche commence à changer insensiblement. Sans doute il continue jusqu’au bout la lutte qu’il a commencée contre les croyances de son époque : l’une de ses dernières œuvres, le Crépuscule des idoles, porte le sous-titre significatif : Comment on philosophe à coups de marteau ; de même la Généalogie de la morale et l’Anti-chrétien contiennent des attaques d’une violence parfois inouïe contre le christianisme et son idéal ascétique. Mais aux fanfares belliqueuses, aux cris de colère et de haine, aux âpres sarcasmes, se mêlent maintenant les accents lyriques et enthousiastes d’un hymne de triomphe. Nietzsche revient à la santé. Après des années de maladie et de souffrance pendant lesquelles il vivait au jour le jour, attendant la mort presque d’un instant à l’autre, il respire de nouveau plus librement, il se reprend à rêver des jours meilleurs. « Ce livre, dit-il, en parlant de la Gaie science, écrite en 1882, n’est autre chose qu’un cri de joie après de longs jours de misère et d’impuissance, c’est un hymne d’allégresse où chantent les forces qui reviennent, la croyance renaissante en un lendemain et surlendemain, le sentiment et le pressentiment soudain d’un avenir ouvert pour moi, d’aventures prochaines, de mers libres, de buts nouveaux vers qui je pouvais tendre, à qui je pouvais croire[96]. » Il a échappé à la double tyrannie de la maladie qui assombrissait l’horizon de sa vie, et de son intraitable orgueil qui refusait de plier devant la douleur et se contraignait à rester debout en vertu de ce fier principe « qu’un malade n’a pas le droit d’être pessimiste[97] ». Il sentait maintenant en lui la joyeuse griserie de la santé reconquise ; il avait L’impression d’un printemps radieux succédant à l’hiver glacial. Dans ces dispositions nouvelles, il ne pouvait plus se contenter de cet idéal du « libre esprit » tel qu’il l’avait défini dans Choses humaines. Il manque de joie, en effet, ce « libre esprit » ; la souffrance l’a rendu un peu morose ; il ne s’est pas encore délivré tout à fait de * l’esprit de la pesanteur », de « ce très haut et très puissant démon, dont on dit qu’il est le maître du monde[98] » ; il ne sait pas encore « danser », se jouer librement, gaiement, sans effort sur les flots de la vie. Et dans la pensée de Nietzsche s’élève alors une nouvelle vision d’avenir : son imagination d’artiste enfante la rayonnante figure du prophète Zarathustra qui après avoir passé dix ans au désert « à jouir de sa pensée et de sa solitude », descend parmi les hommes pour leur annoncer la religion du « Surhomme » et la doctrine du « Retour éternel », qui rassemble autour de lui, dans sa grotte solitaire, les exemplaires les plus affinés d’humanité supérieure mais souffrante, « les hommes du grand désir, du grand mépris, du grand dégoût », ceux qui doivent un jour faire place au « Surhomme », — qui les guérit de leur pessimisme en faisant luire à leurs yeux la vision de l’avenir, et qui meurt enfin au moment où il atteint le suprême degré de la sagesse, au moment où le soleil de son existence est au zénith, à l’heure du « grand midi », en consacrant par sa mort le triomphe de sa doctrine.

Nous nous proposons de résumer, dans les deux chapitres qui vont suivre, la philosophie de Nietzsche, en exposant d’abord la partie négative de sa doctrine : la critique de l’homme actuel, de ses croyances et de ses instincts, — puis la partie positive : la religion du « Surhomme » et du « Retour éternel ». Je n’ignore pas les objections très sérieuses qu’on peut faire à cette façon de procéder. La plus grave, c’est qu’en exposant les idées de Nietzsche sous une forme systématique, on leur donne forcément une allure dogmatique qu’elles n’ont pas et ne veulent pas avoir. Il est en effet certain que de 1878 à 1888, la pensée de Nietzsche n’est pas restée invariable ; je viens d’indiquer moi-même que vers 1882 elle a pris une orientation assez différente de celle qu’elle avait auparavant ; et il serait aisé de noter entre la période de 1878 à 1882 et celle de 1882 à 1888 d’autres divergences plus ou moins importantes. Puis Nietzsche n’est pas et ne veut pas être un philosophe d’école. La vérité en soi lui est très indifférente ; il ne se soucie pas du tout de démontrer des propositions par des arguments logiques, et encore beaucoup moins d’échafauder un beau système bien cohérent et bien ordonné ; il ne se préoccupe jamais de réfuter par des raisonnements les opinions qu’il regarde comme erronées. Sa manière de procéder est toujours la même. Il dit : « Mon instinct me fait voir en tel homme ou tel groupe d’hommes des êtres dégénérés ou méprisables, en telle théorie ou telle croyance un principe morbide. Je les combats donc comme on combat un fléau naturel ou une maladie. S’il est vrai que je représente un principe de vie et mes adversaires un principe de mort, la victoire doit fatalement me revenir ; dans le cas contraire, c’est moi qui, non moins fatalement, succomberai. Et comme je ne veux qu’une seule chose, le triomphe de la vie, je pourrai me réjouir de mes victoires comme de mes défaites. Tout le reste est très indifférent. » — N’est-il pas imprudent, dans ces conditions, de construire un « système » de Nietzsche, comme on construirait un « système » de Kant ou de Schopenhauer, alors que la vérité logique tenait une si petite place dans les préoccupations de notre philosophe ?

Si je me suis décidé cependant, au lieu d’examiner une à une les œuvres de Nietzsche, à donner un aperçu général des principaux problèmes qu’il traite et des solutions qu’il leur donne, c’est, tout d’abord, parce que Nietzsche est revenu à diverses reprises sur les mêmes questions, indiquant d’abord sommairement un problème, puis le reprenant, le creusant, l’approfondissant jusqu’au moment où il lui a donné sa solution définitive. Analyser un à un ses ouvrages c’était donc s’exposer à recommencer indéfiniment l’exposition des mêmes sujets. — De plus, et c’est là la raison qui me parait la plus importante, — si Nietzsche prise peu la logique et s’il ne s’attache pas à chercher la vérité en soi, cela ne veut pas dire du tout que sa pensée ait été décousue et illogique — loin de là. Je suis persuadé au contraire que Nietzsche a très réellement conçu un système fort bien lié dans toutes ses parties et que, s’il ne l’a jamais exposé sous une forme systématique c’est surtout parce que son état de santé l’a obligé a rendre sa pensée sous forme d’aphorismes qu’il pouvait rédiger de tête, en se promenant, et sans écrire, tandis qu’il lui était impossible, pour des raisons toutes matérielles, d’entreprendre la composition d’œuvres de longue haleine. Il est à remarquer d’ailleurs que, dans la dernière partie de sa vie, Nietzsche a composé ses ouvrages d’une manière beaucoup plus rigoureuse que pendant la période de 1878 à 1882. La Généalogie de la morale, malgré sa division extérieure en aphorismes, est en réalité un véritable « traité » ; de même la Volonté de puissance eût été, à en juger par la première partie qui a été seule achevée, beaucoup plus systématique que les ouvrages antérieurs. Ce n’est donc pas, je crois, fausser la pensée de Nietzsche que de la présenter sous la forme, nécessairement un peu artificielle, d’une sorte de doctrine philosophique, encore qu’il ne l’ait jamais exposée lui-même de cette manière-là. Je m’efforcerai d’ailleurs, en multipliant les citations, de donner aux lecteurs une idée aussi vivante que possible de cette œuvre si colorée et si vibrante, si exempte de tout pédantisme scolastique, et où l’on sent, à chaque page, que l’auteur a mis toute son âme, tout son cœur, dans l’étude de problèmes qui, suivant son expression pittoresque, « ont une carapace hérissée de piquants et ne sont point faits pour être caressés et flattés ».


CHAPITRE IV

LE SYSTÈME DE NIETZSCHE
PARTIE NÉGATIVE : L’HOMME


I


Toute époque, toute civilisation a ce que Nietzsche appelle sa « table des valeurs » ; en d’autres termes, elle admet une hiérarchie des valeurs ; elle estime telle chose supérieure à telle autre ; elle croit que telle action est préférable à telle autre ; elle juge, pour prendre un exemple particulier, que la vérité est supérieure à l’erreur ou qu’un acte miséricordieux est préférable à un acte de cruauté. La détermination de cette table des valeurs, et en particulier la fixation des plus hautes valeurs, est le fait capital de l’histoire universelle, puisque cette hiérarchie des valeurs détermine les actes conscients ou inconscients de tous les individus et motive tous les jugements que nous portons sur ces actes. Ce problème de la détermination des valeurs prime donc, pour le philosophe, tous les autres ; c’est en tout cas sur lui que Nietzsche a concentré tous ses efforts. Et le résultat de ses méditations a été le suivant : la table des valeurs actuellement reconnue par la civilisation européenne est mal faite et doit être revisée du haut en bas. On doit procéder à ce qu’il appelle la « transvaluation de toutes les valeurs » (Umwerthung aller Werthe), changer par conséquent l’orientation de notre vie entière, modifier les principes essentiels sur lesquels reposent tous nos jugements. Vers la fin de sa vie consciente, son imagination, exaltée par la solitude profonde qui se faisait autour de lui et peut-être aussi par l’approche de la crise où devait sombrer sa raison, voyait dans cette révolution philosophique le point de départ d’un bouleversement formidable pour l’humanité : « Je vous jure, écrivait-il à Brandes le 20 novembre 1888, que dans deux ans toute la terre se tordra dans des convulsions. Je suis une fatalité… Ich bin ein Verhängniss[99]. »

L’homme moderne place en tête de sa table des valeurs un certain nombre de valeurs absolues, qu’il met au-dessus de toute discussion et qui lui servent de mesure pour apprécier toute la réalité. Parmi ces biens universellement reconnus sont par exemple le Vrai et le Bien. S’il est un fait qui semble au-dessus de tout conteste, c’est que la vérité vaut mieux que l’erreur ; prouver d’une affirmation, d’une théorie quelconque, qu’elle est fausse, c’est lui enlever tout crédit ; le culte de la vérité, de la sincérité à tout prix est peut-être l’une de nos plus solides croyances. De même les penseurs les plus téméraires se sont arrêtés saisis de crainte devant le problème du bien et du mal. Kant regardait comme une vérité supérieure à toute raison et à toute discussion l’existence de son impératif catégorique, « agis de telle sorte que ta conduite puisse être érigée en règle universelle ». Schopenhauer lui-même, tout en critiquant la théorie kantienne du devoir, admettait néanmoins que tous les hommes sont d’accord, pratiquement, pour formuler ainsi le contenu de la loi morale. Neminem læde, immo omnes, quantum potes, juva : « Ne fais de mal à personne, secours les autres le plus que tu pourras. » Les philosophes n’ont jamais osé révoquer en doute la légitimité des jugements moraux, ils se sont uniquement préoccupés de chercher le « fondement de la morale », de rechercher le pourquoi rationnel — pratiquement tout à fait indifférent — de ces jugements portés constamment et sur toutes les actions humaines au nom d’une « conscience morale » devant qui tout le monde s’incline avec respect. Or c’est précisément à ces convictions, qui dominent aujourd’hui la vie intérieure de presque tous les hommes, à ce culte de la vérité, à cette religion de la loi morale, que Nietzsche déclare la guerre. Au lieu de les accepter respectueusement comme un fait qu’il est inutile de discuter, comme une autorité dont il est impie d’examiner les titres, il les considère hardiment comme un problème, il ne craint pas de se poser nettement la question : Pourquoi la vérité plutôt que l’erreur ? Pourquoi le bien plutôt que le mal ? Et le problème ainsi posé il le résout avec la même hardiesse en fixant comme règle de conduite de l’homme vraiment libre la devise de cet ordre mystérieux des « Assassins » que les croisés rencontrèrent jadis en Terre Sainte : « Rien n’est vrai ; tout est permis. »

Pour Nietzsche en effet toutes ces entités métaphysiques, mystérieuses et surhumaines que l’homme a toujours supposées en dehors de lui et qu’il a révérées sous des noms divers — « Dieu », le monde des « Choses en soi », la « Vérité », l’ « Impératif catégorique » — ne sont que des fantômes de notre imagination. La réalité la plus immédiate, la seule réalité qu’il nous soit donné de connaître, c’est le monde de nos désirs, de nos passions. Tous nos actes, toutes nos volontés, toutes nos pensées sont en dernière analyse gouvernées par nos instincts, et ces instincts se ramènent tous, finalement, à un seul instinct primordial, la « volonté de puissance » qui suffit — c’est l’hypothèse de Nietzsche — pour expliquer à lui seul toutes les manifestations de la vie dont nous sommes témoins. Tout être vivant — plante, animal ou homme — tend à augmenter sa force en soumettant à sa domination d’autres êtres, d’autres forces. Cet effort continu, cette lutte perpétuelle où chaque être met sans cesse en jeu sa propre vie pour augmenter sa puissance, est la loi fondamentale de toute existence. Toutes les manifestations de la vie sans exception sont régies par l’instinct. Si l’homme aspire à la vertu, à la vérité ou à l’art c’est en vertu d’un instinct naturel qui, pour se satisfaire, le pousse à agir d’une certaine manière. Ainsi la morale que le chrétien regarde comme une révélation divine et à laquelle il subordonne toute son existence est en réalité une invention humaine destinée à satisfaire tel ou tel instinct. De même la vérité à laquelle le savant consacre sa vie a été recherchée primitivement par la volonté de puissance qui tendait à agrandir sa domination. Mais l’homme en est arrivé, par une singulière aberration, à adorer comme idéal ce qu’il avait créé lui-même pour répondre à un de ses besoins. Au lieu de dire : « Je vis pour satisfaire mes instincts, et en vertu de cette loi je rechercherai donc le bien et le vrai dans la mesure où ma volonté de puissance m’y poussera » il pose en principe : « Le bien et le vrai doivent être recherchés pour eux-mêmes ; il faut faire le bien parce que c’est le bien, aspirer à la vérité pour l’amour de la vérité ; la vie de l’homme n’a de valeur que dans la mesure où il subordonne son intérêt égoïste à ce but idéal ; il devra donc, au nom de l’idéal, comprimer ses instincts personnels et regarder l’égoïsme comme un mal. » Or, l’homme qui raisonne ainsi et qui agit en conséquence, est à la vérité poussé, lui aussi, par un instinct — car l’instinct est le mobile dernier de tous nos actes ; — seulement cet instinct est perverti.

Les instincts de l’homme ne sont, en effet, pas tous également sains ; les uns sont normaux et tendent à augmenter sa vitalité, mais d’autres sont morbides et tendent à l’affaiblir. Les maladies du corps ont des causes naturelles et se développent en vertu des lois de l’organisme ; elles n’en aboutissent pas moins à la destruction du corps et doivent, par suite, être combattues par le médecin. Il en est de même des maladies de la personnalité : elles ont une origine naturelle, mais leurs conséquences n’en sont pas moins désastreuses. Selon que les instincts normaux ou les instincts morbides prédomineront dans un individu donné, il sera un bel exemplaire d’humanité ou un dégénéré. Il y a donc d’une part des hommes sains de corps et d’âme, qui disent « oui » à l’existence, qui sont heureux de vivre et dignes de perpétuer la vie, et il y a, d’autre part, des malades, des impuissants, des décadents, dont l’instinct vital est amoindri, qui disent « non » à l’existence, qui s’inclinent vers la mort, vers l’anéantissement, qui ne cherchent plus, ou en tout cas ne devraient plus chercher à se perpétuer. C’est là une réalité naturelle et physiologique contre laquelle il n’y a pas à s’insurger : en fait, la vie est partout en progrès ou en décadence, elle augmente ou diminue d’intensité ; l’homme est une plante qui tantôt végète misérablement et tantôt s’épanouit splendidement, poussant de tout côté des rejetons puissants et magnifiques. — C’est sur ce fait que Nietzsche fonde sa table des valeurs.

Il raisonne ainsi : « Je ne sais pas si la vie est en elle-même bonne ou mauvaise. Rien n’est plus vain, en effet, que l’éternelle discussion entre les optimistes et les pessimistes et cela pour une excellente raison, c’est que personne au monde n’a qualité pour juger ce que vaut la vie : les vivants ne le peuvent pas parce qu’ils sont partie dans le débat et même objets du litige ; les morts ne le peuvent pas davantage — parce qu’ils sont morts[100]. Ce que vaut la vie dans sa totalité, nul ne peut donc le dire ; j’ignorerai à tout jamais s’il eût mieux valu pour moi d’être ou de ne pas être. Mais du moment où je vis, je veux que la vie soit aussi exubérante, aussi luxuriante, aussi tropicale que possible, en moi et hors de moi. Je dirai donc « oui » à tout ce qui rend la vie plus belle, plus digne d’être vécue, plus intense. S’il m’est démontré que l’erreur et l’illusion peuvent servir au développement de la vie, je dirai « oui » à l’erreur et à l’illusion ; s’il m’est démontré que les instincts qualifiés de « mauvais » par la morale actuelle — par exemple la dureté, la cruauté, la ruse, l’audace téméraire, l’humeur batailleuse — sont de nature à augmenter la vitalité de l’homme, je dirai « oui » au mal et au péché ; s’il m’est démontré que la souffrance concourt aussi bien que le plaisir à l’éducation du genre humain, je dirai « oui » à la souffrance. — Au contraire, je dirai « non » à tout ce qui diminue la vitalité de la plante humaine. Et si je découvre que la vérité, la vertu, le bien, en un mot toutes les valeurs révérées et respectées jusqu’à présent par les hommes sont nuisibles à la vie, je dirai « non » à la science et à la morale. »

Nous allons étudier dans ce chapitre comment s’est formée, d’après Nietzsche, la table des valeurs en cours actuellement, quelle est leur origine et quel état d’âme elles révèlent chez l’Européen moderne.


II


« Au cours de mes pérégrinations à travers les nombreuses morales raffinées ou grossières qui ont régné jusqu’à présent sur la terre ou y règnent encore, j’observai certains traits qui semblaient connexes et se montraient toujours simultanément ; si bien qu’enfin deux types fondamentaux se révélèrent à moi, séparés par une différence capitale. Il y a une morale de maîtres et une morale d’esclaves… La détermination des valeurs morale ? s’est faite ou bien au sein d’une race de dominateurs consciente et fière de la distance qui la séparait de la race dominée, — ou bien parmi la foule des sujets, des esclaves, des inférieurs de toutes sortes[101]. »

À l’origine de la civilisation européenne on voit à tout instant se reproduire le fait qui donne naissance à ces lieux types de morale : une race belliqueuse, une bande d’hommes de proie fond sur une race inférieure, plus paisible, moins guerrière, la soumet et l’exploite à son profit. C’est ainsi que prennent naissance la civilisation grecque et la civilisation romaine, ou encore, qu’à une époque plus récente se fondent, sur les débris de l’empire romain, les royaumes germaniques. L’homme de proie, l’aristocrate, a conscience de déterminer lui-même la valeur des hommes et des choses : ce qui lui est utile ou nuisible est bon ou mauvais en soi ; sa morale n’est que la conscience joyeuse de sa perfection et de sa force. Il appelle « bon » (gut) celui qui est son égal, le noble, le maître, et « mauvais » (schlecht) celui qui est son inférieur, le vilain, l’esclave qu’il méprise. Le « bien » n’est donc pas autre chose pour lui que l’ensemble des qualités physiques et morales qu’il prise chez lui-même et chez ses pairs. Il se sait gré à lui-même d’être fort et puissant, de savoir dominer et aussi se dominer, d’être dur pour lui-même comme pour les autres ; et en conséquence il honore aussi ces mêmes qualités chez les autres. Par contre il méprise la faiblesse et la lâcheté sous toutes leurs formes, peur, flatterie, bassesse, humilité, mensonge surtout. Il n’estime guère ni la pitié ni le désintéressement, ces vertus si prisées aujourd’hui, car il juge que ces sentiments sont quelque peu déplacés et même légèrement ridicules chez un maître, chez un chef. Mais il admire la force, l’audace, aussi la ruse et même la cruauté parce que ce sont ces qualités qui lui assurent la suprématie guerrière. Surtout — et c’est par là principalement qu’il choque la conscience moderne — il est fermement convaincu qu’il n’a de devoirs qu’envers ses pairs : qu’il peut agir envers l’esclave et l’étranger comme bon lui semble et les traiter aussi durement ou aussi doucement qu’il lui plaît, sans que cela tire à conséquence. Envers ses pairs, par contre, il a des obligations très strictes : il doit être fidèle dans la reconnaissance comme dans la vengeance, rendre exactement le bien comme le mal ; il doit le dévouement absolu à l’ami et au chef, la déférence au vieillard. Il a le respect inné de la tradition : loin de croire au progrès, il honore le passé et considère avec un préjugé défavorable les jeunes générations. La morale aristocratique est dure et intolérante. Comme les nobles se sentent en général une minorité campée au milieu d’une multitude sourdement hostile, il leur faut à tout prix maintenir intactes, dans leur race, les qualités qui ont assuré leur triomphe : c’est pour eux une question du vie ou de mort ; aussi les coutumes qui ont trait à l’éducation des enfants, au mariage, aux relations entre jeunes et vieux sont-elles fort rigoureuses ; tout est calculé en vue de prévenir la dégénérescence, de maintenir aussi pur, aussi fixe que possible le type primitif de la race. — Enfin une race aristocratique a son dieu en qui elle incarne toutes les vertus qui l’ont conduite à la puissance et à qui elle témoigne par des sacrifices sa reconnaissance d’être ce qu’elle est. Ce dieu, que l’aristocrate conçoit à son image, doit en conséquence pouvoir être utile ou nuisible, ami ou ennemi, bienfaisant ou malfaisant ; il est, en réalité, la « volonté de puissance » qui a guidé les maîtres vers la domination, qui les a faits forts et heureux ; et le culte qu’ils lui rendent est l’expression de leur joie de vivre, du gré qu’ils se savent à eux-mêmes d’être beaux et puissants.

Tout différent est le second des grands types de morale, la morale de l’esclave, du faible, du vaincu. Si le sentiment qui domine chez les maîtres est l’orgueil, la joie de vivre, le faible aura inversement une tendance pessimiste à se méfier de la vie et surtout la haine instinctive du puissant qui l’opprime. Il faut bien se rendre compte, en effet, que les races « nobles » ont été pour les races inférieures des ennemis effroyables. Pleins d’égards, et de déférence les uns pour les autres, les maîtres ne connaissent plus aucune loi dès qu’ils se trouvent en présence de l’étranger. Ils se dédommagent sur lui de la contrainte qu’ils exercent sur eux-mêmes dans leurs relations avec leurs égaux. Contre lui tout est permis — la violence, le meurtre, le pillage, la toiture ; contre lui les nobles redeviennent des bêtes de proie, superbes et atroces ; et ils rentrent de leurs sanglantes équipées, joyeux, la conscience à l’aise, persuadés qu’ils ont accompli des exploits glorieux, dignes d’être chantés par les poètes. Aussi sont-ils pour leurs victimes, des monstres odieux et terribles : « Cette audace des races nobles, folle, absurde, soudaine dans ses manifestations, l’inattendu, l’invraisemblable de leurs entreprises…, leur indifférence et leur mépris pour la sécurité, la vie, le bien-être, leur effroyable sérénité d’âme, leur joie profonde dans la destruction, la victoire et la cruauté — tout cela se résuma, pour les victimes de leurs entreprises, dans l’image du « barbare », de « l’ennemi méchant » — du « Goth » ou du « Vandale » par exemple[102]. » — Ainsi l’homme fort et puissant, le « bon » de la morale de maître devient le « méchant » (böse) de la morale d’esclave. Le « mal », pour le faible, c’est tout ce qui est violent, dur, terrible, tout ce qui inspire la crainte. Le « bien » comprendra inversement toutes ces vertus, méprisées par les maîtres, qui rendent l’existence moins dure aux opprimés, aux souffrants : la pitié, la douceur, la patience, l’industrie, l’humilité, la bienveillance ; le « bon » qui était le guerrier redoutable et fort dans la morale de maîtres, devient dans celle des esclaves l’homme pacifique et débonnaire, un peu méprisable même parce que trop inoffensif — trop « bonhomme ».


III


Suivons d’un peu plus près la genèse de la table des valeurs admises par les esclaves : c’est dans ce milieu, en effet, que sont nés la morale et la religion chrétiennes sur qui repose tout le système des valeurs modernes.

La horde des esclaves, le troupeau des faibles, des déshérités, des dégénérés de toute sorte trouve son chef naturel dans le prêtre. Qu’est-ce que le prêtre ?

Le prêtre doit être lui-même un dégénéré pour pouvoir comprendre les besoins de sa tribu de malades, pour supporter de vivre parmi eux. Mais il doit avoir conservé intact son instinct de domination, afin qu’il puisse gagner la confiance des souffrants, leur inspirer de la crainte, devenir leur gardien, leur soutien, leur tyran, leur dieu. Sa mission consiste d’abord à défendre le troupeau des faibles contre les forts. À ce titre il sera l’ennemi juré des maîtres ; contre eux, il usera sans scrupule de tous les moyens, en particulier des armes du faible, la ruse et le mensonge ; il se fera lui-même une « bête de proie » — et une bête de proie presque aussi redoutable que celles qu’il combat. Mais ce n’est pas tout : il doit en outre défendre le troupeau contre lui-même, contre les mauvais sentiments qui éclosent naturellement dans toutes les agglomérations de malades ; il combat avec sagesse et dureté tout commencement d’anarchie, tout symptôme de dissolution ; il manipule adroitement ce dangereux explosif, le ressentiment, qui s’accumule sans cesse parmi ses cohortes et s’arrange à le faire éclater sans que l’explosion cause de dommage au troupeau et au berger. Telle est la mission historique du prêtre — mission utile en un sens puisqu’il prévient des catastrophes en disciplinant la multitude des dégénérés — mission néfaste cependant, en dernier ressort, car elle entrave le cours de l’évolution naturelle. Le port naturel où tendent les faibles, les malades, les pessimistes de toute sorte, c’est la bonne mort, la mort qui endort toute souffrance, asile de paix, refuge inviolable de tous les mal venus. Mais chez ceux-là même dont l’énergie vitale est amoindrie, la « volonté de puissance » se défend instinctivement contre l’anéantissement : en déformant la réalité, elle leur suggère de nouvelles raisons de vivre, elle leur fournit des expédients pour tromper leur souffrance, elle les abuse sur la cause de leur mal. Le prêtre se sert avec une habileté consommée de cet instinct naturel ; il le dirige, le stimule, l’exagère, il en fait l’instrument de sa domination. Il devient le protecteur d’une foule innombrable de malades. À quel prix ? Nous le verrons tout à l’heure.

C’est parmi les Juifs, cette race de prêtres qui placée dans les pires conditions d’existence s’est cependant maintenue en vie par des prodiges de ténacité, qu’a commencé ce que Nietzsche appelle « la révolte des esclaves » en morale. « Ce sont les Juifs, dit-il, qui ont été les pires adversaires de l’équation des valeurs aristocratiques (bon = noble = puissant = beau = heureux = aimé des dieux) ; avec une logique terrifiante ils ont tenté de la renverser, ils l’ont saisie avec les crocs de la haine la plus profonde — la haine de l’impuissant — et ils ont tenu bon. Les malheureux seuls, disent-ils, sont les bons ; les pauvres, les impuissants, les faibles sont seuls bons ; les souffrants, les miséreux, les malades, les laids sont aussi beuls pieux, seuls aimés de Dieu ; pour eux seuls est réservée la félicité. — Vous, au contraire, les nobles, et les puissants, vous qui êtes, de toute éternité méchants, cruels, sensuels, insatiables, impies, vous serez aussi éternellement malheureux, maudits, réprouvés[103] ! »

Le christianisme a hérité de cette table des valeurs nouvelle instituée par le judaïsme ; le prêtre chrétien n’a eu qu’à poursuivre l’œuvre du prêtre juif, et voici qu’après deux mille ans de lutte il est aujourd’hui vainqueur.

Le premier acte de la grande interversion des valeurs a été l’hypothèse de l’âme et de la volonté libre. En réalité il n’y a pas d’âme distincte du corps ; et il n’y a pas non plus de volonté libre — pas plus d’ailleurs que de volonté non libre. Il y a seulement des volontés fortes qui se manifestent par des effets considérables et des volontés faibles dont l’action est moindre. Des jugements comme « l’éclair foudroie » ou « le puissant triomphe de ses adversaires » sont en réalité des tautologies : l’éclair n’est pas un être capable de foudroyer ou de ne pas foudroyer ; il n’est éclair que dans le moment où il foudroie ; de même la somme de forces qui se manifeste dans les actes d’un homme puissant n’existe que dans et par ces manifestations. Or la conscience populaire, en vertu d’une hypothèse absolument arbitraire, a distingué l’être du phénomène, la volonté de ses manifestations. Elle a supposé derrière les actions humaines, derrière les effets visibles de la volonté de puissance, un être, une âme, cause de ces effets et cette âme a été conçue comme une entité libre de se manifester de telle manière qu’il lui plaisait, d’agir ainsi ou autrement. — Cette illusion du libre arbitre une fois créée et admise, l’esclave a pu — du moins en imagination — s’égaler au maître ou même le dépasser. Si la valeur d’un individu réside non dans la somme de forces dont il dispose, mais dans l’usage qu’il fait de son libre arbitre, rien n’empêche, en effet, le faible de l’emporter sur le fort, et cela en vertu du raisonnement suivant : le puissant agit en puissant, mais il a tort car il est « mauvais » d’agir en puissant ; le faible veut agir en faible (il ne pourrait d’ailleurs agir autrement) et il a raison, car il est « bien » d’agir en faible. Donc : le faible vaut mieux que le fort. — Et Nietzsche de décrire avec une verve étonnante l’opération mystérieuse et louche grâce à laquelle les esclaves gonflés de ressentiment arrivent à rapetisser en pensée les maîtres et à se transformer eux-mêmes en martyrs et en saints :

« Quelqu’un veut-il descendre dans le mystérieux abime où l’on voit comment se fabrique un idéal sur terre ! Qui se sent ce courage ?… Allons : d’ici le regard plonge sur ce sombre atelier. Attendez un peu, monsieur le téméraire : il faut que votre œil se fasse à ce jour faux et douteux… Voilà ! c’est bien ! Parlez à présent ! Que se passe-t-il là au fond. Dites ce que vous voyez, homme des périlleuses curiosités — c’est moi, maintenant, qui vous écoute.

« Je ne vois rien, mais je n’entends que mieux. Ce sont des murmures et des chuchotements qui s’échappent, mystérieux, sournois, discrets, de tous les coins et recoins. Il me semble qu’on ment ; une douceur mielleuse englue chaque son. La faiblesse doit être changée en un mérite par quelque tour de passe-passe, ce n’est pas douteux, — tout est bien comme vous le disiez. »

Et puis !

« Et l’impuissance qui ne peut réagir en « bonté », la bassesse apeurée en « humilité » ; la soumission à ceux qu’on hait en « obéissance » (elle s’adresse à un être qui, disent-ils, exige cette soumission — ils le nomment Dieu). La passivité des faibles, la lâcheté dont ils regorgent, la docilité qui reste à la porte et attend paisiblement, est baptisée d’un beau nom, la « patience » — qui passe sans doute, elle aussi, pour une vertu ; leur « je ne puis pas me venger » devient « je ne veux pas me venger », ou bien même « je leur pardonne » ( « car ils ne savent pas ce qu’ils font — mais nous, nous savons ce qu’ils font ! » ). — Ils parlent aussi « d’aimer leurs ennemis » — et ils en suent… »

Et puis !

« Ils sont misérables, cela ne fait pas un doute, tous ces trotte-menu et faux-monnayeurs, encore qu’ils se tiennent chaud l’un l’autre, — mais ils me disent que leur misère est le signe que Dieu les distingue et les choisit ; ne bat-on pas les chiens qu’on aime le mieux — ; peut-être cette misère n’est-elle qu’une préparation, un temps d’épreuve, une école… peut-être est-elle mieux encore : quelque chose, qui un jour sera pavé avec de formidables intérêts en or — non — en bonheur. Ils appellent cela la « félicité ».

Et puis !

« Maintenant ils me donnent à entendre qu’ils ne sont pas seulement meilleurs que les Puissants et les Maîtres de la terre dont ils doivent lécher les crachats (non par peur, oh non, pas du tout par peur, mais parce que Dieu ordonne de respecter toute autorité), — mais qu’ils sont aussi mieux lotis qu’eux, ou que, du moins, ils seront un jour mieux lotis qu’eux. Assez ! assez ! je n’y tiens plus. De l’air, de l’air ! Cette échoppe où l’on fabrique l’idéal — il me semble qu’elle pue le mensonge à plein nez.

— Non ! un moment encore ! Vous ne nous avez rien dit du chef-d’œuvre de ces nécromanciens qui savent muer toute noirceur en blancheur, lait et innocence : — N’avez-vous pas remarqué quel est leur raffinement suprême, leur tour de main le plus audacieux, le plus fou, le plus délié, le plus artificieux ? Faites attention ! Ces cloportes gonflés d’envie et de haine — que font-ils précisément de l’envie et de la haine ? Avez-vous entendu ces mots dans leur bouche ? Auriez-vous l’idée, à n’écouter que leurs discours, que vous êtes parmi les hommes du ressentiment ?…

« Je comprends, j’ouvre encore une fois mes oreilles (hélas ! et me bouche le nez). Maintenant seulement je saisis ce qu’ils disaient depuis longtemps déjà : « Nous, les Bons, nous sommes les Justes » ; ce qu’ils demandent, ils ne l’appellent pas la revanche, mais « le triomphe de la justice » ; ce qu’ils haïssent, ce n’est pas leur ennemi, non ! ils haïssent l’iniquité, l’impiété ; la foi qui les anime n’est pas l’espoir de la vengeance, l’ivresse de la douce vengeance ( — « plus douce que le miel », disait déjà Homère), mais la « victoire de Dieu, du Dieu juste sur les impies » ; et ceux qu’ils aiment en ce monde ne sont pas leurs frères par la haine mais leurs « frères par l’amour », comme ils disent, tous les Bons et les Justes de cette terre. »

— Et comment nomment-ils cette fiction qui les console de toutes les souffrances de la vie — leur fantasmagorie d’une félicité future escomptée par avance ?

« Comment ? Entends-je bien ? Ils nomment cela : le « jugement dernier » ; et la venue de leur règne : le « royaume de Dieu » ; — en attendant, ils vivent « dans la foi », « dans l’amour », « dans l’espérance. » « — Assez ! assez[104] ! »

Voilà donc constitué l’idéal de l’esclave et composée sa table des valeurs morales. Il vit, tant bien que mal, soutenu par les fictions consolantes qu’il a créées. Mais sur lui pèse toujours la dépression physiologique, la cause initiale de sa faiblesse. Il souffre, il s’impatiente de son mal. C’est ici qu’intervient le prêtre, non pour guérir le mal dont il est atteint, en s’attaquant directement, comme fait le médecin, à sa cause réelle et physique, — mais seulement pour faire oublier au patient la douleur qu’il ressent.

À cet effet, il use d’abord de narcotiques qui endorment la souffrance sans d’ailleurs porter le moins du monde remède au trouble physiologique dont elle découle. Il traite le malade par l’hypnotisme, il lui prescrit une hygiène qui tend à réduire sa vie animale et sa vie intellectuelle au strict minimum : grâce aux pratiques ascétiques, à la mortification de la chair, à « l’abêtissement » systématique, il finit par plonger son malade dans une sorte de torpeur physique et morale qui le rend moins sensible à la douleur, il parvient même, parfois, à l’insensibiliser presque complètement. Par cette médication il fait du dégénéré un fakir, un « saint ». — Dans un très grand nombre de cas le prêtre se borne, encore, à ordonner au patient qu’il soigne la pratique d’une activité machinale, régulière qui absorbe son attention, fait de lui une sorte d’automate et l’empêche de songer à soi. Ou bien encore il lui prescrit l’usage fréquent d’un petit plaisir facile à se procurer : « l’amour du prochain » sous toutes ses formes, telles que bienveillance, charité, assistance mutuelle, etc. Ou bien enfin il groupe en troupeau ses malades pour leur faire oublier par les mille menues distractions de la vie sociale leurs misères individuelles.

Mais à côté de ces moyens innocents, il use pour ses cures d’un remède aussi dangereux qu’efficace, d’un poison effroyable qui fait oublier aux malades leurs souffrances, mais qui ruine plus que jamais leur organisme. Ce poison, c’est le sentiment du péché.

La notion du péché a pour fondement naturel deux sentiments nés spontanément et en dehors de l’intervention du prêtre dans le cœur humain : la « mauvaise conscience » et la croyance d’une « dette » contractée par l’homme envers la divinité.

La mauvaise conscience est, selon Nietzsche, le résultat du malaise profond qui s’empara de l’homme quand, d’animal sauvage et solitaire qu’il était primitivement, il devint membre d’une société organisée, tête de bétail dans un troupeau. L’État est probablement, à l’origine, une effroyable tyrannie imposée à une race pacifique ou mal organisée par une bande d’hommes de proie, de puissants associés en vue du pillage et de la guerre. Brusquement les conditions d’existence des vaincus se trouvèrent bouleversées de fond en comble. Pour se guider dans la vie, ils ne purent plus suivre librement l’instinct naturel qui les gouvernait jusqu’alors : ils durent faire effort sur eux-mêmes pour se conduire avec prudence, pour comprimer leurs volontés quand elles risquaient de déplaire aux maîtres ; il leur fallut agir par raisonnement et réflexion. Mais les instincts sont une certaine somme de force qui se manifeste nécessairement par des effets. Si cette force est comprimée de telle sorte qu’elle ne peut plus se dépenser à l’extérieur par des réactions immédiates, elle se transformera en énergie latente et manifestera son existence par un travail intérieur. C’est par une métamorphose de ce genre qu’a pris naissance la « mauvaise conscience » : elle est le résultat de la compression que durent subir les instincts naturels de l’homme, à l’époque où il passa de l’état d’indépendance à l’état d’esclavage. Comme une bête fauve qui, rongée par la nostalgie de la vie libre et du désert, se meurtrit elle-même aux barreaux de sa cage, ainsi l’homme primitif, domestiqué, emprisonné, se fit souffrir lui-même. Entravé élans ses manifestations extérieures, son instinct de vie se traduisit par une sorte de fermentation interne. L’homme, désormais, eut une vie intérieure qui fit de lui un être infiniment plus intéressant que la brute triomphante — mais un malade.

Le sentiment d’une « dette » envers la divinité, d’autre part, est une des plus anciennes manifestations de l’esprit religieux. À l’époque primitive, en effet, chaque génération croyait qu’elle était redevable de sa prospérité présente aux générations précédentes, et que les ancêtres, devenus après leur mort des esprits puissants, continuaient à exercer une influence bienfaisante sur les destinées de leurs descendants. Mais tout service doit être payé ; les hommes eurent donc le sentiment qu’ils avaient contracté une dette envers leurs pères et qu’en échange de leur protection, ils leur devaient des sacrifices ; de là le culte des aïeux que l’on retrouve à l’origine de toutes les civilisations. Ce culte, cependant, se transforma peu à peu. La vénération que l’homme accordait originairement à toute la lignée de ses aïeux se concentra d’abord sur l’ancêtre primitif de la race ; puis l’ancêtre à son tour fut élevé au rang d’un dieu, et ce dieu fut regardé comme d’autant plus puissant, d’autant plus redoutable que le peuple qui l’honorait était lui-même plus prospère. Et dans la même proportion où croissait la grandeur du dieu, devait s’accroître aussi le sentiment de la dette contractée à son égard, et, par suite aussi, la crainte de ne pas faire assez pour lui. En vertu de cette logique, le sentiment de dépendance de l’homme vis-à-vis de son Dieu acquit son maximum d’intensité quand le Dieu unique du christianisme eut vaincu tous les dieux païens et régna en maître absolu sur la plus grande partie de l’Europe. L’homme en vint à croire alors que cette dette était trop grande pour pouvoir jamais être payée, qu’il se trouvait à l’égard de Dieu dans la situation du débiteur insolvable vis-à-vis de son créancier, exposé par suite au plus terrible des châtiments. Dans son angoisse, l’homme chercha par tous les moyens à rejeter loin de lui la responsabilité de cette dette. Il s’en prit à son premier ancêtre qui aurait encouru la malédiction divine ; il inventa le « péché originel » et le dogme de la « prédestination » ; il incrimina la nature hors de lui, les instincts en lui, et les regarda comme la source du mal ; il maudit l’univers lui-même et aspira au néant ou à une autre vie ; finalement il donna au problème qui le tourmentait cette solution paradoxale : La dette contractée par l’homme envers Dieu est trop immense pour que l’homme puisse jamais l’acquitter. Dieu seul peut payer Dieu. Or, dans son amour pour l’homme, Dieu s’est immolé lui-même pour libérer son débiteur insolvable : il s’est fait homme, s’est offert en sacrifice, et par cet acte d’amour, il a racheté ceux d’entre les hommes qu’il juge dignes de sa grâce.

Que l’on fonde maintenant, en imagination, cette notion tragique d’une dette envers la divinité avec le sentiment de la « mauvaise conscience » et l’on aura le « péché ». L’homme qui a « mauvaise conscience » éprouve un besoin maladif de se faire souffrir. Il ne se rend pas compte, bien entendu, que ce besoin a pour cause réelle la compression violente et soudaine de sa volonté de puissance, de ses instincts naturels. Mais il sait, d’autre part, qu’il a contracté envers la divinité une dette formidable qu’il est hors d’état de payer. Et tout naturellement cette dette lui apparaît comme la raison d’être des souffrances qu’il s’inflige : il veut, par ces souffrances apaiser son créancier irrité, expier son « péché ». Le voilà désormais acharné à se torturer pour s’acquitter d’une dette qu’il croit infinie, réclamant de la souffrance, toujours plus de souffrance pour assouvir cet inextinguible désir d’expiation qu’il porte en lui.

Cette notion du péché, une fois constituée, devint l’instrument de la domination du prêtre sur les âmes. C’est par elle qu’il eut prise sur la foule des malheureux et qu’il mit la main sur toutes les brebis souffreteuses qu’il rencontrait sur son chemin. Il s’en alla vers les dégénérés qui, travaillés par un mal physique dont ils ignoraient la nature, cherchaient anxieusement la cause ou, mieux encore, l’auteur responsable de la dépression où ils se sentaient plongés. Et il persuada à tous ces misérables qu’ils étaient eux-même la cause véritable de leurs souffrances ; que ces souffrances devaient être regardées comme une faible expiation des « péchés » dont ils étaient coupables, qu’ils devaient par conséquent les accepter non pas seulement avec résignation mais avec joie, comme une épreuve envoyée par Dieu. Les infortunés le crurent : ils acceptèrent, dans leur détresse, l’explication qu’il proposait de leur souffrance ; ils se laissèrent docilement inoculer le poison effroyable de la croyance au péché. Et pendant une longue suite de siècles ce fut, à travers l’Europe, une théorie lugubre de « pécheurs » pénitents, qui s’acheminaient vers la mort à travers un long martyre, le corps malade, les nerfs détraqués, l’âme affolée, en proie à des crises de désespoir ou à des extases délirantes, assoiffés de tortures, hantés par l’idée fixe du péché et de la damnation éternelle.

Ce qui caractérise somme toute le christianisme, d’après Nietzsche, c’est que comme religion et comme idéal moral il aboutit au nihilisme. Il a créé tout un monde de pures fictions : il a imaginé des causes fictives, « Dieu », « l’âme », « l’esprit », le « libre arbitre » — et des effets fictifs, le « péché », la « grâce », — des relations entre des êtres imaginaires, « Dieu », les « esprits », les « âmes » — ; il a inventé une science naturelle fictive fondée sur la méconnaissance des causes naturelles, une psychologie fictive basée sur une fausse interprétation des phénomènes physiologiques (par exemple la souffrance expliquée comme conséquence du péché), une téléologie fictive, le « règne de Dieu », la « vie éternelle ». En même temps que le chrétien construisait son monde imaginaire, il maudissait l’univers réel, il opposait la a nature » source de tout mal, à « Dieu », source de tout bien. L’origine de l’illusion chrétienne apparaît donc clairement : elle est née de la haine de la réalité ; elle est le produit d’une humanité dégénérée où la somme de douleur l’emporte sur la somme de joie, d’une humanité lassée et souffrante qui incline vers le pessimisme, vers la négation de la vie, qui aspire à rentrer dans le néant.


IV


Le grand fait de l’histoire européenne c’est le triomphe, aujourd’hui à peu près général, de la morale d’esclaves sur la morale de maîtres : presque partout l’homme moderne accepte la table des valeurs créée par le ressentiment des esclaves, le détraquement physiologique et psychologique des dégénérés et le mensonge conscient ou inconscient de leurs chefs naturels, les prêtres ascétiques. — Pendant deux mille ans une lutte acharnée s’est livrée entre Rome, l’héritière de la tradition grecque et de son idéal aristocratique, le berceau de la race la plus forte et la plus noble qui ait jamais vécu sous le soleil, et la Judée, la terre du ressentiment et de la haine, la patrie de l’esprit sacerdotal… La Judée a vaincu. La Renaissance arrêtée dans son essor par Luther et le protestantisme ; l’idéal français, aristocratique et classique sombrant, après deux siècles de grandeur, dans la tourmente sanglante de la Révolution ; Napoléon, type unique, surhumain et peut-être inhumain du dominateur, vaincu par la Sainte-Alliance : voilà les étapes successives qui ont conduit à la victoire l’idéal d’esclaves. — Aujourd’hui l’Europe est en pleine décadence : partout apparaissent des symptômes irrécusables d’une diminution de la vitalité. On peut craindre de voir la race humaine cesser de grandir et s’enliser peu à peu dans une ignominieuse médiocrité.

C’est la morale d’esclave, d’abord, qui domine aujourd’hui la conscience moderne sous le nom pompeux de « religion de la souffrance humaine ». Voyons d’un peu plus près la réalité qui se cache sous ce mot.

L’analyse psychologique de la pitié nous révèle d’abord que ce sentiment si fort vanté par les moralistes d’aujourd’hui n’est ni aussi désintéressé ni aussi admirable qu’on veut bien le dire. Il entre en effet dans la pitié une dose assez forte de plaisir très égoïste. Nous faisons aux autres du bien comme nous leur faisons du mal, uniquement pour nous donner le sentiment de notre puissance, pour les soumettre en quelque manière à notre domination. L’homme fort et noble d’instincts cherche son égal pour lutter avec lui, pour lui faire courber par la force le front devant sa puissance ; il méprise par contre les proies trop faciles et écarte dédaigneusement de lui ceux qu’il ne trouve pas dignes d’être ses adversaires. Le faible, au contraire, se contentera de proies médiocres et de triomphes aisés ; or un malade, un malheureux n’est pas bien redoutable ; de plus l’homme accepte toujours plus volontiers un bienfait qu’une douleur : le miséricordieux est donc sûr de rencontrer un minimum de résistance, de remporter un succès sans le moindre danger pour lui. La pitié est donc une vertu d’âmes médiocres et qui est sans inconvénients quand elle s’exerce sur des âmes médiocres elles aussi. Elle devient par contre un manque d’égards, presque une vilenie, dès qu’elle s’adresse à une âme noble. L’âme noble dissimule ses chagrins, ses souffrances, ses infirmités ; elle se défend contre la bonne volonté comme contre la mauvaise volonté ; l’homme souffrant, disgracié, hideux a donc le droit de haïr les témoins indiscrets de sa misère et de sa laideur, ceux qui ne rougissent pas de regarder ce qui devait rester caché à tous les yeux et accablent un malheureux d’une pitié qu’il n’a pas demandée.

Mais il y a plus : la pitié n’est pas seulement un sentiment peu intéressant ; elle est aussi un sentiment déprimant. Supposons un instant la religion de la souffrance humaine généralisée parmi les hommes. Qu’arrivera-t-il ? La somme totale de souffrance, loin d’avoir diminué, se trouvera augmentée, chacun, outre ses maux personnels, devant prendre sa part des maux d’autrui. La pitié est ainsi un principe affaiblissant pour l’instinct vital : elle aggrave la déperdition de forces qu’occasionne déjà la souffrance ; elle rend la douleur contagieuse.

Un inconvénient plus grave encore de la religion de la pitié c’est quelle contrarie l’action normale de la loi de sélection qui tend à faire disparaître les êtres mal conformés et qui par suite ont peu de chances de sortir victorieux du combat pour l’existence. Toute religion de la pitié, comme par exemple le christianisme, tend à protéger l’existence des dégénérés. C’est là d’ailleurs la cause principale du succès que ces religions ont obtenu de tout temps : les faibles et les malades sont en effet légion tandis que l’homme parfaitement sain et bien réussi sous tous les rapports constitue une exception. Dans toutes les espèces animales supérieures on constate une majorité d’individus mal venus, dégénérés, fatalement voués à la souffrance. L’espèce humaine ne fait pas exception à cette règle, bien au contraire. L’homme constituant dans l’échelle des êtres un type supérieur et surtout perfectible, qui est susceptible de varier, qui n’a pas encore atteint sa forme immuable et définitive, il est tout particulièrement exposé aux accidents et la proportion des déchets par rapport aux exemplaires réussis est encore plus forte que chez les autres animaux. La religion de la pitié a l’immense inconvénient de prolonger une foule d’existences inutiles, condamnées par la loi de sélection : elle conserve, elle multiplie la misère dans ce monde ; elle rend par conséquent l’univers plus laid, la vie plus digne d’être « niée » ; elle est une forme pratique du nihilisme. Elle est une menace pour l’existence et la santé morale des beaux exemplaires d’humanité. La vue de la misère, de la souffrance, de la difformité, de la laideur est le pire des dangers pour l’homme supérieur : elle le conduit à la négation de la vie soit par excès de dégoût soit par excès de compassion. La pitié peut devenir une maladie dévastatrice qui ruine de fond en comble une nature généreuse lorsqu’elle n’a pas la dureté voulue pour lui résister. Le christianisme et la religion de la pitié ont efficacement contribué à la dégradation de la race européenne et entravé la production d’hommes supérieurs, l’évolution de l’humanité vers le Surhomme.

Si maintenant nous considérons la religion de la souffrance non plus dans ses conséquences mais à titre de symptôme, nous voyons immédiatement ce qu’elle signifie. Ce grand débordement de pitié auquel nous assistons de nos jours est un indice manifeste que l’homme a de plus en plus peur, aujourd’hui, de la souffrance ; qu’il s’est amolli, efféminé ; que, dominé par l’instinct de la bête de troupeau il redoute toujours plus ce qui pourrait troubler sa sécurité et son bien-être. Non seulement il fuit la souffrance pour lui, mais il ne supporte même plus l’idée de la souffrance chez les autres ; bien plus, il n’ose même plus faire souffrir au nom de la justice — ceci, bien entendu, uniquement par faiblesse de caractère et non point du tout par magnanimité ou dédain généreux du tort causé. Le miséricordieux étend sa pitié jusque sur les criminels et sur les malfaiteurs. « Il vient un moment, dans la vie des peuples, où la société est aveulie, énervée au point de prendre parti même pour l’individu qui la lèse, pour le criminel — et cela le plus sérieusement du monde. Punir ! le fait même de punir lui paraît contenir quelque chose d’inique ; — il est certain que l’idée de « châtiment » et de la « nécessité de châtier » lui fait mal, lui fait peur : est-ce qu’il ne suffirait pas de mettre le malfaiteur hors d’état de nuire ? Pourquoi donc punir !… punir est si pénible[105] » — L’idéal vers lequel tend la bête de troupeau c’est une petite part de bonheur assuré pour chacun avec un minimum de souffrance ; la douleur est considérée comme « quelque chose qu’on doit abolir[106] ». Or Nietzsche — et c’est peut-être là un des plus beaux côtés de sa doctrine — est persuadé que la lâcheté, la peur de la souffrance est une des choses les plus méprisables au monde. La souffrance est en effet la grande éducatrice de l’humanité, c’est elle qui lui a conféré ses plus beaux titres de noblesse : « Vous voudriez si possible — et ce « si possible » est la plus insigne folie — abolir la souffrance. Et nous ? — nous voulons, semble-t-il, la vie plus dure, plus mauvaise qu’elle ne l’a jamais été ! Le bien-être tel que vous le comprenez — mais ce n’est pas un but, c’est, pour nous une fin ; — un état qui ferait aussitôt de l’homme un objet de risée et de mépris, qui rendrait sa disparition souhaitable ! C’est à l’école de la souffrance, de la grande souffrance — ne le savez-vous donc pas ? — c’est sous ce dur maître seulement que l’homme a accompli tous ses progrès, Cette tension de l’âme qui sous le poids du malheur se raidit et apprend à devenir forte, ce frisson qui la saisit en face des grandes catastrophes, son ingéniosité et sa vaillance à supporter, à endurer, à interpréter, à utiliser l’infortune, et tout ce qui lui fut jamais donné de profondeur, de mystère, de dissimulation, de sagesse, de ruse, de grandeur : — tout cela ne l’a-t-elle pas acquis à l’école de la souffrance, formée et façonnée par la grande souffrance. Il y a dans l’homme une créature et un créateur : il y a dans l’homme quelque chose qui est matière, fragment, superflu, argile, boue, non-sens, chaos ; mais dans l’homme il y a aussi quelque chose qui est créateur, sculpteur, dureté de marteau, contemplation d’artiste, allégresse du septième jour : — comprenez-vous cette opposition ? Et aussi que votre pitié va à l’homme-créature, à ce qui doit être taillé, brisé, forgé, déchiré, brûlé, passé au feu, purifié — à tout ce qui nécessairement doit souffrir, est fait pour souffrir ? — Et notre pitié — ne comprenez-vous pas à qui elle va, inversement, notre pitié à nous, quand elle se met en garde contre votre pitié comme contre la pire des faiblesses et des lâchetés ? — Ainsi donc : pitié contre pitié[107]. »

Un autre symptôme grave de décadence c’est le triomphe à peu près général, en Europe, de l’idéal démocratique. Malgré l’opposition apparente que l’on peut constater entre cet idéal et l’idéal chrétien et religieux, ils sont en réalité identiques par leurs tendances essentielles. Dans le christianisme, dans la religion de la souffrance humaine comme dans le culte de l’égalité on retrouve les mêmes traits principaux : la haine du faible contre le puissant et l’aspiration vers une vie exempte de souffrances. Le christianisme fait tous les hommes égaux devant Dieu et leur promet un bonheur parfait par delà le tombeau. Le démocrate veut tous les hommes égaux devant la loi et les incite à réaliser sur terre leur rêve de félicité parfaite. Il aspire à créer une société d’où l’inégalité serait bannie, où tous les hommes auraient les mêmes droits, les mêmes devoirs et une part égale de bonheur, où il n’y aurait plus de hiérarchie, où nul n’aurait plus ni à obéir ni à commander, où il n’y aurait plus ni maîtres ni esclaves, ni riches ni pauvres, mais une masse amorphe de « citoyens » tous pareils. C’est là l’idéal vers lequel tendent tous les démocrates, quelle que soit leur étiquette, qu’ils s’intitulent républicains, socialistes ou anarchistes. Ils sont tous d’accord pour repousser toute autorité supérieure, pour ne vouloir « ni Dieu ni maître », pour proscrire tout privilège ; — les anarchistes, sous ce rapport, se montrent simplement plus logiques que les socialistes et plus pressés qu’eux d’atteindre le but. Tous fraternisent dans une commune aversion pour la justice qui châtie et inclinent à regarder toute punition comme une iniquité. Ils communient dans la religion de la pitié, dans l’horreur de toute douleur, dans la conviction que la souffrance doit être abolie. Ils ont tous la foi dans le troupeau « en soi » ; ils croient que chaque individu peut et doit trouver son bonheur particulier dans le bonheur du corps social tout entier et que ce bonheur social peut être atteint par la pitié de chacun envers tous et par la fraternité universelle. Ces idées se sont implantées si profondément dans la conscience moderne, que l’Europe ne produit déjà presque plus d’hommes ayant l’instinct de la domination à un degré éminent. Un caractère de maître authentique comme celui de Napoléon est une exception infiniment rare à notre époque et a suscité un enthousiasme immense parmi l’humanité qui se tourne toujours instinctivement vers les chefs véritablement aptes à la commander. En règle générale ceux qui gouvernent aujourd’hui, n’exercent le pouvoir qu’avec une sorte de remords intime, tant les valeurs de la morale d’esclave sont universellement admises. Pour se défendre de leur mauvaise conscience, ils ont recours à d’hypocrites sophismes et cherchent à mettre leur situation privilégiée d’accord avec les préceptes de la morale régnante : ils se regardent comme les exécuteurs d’ordres émanés d’une puissance supérieure (la tradition, la loi, Dieu), comme les « premiers serviteurs du pays » ou les « instruments du bien commun[108] ».

Le même instinct niveleur se montre aussi dans la manière dont l’Européen d’aujourd’hui envisage les rapports de l’homme et de la femme[109].

Nietzsche regarde comme une loi nécessaire l’inégalité naturelle des sexes — inégalité qui a sa raison d’être, selon lui, dans ce fait que l’amour n’a pas la même importance pour l’homme que pour la femme. Il n’est, en effet, dans la vie de l’homme, qu’un simple épisode. Chez lui, l’instinct le plus fort c’est le désir de puissance, la volonté d’étendre toujours plus loin sa domination. La lutte incessante contre les forces de la nature et contre les volontés rivales des autres hommes, l’affirmation constante de sa personnalité, telle est la grande tâche qui demande son temps et ses efforts. S’il s’adonnait uniquement à l’amour, s’il consacrait toute sa vie, toutes ses pensées, toute son activité à la femme aimée, il ne serait plus qu’un esclave et un lâche, indigne du nom d’homme et de l’amour d’une vraie femme. L’amour et l’enfant sont tout, au contraire, dans la vie de la femme. « Tout dans la vie de la femme est énigme, enseigne Zarathustra, et tout dans la femme a une solution qui a nom : Enfantement[110]. » L’amour est donc l’événement décisif de son existence. À l’inverse de l’homme, elle doit mettre son honneur et sa gloire à être « la première en amour », à se donner tout entière, sans réserve, corps et âme au maître qu’elle a choisi. C’est dans cette abdication de sa volonté propre qu’elle doit chercher son bonheur, et elle est d’autant plus admirable, d’autant plus parfaite que ce don de soi-même est plus complet, plus définitif. « Le bonheur de l’homme, dit encore Zarathustra, a nom : je veux. Le bonheur de la femme a nom : il veut[111]. » La femme qui aime doit se donner entièrement à l’homme qui à son tour doit accepter virilement ce don : ainsi le veut la loi d’amour, loi tragique et douloureuse parfois, et qui met entre les deux sexes un irréductible antagonisme. La femme est faite pour aimer et obéir, mais malheur à elle si l’homme, soit lassitude, soit inconstance, vient à se dégoûter de sa conquête, à trouver médiocre le don qui lui a été fait, et s’en va courir vers de nouvelles amours ! L’homme doit dominer et protéger ; il doit être assez riche et puissant pour vivre en quelque sorte deux vies, pour conquérir sa part de bonheur à lui, et aussi pour fournir de bonheur celle qui a mis en lui son espoir ; mais malheur à lui s’il reste au-dessous de cette lourde tâche, si, ayant su se faire aimer, il n’a pas la force nécessaire pour alimenter la flamme de cet amour ; l’amour déçu se change en mépris, et la femme voue une haine implacable et sans merci à l’homme qu’elle juge indigne d’elle, qu’elle accuse de lui avoir fait manquer sa destinée.

L’époque moderne n’accepte pas plus volontiers cet antagonisme naturel de l’homme et de la femme qu’elle n’accepte l’opposition non moins naturelle du maître et de l’esclave. Et de même qu’elle a essayé de glorifier l’esclave, elle a tenté aussi de diviniser la femme. Or Nietzsche est fort loin de tenir pour légitime le culte de « l’éternel féminin », de voir dans la femme une créature d’essence supérieure, aux instincts plus raffinés, au sens moral plus délicat et plus sûr, capable de guider l’humanité vers ses plus hautes destinées. C’est à l’homme qu’appartient selon lui, le premier rôle ; c’est l’homme qui doit être le maître et le maître redouté. À lui la force physique plus grande, et la raison supérieure, et le cœur plus généreux, et la volonté constante et énergique. La femme est « avisée » : elle possède, à un plus haut degré que l’homme, une certaine raison pratique qui lui permet d’apprécier les choses telles qu’elles se présentent et de discerner rapidement les moyens les plus sûrs pour atteindre un but donné. Mais sa nature est moins riche et moins profonde que celle de l’homme ; elle reste le plus souvent à la surface des choses ; elle est futile, parfois mesquine et pédante. « L’homme doit être élevé pour la guerre, enseigne Zarathustra, et la femme pour le délassement du guerrier : tout le reste est folie[112]. » La femme n’est pas une idole, elle n’est qu’un jouet fragile et précieux, mais dangereux aussi, ce qui pour une nature virile est un charme de plus. Elle est redoutable dès que la passion l’enflamme — l’amour ou la haine, — car elle a conservé mieux que l’homme la sauvagerie primitive des instincts ; on trouve chez elle la souplesse rusée du félin, la griffe du tigre qui se fait sentir tout à coup sous la patte de velours, l’égoïsme naïf, la nature indisciplinable et rebelle, l’étrangeté déconcertante et illogique des passions et des désirs. Et c’est pourquoi elle a besoin d’un maître fort, capable de la guider et au besoin de réprimer ses incartades. Mais si elle inspire la crainte, elle sait aussi charmer par sa grâce frêle et délicate, par le don de se parer, de revêtir au physique et au moral mille formes différentes ; et surtout elle inspire de la pitié, beaucoup de pitié, car elle semble plus exposée à la souffrance, plus facile à blesser, elle a besoin de plus d’amour, elle est condamnée à plus de désillusions que les autres créatures.

Ce n’est d’ailleurs pas la femme idole qui excite le plus la colère de Nietzsche. Celle qu’il exècre surtout et qu’il poursuit de ses sarcasmes les plus féroces, c’est la femme « émancipée », qui a perdu la crainte et le respect de l’homme, qui n’entend plus se donner, mais prétend traiter avec lui d’égal à égal, qui ressent presque comme une injure les hommages et les ménagements du sexe fort envers les faibles femmes et veut concourir avec lui dans la lutte pour la vie. Rien ne lui est si odieux que le bas-bleu pédant qui a la prétention de se mêler de littérature, de science ou de politique, si ce n’est la femme « commis » qui, dans la société moderne où l’esprit industriel l’a emporté sur l’esprit aristocratique et guerrier, aspire à l’indépendance juridique et économique, proteste à grand fracas contre l’esclavage où elle est tenue, et organise de bruyantes campagnes pour obtenir des droits égaux à ceux de l’homme. Nietzsche avertit les femmes qu’elles font fausse route en voulant rivaliser avec les hommes, qu’elles sont en train de perdre leur influence, de se diminuer elles-mêmes dans l’estime publique. Leur intérêt est d’apparaître aux hommes comme des créatures d’une essence très différente, lointaines et inaccessibles, difficiles à comprendre et à gouverner, vaguement redoutables et aussi très fragiles, dignes de pitié, exigeant d’infinis ménagements. Et les voilà qui d’elles-mêmes se dépouillent de cette auréole de mystère, qui désapprennent la pudeur féminine prête à s’émouvoir au contact de toute réalité laide ou vulgaire, qui se mêlent volontairement à la multitude et prétendent jouer du coude, elles aussi, se frayer leur chemin à travers la cohue des appétits égoïstes. La femme se dépoétise ! Et en même temps, sous prétexte de culture artistique, elle se détraque les nerfs — surtout par l’abus de la musique wagnérienne — et devient ainsi impropre à sa vocation naturelle, qui est de mettre au monde de beaux enfants.

Somme toute l’Europe s’enlaidit. Elle tend à se transformer en un vaste lazareth ou grouille, sans grandes douleurs mais aussi sans grandes joies, une multitude inintéressante d’hommes égaux dans la médiocrité et dans l’impuissance, et qui traînent sur la terre une vie morue, sans espérances et sans but.

« Voyez ! enseigne Zaralhustra, je vous montre le dernier homme.

« Qu’est-ce que l’amour ? la création ? le désir ? Qu’est-ce que l’étoile ? » — Ainsi demande le dernier homme et il clignote.

La terre est devenue petite et sur elle sautille le dernier homme qui rapetisse tout. Sa race est indestructible comme le puceron ; le dernier homme vit le plus longtemps.

« Nous avons découvert le bonheur, » — disent les derniers hommes et ils clignotent.

Ils ont délaissé les contrées où l’on vit durement : car on a besoin de chaleur. On aime aussi le voisin et l’on se frotte contre lui : car on a besoin de chaleur.

Tomber malade et être déliant est pour eux un péché : on marche avec précautions. Bien fou qui trébuche sur les pierres ou sur les gens.

Un peu de poison de temps à autre : cela procure de beaux lèves. Et beaucoup de poison pour finir, afin de mourir agréablement.

On travaille encore, car le travail est une distraction. Mais L’on veille à ce que cette distraction ne devienne pas un effort.

On ne veut plus ni pauvreté ni richesse : l’une et l’autre donnent trop de souci. Qui voudrait encore commander ? Et qui obéir ? L’un et l’autre donnent trop de souci.

Pas de berger et un seul troupeau ! Chacun veut la même chose. Tous sont égaux : qui pense autrement, entre volontairement à l’asile d’aliénés…

« Nous avons découvert le bonheur, » disent les derniers hommes et ils clignotent[113].


V


La morale d’esclave, l’idéal ascétique, la domination du prêtre reposent l’un comme l’autre sur un ensemble véritablement grandiose, d’ailleurs, de mensonges. Ce n’est pas que Nietzsche voie dans ce fait une réfutation du christianisme — car la vérité elle-même n’est pas pour lui une valeur absolue ; mais il y voit un danger, une chance de destruction. Le troupeau des dégénérés et son conducteur le prêtre ascétique sont obligés de fermer les yeux à l’évidence même des faits pour maintenir contre les démentis répétés de la réalité et de l’expérience leur table de valeurs erronée et leur interprétation fantastique de l’univers. Si le malade prenait conscience de son état véritable, s’il apprenait à connaître ouest la santé, s’il s’apercevait que toute la médication du prêtre consiste à lui faire prendre le change sur le mal réel dont il souffre en provoquant chez lui une excitation artificielle qui aggrave en réalité ce mal au lieu de le guérir — tout l’édifice du christianisme s’écroulerait aussitôt. Le dégénéré chercherait un soulagement effectif soit auprès du médecin, soit dans les bras de la mort. Or le prêtre pressent instinctivement ce danger. C’est pourquoi aussi il cherche toujours à entretenir parmi les fidèles la « foi », c’est-à-dire la conviction irraisonnée, instinctive, qui ne tient pas compte de la réalité des faits. Cette foi n’est pas autre chose, au fond, que la volonté de maintenir à tout prix une illusion que l’on croit nécessaire à la vie ; c’est la crainte que la vérité ne soit peut-être mauvaise et qu’elle ne soit révélée à l’homme avant qu’il soit assez fort pour pouvoir la supporter. À toute époque le prêtre a donc considéré comme sa plus mortelle ennemie la sagesse laïque, la science positive qui prétend étudier le monde en dehors de toute foi religieuse ; tous les moyens lui ont été bons pour empêcher l’homme de se placer en face des choses sans parti pris, de laisser agir sur lui la réalité sans la déformer, d’être loyal et sincère vis-à-vis de lui-même. Et c’est là ce que Nietzsche ne lui pardonne pas. Si l’on veut comprendre quelque chose à l’âpre accent de haine qui éclate à chaque page de l’Anti-chrétien et ne pas se contenter de voir dans les invectives virulentes de ce réquisitoire passionné un symptôme de folie naissante (ce qui est une manière commode, mais peut-être un peu sommaire de se débarrasser d’un problème embarrassant), il faut se rendre compte à quel point l’esprit du christianisme tel qu’il le définissait devait froisser Nietzsche dans ses instincts les plus profonds. Il l’absout volontiers pour toutes les souffrances qu’il a causées à l’humanité ; qu’importe en effet que l’homme souffre si la douleur l’anoblit ; or il est certain que la foi religieuse a façonné des âmes singulièrement intéressantes. Nietzsche ne fait aucune difficulté pour reconnaître que, prise dans son ensemble, la Révolte des esclaves en morale a prodigieusement enrichi le type humain et reste le fait le plus considérable, le drame le plus poignant de l’histoire universelle. Il admire même volontiers la grandiose logique dans le mensonge du prêtre chrétien et l’incroyable dose d’énergie qu’il a dû dépenser pour maintenir pendant deux mille ans une table des valeurs imaginaire ; il l’admirerait davantage encore s’il croyait reconnaître en lui une volonté perverse mais consciente d’elle-même, sans illusions sur le but qu’elle poursuit et sur la nature des moyens qu’elle emploie. Mais ce qui révoltait Nietzsche, ce qui lui soulevait le cœur dès qu’il considérait l’image qu’il s’était faite du christianisme, c’est toute cette ambiance d’insincérité qui l’enveloppe, ce mélange louche de fourberie et d’aveuglement, cette innocence mensongère qui caractérise, selon lui, les hommes de foi. Les instincts les plus profonds de sa nature d’aristocrate, sa conscience intraitable, son amour de la « propreté » physique et morale, sa vaillance à aller jusqu’au bout de ses idées, se soulevaient contre cette duplicité. Il se détournait avec un intense dégoût de ces hommes chez qui l’illusion volontaire est devenue à tel point partie intégrante de l’existence, qu’ils ne savent plus eux-mêmes quand ils trompent et quand ils sont sincères, qui en arrivent à mentir en toute innocence, sans mauvaise conscience, prisonniers volontaires ou même le plus souvent involontaires de l’illusion dont ils vivent. Et il déclarait solennellement le christianisme coupable d’avoir souillé vicié, empoisonné l’atmosphère intellectuelle et morale de l’Europe entière.

Tous les efforts de l’Église n’ont pu empêcher, cependant, les sciences de se développer, la pensée humaine de contempler face à face la réalité des faits. Il y a aujourd’hui, de par l’Europe, une phalange nombreuse de savants, presque tous matérialistes, positivistes, athées, qui vivent en dehors de toute croyance, qui traitent même souvent avec le plus dédaigneux mépris l’instinct religieux. Ce sont là, semble-t-il au premier abord, les adversaires naturels de la domination du prêtre. Comment se fait-il, dès lors, que leur conception de la vie, fondée sur l’observation de la réalité, n’ait pas, depuis longtemps, mis fin à l’illusion chrétienne ? Comment les amis de la nature, de la vie, de la santé n’ont-ils pas réussi à empêcher le triomphe à peu près général des valeurs fixées par le christianisme ?

La réponse de Nietzsche est ingénieuse et originale. Les hommes de science, dit-il, ne croient pas à la science, et par conséquent n’opposent pas à l’idéal religieux un autre idéal ; — ou s’ils croient à la science et proposent une solution au problème de la vie, c’est qu’ils empruntent les éléments de cette solution à l’idéal ascétique. En d’autres termes : les hommes de science sont ou des manœuvres médiocres, incapables de créer une nouvelle table de valeurs ou des ascètes raffinés et sublimés dont l’idéal ne diffère pas, au fond, de celui des prêtres.

Voici d’abord le savant « commun », l’honnête ouvrier de la science. Nietzsche le compare irrévérencieusement à une vieille fille : n’est-il pas, comme elle, infécond, très honorable, légèrement ridicule et, au fond, peu satisfait de son sort ! « Voyons d’un peu plus près, ajoute-t-il, ce qu’est l’homme de science. Il appartient d’abord à une race d’hommes non noble, possédant les vertus des races non nobles, c’est-à-dire des races qui ne commandent pas, qui n’ont pas d’autorité et qui ne se suffisent pas à elles-mêmes. Il est travailleur, docile à se laisser enrégimenter ; il est pondéré et moyen dans ces capacités comme dans ses besoins ; il devine d’instinct ses pareils et a le sens de ce qui est nécessaire à ses pareils : par exemple le petit coin d’indépendance et de pré vert sans lequel il n’est point de tranquillité dans le travail, le tribut nécessaire d’honneurs et d’approbation…, le rayon de soleil du bon renom, la consécration perpétuelle de sa valeur et de son utilité, indispensable pour vaincre à tout instant cette défiance intime de soi qui gîte au fond du cœur de tous les hommes dépendants et « bêtes de troupeau ». Le savant a, comme de juste, aussi, les maladies et les défauts d’une race non noble : il est tout gonflé de mesquine envie et il a un œil de lynx pour découvrir tout ce qu’il y a de bas dans les natures dont la grandeur lui est inaccessible… Ce qui peut, surtout, rendre un savant méchant et dangereux, c’est la conscience intime qu’il a de la médiocrité de sa race, c’est ce jésuitisme de la médiocrité, qui travaille instinctivement à l’anéantissement de l’homme d’exception, et qui cherche toujours à briser tout arc tendu — ou mieux encore à le détendre — le détendre bien entendu avec égards, d’une main pleine de sollicitude, avec une pitié insinuante — mais le détendre : c’est l’art particulier du jésuitisme, qui a toujours su prendre les dehors de la religion de la pitié[114]. » Sans doute le savant est absolument détaché, en général, de toute croyance positive ; le savant allemand, surtout, a même de la peine à prendre au sérieux le problème religieux ; il incline vers une pitié un peu méprisante pour la religion et ressent une instinctive répulsion pour l’insincérité intellectuelle qu’il présuppose chez tout croyant ; ce n’est que par l’étude de l’histoire qu’il parvient à s’élever jusqu’à une sorte de respect nuancé de crainte ou de reconnaissance pour l’œuvre accomplie par l’homme religieux. Mais cette estime reste purement intellectuelle ; par son instinct même il est à mille lieues de sympathiser avec lui et, pratiquement, il fuira tout contact avec lui et ses pareils. En son âme et conscience il est imbu de l’idée que l’homme de foi est un type « inférieur » d’humanité, que l’homme de science le dépasse infiniment. Et pourtant quelle n’est pas son erreur ! Quel abîme sépare le bel exemplaire d’homme religieux — l’homme de grande volonté, malade il est vrai, mais luttant victorieusement, à force de volonté, contre la maladie, créateur de valeurs, sûr du but vers lequel il tend — d’avec ce brave homme de savant, ce « pygmée présomptueux » qui n’a foi ni en lui ni même en la science, qui travaille machinalement, mécaniquement, pour s’étourdir, pour s’empêcher de penser, pour écarter de lui les problèmes incommodes —, bon manœuvre assurément, et utile à la façon du laboureur, du maçon ou du menuisier, mais foncièrement médiocre, fait pour être dirigé, pour être commandé, mais incapable, profondément incapable de créer une valeur nouvelle, de vouloir longtemps et fortement une volonté[115]

Supposons même ce type moyen porté à son extrême perfection, supposons réalisé l’homme objectif en qui s’épanouit complètement, sans tare aucune, l’instinct scientifique le plus pur ; dans ce cas même qu’aurons-nous obtenu ? Rien de plus qu’un miroir, c’est-à-dire un instrument et non pas une volonté. « L’homme objectif, dit Nietzsche, est un miroir. Toujours prêt à prendre l’empreinte de tout ce qui veut être connu, ignorant toutes les joies autres que celle de connaître, de « refléter », — il attend jusqu’à ce que quelque chose se présente ; alors il se déploie en une surface unie et sensible, de telle sorte que les pas les plus légers, le glissement même d’un fantôme, ne puissent manquer de faire impression sur cet épiderme délicat. Ce qui reste en lui de « personnalité » lui semble fortuit, souvent arbitraire, encore plus souvent incommode : tant il s’est habitué à n’être plus qu’un lieu de passage où se mirent des formes et des choses étrangères… Il n’a plus la volonté, ni le temps de s’occuper de lui-même : il est serein, non pas faute de peines, mais parce qu’il ne sait ni toucher du doigt ni manier ses peines personnelles… Veut-on obtenir de lui de l’amour ou de la haine, j’entends de l’amour et de la haine tels que le comprennent Dieu, les femmes et les bêtes — : il fait ce qu’il peut, il donne ce qu’il peut. Mais ne vous étonnez pas si ce n’est pas grand’chose et si, précisément sous ce rapport, il se montre « mauvais teint », fragile, problématique et inconsistant. Son amour est voulu, sa haine est un produit artificiel, un « tour d’adresse », quelque chose d’un peu vain et d’exagéré. Il n’est « bon teint » que dans la mesure où il peut être objectif : ce n’est que dans son universalisme serein qu’il est encore « nature » et «  naturel ». Son âme perpétuellement unie et lisse ne sait plus dire « oui » ni « non » ; il ne commande pas, il ne détruit pas non plus : « Je ne méprise presque rien, » dit-il avec Leibniz[116]… » Somme toute, l’homme objectif n’est, lui aussi, qu’un instrument — un instrument de précision, rare, délicat, très altérable, très précieux — mais, comme le manœuvre de la science, « une façon d’esclave » ; car il lui faut un maître pour l’utiliser dans un but donné. Par lui-même il n’est rien, « presque rien » ; il n’est pas le but vers lequel tend l’humanité, il n’est pas non plus le point initial d’un mouvement nouveau, il n’est pas une cause première, il n’est pas un Maître, — mais seulement une forme vide et flexible, prête à se modeler sur n’importe quel contenu, un homme impersonnalisé — « rien pour une femme, soit dit entre parenthèses », conclut ironiquement Nietzsche.

Tout aussi impuissants, mais pour une autre cause, sont les sceptiques de toutes nuances. Les hommes de science sont des travailleurs, des instruments plus ou moins parfaits, les sceptiques sont des tempéraments affaiblis par une culture excessive, des âmes qui n’ont plus l’énergie de vouloir, — des décadents par conséquent. Il y a d’ailleurs des variétés innombrables de sceptiques, depuis le vaniteux médiocre, le cabotin de la pensée qui cherche à se draper dans l’attitude avantageuse et « distinguée » du dilettante, jusqu’à l’âme douloureuse qui a voulu déchiffrer le mystère de l’univers, et qui, au cours de ses pérégrinations à travers tous les domaines de l’esprit, s’est flétrie, usée, élimée, atténuée, jusqu’à n’être plus qu’une ombre vaine et sans consistance. Zarathustra aussi, le prophète du Surhomme, traîne derrière lui une de ces pauvres ombres errantes, qui l’a accompagné dans toutes ses aventures intellectuelles, qui, à sa suite, a abjuré toutes les croyances consolantes, brisé toutes les idoles, perdu la foi dans les grands noms et les grands mots, et qui, finalement, a perdu de vue le but, et erre, sans amour, sans désir, sans patrie à travers l’univers désolé et muet. Pour elle le prophète, si dur à l’ordinaire trouve des accents de douloureuse pitié.

« Tu es mon ombre, » dit-il avec tristesse.

« Le péril que tu cours n’est pas petit, ô libre esprit, ô voyageur ! Tu as eu une journée mauvaise ; prends garde que le soir ne soit pire encore pour toi !

« À des volages, comme toi, une prison même finit par sembler un bien. Vis-tu jamais comme dorment des malfaiteurs enfermés ? Ils dorment tranquillement, ils jouissent de leur nouvelle sécurité.

« Prends bien garde qu’en fin de compte tu ne deviennes le prisonnier d’une croyance étroite, d’une illusion dure et rigoureuse ! Pour toi désormais tout ce qui est étroit et solide est une tentation, une séduction.

« Tu as perdu le but !… Et ainsi — tu as aussi perdu ton chemin !

« Pauvre âme errante, voltigeante, papillon fatigué[117] !… »

Mais la science ne produit pas seulement des « objectifs » et des sceptiques elle a aussi ses hommes de foi. Elle ne se contente pas toujours de constater des faits et de dire : que sais-je ? Elle entend aussi parfois exprimer des volontés, proclamer une table des valeurs. Mais comment s’y prend-elle dans ce cas ?

« Dans toute philosophie, dit Nietzsche, il vient un moment où la conviction du philosophe parait sur la scène, où pour parler la langue d’un vieux mystère :

adventavit asinus
pulcher et fortissimus
[118] »

En d’autres termes : tout philosophe prétend nous présenter son système comme une construction purement logique, comme une œuvre de pure raison. Or c’est là une illusion. La vie consciente, chez tout homme, a ses racines dans sa vie inconsciente ; son désir de connaître la vérité, si désintéressé qu’il semble, fonctionne en réalité au profit et sous l’inspiration d’un autre instinct plus puissant et plus caché. Dans le système le plus impersonnel et le plus géométrique en apparence se cache une profession de foi ; les théories d’un philosophe sont ses confessions, ses mémoires. Il est, en réalité, non un pur intellectuel, mais un avocat retors, qui plaide la cause de ses préjugés — de ses préjugés moraux, le plus souvent ; — il est même un avocat peu consciencieux qui, moins honnête que le prêtre, essaie de faire passer ses « croyances » pour des « vérités » rationnellement établies. Or ces « croyances » qui sont au fond de tous les systèmes de philosophie, qui forment en quelque sorte leur principe de vie — ces croyances sont tout simplement empruntées à l’idéal ascétique. Le prêtre et le philosophe sont, le plus souvent sans le savoir, non des ennemis mais des alliés.

Voici par exemple Kant, le père de la philosophie allemande. Kant n’est pour Nietzsche qu’un chrétien à peine déguisé. Il constate, en effet, que toute son œuvre philosophique tend à mettre hors de la portée des attaques de la raison deux des erreurs les plus dangereuses de l’humanité : la notion d’un monde réel ou monde des noumènes opposé au monde des apparences, des phénomènes, — et la foi dans la valeur absolue de la loi morale, de l’impératif catégorique. Or ces deux notions ne sont autre chose, au fond, que la traduction métaphysique des dogmes essentiels du christianisme.

Qu’est-ce en effet, d’abord, que la croyance en un monde réel distinct du monde des apparences ! C’est tout simplement l’équivalent philosophique de cette notion fondamentale de toute théologie : Dieu est la cause première de l’univers que perçoivent les sens et la vraie vie de l’homme est la vie en Dieu. Dans le cerveau des métaphysiciens l’idée vivante du Dieu bon, du Dieu des souffrants, s’est subtilisée, sublimée, décolorée ; ils l’ont métamorphosé en une immense araignée qui tisse le monde de sa propre substance ; ils en ont fait l’idéal, le pur esprit, l’absolu, la chose en soi[119]. Or cette chose en soi, ce monde réel c’est, tout simplement le pur néant, c’est une illusion dont Nietzsche conte en ces tenues la disparition progressive :

Comment le « Monde vrai » devint enfin une fable.
HISTOIRE D’UNE ERREUR

1. Le vrai monde accessible au Sage, au Pieux, au Vertueux, il vit en lui, il est ce monde.

(La plus ancienne forme de cette idée, — relativement ingénieuse, simple, convaincante. — Paraphrase de cet axiome : Moi, Platon, je suis la vérité.)

2. Le vrai monde inaccessible, quant à présent, mais promis au Sage, au Pieux, au Vertueux (« au pécheur qui se repent »)

(Progrès de l’idée : elle devient plus fine, plus captieuse, plus incompréhensible, — elle se fait femme, elle se fait chrétienne).

3. Le vrai monde, inaccessible, indémontrable, problématique, mais qui, conçu seulement par la pensée, est une consolation, une obligation, un impératif.

(L’antique soleil toujours au fond du tableau, mais vu à travers les brouillards du criticisme ; l’idée devenue subtile, pâle, septentrionale, « Kœnigsbergienne ».)

4. Le vrai monde, inaccessible ? En tout cas jamais atteint. Et parce que jamais atteint, inconnu aussi. Partant, il n’apporte ni consolation, ni rédemption, ni obligation ; à quoi pourrait, en effet, nous obliger quelque chose d’inconnu ?…

(Aube matinale. Premier bâillement de la raison. Chant du coq du positivisme.)

5. Le « vrai monde », — une idée qui ne sert de rien, qui ne crée même pas une obligation — une idée inutile et devenue superflue : partant, une idée réfutée : supprimons-la.

(Grand jour. Déjeuner ; retour du bon sens et de la gaieté ; rougeur éperdue de Platon ; sabbat de tous les libres esprits.)

6. Nous avons supprimé le « vrai monde » : quel monde reste-t-il ? Serait-ce le monde des apparences ? Mais non ! En même temps que le vrai monde, nous avons supprimé le monde des apparences.

(Midi, instant de l’ombre la plus courte ; fin de la plus longue erreur ; apogée de l’humanité ; INCIPIT ZARATHUSTRA[120].)

Le dieu des chrétiens était — nous venons de le voir — le dieu de tout ce qui souffre, de tout ce qui s’incline vers la mort. Au lieu d’incarner, comme les dieux païens, la joyeuse acceptation de l’existence, la volonté de puissance qui dit « oui » à tout ce qu’apporte la vie, il personnifiait tout ce qui, dans le cœur de l’homme dégénéré, est rancune contre la vie réelle, espoir d’un chimérique au-delà. Le « vrai monde » des métaphysiciens lui est au fond tout pareil : il n’est qu’un mot vide de tout contenu réel. Le Dieu chrétien était le symbole d’une négation, celui des philosophes est un pur néant.

De même, la volonté qui tend vers ce Dieu n’est autre chose, si l’on y prend bien garde, que l’aspiration vers le néant. Aujourd’hui encore les plus avancés parmi les philosophes, ceux qui se croient émancipés de toute religion, de tout préjugé ont toujours encore une foi intransigeante dans la vérité. Tous ces sceptiques, tous ces « objectifs », tous ces agnostiques qui s’abstiennent stoïquement de toute hypothèse indémontrable, qui s’en tiennent à la constatation du petit l’ait pour échapper à la généralisation hâtive et aux erreurs qu’elle entraine, qui s’interdisent de dire « oui » et « non » sur toutes les questions où peut planer un doute — tous ces bons esprits ces « Consciencieux de l’Esprit » qui représentent l’élite intellectuelle et morale de l’humanité, sont au fond des ascètes. Analysons en effet leur croyance. La volonté d’atteindre à tout prix la vérité peut s’interpréter de deux façons différentes ; elle peut signifier : « Je veux à tout prix ne pas être trompé, » ou bien : « Je ne veux à aucun prix tromper, ni les autres, ni moi-même, » Or la première interprétation est invraisemblable. L’homme pourrait fort bien tendre à la vérité par prudence et par peur s’il constatait que la vérité est essentiellement bienfaisante. Or il n’en est pas ainsi. S’il est une « vérité » qui commence à s’imposer peu à peu aux esprits éclairés c’est que l’illusion est au moins aussi bienfaisante, aussi nécessaire à l’humanité que « la vérité ». Pour Nietzsche, l’illusion, le mensonge est peut-être la condition essentielle de la vie. « La fausseté d’un jugement, dit-il, n’est pas, pour nous, une objection contre ce jugement : c’est sur ce point peut-être que notre langue à nous sonne le plus étrangement aux oreilles modernes. La question, pour nous, est celle-ci : dans quelle mesure est-il utile à la conservation ou au développement de la vie, à la conservation ou au perfectionnement de l’espèce. Et nous inclinons en principe à affirmer que les jugements les plus faux (les jugements synthétiques à priori sont de ce nombre) sont pour nous les plus indispensables ; que si l’humanité se refusait à admettre les fictions de la logique, à mesurer la réalité à l’aide du monde purement fictif de l’inconditionné, de l’absolu, à fausser perpétuellement la vie au moyen du nombre, elle ne pourrait pas vivre ; que renoncer aux jugements faux serait renoncer à la vie, serait la négation de la vie[121]. » Mais si le mensonge peut être bienfaisant et la vérité néfaste — et c’est bien là aussi ce que sent l’amant moderne de la vérité à tout prix — l’homme de science n’aspire clone pas à la vérité par intérêt ou par peur, mais parce qu’il ne veut à aucun prix tromper, ni lui, ni les autres. En son âme et conscience il accorde donc à la vérité un tel prix que tout, même le bonheur, même l’existence de l’humanité doit lui être subordonné. Il a foi dans la vérité comme dans une valeur absolue, métaphysique. Disons plus simplement qu’il appelle « vérité » ce que le chrétien appelle « Dieu ». Et Nietzsche conclut : « Il n’y a pas de doute l’homme véridique, — véridique au sens extrême et périlleux que suppose la foi dans la science — affirme par là sa foi en un autre monde que celui de la vie, de la nature, de l’histoire ; et du moment où il affirme cet « autre monde », eh bien ! que pourra-t-il faire de son contraire, de ce monde, de notre monde, — sinon le nier ?… Mais on comprend bien où je veux en venir : à ceci, que c’est toujours une croyance métaphysique, sur laquelle est fondée notre foi dans la science, que nous aussi les penseurs d’aujourd’hui, les athées, les anti-métaphysiciens, nous aussi nous empruntons le feu qui nous anime à cet incendie qu’une croyance plusieurs lois millénaire a allumé, à cette foi chrétienne qui fut aussi la foi de Platon que Dieu est la vérité et que la vérité est divine…[122]. » L’apôtre moderne de la vérité n’a pas osé révoquer en doute les deux valeurs suprêmes de notre vieille table des valeurs. Il n’a pas osé se demander : « Quelle est la valeur de la vérité ? » ou ce qui revient au même : « Quelle est la valeur de l’impératif catégorique de la morale qui nous commande de poursuivre la vérité ? » Il s’est arrêté au seuil du problème formidable de la Vérité et de la Morale ; il ne s’est pas dit : Pourquoi l’homme devrait-il à tout prix vouloir connaître cette Nature que nous eu ! revoyons, aujourd’hui, comme une puissance éternellement aveugle et inintelligente, souverainement indifférente au bien et au mal, magnifiquement féconde, enfantant sans cesse de nouvelles existences pour les sacrifier, impassible, à ses combinaisons vides de sens… Pourquoi l’homme, en effet, devrait-il tout immoler à une pareille divinité ? Vue sous cet angle, la passion de la vérité apparaît à Nietzsche comme la forme moderne de cette cruauté ascétique qui, de tout temps, a poussé l’homme à sacrifier à son Dieu ce qu’il avait de plus précieux. Jadis l’homme offrait à la divinité des victimes humaines, le sacrifice du premier né. Plus tard, à l’époque chrétienne, l’ascète lui sacrifia tous ses instincts naturels. « Enfin : que resta-t-il à sacrifier ? Ne finit-on point par immoler à Dieu tout ce qui console, sanctifie, guérit, tout espoir, toute foi en une harmonie cachée, en une béatitude et en une justice future ? Ne dût-on point immoler Dieu lui-même, et, par cruauté envers soi, adorer la pierre, l’inintelligence, la pesanteur, le destin, le Néant ? Sacrifier Dieu au Néant — il était réservé à la génération qui parvient aujourd’hui à maturité de se hausser jusqu’à ce mystère paradoxal d’ultime cruauté. Nous en savons tous quelque chose…[123]. » — Ainsi l’apôtre de la connaissance, le « Consciencieux de l’esprit » qui ne se cantonne pas dans le scepticisme, mais qui croit à la vérité, qui a le courage de poser un idéal, d’affirmer sa foi en une valeur suprême intellectuelle et morale est au fond un ascète qui renie l’existence humaine pour je ne sais quel au-delà, un pessimiste qui se détourne de la Vie, puisqu’il refuse de se prêter à l’illusion, au mensonge nécessaire à toute vie — un nihiliste qui, comme le chrétien, cherche, en réalité, à pousser l’humanité dans le gouffre de la mort.


CHAPITRE V

LE SYSTÈME DE NIETZSCHE (SUITE)
PARTIE POSITIVE : LE SURHOMME


I


L’Europe moderne est, selon Nietzsche, profondément malade. Partout apparaissent des symptômes de décadence indéniable. Il semble qu’une accablante fatigue se soit abattue sur l’homme d’aujourd’hui, et qu’après avoir accompli le chemin immense qui mène du ver de terre au singe et du singe à l’homme, il cherche à l’heure présente la stabilité et le repos soit dans l’ignoble médiocrité, soit dans la mort. Ici le démocrate égalitaire veut faire de lui une bête de troupeau laide et méprisable ; ailleurs le prêtre chrétien, le philosophe, le moraliste veulent le détacher de la terre et lui montrent un au-delà chimérique auquel il doit sacrifier sa vie. L’État démocratique est une forme dégénérée de l’État ; la religion de la souffrance humaine est une morale de malades, l’art wagnérien qui triomphe à l’heure présente un art de décadence. La corruption et le pessimisme se montrent à tous les degrés de la culture moderne, même aux plus élevés. Les exemplaires d’humanité supérieure à qui Zarathustra offre l’hospitalité dans sa grotte sont tous, sans exception, des décadents, des mal-venus qui souffrent d’être ce qu’ils sont, qui étouffent de dégoût en face du spectacle de l’homme moderne et qui se méprisent eux-mêmes. Voici d’abord le devin pessimiste qui aperçoit partout des symptômes de mort et qui enseigne : « Tout est vanité, rien ne sert de rien, inutile de chercher, il n’y a plus d’îles bienheureuses ! » Puis viennent les deux rois qui ont quitté leur royauté parce que, n’étant pas les premiers d’entre les hommes, ils ne veulent pas non plus commander aux autres. Plus loin c’est le « Consciencieux de l’esprit », le savant « objectif », qui consacre sa vie à l’étude du cerveau de la sangsue ; c’est le « vieux Magicien », l’éternel comédien, qui joue tous les rôles et trompe tous les hommes, mais ne peut plus s’abuser lui-même et cherche, le cœur rongé de tristesse et de dégoût, un génie authentique ; c’est le « dernier des Papes », qui ne peut pas se consoler de la mort de Dieu ; c’est « le plus hideux des Hommes », le meurtrier de Dieu, — car Dieu est mort étouffé par la pitié, pour avoir contemplé la laideur et la misère humaines ; — c’est le « Mendiant volontaire » qui par dégoût de l’homme civilisé à l’excès cherche auprès des vaches qui ruminent paisiblement en leur coin de pré le secret du bonheur ; c’est enfin l’ « Ombre », le sceptique, qui, à force de parcourir tous les domaines de la pensée, s’est perdu lui-même et erre désormais sans but à travers l’univers. Tous ces représentants de la plus haute culture européenne souffrent d’un mal profond ; ils se glissent à travers la vie, inquiets, sombres, décontenancés, comme le tigre qui a manqué son bond ou le joueur qui a amené un mauvais coup de dés. Le « peuple » et tout ce que le peuple appelle « bonheur » les écœure. Et voici que, d’autre part, toutes les valeurs supérieures que l’humanité révérait jadis sous les noms de « Dieu », « Vérité », « Devoir » se sont évanouies pour eux. Les satisfactions matérielles ne sauraient plus les contenter ; et ils ne croient plus à l’idéal. L’humanité va-t-elle donc s’arrêter dans sa marche, se détacher de la vie, aspirer au néant ?

Non, enseigne Nietzsche, la décadence ne conduit pas nécessairement au néant, elle peut être la condition préalable d’une vie nouvelle, d’une santé supérieure. Sans doute il n’est pas possible de revenir en arrière, de ramener l’humanité à ce qu’elle était aux époques antérieures : « il faut aller toujours en avant, je veux dire : aller pas à pas toujours plus loin dans la décadence[124] ». Mais de même qu’à l’automne les feuilles jaunissent et tombent pour reverdir au printemps, de même il est possible que la décadence actuelle soit le prélude d’une régénération, que l’humanité donne naissance en expirant à une forme dévie supérieure. À ce point de vue il est peut-être permis, selon Nietzsche, de considérer les mots de « décadence », de « décomposition », de « corruption ». comme des termes injustement méprisants pour désigner l’automne d’une civilisation. L’humanité grosse d’un monde nouveau souffre des douleurs de l’enfantement. C’est pourquoi aussi Zarathustra ne prétend apporter aucun soulagement à la misère des « hommes supérieurs » ; il sait en effet que l’homme doit souffrir toujours davantage pour escalader des cimes plus élevées. La douleur intime des hommes supérieurs, leur dégoût de la multitude et d’eux-mêmes est nécessaire pour les stimuler, les pousser plus loin et plus haut. S’ils sont eux-mêmes des exemplaires d’humanité défectueux, qu’importe : plus une chose est d’essence précieuse, plus elle est rare, et plus il faut aussi de déchets pour obtenir un exemplaire de tout point réussi. L’homme supérieur est comme un vase où se prépare l’avenir de l’humanité ; en lui fermentent, bouillonnent, travaillent obscurément tous les germes qui s’épanouiront un jour à la lumière du soleil ; et plus d’un de ces vases précieux se fêle ou se brise… Mais qu’importe ! Si tel individu est mal venu, l’humanité est-elle pour cela mal venue ? Et si l’humanité elle-même est mal venue, qu’importe encore ! L’homme, suivant la célèbre comparaison de Nietzsche, est une corde tendue entre l’animal et le Surhomme, il n’est pas un but mais un pont, un passage. Périsse donc l’homme pour que le Surhomme vive.

« Je vous enseigne le Surhomme, dit Zarathustra au peuple assemblé. L’homme est quelque chose qui doit être dépassé. Qu’avez-vous fait pour le dépasser ?

Tous les êtres ont jusqu’ici créé quelque chose de plus haut qu’eux-mêmes, et vous voudriez être le reflux de cette immense marée, et plutôt revenir à la bête que dépasser l’homme.

Qu’est-ce que le singe pour l’homme ? Un objet de risée ou de honte et de douleur. Et c’est là aussi ce que l’homme doit être pour le Surhomme : un objet de risée et de honte et de douleur.

Voyez, je vous enseigne le Surhomme.

Le Surhomme est la raison d’être de la terre. Votre volonté dira : Que le Surhomme soit la raison d’être de la terre[125]. »


II


Qu’est-ce que le Surhomme et comment l’homme pourra-t-il lui donner naissance ?

On peut définir le Surhomme : l’état auquel atteindra l’homme lorsqu’il aura renoncé à la hiérarchie actuelle des valeurs, à l’idéal chrétien, démocratique ou ascétique qui a cours aujourd’hui dans toute l’Europe moderne, pour revenir à la table des valeurs admise parmi les races nobles, parmi les Maîtres qui créent eux-mêmes les valeurs qu’ils reconnaissent au lieu de les recevoir du dehors. Bien entendu il ne s’agit nullement de revenir en arrière, de faire renaître après des siècles de civilisation, la « bête aux cheveux blonds » des temps primitifs. L’homme ne doit perdre aucune des connaissances, des aptitudes, des forces nouvelles qu’il a acquises au cours de ses longues et douloureuses expériences, mais il doit briser les vieilles tables des lois qui le gênent aujourd’hui dans sa marche en avant et les remplacer par des commandements nouveaux.

L’homme donnera naissance au Surhomme par autosuppression (Selbstaufhebung) pour nous servir d’une expression souvent employée par Nietzsche. Ce passage de l’homme au Surhomme peut se comparer dans une certaine mesure à l’évolution qui engendre l’ascète d’après Schopenhauer. Pour le grand pessimiste, la douleur peut conduire d’abord l’homme à renoncer à sa volonté individuelle, au suicide par conséquent. Mais cela ne suffit pas pour l’affranchir : il faut, pour être sauvé, qu’il renonce, non pas seulement à la forme individuelle de la vie qui lui est échue en partage, mais au vouloir-vivre en général ; l’apaisement suprême est à ce prix. Dans l’idée de Nietzsche, c’est aussi la douleur qui est l’aiguillon puissant qui mène l’homme au salut. L’homme souffre d’abord de ce qu’il est comme individu, il connaît le dégoût intense et douloureux de lui-même, et ce dégoût le pousse vers l’ascétisme et le pessimisme ; c’est là l’état d’âme des « hommes supérieurs » que Zarathustra réunit dans sa caverne. Mais, leur dit le prophète, « vous ne souffrez pas encore assez à mon gré ! Car vous souffrez de ce que vous êtes, vous n’avez pas encore souffert de ce qu’est l’homme, ihr leidet an euch, ihr littet noch nicht am Menschen[126] ». C’est seulement quand il aura atteint ce degré suprême de douleur et de dégoût que l’homme puisera dans l’excès même de sa souffrance l’énergie nécessaire pour franchir le dernier pas, pour s’anéantir lui-même en donnant naissance au Surhomme. Le pessimisme arrivé à son plus haut point engendrera l’optimisme triomphant.

Voyons maintenant en quoi, selon Nietzsche, le Surhomme différera de l’Homme actuel.

L’un des caractères qui distinguent le plus profondément la morale du Surhomme de la morale admise en général aujourd’hui, c’est que l’une s’adresse à tous les hommes sans distinction, tandis que l’autre doit, par son essence même, demeurer l’apanage d’un petit nombre d’esprits supérieurs. L’Europe contemporaine, nous l’avons vu, est résolument démocratique et croit à l’égalité naturelle des hommes. Nietzsche au contraire croit à l’inégalité nécessaire des hommes et veut une société aristocratique, divisée en castes bien définies, ayant chacune leurs privilèges, leurs droits, leurs devoirs. La caste inférieure est celle des petites gens, des médiocres, de tous ceux qui ont pour vocation naturelle d’être d’un rouage de la grande machine sociale. Non seulement l’agriculture, le commerce, l’industrie, mais aussi la science et l’art veulent des ouvriers qui trouvent leur satisfaction à s’acquitter en conscience d’une tâche spéciale pour laquelle ils seront bien dressés, qui se contentent modestement d’obéir, de travailler avec discipline à l’œuvre commune. Ce sont évidemment des esclaves, si l’on veut, des « exploités », puisqu’ils entretiennent à leurs dépens les castes supérieures et qu’ils leur doivent obéissance ; aussi les privations et les souffrances ne peuvent pas leur être épargnées, car la réalité est dure et mauvaise. Mais dans un État bien réglé ces médiocres doivent avoir une existence relativement plus sûre, plus tranquille, et surtout plus heureuse que leurs supérieurs : n’ayant pas de responsabilités, ils n’ont qu’à se laisser vivre. Pour eux, la foi religieuse est un inestimable bienfait : elle dore d’un rayon de soleil la misère de leur pauvre existence semi-animale, elle leur enseigne l’humble contentement de soi, la paix du cœur, elle anoblit pour eux la dure nécessité de subir la volonté d’autrui, elle leur donne l’illusion bienfaisante qu’il y a un ordre universel des choses et qu’eux-mêmes ont leur place marquée, leur fonction utile dans cet ordre des choses. « Pour vous, la croyance et l’esclavage ! » telle est la part que leur fait Zarathustra dans sa société idéale. — Au-dessus d’eux vient la caste des dirigeants, des gardiens de la loi, des défenseurs de l’ordre, des guerriers ; à leur tête est le roi, leur chef suprême à tous. Ils exercent la partie matérielle en quelque sorte du pouvoir, ils sont le rouage intermédiaire qui transmet à la foule des esclaves la volonté des véritables dominateurs. — La première caste enfin, celle des Maîtres, des sages, des « créateurs de valeurs » donne l’impulsion à tout l’organisme social, et doit jouer sur la terre, parmi les hommes, le rôle que tient Dieu dans l’univers tel que le conçoivent les chrétiens. C’est pour les Maîtres, et pour eux seuls, qu’est faite la morale du Surhomme[127].

Cette morale ne se distingue pas seulement de la morale traditionnelle en ce qu’elle est une loi aristocratique for the happy few ; elle la contredit tout aussi radicalement en ce qu’elle est foncièrement anti-idéaliste. L’homme vertueux selon la morale chrétienne ou ascétique est en effet celui qui conforme sa vie à un idéal, qui sacrifie ses penchants « égoïstes » au culte du Vrai ou du Bien. Le sage selon Nietzsche est au contraire essentiellement un créateur de valeurs, c’est là sa grande tâche. Rien, en effet, dans la nature n’a de valeur en soi ; le monde de la réalité est une matière indifférente qui n’a d’autre intérêt que celui que nous lui donnons. Le vrai philosophe est donc l’homme dont la personnalité est assez puissante pour créer « le monde qui intéresse les hommes[128] ». Il est le poète génial dans l’âme duquel se formule la table des valeurs à laquelle croient les hommes d’une époque donnée et qui détermine par conséquent tous leurs actes. Il est un « contemplatif », mais sa vision n’est autre chose que la loi suprême qui met en branle des générations entières ; et tous les hauts faits des hommes d’action ne sont que la traduction visible et concrète de sa pensée. Il crée en toute liberté, en toute indépendance, insoucieux du bien et du mal, de la vérité et de l’erreur ; il crée sa vérité, il crée sa morale. Il est un « expérimentateur » (Versucher) intrépide qui cherche sans cesse des formes d’existence nouvelles, et qui, au cours de ses redoutables expériences, risque sans trembler, sa vie, son bonheur ainsi que la vie et le bonheur de toutes les créatures inférieures qu’il entraîne à sa suite. Il est un joueur audacieux et sublime qui joue avec le Hasard une partie formidable, dont l’enjeu est la vie ou la mort.

Le sage, selon Nietzsche, n’est donc pas un pacifique ; il ne promet pas aux hommes la paix et la tranquille jouissance des fruits de leur travail. Mais il les exhorte à la guerre ; il fait luire à leurs yeux l’espoir de la victoire.

« Vous chercherez votre ennemi, dit Zarathustra, vous combattrez votre combat, vous lutterez pour votre pensée ! Et si votre pensée succombe, votre loyauté devra se réjouir de sa défaite !

« Vous aimerez la paix comme un moyen de guerres nouvelles. Et la courte paix mieux que la longue.

« Je ne vous conseille pas le travail. Je ne vous conseille pas la paix, mais la victoire. Que votre travail soit un combat, votre paix une victoire !…

« Une bonne cause, dites-vous sanctifie même la guerre. Mais moi je vous dis : c’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause…

« Vous ne devez avoir pour ennemis que des adversaires haïssables, mais non point des adversaires méprisables. Vous devez être fiers de votre ennemi : alors les succès de votre ennemi seront aussi vos succès[129]. »

La guerre, la lutte ouverte de forces rivales et contraires, est en effet, selon Nietzsche, l’instrument le plus puissant du progrès. Elle montre où est la force, où est la faiblesse, où est la santé physique et morale, où est la maladie. Elle constitue une de ces « expériences » dangereuses qu’institue le sage pour faire progresser la vie, pour éprouver la valeur d’une idée, d’une pensée au point de vue du développement de la vie. La guerre est donc bienfaisante, bonne en elle-même ; aussi Nietzsche prédit-il sans trouble et sans regrets que l’Europe va entrer dans une période de grandes guerres où les nations lutteront entre elles pour l’hégémonie du monde.

Tandis que l’ancienne table des valeurs plaçait la pitié au premier rang des valeurs, Zarathustra enseigne au contraire que la volonté est la plus haute vertu : « Voici la nouvelle loi, ô mes frères, que je promulgue pour vous : Devenez durs[130]  ! » — Il faut en effet que le créateur soit dur, dur comme le diamant, dur comme le ciseau du sculpteur, s’il veut modeler à son gré le bloc informe du hasard, s’il a l’ambition d’instituer des valeurs nouvelles, de marquer à son empreinte des générations entières, de pétrir la volonté même de l’humanité future, et d’y inscrire, comme en des tables d’airain sa volonté à lui. La pitié est, pour lui, non pas une vertu, mais une suprême tentation et le plus terrible de tous les dangers. Le « dernier péché » de Zarathustra, le plus redoutable de tous les assauts qu’il doit subir, c’est celui de la pitié. Du haut de sa caverne solitaire il entend retentir dans le fond de sa vallée l’appel désespéré des « hommes supérieurs » qui l’implorent, qui lui crient « Viens ! viens ! viens ! il est temps, il est grand temps[131] ! » S’il a pitié de leurs misères, si son cœur s’attendrit à la vue de leurs souffrances, c’en est fait de lui : il est vaincu. Et il a besoin de toute son énergie pour ne pas succomber à la tentation. Tandis qu’il parcourt son domaine à la recherche des désespérés qui l’appellent, il pénètre dans un lieu désolé comme le royaume de la mort. « Là se dressaient des pointes de rochers noirs et rouges ; pas une herbe, pas un astre, pas un chant d’oiseaux. C’était une vallée que tous les animaux fuyaient, même les bêtes de proie ; seuls des serpents horribles, gros et verts, y venaient, quand ils devenaient vieux, pour y mourir. C’est pourquoi les pâtres nommaient cette vallée : la Mort-des-Serpents. » Dans ce lieu funèbre, il aperçoit soudain, vautrée au bord du chemin, une forme innommable, hideuse, à peine humaine. Et au moment où, rougissant de honte d’avoir vu de ses yeux le spectacle d’une telle monstruosité, il se dispose à quitter au plus vite ce lieu maudit, une voix s’élève vers lui, semblable au hoquet d’un agonisant, ou à l’eau qui gargouille la nuit dans une conduite bouchée : « Zarathustra ! Zarathustra ! Devine mon énigme ! Parle, parle ! Qu’est-ce que la vengeance contre le témoin ?… Dis-moi donc qui je suis ! » — Et soudain accablé par une immense pitié, Zarathustra s’affaisse, tel un chêne qui a longtemps résisté à la cognée des bûcherons et qui tout d’un coup s’écroule lourdement, effrayant par sa chute ceux-là mêmes qui voulaient l’abattre. — Mais bientôt il se relève et sa figure s’empreint de dureté :

« Je te reconnais, dit-il d’une voix d’airain : tu es le meurtrier de Dieu ! Laisse-moi passer mon chemin.

Tu n’as pas supporté celui qui te voyait, qui te voyait constamment, dans toute ton horreur, toi le plus hideux des hommes ! Et tu as tiré vengeance de ce témoin[132]. »

Zarathustra est sorti vainqueur de l’épreuve où Dieu a péri. Le Dieu d’amour est mort, étouffé par la pitié, pour avoir vu toutes les tares, toutes les laideurs les plus cachées de l’humanité ; sa pitié ne connaissait pas de pudeur ; il a fouillé les recoins les plus obscurs, les plus immondes de l’âme humaine ; et c’est pourquoi il est mort, car l’homme ne pouvait supporter un tel témoin de son ignominie. Zarathustra, lui, a senti la rougeur de la honte lui monter au front ; devant le spectacle horrible de la misère humaine il a baissé les yeux, il a voulu continuer sa route, sachant qu’il y a plus de noblesse et de vraie grandeur à poursuivre sa voie qu’à gâcher inutilement sa vie et à se perdre soi-même en secourant une infortune à qui nul ne peut porter remède. Et, ce faisant, il a non seulement détourné de lui la mort, mais il s’est concilié aussi l’amour de l’Homme le plus hideux : il a en effet, par son silence et son abstention « respecté » la grande infortune, la grande laideur qui s’offrait à sa vue ; il lui a épargné sa pitié. L’Homme le plus hideux qui haïssait Dieu et les miséricordieux, s’incline volontiers devant la « dureté » de Zarathustra et accepte de devenir son hôte[133].

Le sage, selon Nietzsche, doit donc être dur, pour lui comme pour les autres. Il renonce, quant à lui, à toute espèce de bien-être, de quiétude, de paix. Il sait en effet que l’humanité n’évolue pas vers un but déterminé et fixe mais que tout est dans un perpétuel devenir, et que la vie est « ce qui doit toujours se dépasser soi-même[134] ; » il sait donc aussi que l’individu ne peut jamais se flatter d’être arrivé au port, que toute paix est pour lui « le moyen d’une guerre nouvelle » et que sa vie doit être une suite ininterrompue d’aventures toujours plus périlleuses. Il ne cherche donc pas le bonheur, mais seulement l’émotion du jeu ; et s’il abat un beau coup de dés, il se demande aussitôt : « Est-ce que je jouerais avec des dés pipés ? » Il n’ignore pas que la joie et la douleur vont toujours de pair. L’homme peut traverser la vie sans grand plaisir et sans grande douleur, dans un état d’àme voisin de l’indifférence, mais c’est à condition de réduire au minimum sa vitalité. Celui qui veut connaître les grandes joies doit aussi fatalement connaître les grandes douleurs ; toute oscillation dans un sens est compensée par une oscillation dans l’autre. Le « créateur de valeurs » qui a foi dans la vie, qui veut la vie aussi intense, aussi puissante que possible, veut donc aussi les oscillations les plus amples autour du point d’équilibre ; il veut connaître les sommets extrêmes du bonheur et du malheur, les plus enivrantes victoires comme les plus terribles défaites ; il doit « marcher au-devant de sa suprême douleur et de sa suprême espérance tout à la fois[135] », tendre en même temps au triomphe et à l’anéantissement. Zarathustra meurt en atteignant le point culminant de son existence. Le Surhomme est à la fois la victoire suprême et aussi la fin de l’homme.

De même que le sage doit être dur pour lui et ne reculer devant aucune souffrance, de même il doit aussi savoir être dur pour les autres. Il y a des infortunes qu’il est inhumain de soulager ; il y a des mal-venus, des dégénérés dont il ne faut pas retarder la fin. « Partout, dit Zarathustra, retentit la voix de ceux qui prêchent la mort, et la terre est pleine de gens à qui la mort doit être prêchée — ou bien « la vie éternelle » peu m’importe — pourvu qu’ils s’en aillent bien vite[136]. » Aux pessimistes, aux découragés, aux mélancoliques, aux miséricordieux, aux ascètes de toute sorte qui vont partout disant : « La vie n’est que souffrance », le sage doit répondre : « Faites donc en sorte de mettre fin à une vie qui n’est que souffrance ! Et que votre loi morale soit : « Tu dois te tuer toi-même ! Tu dois t’évader spontanément de la vie[137] ! » Il ne faut pas que la terre devienne un lazareth peuplé de malades et de découragés, où l’homme sain périsse de dégoût et de pitié. Pour épargner aux générations futures le spectacle déprimant de la misère et de la laideur, laissons mourir ce qui est mûr pour la mort, ayons le courage de ne pas retenir ceux qui tombent mais de les pousser encore pour qu’ils tombent plus vite. Le sage doit donc savoir supporter la vue de la souffrance d’autrui ; bien plus, il doit faire souffrir sans se laisser dominer par la pitié, tout comme le chirurgien manie d’une main ferme et sûre son bistouri sans se laisser troubler par l’idée des tortures où se débat le patient. C’est là ce qui demande le plus de véritable grandeur d’âme. « Qui atteindra quelque chose de grand, dit Nietzsche, s’il ne se sent pas la force et la volonté d’infliger de grandes souffrances ? Savoir souffrir est peu de chose : de faibles femmes, même des esclaves passent maîtres en cet art. Mais ne pas succomber aux assauts de la détresse intime et du doute troublant quand on inflige une grande douleur et qu’on entend le cri de cette douleur — voilà qui est grand, voilà qui est une condition de toute grandeur[138]. »

Enfin le sage doit montrer, dans toutes les aventures de la vie, la sérénité du beau joueur, l’innocence joyeuse de l’enfant qui s’amuse, la grâce souriante du danseur. Dans la parabole des Trois métamorphoses de l’Esprit, Zarathustra enseigne que l’âme humaine doit d’abord être semblable au chameau qui se charge docilement des fardeaux les plus lourds : elle endure patiemment les pires épreuves, elle se soumet volontairement aux plus rudes disciplines pour amasser un lourd bagage d’expérience. Ensuite elle doit se faire semblable au lion qui dit « Je veux » et terrasse sous sa griffe quiconque menace sa liberté ; elle doit vaincre le grand dragon de la Loi qui, sur chacune de ses écailles d’or, porte écrit en lettres flamboyantes « Tu dois », et s’affranchir violemment du joug de l’idéal, du vrai, du bien, qui lui semblait jadis si doux à porter. Enfin, pour devenir féconde et créer des valeurs nouvelles après avoir détruit les valeurs anciennes, il faut qu’elle devienne semblable à l’enfant qui joue : « L’enfant est innocence et oubli, il est un recommencement, un jeu, une roue qui tourne d’elle-même, une première impulsion, un « oui » sacré »[139]. Ainsi l’âme humaine qui veut s’élever aux plus hauts sommets de la sagesse doit apprendre à jouer, à s’ébattre joyeusement en toute innocence. Elle doit se faire légère et insouciante, vaincre le démon de la pesanteur sous toutes ses formes, renoncer au pessimisme et à la mélancolie, aux allures solennelles, aux attitudes tragiques, au sérieux renfrogné, à la raideur intransigeante : « Malheur à ceux qui rient ! » disait l’ancienne Loi ; or, c’est là, selon Zarathustra, le pire des blasphèmes. Le sage doit au contraire apprendre le rire divin : il doit s’approcher de son but, non point à pas lents et comme à regret, mais en « dansant » et en « volant ». C’est en sachant rire qu’il pourra se consoler de ses échecs, en sachant danser et voler qu’il franchira joyeusement, semblable aux tourbillons du vent d’orage, les noirs marais de la mélancolie. Il faut que l’homme apprenne à « danser par delà lui-même », à « rire par delà lui-même » ; en d’autres termes à s’élever au-dessus de lui-même, à se dépasser lui-même sur les ailes du rire et de la danse. C’est là le conseil suprême de la sagesse de Zarathustra.

« Cette couronne du rire, cette couronne de roses, moi-même je l’ai posé sur ma tête ; moi-même j’ai sanctifié mon rire joyeux.

« Cette couronne du rire, cette couronne de roses : à vous, ô mes frères, je vous la jette. J’ai sanctifié le rire : hommes supérieurs, apprenez à rire[140]. »


III


« Celui qui, comme moi, s’est efforcé, poussé par je ne sais quelle énigmatique curiosité à penser l’hypothèse pessimiste jusque dans ses conséquences les plus profondes… s’est peut-être du même coup, et sans l’avoir voulu, ouvert les yeux pour l’idéal inverse : l’idéal de l’homme souverainement joyeux, vivant, heureux de vivre, qui n’a pas appris seulement à se résigner, à supporter le passé et le présent, mais qui veut encore revivre le passé et le présent — tel qu’il fut, tel qu’il est — et cela éternellement, qui crie sans se lasser da capo, non seulement à sa propre vie mais à toute la comédie universelle tout entière — et non pas seulement à une comédie, mais en réalité, à l’Être qui veut cette comédie — et qui la rend nécessaire : et cela parce qu’il se veut toujours à nouveau lui-même — et se rend ainsi nécessaire — Eh quoi ? Ne serait-ce pas là — circulus vitiosus deus[141]  ? Ce fut au mois d’août 1881 à Sils Maria que jaillit comme un éclair dans le cerveau de Nietzsche cette hypothèse du « Retour éternel[142] » qui est la base et aussi le couronnement de la philosophie du Surhomme. Elle peut se résumer ainsi : La somme des forces qui constituent l’univers paraît être constante et déterminée. Nous ne pouvons, en effet, supposer raisonnablement qu’elle décroisse ; car si elle diminuait, si peu que ce fût, elle aurait actuellement déjà disparu, puisqu’un temps infini s’est déjà écoulé avant le moment présent. Nous ne pouvons pas davantage concevoir qu’elle puisse grandir indéfiniment : pour croître à la manière d’un organisme, par exemple, il lui faudrait se nourrir, et se nourrir de manière à produire un excédent de force ; or d’où pourrait provenir cette nourriture, ce principe d’accroissement ? — supposer une progression indéfinie des forces de l’univers, ce serait croire à un miracle perpétuel. Reste donc l’hypothèse d’une somme de forces constante et déterminée — non infinie par conséquent. Supposons maintenant ces forces réagissant les unes sur les autres absolument au hasard, en vertu du pur jeu des combinaisons, une combinaison engendrant nécessairement la combinaison suivante ; que va-t-il se produire dans l’éternité du temps ? Tout d’abord, nous sommes obligés d’admettre que ces forces n’ont jamais atteint la position d’équilibre et qu’elles ne l’atteindront jamais. Si cette combinaison — qui n’a évidemment rien d’impossible en soi — pouvait se produire un jour, elle se serait déjà produite, puisqu’un temps infini s’est déjà écoulé avant le moment présent — et le monde serait immobile à tout jamais, car il est impossible de concevoir comment l’équilibre parfait, une fois atteint, viendrait à se rompre. Nous sommes donc en face de ce fait qu’une somme de forces constante et déterminée produit dans l’infini du temps une suite ininterrompue de combinaisons. Or, puisque le temps est infini et que la somme totale des forces est déterminée, il viendra nécessairement un moment où — si grande qu’on suppose cette somme de forces et si colossal qu’on imagine le nombre des combinaisons qu’elle peut engendrer, — le jeu naturel et inintelligent des possibilités ramènera une combinaison déjà réalisée. Mais cette combinaison entraînera à sa suite, en vertu du déterminisme universel, la série totale des combinaisons déjà produites. En sorte que l’évolution universelle ramène indéfiniment les mêmes phases et parcourt éternellement un cercle immense. Chaque vie particulière n’est qu’un fragment imperceptible du cycle total : tout individu a donc déjà vécu un nombre infini de fois la même vie et la revivra éternellement à nouveau. « Tous les états que ce monde peut atteindre, il les a déjà atteints, et non pas seulement une fois, mais un nombre infini de fois. Il en est ainsi de ce moment : il était déjà une fois, beaucoup de fois et de même il reviendra, toutes les forces étant réparties exactement comme aujourd’hui ; et il en est de même du moment qui a engendré celui-ci et du moment auquel il a donné naissance. Homme ! Toute ta vie, comme un sablier, sera toujours à nouveau retournée et s’écoulera toujours à nouveau, — chacune de ces existences n’étant séparée de l’autre que par la grande minute de temps nécessaire pour que toutes les conditions qui t’ont fait naître se reproduisent dans le cycle universel. Et alors tu retrouveras chaque douleur et chaque joie, et chaque ami et chaque ennemi, et chaque espoir et chaque erreur et chaque brin d’herbe et chaque rayon de soleil, et toute l’ordonnance de toutes choses. Ce cycle dont tu es un grain, brille à nouveau. Et dans chaque cycle de l’existence humaine, il y a toujours une heure où chez un individu d’abord, puis chez beaucoup, puis chez tous, s’élève la pensée la plus puissante, celle du Retour éternel de toutes choses — et c’est chaque fois pour l’humanité l’heure de midi[143]. »

Cette hypothèse sur l’évolution universelle inspira à Nietzsche, du jour où elle apparut sur l’horizon de sa pensée, un sentiment d’immense enthousiasme auquel se mêlait une indicible horreur. Tout d’abord il la garda pour lui. Une exposition générale de sa doctrine nouvelle, le Retour éternel, qui avait été esquissée dès l’été de 1881 resta inachevée[144]. Dans un aphorisme de Gaie science, pour la première fois, Nietzsche émit publiquement l’idée d’un Retour éternel comme une sorte de paradoxe inquiétant. Il suppose qu’un démon vienne formuler cette hypothèse, en une heure solitaire, à l’oreille du penseur. « Ne te jetterais-tu pas contre terre, conclut-il, ne grincerais-tu pas des dents et ne maudirais-tu pas le démon qui t’aurais parlé ainsi ? Ou bien as-tu vécu la minute ineffable où tu pourrais lui répondre : « tu es un dieu et je n’ai jamais ouï parole plus divine ! » Si cette pensée prenait possession de toi, — tel que tu es, elle te transformerait et peut-être t’écraserait. Cette question posée à tout instant de ta vie : « veux-tu cela encore une fois, éternellement ? » pèserait d’un poids formidable sur toute ton activité ! Ou alors combien il te faudrait aimer et toi-même et la vie, pour ne plus souhaiter autre chose que cette suprême et éternelle consécration et confirmation[145] ? » — Nietzsche à cette époque, songeait à consacrer dix ans de sa vie à étudier l’histoire naturelle à Vienne ou à Paris, à tâcher de donner à son hypothèse une base scientifique, et, après des années de silence, à rentrer en scène comme prophète du Retour éternel. — Il ne tarda pas d’ailleurs à renoncer à ce projet pour diverses raisons, dont la principale était qu’un examen superficiel du problème au point de vue scientifique lui révéla aussitôt l’impossibilité de démontrer sa doctrine du Retour en se fondant comme il pensait le faire sur la théorie atomique[146]. Mais son hypothèse, indémontrée et indémontrable, resta néanmoins le point central de sa pensée. Le Retour éternel est la grande idée que Zarathustra apporte aux hommes en termes voilés et avec une sorte d’horreur sacrée[147].

On comprend aisément, en effet, l’angoisse terrible qui dut étreindre l’âme de Nietzsche le jour où il crut au Retour éternel, où il eut calculé la portée entière de cette hypothèse. Il n’est guère possible d’imaginer une solution plus désespérante au premier abord du problème de l’existence. Le monde ne signifie rien : il est l’œuvre de la fatalité aveugle ; il résulte du jeu mathématique et vide de sens des forces qui se combinent entre elles, réalisant au hasard un certain nombre de groupements possibles ; l’évolution universelle ne conduit nulle part, mais se poursuit indéfiniment en tournant sans cesse dans le même cercle ; et cette vie que nous menons aujourd’hui nous la recommencerons éternellement sans espoir de changement ; et chaque minute de tristesse, de douleur ou de dégoût nous la revivrons identique, un nombre infini de fois. — Imagine-t-on l’effet qu’une pareille révélation peut produire sur les dégénérés, les malades, les pessimistes, sur tous ceux chez qui la somme des douleurs l’emporte réellement sur la somme des joies ? Chez la plupart des hommes, il est vrai, une idée comme celle du Retour éternel reste, même si elle n’est pas rejetée a priori, parfaitement inoffensive, parce qu’elle demeure purement abstraite et intellectuelle, parce que notre imagination n’est pas assez puissante pour la réaliser, parce que les notions que conçoit notre intelligence n’affectent en général que peu ou point notre sensibilité. Mais Nietzsche, lui, « vivait » ses théories : il philosophait avec son être tout entier ; et l’on conçoit très bien dès lors que le Retour éternel lui soit apparu, à certaines heures, comme un de ces cauchemars monstrueux qui vous glacent le sang dans les veines et arrêtent les battements de votre cœur. Sa « dureté » pour les malheureux et les déshérités de la vie apparaît maintenant sous un jour tout autre. Comme on comprend à présent qu’il se soit écrié, en songeant à eux : Qu’ils meurent bien vite, qu’ils se tuent — ou qu’on les tue, ces infortunés — avant qu’ils aient pu mesurer toute la profondeur de l’abîme de douleurs où ils sont plongés, qu’ils aient pu concevoir la destinée monstrueuse qui les condamne à traîner éternellement leur croix sans rédemption possible ! — Et l’on comprend aussi qu’il ait pu se demander si l’humanité, dans son ensemble, était capable de s’assimiler cette doctrine sans sombrer aussitôt dans un vertige de désespoir et d’horreur, qu’il ait considéré la pensée du Retour éternel comme une sorte de pierre de touche au contact de laquelle viendraient s’anéantir tous ceux dont la vitalité n’était pas assez puissante pour supporter la révélation d’une pareille vérité.

Il faut en effet une singulière force d’âme, une rare énergie vitale pour supporter sans effroi l’idée du Retour éternel. Celui-là seul y parvient qui a une personnalité assez puissante pour pouvoir dire : si la vie n’a pas de sens par elle-même, je sais lui en donner un. Je suis une parcelle de cette nature qui se veut elle-même toujours à nouveau, qui parcourt sans se lasser, éternellement, le même cycle. Je me hausserai donc jusqu’à jouir en artiste de la splendeur incomparable de la vie féconde, comme du plus magnifique de tous les spectacles. Je m’intéresserai à ce jeu merveilleux de combinaisons qui a déjà produit tant de belles et bonnes choses, qui a donné naissance à l’Homme et qui, peut-être, produira le Surhomme. Je souhaiterai de toute la force de mon âme que le hasard aveugle réalise un jour, par delà l’Homme, quelque réussite miraculeuse, éblouissante. Je vivrai du moins dans cet espoir, et toute mon existence sera dirigée par cette unique pensée : je veux que le cercle dans lequel se meut éternellement la vie soit un diadème aussi resplendissant, aussi merveilleux que possible ; je jouerai donc avec joie et en pleine conscience ma vie, dans l’espérance que mon coup de dés amènera un beau résultat, et si je perds je me consolerai à l’idée qu’un autre du moins amène ou amènera le beau coup que je rêvais et qu’ainsi la splendeur de la vie ne sera pas diminuée. — Ébloui par cette vision, enivré, enfiévré par cette partie formidable qu’il joue avec le hasard, l’homme apprendra à regarder toutes ses défaites, toutes ses tristesses et toutes ses misères, comme la rançon nécessaire de ses victoires et de ses joies, comme l’aiguillon qui le pousse à tendre toujours plus avant, toujours plus haut, à se dépasser lui-même, à essayer de réaliser des combinaisons supérieures. Alors, faisant la somme de son existence, il trouvera aussi que le total de ses joies l’emporte sur le total de ses douleurs et il acceptera, le cœur débordant d’enthousiasme, l’idée de revivre éternellement ce qu’il a vécu.

C’est à cette conclusion qu’arrivent des « hommes supérieurs » que Zarathustra a réunis dans sa caverne. Lorsqu’il leur a exposé sa nouvelle table des valeurs et montré la vraie beauté, la vraie grandeur de la vie, lorsqu’il les a guéris de leur pessimisme et qu’il a allégé leurs âmes prêtes à succomber sous le poids du dégoût ou de tristesse, il les réunit, à la nuit tombante, devant sa grotte, sous la voûte constellée du ciel.

« Et ils se tenaient silencieux l’un près de l’autre — tous étaient vieux, mais leur cœur était consolé et plein de vaillance, et chacun s’étonnait, à part soi, qu’il fit si bon sur la terre. Et le silence de la nuit mystérieuse parlait toujours plus distinctement à leur cœur… Alors se passa la chose la plus prodigieuse de ce long jour si riche en prodiges : l’Homme le plus hideux se mit encore une fois et pour la dernière fois à souffler et à gargouiller et quand il parvint à proférer des mots — voici qu’une question jaillit, ronde et pure, de ses lèvres, une bonne et profonde et claire question — et tous ceux qui l’écoutaient sentirent leur cœur tressaillir dans leur poitrine.

Ô vous tous, mes amis, dit l’Homme le plus hideux, que vous en semble ? — Pour l’amour de ce jour — je suis, moi, pour la première fois heureux d’avoir vécu la vie.

Et ce n’est pas encore assez de rendre ce témoignage. Il est bon de vivre sur la terre : un seul jour, une seule fête avec Zarathustra m’a appris à aimer la terre.

« Est-ce là — la Vie ? » dirai-je à la Mort. « Eh bien alors — encore une fois ! »

Mes amis que vous en semble ? Ne voulez-vous pas comme moi dire à la Mort : « Est-ce là la vie ? Pour l’amour de Zarathustra, alors, — encore une fois[148] ! »

Zarathustra a donc réussi : l’Homme le plus hideux, le monstre abject dont la haine avait tué Dieu, le représentant de toutes les misères, de toutes les défaites, de toutes les laideurs de l’humanité a perçu la beauté de la vie, compris que la souffrance est la rançon nécessaire de tout bonheur et dit « oui » à l’existence… Tandis que le prophète, entouré de ses disciples, goûte la suprême ivresse de cette heure de triomphe, une vieille cloche, de sa voix grave, sonne lentement minuit ; — minuit, l’heure solennelle où se rencontrent le jour qui finit et le jour qui va naître, où la mort tend la main à la vie, minuit, l’heure du plus grand silence, où l’âme recueillie s’ouvre aux intuitions les plus profondes et déchiffre les mystères les plus cachés. Et pendant que la vieille cloche, confidente sonore de toutes les douleurs et de toutes les joies de l’humanité, annonce, de ses douze coups, le moment où, une fois de plus, se fait le passage mystérieux de la mort à la vie, Zarathustra laisse entrevoir aux hommes supérieurs, enveloppée dans les vers énigmatiques à dessein d’une sorte de psaume mystique tout parfumé d’une religieuse ivresse, la grande pensée du Retour éternel :

              Eins !
O Mensch ! Gieb Acht !
              Zwei !
Was spricht die tiefe Mitternacht !
              Drei !
« Ich schlief, ich schlief, —
              Vier !
« Aus tiefem Traum bin ich erwacht : —
              Fünf !
« Die Welt ist tief,
              Sechs !
« Und tiefer als der Tag gedacht.
              Sieben !
« Tief ist ihr Weh —,
              Acht !
« Lust — tiefer noch als Herzeleid :
              Neun !
« Weh spricht : Vergeh !
              Zehn !
« Doch alle Lust will Ewigkeit, —
              Elf !
« — Will tiefe, tiefe Ewigkeit ! »
              Zwölf ![149]


CHAPITRE VI

CONCLUSION


Nietzsche a eu le privilège, — assez rare pour un philosophe allemand — d’être lu et discuté non pas seulement par les hommes du métier, mais aussi par le grand public. Dans ces dix dernières années surtout, la littérature « nietzschéenne » s’est accrue dans des proportions formidables : la plupart des revues et journaux philosophiques ou littéraires ont publié des articles sur la personne ou l’œuvre de Nietzsche. Il est aujourd’hui « à la mode », comme Wagner ou Botticelli, Ibsen ou Ruskin… Nombre de ses admirateurs n’hésitent pas à voir en lui le penseur le plus original et le plus profond de l’Allemagne moderne, le premier moraliste du siècle, le Darwin de la morale. Mais de même qu’il a ses partisans enthousiastes, il a aussi ses adversaires acharnés, qui le traitent couramment d’ignorant, d’imbécile, de détraqué, de perturbateur de la santé et de la morale publiques. Et entre les deux camps ennemis, le gros du public, demeure, je crois, assez indécis, séduit d’une part par le « modernisme » de Nietzsche et par l’étrangeté apparente de ses idées, mais un peu défiant cependant, d’autre part, et se demandant jusqu’à quel point il convient de prendre au sérieux les paradoxes étincelants d’un penseur qui s’écarte à ce point de toutes les opinions généralement admises. Nous voudrions essayer, comme conclusion de cette étude, d’indiquer sommairement les principales objections faites aux théories de Nietzsche et l’importance que nous leur attribuons, tout en évitant le ridicule de prétendre donner en quelques pages la « vraie » solution des problèmes complexes et délicats qui forment la matière du débat.

L’œuvre de Nietzsche a été critiquée à deux points de vue : les uns se sont surtout attachés à montrer qu’elle contenait des » erreurs » de fait ou d’appréciation ; d’autres ont plutôt cherché à prouver qu’elle était dangereuse au point de vue moral.

On a donc d’abord contesté la valeur des arguments apportés par Nietzsche pour démontrer ses thèses. Il cherche — pour prendre un exemple précis — à corroborer par des arguments tirés de la linguistique sa thèse que les valeurs admises parla civilisation ancienne étaient « aristocratiques » et ont été, dans la suite, remplacées par les valeurs d’esclaves : à l’appui de cette assertion il cite le latin bonus qu’il ramène à une forme primitive duonus (de duo, deux) et qu’il explique par « homme de la discorde, de la guerre » ; de même il rapproche l’allemand gut (bon) de Gott (dieu) et du nom de peuple les Goths ; ou bien encore il rappelle les variations de sens du mot allemand schlecht, schlicht qui signifie à la fois simple, commun (ein schlichter Mann un homme du peuple) et aussi mauvais. Or M. Bréal constate que la plupart des faits linguistiques cités par Nietzsche sont ou inexacts ou mal interprétés[150]. — On a, d’autre part, contesté au nom de l’anthropologie et de l’histoire l’hypothèse de la « bête de proie » blonde et solitaire que Nietzsche place à l’origine des civilisations européennes. Il paraît que l’homme préhistorique lui-même aurait été une « bête de troupeau », que les sentiments de sympathie et de solidarité apparaissent déjà chez les singes supérieurs et que le Germain du temps des grandes invasions à qui Nietzsche a surtout songé en traçant son portrait du « fauve blond » était un paysan vigoureux mais pacifique, qui faisait la guerre non pour jouir du meurtre, mais pour obtenir de la terre arable[151]. — On a traité de fables la plupart des théories historiques de Nietzsche, son hypothèse du « soulèvement juif des esclaves », ses portraits de Jésus et de l’apôtre Paul dans l’Anti-chrétien, ses thèses sur le développement du christianisme et de la morale ascétique, ses opinions sur la Réformation et du rôle de Luther. — On a déclaré erronées ses analyses psychologiques, son interprétation de la « mauvaise conscience », sa théorie sur la notion du « péché » ramenée à la notion matérielle de « dette ». On a critiqué au point de vue biologique l’idéal du Surhomme tel qu’il le conçoit : « La vérité biologique, dit M. Nordau, est que le constant refrènement de soi-même est une nécessité vitale des plus forts comme des plus faibles. Elle est l’activité des centres cérébraux les plus hauts, les plus humains. Si ceux-ci ne sont pas exercés, ils dépérissent, c’est-à-dire que l’homme cesse d’être homme ; le soi-disant « surhomme » devient un « sous-homme », autrement dit, une bête ; par le relâchement ou la suppression des appareils d’inhibition du cerveau, l’organisme succombe sans retour à l’anarchie de ses parties constitutives, et celle-ci conduit infailliblement à la ruine, à la maladie, à la folie et à la mort[152]. » Enfin la doctrine du Retour éternel n’a guère trouvé que des incrédules : même un critique tout à fait bienveillant pour Nietzsche, comme Brandes, déclare le mysticisme de Zarathustra « peu convaincant[153] ».

Quelles conclusions faut-il tirer de toutes ses critiques au point de vue de la valeur de l’œuvre de Nietzsche ?

Remarquons d’abord que Nietzsche, surtout dans la deuxième période de son existence ne se donne pas, et ne peut en effet passer pour un érudit, ni pour un savant. L’état de sa santé, et en particulier de sa vue, lui interdit presque complètement, pendant de longues années, toute espèce de lecture. Il n’a jamais été spécialiste que pour la philologie et à partir de 1879 il cesse de se tenir au courant. Dans toutes les autres branches des sciences naturelles ou historiques, il n’est qu’un dilettante et le reconnaît sans aucune difficulté. Il ne poursuit nullement le but de faire progresser telle ou telle partie de la science ou encore de vulgariser les résultats des sciences, mais il veut uniquement formuler des problèmes nouveaux ou poser d’une manière nouvelle des problèmes anciens. Il prétend agir non pas sur la science elle-même, mais sur l’âme des savants. Et il est ainsi en droit — dans une certaine mesure au moins — de n’attacher qu’une importance secondaire aux faits dont il se sert pour illustrer ses théories. Ses étymologies et ses hypothèses sur les variations de sens des mots, par exemple, ne sont à la vérité ni très sûres, ni très probantes ; mais peu lui importe, au fond ; les faits qu’il cite servent surtout, dans sa pensée, à montrer comment on pourrait aborder l’étude des problèmes moraux à l’aide de la linguistique et à stimuler les linguistes à diriger dans ce sens leurs investigations ; la valeur intrinsèque de ses observations particulières est chose tout à fait secondaire pour lui et quand même aucune de ses remarques techniques ne subsisterait, Nietzsche estimerait, malgré tout, avoir fait œuvre utile s’il avait pu, par ses remarques, piquer la curiosité d’un linguiste et l’incitera aborder cet ordre de questions. Or on s’est beaucoup préoccupé, tout particulièrement dans ces derniers temps, d’éclaircir à l’aide des faits linguistiques les faits sociaux, en particulier de se faire une idée des civilisations préhistorique par l’étude comparative des langues. Je ne prétends nullement faire à Nietzsche un mérite de cette coïncidence, mais simplement indiquer comment une idée émise par lui et basée sur des faits vraisemblablement inexacts, peut cependant ne pas être dépourvue de tout intérêt.

De plus, il faut pour apprécier équitablement l’importance des « erreurs » possibles, dans les théories de Nietzsche, ne pas oublier que toute son œuvre est essentiellement subjective. Or le culte de la vérité objective est, comme le reconnaît très bien Nietzsche, la forme moderne la plus puissante du sentiment religieux. Nous exigeons instinctivement du savant le respect scrupuleux de la réalité ; nous le voulons aussi impartial, aussi impersonnel que possible. Nous savons bien, à la vérité, que l’objectivisme pur n’est qu’un leurre ; que nul ne peut se dépouiller complètement de sa personnalité et voir les choses telles qu’elles sont effectivement ; que toute vérité est donc dans une certaine mesure individuelle ; et que dans une œuvre de science, l’essentiel n’est peut-être pas ce que l’auteur a puisé dans la réalité, mais ce qu’il y a mis de lui-même. Malgré cela, nous croyons invinciblement à une vérité « objective » ou « universellement subjective » — ce qui revient au même — et nous estimons, en général, un auteur dans la mesure où ses idées nous paraissent s’accorder avec ce que nous estimons être la vérité objective. Or nous sommes libres évidemment, si nous y tenons, d’appliquer à Nietzsche cette mesure. Seulement il faut bien nous rendre compte que Nietzsche a toujours voulu avant tout se chercher lui-même, se connaître lui-même. Nous avons vu comment il a, de son propre aveu, considéré ses éducateurs, Schopenhauer et Wagner : il s’est toujours beaucoup moins préoccupé de ce qu’ils étaient en eux-mêmes que de ce qu’ils pouvaient lui révéler sur sa personnalité à lui. Il a créé d’eux une « légende » dont la vérité objective est très vivement contestée ; lui-même a reconnu que dans Schopenhauer éducateur et dans R. Wagner à Bayreuth, il s’est en réalité peint lui-même en tant que philosophe et en tant qu’artiste. Or Nietzsche a considéré toute la réalité un peu comme il a considéré Schopenhauer et Wagner : il l’a transformée en « légendes » infiniment curieuses et attrayantes, mais qui sont plus intéressantes, peut-être, comme manifestations de la personnalité de Nietzsche que comme description ou interprétation du monde extérieur. Il saute aux yeux que dès l’instant où l’on se place à ce point de vue pour juger de l’œuvre de Nietzsche, il devient assez secondaire de savoir si, sur tel ou tel point particulier d’histoire, d’anthropologie ou de biologie, ses idées s’accordent ou non avec les idées généralement reconnues comme vérité objective. Pour cette même raison, aussi, il n’est pas d’une importance capitale pour apprécier la valeur de Nietzsche de rechercher dans le détail, ce qu’il doit à ses devanciers. Il est certain que, malgré ses prétentions à l’originalité complète, il a subi, consciemment ou non, l’influence de ses contemporains, et que sa pensée, lorsqu’on la dépouille du tour paradoxal et agressif qu’elle revêt sous sa plume est souvent beaucoup moins neuve qu’elle ne le semble au premier abord. L’individualisme intransigeant, le culte du moi, l’hostilité à l’État, la protestation contre le dogme de l’égalité et le culte de l’humanité se retrouvent, presque aussi fortement marqués que chez Nietzsche, chez un penseur assez oublié, Max Stirner, dont l’œuvre principale, l’Unique et sa propriété (1845), est fort curieuse à comparer à ce point de vue avec les écrits de Nietzsche[154]. Le développement de la personnalité, du moi « unique » et incomparable est aussi la doctrine essentielle du danois Sören Kierkegaard, qui par ses tendances chrétiennes s’éloigne, par contre, radicalement des idées de Nietzsche. L’idéal aristocratique cher à Nietzsche apparaît dans la correspondance de Flaubert, et surtout dans les Dialogues philosophiques de Renan. Nietzsche trouve dans sa lutte contre le pessimisme un auxiliaire en Eugène Dühring. Il partage avec Édouard de Hartmann l’aversion pour les socialistes et les anarchistes, la croyance à l’inégalité des hommes, à la vertu civilisatrice, de la guerre, et la conviction que la pitié ne peut pas être regardée comme la base de toute moralité[155]. La doctrine du Retour éternel se trouve déjà dans l’Éternité par les astres de Blanqui et dans l’Homme et les sociétés du docteur Le Bon. Mais si l’on constate aisément que, par ses doctrines, Nietzsche peut être comparé à tel ou tel de ses contemporains, on est bien obligé de reconnaître, d’autre part, que par sa personnalité même, il diffère profondément de ceux-là même qui professent sur certains points des idées analogues aux siennes Bien plus, il éprouve une instinctive et très sincère antipathie contre la plupart de ces soi-disant alliés : il hait en Renan une nature de prêtre ; il traite Hartmann de charlatan ; il exècre Dühring parce qu’il le tient pour un esprit foncièrement « plébéien » et voit en lui en quelque sorte sa propre caricature. Il tient évidemment beaucoup à ne pas être confondu avec eux, et cela non par amour-propre d’auteur qui voit d’un mauvais œil des rivaux possibles, mais parce qu’il se sent très différent d’eux par sa nature morale, et qu’il estime précisément que la personne d’un philosophe est bien plus importante que son œuvre.

Évidemment il ne faudrait pas pousser à l’extrême cette manière de voir, et, sous prétexte que la personnalité de Nietzsche est plus intéressante que son œuvre, dénier à cette dernière toute valeur objective. Ce serait là une erreur et une injustice. Je suis pleinement persuadé que l’historien et le philosophe peuvent trouver chez lui une foule de remarques très intéressantes par elles-mêmes et non pas seulement comme manifestations du moi de Nietzsche. J’essaye de montrer ailleurs[156] le très grand intérêt que présentent ses jugements sur Wagner — ceux de R. Wagner à Bayreuth comme ceux du Cas Wagner — pour l’historien qui cherche à se faire une idée juste de la valeur du grand artiste. Et il est absolument hors de doute que sur bien d’autres points encore les opinions de Nietzsche méritent d’être discutées et prises en très sérieuse considération. Tout ce que je veux dire, c’est que la valeur de l’œuvre de Nietzsche ne réside pas uniquement ni même principalement dans l’intérêt « objectif » que peuvent présenter ses idées. Sur ce point, je souscris pleinement au jugement que porte sur notre philosophe M. Brandes, quand il le compare à ses adversaires détestés, les philosophes anglais : « Lorsqu’on vient à lui après avoir fréquenté les philosophes anglais, on pénètre dans un monde tout nouveau. Les Anglais sont les uns comme les autres des esprits patients dont la tendance dominante est de mettre bout à bout et de relier les uns aux autres une multitude de petits faits pour découvrir ainsi une loi. Les meilleurs d’entre eux sont des génies aristotéliciens. Rarement ils attirent par leur personnalité même ; leur moi semble la plupart du temps peu complexe. Ils valent plus par ce qu’ils font que par ce qu’ils sont. Nietzsche, au contraire, est, comme Schopenhauer, un devin, un voyant, un artiste, moins intéressant par ce qu’il fait que parce qu’il est[157]. » Pour apprécier son œuvre à sa valeur, il ne faut pas l’aborder comme on étudie un livre de science dont l’importance se mesure non à la qualité d’esprit de son auteur, mais à la somme de connaissances exactes et surtout de connaissances nouvelles qu’il renferme. On peut répéter à propos de Nietzsche le paradoxe que lui-même a émis à propos de Schopenhauer : peu importe la doctrine même d’un penseur ; tout philosophe peut se tromper ; ce qui vaut plus que tout système, c’est la qualité d’âme du penseur lui-même : « Il y a dans un philosophe ce qu’il n’y a jamais dans une philosophie : je veux dire la cause de beaucoup de philosophies, le grand homme. »

Il nous reste à examiner l’autre objection faite à l’œuvre de Nietzsche. Elle serait, entend-on dire de bien des côtés, pernicieuse au point de vue moral. — On reproche le plus souvent à Nietzsche ses instincts réactionnaires, son prétendu cynisme, son dilettantisme, son égotisme, sa dureté pour les faibles ; on dénonce, en Allemagne surtout, comme un danger public la diffusion de ses doctrines et la formation d’une école de « Nietzschéens ». Que faut-il penser de ces attaques que l’on rencontre à chaque pas dans les études consacrées à Nietzsche[158] ?

Commençons par reconnaître, d’abord, que certaines idées de Nietzsche, si elles sont mal comprises, peuvent évidemment servir de justification apparente à des doctrines morales infiniment déplaisantes. On peut, avec des aphorismes de Nietzsche, tenter l’apologie de l’égoïsme le plus brutal ou du dilettantisme le plus effréné. Et pourtant il ne suffit certes pas d’être un « arriviste » (pour nous servir du néologisme à la mode) ou un anarchiste de lettres, de jeter par-dessus bord toute espèce de préjugés religieux et moraux et de mépriser sereinement la foule de ses contemporains pour avoir le droit de dire que l’on vit « selon Nietzsche ». — Nietzsche n’est pas indulgent pour ceux qui veulent jouer au Surhomme, et Zarathustra demande sévèrement quels sont leurs titres à ceux qui veulent le suivre dans sa course périlleuse :

« Es-tu une force nouvelle et une nouvelle loi ? Un premier mouvement ? Une roue qui tourne d’elle-même ? Peux-tu contraindre des étoiles à tourner autour de toi ? Hélas ! Il y a tant de gens que dévore la soif malsaine de s’élever, tant d’ambitieux qui s’agitent désespérément ! Montre-moi que tu n’es pas un de ces assoiffés, un de ces ambitieux !

Hélas ! il y a tant de grandes pensées qui n’ont d’autre effet que celui d’un soufflet : elles gonflent et rendent plus vide !

Tu te dis libre ? Mais je veux savoir quelle est la pensée qui te domine, et non quel joug tu as secoué.

Es-tu de ceux qui ont le droit de secouer un joug ? Il en est qui ont rejeté tout ce qui leur donnait quelque valeur[159]. »

Nietzsche proclame très expressément que sa doctrine ne s’adresse qu’à un petit nombre d’élus et que la foule des médiocres doit vivre dans l’obéissance et la foi. En bonne justice, on ne peut donc condamner ses théories sous prétexte que des médiocres et des impuissants gonflés de vanité lui empruntent quelques-uns de ses préceptes, arbitrairement détachés de l’ensemble de sa doctrine, pour justifier leurs appétits de jouissance égoïste ou leurs extravagantes prétentions à la grandeur[160].

Bien des moralistes toutefois ne condamnent pas seulement les excès manifestes de certains apôtres peu recommandables du Surhomme, mais considèrent comme dangereuse la doctrine authentique et bien comprise de Nietzsche. Que signifie leur hostilité ?

Nietzsche est résolument individualiste ; et ce fait suffit pour attirer sur lui en quelque sorte a priori, le blâme d’un très grand nombre d’esprits. En fait, l’homme moderne est à la fois individu et « bête de troupeau » (pour parler comme Nietzsche), c’est-à-dire membre d’un groupe plus ou moins important, d’une famille, d’une nation, de l’humanité. Il poursuit donc pour lui-même le bonheur, la puissance, la perfection ; et il poursuit également le bonheur, la puissance, le développement du troupeau dont il fait partie. Pratiquement d’ailleurs, il se présente, dans la vie de tout individu, un grand nombre de cas où il juge — à tort ou à raison, peu importe — qu’il y a conflit entre son intérêt égoïste et celui du troupeau. Il est donc essentiel pour lui de savoir lequel des deux intérêts devra en ce cas céder le pas à l’autre. Or il me semble bien que le choix, en cette matière, ne peut se faire qu’en vertu d’un acte de foi ou, si l’on préfère, en vertu d’une sorte de pari. Nous parions toujours et forcément en fait, par nos actes, le plus souvent aussi théoriquement, en adoptant tels ou tels principes de morale, en définissant de telle ou telle façon le bien et le mal. Il y a donc, par le fait même que tous les hommes sont simultanément individus et bêtes de troupeau, deux types principaux de paris, selon que dominera dans un individu le souci de sa propre personnalité ou le souci du troupeau auquel il appartient. Les uns inclinent, soit en fait, soit en principe, à subordonner leur bonheur égoïste ou la perfection de leur moi à l’intérêt du troupeau — ils parient donc pour la morale altruiste ; — les autres inclinent au contraire à subordonner le bonheur ou la perfection du troupeau à l’intérêt de leur personnalité — ils parient pour la morale individualiste. Nietzsche, comme nous l’avons vu, parie résolument pour l’individu. Or l’immense majorité des hommes civilisés parie aujourd’hui, sinon en fait et par ses actes, du moins en théorie, par les doctrines qu’elle professe, en faveur de la morale du « troupeau ». Cette opposition de principes absolument radicale suffit pour créer entre Nietzsche et les adeptes des doctrines démocratiques et humanitaires un antagonisme inévitable. L’aversion que Nietzsche rencontre chez le « troupeau » est la contre-partie naturelle de la haine exaspérée que lui-même voue à ceux qui prônent l’idéal altruiste[161].

Il n’est pas nécessaire, toutefois, de parier d’une manière intransigeante pour l’une ou l’autre des deux tendances fondamentales. On peut aussi regarder l’individualisme et l’altruisme comme légitimes l’un et l’autre et rêver un développement « harmonieux » de chacune de ces deux tendances. En fait, personne, je crois, ne peut prétendre avoir parié par ses actes d’une manière rigoureusement conséquente soit pour l’individualisme pur, soit pour l’altruisme absolu. Et, de même, on hésite de plus en plus à condamner d’une manière radicale en théorie aussi, soit l’instinct individualiste, soit surtout l’instinct du troupeau comme le fait Nietzsche. On admet une hiérarchie des instincts ; on reconnaît que cette hiérarchie peut varier dans une certaine mesure d’époque à époque, de peuple à peuple et même d’individu à individu. Or, dès l’instant où l’on consent à se placer à ce point de vue on devra cesser aussi de porter sur l’œuvre de Nietzsche un jugement absolu. On pourra par exemple raisonner ainsi. La morale de Nietzsche, dira-t-on, est un des types les plus purs qui existent d’une morale individualiste et aristocratique, un spécimen fort beau et admirablement logique de pari moral. Et à ce titre déjà, elle constitue un document précieux pour tous ceux qui cherchent à donner du style, de l’unité à leur vie — exactement au même titre que la morale de Tolstoï, par exemple, qui est un pari non moins logique basé sur une hypothèse presque diamétralement opposée à celle dont part Nietzsche. Le fait même que Nietzsche donne une solution radicale du problème moral rend d’ailleurs assez peu vraisemblable qu’il ait, soit au point de vue pratique, soit au point de vue théorique beaucoup de disciples immédiats et de continuateurs directs. La mise en pratique effective de la doctrine du Surhomme exige une dose d’énergie qui ne se rencontre que très rarement, aussi bien Nietzsche avoue-t-il lui-même que des êtres aussi exceptionnellement doués que ceux qu’il se représentait comme des génies n’ont peut-être jamais existé que dans son imagination[162]. Il est malaisé, d’autre part, si l’on se place au point de vue de la théorie, d’aller beaucoup plus loin que Nietzsche dans la même direction ; et il parait difficile, précisément en raison du caractère exceptionnel et extrême de sa doctrine, qu’il devienne jamais le chef d’une véritable école : il restera selon toute vraisemblance un isolé, un « solitaire » pour la postérité, comme il l’a été pendant son existence de penseur. Par contre, il est clair que sa doctrine peut exercer une influence indirecte assez considérable peut-être, en fortifiant soit chez un individu, soit dans un peuple les tendances individualistes. Et cette influence devra être regardée comme bonne ou mauvaise non pas d’une manière absolue, mais selon la complexion morale des individus ou des peuples sur qui elle s’exercera. Elle peut évidemment contribuer à détruire l’équilibre moral de natures chez lesquelles les instincts égoïstes sont déjà développés outre mesure ; mais elle peut aussi, inversement, aider d’autres natures à arriver à l’harmonie en les prémunissant contre certains excès et certains dangers que présentent les diverses formes de la morale humanitaire, démocratique ou ascétique. À ce point de vue, il me paraît incontestable que l’œuvre de Nietzsche peut exercer une action bienfaisante à une époque comme la nôtre, dont le trait caractéristique n’est pas précisément une surabondance d’énergie physique et morale. Peu de penseurs ont, au même degré que lui, su forcer l’homme à se voir tel qu’il est, à être tout à fait sincère vis-à-vis de lui-même ; peu de moralistes ont percé à jour avec autant de cruauté tous les petits mensonges que l’âme se fait à elle-même pour se dissimuler sa faiblesse, sa lâcheté, son impuissance, sa médiocrité ; peu de psychologues ont fait paraître au jour plus nettement la réalité piètre, mesquine ou vile qui se dissimule souvent sous les beaux mots de « pitié » d’ « amour du prochain », de « désintéressement ». Nietzsche nous apparaît comme un médecin d’âmes rude et impitoyable : l’hygiène qu’il prescrit à ses clients est sévère, dangereuse à suivre, mais fortifiante ; il ne console pas ceux qui viennent lui conter leurs souffrances ; il laisse saigner leurs plaies et leurs blessures, mais il les rend durs à la douleur ; il guérit radicalement les malades, — ou il les tue. La foule le redoute quelque peu, elle le considère avec défiance et inquiétude ; elle se demande s’il n’est pas un méchant homme, parfois elle murmure même le nom de « bourreau » ; elle s’écarte de lui, elle va plutôt chez des médecins à la main plus légère, à la parole plus douce, dont les cures sont moins dangereuses, les traitements moins énergiques ; et peut-être n’a-t-elle pas tort. Mais en revanche, il a aussi un groupe de fidèles qui aiment précisément sa rudesse, son intraitable droiture, son caractère entier, qui proclament hautement la sûreté de sa science et l’excellence de sa méthode. Et je crois qu’eux aussi ne se trompent pas dans leur admiration et leur amour. Ils comprennent, en effet, que ce n’est ni par sécheresse de cœur ni faute de connaître la douleur qu’il se montre si dur pour l’humanité souffrante ; ils savent, au contraire, que la vie eut pour lui des rigueurs peu communes ; ils estiment que sa tragique destinée lui confère peut-être le droit de se montrer moins prompt à s’apitoyer sur les misères et les faiblesses humaines ; et ils s’inclinent avec respect devant le penseur vaillant et fier qui, parmi les tortures d’un mal inguérissable ne s’est jamais laissé aller à maudire l’existence, et qui, sous la menace perpétuelle de la mort ou de la folie a soutenu jusqu’au bout, sans un instant de faiblesse, son hymne passionné en l’honneur de la vie éternellement jeune et féconde, bravant jusqu’au bout la souffrance qui a pu ruiner sa raison mais non faire plier sa volonté consciente.


APPENDICE


Il est extrêmement curieux de constater que l’hypothèse si caractéristique et, en apparence, si profondément originale du Retour éternel — cette hypothèse qui apparaissait à Nietzsche comme le couronnement de son œuvre et comme une sorte de mystère redoutable dont la révélation devait bouleverser l’humanité — a été conçue et formulée vers la même époque par deux penseurs français, par Blanqui en 1871 et par le docteur Gustave Le Bon en 1881, l’année même où à Sils Maria elle apparaissait brusquement à l’horizon de la pensée de Nietzsche. Et ce qu’il y a de plus étrange, c’est que cette rencontre a été purement fortuite. M. Le Bon ne soupçonnait pas l’existence de la théorie de Blanqui au moment où il écrivait L’homme et les sociétés. Quant à Nietzsche, on peut affirmer à coup sûr qu’il n’a pas connu ses devanciers. Mme  Förster-Nietzsche n’a jamais entendu son frère parler ni de l’un ni de l’autre ; leurs ouvrages ne figurent pas dans sa bibliothèque ; enfin l’année 1881 est l’une de celles où Nietzsche a été le plus malade, et où ses maux de tête ainsi que la faiblesse de ses yeux lui rendaient à peu près impossible toute lecture nouvelle. Force nous est donc d’admettre que les trois penseurs sont arrivés indépendamment l’un de l’autre à l’hypothèse du Retour éternel.

La théorie de Blanqui se trouve exposée dans l’Éternité par les astres, une sorte de poème en prose que le grand agitateur a composé en 1871 pendant sa captivité au fort du Taureau et qui fut publié au début de 1872, partiellement dans la Revue scientifique, intégralement en librairie. On en trouve un résumé dans le livre récent de M. Geffroy, l’Enfermé (Paris 1897), p. 389-481 ; ajoutons que l’analogie entre les rêveries cosmogoniques de Blanqui et la théorie de Nietzsche vient d’être signalée par M Retté dans un article de la Plume. — Comme Nietzsche, Blanqui admet que d’une part l’espace et le temps sont infinis et que d’autre part les combinaisons que la nature peut produire au moyen de ses éléments derniers sont en nombre limité. Elle possède pour toutes ses œuvres une centaine de corps simples et un moule universel qui est le système stello-planétaire. Le nombre des combinaisons possibles de ces corps simples est immense, mais cependant fini ; et avec l’aide de ces combinaisons il faut remplir le double infini de l’espace et du temps. À côté des combinaisons originales, des combinaisons-types il faut donc qu’il y ait des répétitions sans fin pour remplir l’infini. Il y a donc d’innombrables exemplaires de notre terre se développant de toutes les manières possibles ; toutes les variantes imaginables de notre planète existent quelque part et sont indéfiniment répétées. Chaque individu existe de même à un nombre infini d’exemplaires : « Il possède des sosies complets et des variantes de sosies, qui multiplient et représentent toujours sa personne, mais ne prennent que des lambeaux de sa destinée. Tout ce que l’on aurait pu être ici bas, on l’est quelque part ailleurs. Outre son existence entière, de la naissance à la mort, que l’on vit sur une foule de terres, on en vit sur d’autres dix mille éditions différentes. »… « Ce que j’écris en ce moment dans un cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité sur une table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables »… « On remonterait en vain le torrent des siècles pour trouver un moment où l’on n’ait pas vécu. Car l’univers n’a point commencé, par conséquent l’homme non plus. »… « À l’heure présente, la vie entière de notre planète, depuis la naissance jusqu’à la mort, se détaille, jour par jour, sur des myriades d’astres frères avec tous ses crimes et ses malheurs. Ce que nous appelons le progrès est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout, dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant, dans sa prison, comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe qui a porté dans le plus profond dédain le fardeau de son orgueil. Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement, dans l’infini, les mêmes représentations. » — On le voit, il y a une analogie à peu près complète entre l’hypothèse que Blanqui croit pouvoir déduire « de l’analyse spectrale et de la cosmogonie de Laplace » et la théorie du Retour éternel à laquelle Nietzsche est arrivé par des considérations morales et qu’il voudrait confirmer par des recherches scientifiques. Nietzsche insiste davantage sur la succession indéfinie des mêmes phénomènes dans l’infini du temps, Blanqui s’étend davantage sur la coexistence des mêmes phénomènes dans l’infini de l’étendue. Au fond la pensée du captif du Taureau se rencontre d’une manière à peu près parfaite avec celle du Solitaire de Sils-Maria.

Non moins frappante est l’analogie du raisonnement de Nietzsche avec celui du docteur Le Bon. Voici ce que dit ce dernier dans L’homme et les sociétés (Paris, 1881), t. II, p. 420 : « Mais le temps est éternel, et le repos ne saurait l’être. Ce globe silencieux et mort ne roulera pas toujours dans l’espace sa masse refroidie. Nous ne pouvons former que des conjectures sur ses destinées lointaines, mais aucune d’elles ne nous autorise à penser qu’il puisse rester éternellement inerte. Soit qu’obéissant aux lois de l’attraction qui entraîne notre système solaire vers des régions inconnues de l’espace, il finisse par se réunir à d’autres systèmes ; soit que le choc d’un corps céleste élève sa température au point de le réduire en vapeur, il est destiné, sans doute, à former de nouveau une nébuleuse d’où sortira, par une série d’évolutions analogues à celles que nous avons décrites, un autre monde destiné aussi à être habité un jour en attendant qu’il périsse à son tour, sans que nous puissions entrevoir un terme à cette série éternelle de naissances et de destructions. N’ayant jamais commencé, sans doute, comment pourrait-elle finir ?

« Mais si ce sont les mêmes éléments de chaque monde qui servent, après sa destruction, à en reconstituer d’autres, il est aisé de comprendre que les mêmes combinaisons, c’est-à-dire les mêmes mondes habités par les mêmes êtres, ont dû se répéter bien des fois. Les combinaisons possibles que peuvent former un nombre donné d’atomes étant limitées, et le temps ne l’étant pas, toutes les formes possibles de développement ont été nécessairement réalisées depuis longtemps, et nous ne pouvons que répéter des combinaisons déjà atteintes. Bien des fois sans doute, des civilisations semblables aux nôtres, des œuvres identiques aux nôtres, ont dû précéder notre univers. Comme Sisyphe roulant toujours le même rocher, nous répétons sans cesse la même tâche, sans que rien puisse mettre un terme à ce fatal toujours. Quelles régions ignorées des cieux pourraient abriter le nirvâna suprême, ce repos final qu’avaient rêvé les vieilles religions de l’Inde ? Ombres des temps passés qui sembliez évanouies pour toujours dans la brume des âges et que la baguette magique de la science évoque à son gré, n’espérez pas le repos, vous êtes immortelles. »

Je livre sans commentaire ces rapprochements aux lecteurs de Nietzsche. Il est évident qu’on pourra en tirer des conclusions très différentes : les uns y verront une nouvelle preuve du « manque d’originalité » de Nietzsche ; d’autres au contraire lui feront un mérite d’avoir donné à une rêverie astronomique, à une simple hypothèse scientifique, une poésie profondément tragique, une signification morale sublime qu’elle n’avait pas ou qu’elle n’avait en tout cas pas au même degré chez les penseurs français qui l’ont d’abord formulée. Pour ma part, j’estime que cette coïncidence est intéressante surtout parce qu’elle nous montre que l’une des idées en apparence les plus paradoxales de Nietzsche n’est pas en réalité le produit strictement individuel d’une imagination anormale et morbide, mais qu’elle a été en quelque sorte dans l’air entre 1871 et 1881 puisque trois penseurs aussi différents que Nietzsche, Blanqui et le docteur Le Bon ont pu y arriver par des voies indépendantes, et qu’ainsi Nietzsche, même dans sa mystique théorie du Retour éternel, est le représentant d’une tendance authentique de l’âme moderne[163].




BIBLIOGRAPHIE

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1. — Les Œuvres de Nietzsche. — Voici la liste, dans l’ordre chronologique, des principales œuvres de Nietzsche, avec la date de leur composition et de leur publication.

Homère et la philologie classique (Homer und die classische Philologie) ; cours d’ouverture de Nietzsche à l’université de Bâle ; écrit et imprimé à un petit nombre d’exemplaires en 1869 ; publié en 1896.

La Naissance de la tragédie (Die Geburt der Tragödie oder Griechenthum und Pessimismus) ; composé entre 1869 et 1871 ; paru fin 1871 avec la date de 1872.

Homère dans sa lutte poétique (Homer als Wettkämpfer) ; esquisse composée de 1871 à 1872 ; publiée en 1896.

Sur l’avenir de nos établissements d’enseignement (Ueber die Zukunft unserer Bildungs-Anstalten) ; esquisse de 1872 ; publiée en 1896.

À l’horizon de Bayreuth (Bayreuther Horizontbetrachtungen) ; esquisse de 1872, publiée en 1896.

La Philosophie à l’époque tragique de la Grèce (Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen) ; esquisse composée au début de 1873, publiée en 1896.

Vérité et mensonge au sens extra-moral (Ueber Wahrheit und Lüge im aussermoralischen Sinne) ; esquisse de 1873 ; publiée en 1896.

Considérations inactuelles (Unzeitgemäsze Betrachtungen).

1. David Strausz (David Strausz, der Bekenner und Schriftsteller) ; composé et publié en 1873.

2. Avantages et inconvénients de l’histoire pour la vie (Vom Nutzen und Nachtheil der Historie für des Leben) ; composé en octobre et novembre 1873 ; publié en février 1874.

3. Schopenhauer éducateur (Schopenhauer als Erzieher) ; composé et publié en octobre 1874.

4. Nous autres philologues (Wir Philologen) ; esquisse de 1875, publiée en 1896.

5. Richard Wagner à Bayreuth (R. Wagner in Bayreuth) ; composé en 1875 et 1876 ; paru en juillet 1876.

Choses humaines, par trop humaines (Menschliches Allzumenschliches. Ein Buch fur freie Geister) ; composé en 1876 et 1877 ; publié en mai 1878.

Horizons nouveaux (Der neue Umblick) ; esquisse composée après Choses humaines en 1878, publiée en 1897.

Pensées et sentences variées (Vermischte Meimungen und Sprüche) ; composé de 1876 à 1878 ; publié en mars 1879 comme continuation de Choses humaines ; réuni en 1886 au Voyageur et son ombre pour former avec lui le tome II de Choses humaines.

Le voyageur et son ombre (Der Wandrer and sein Schatten) : composé en 1879 ; publié fin 1879 avec la date de 1880 comme seconde suite de Choses humaines ; réuni en 1886 avec Pensées et sentences variées.

Aurore (Morgenröthe) ; composé de 1880 à 1881 ; publié en juillet 1881.

La gaie science (Die fröhliche Wissenschaft [La gaya scienza]) ; composé en 1881 et 1882; publié en septembre 1882 ; nouvelle édition augmentée du 5e livre et des Lieder des Prinzen Vogelfrei en 1887.

Ainsi parla Zarathustra (Also sprach Zaralhustra) ; conçu de 1881 à 1885.

1re  partie, écrite en janvier-février 1883, publiée en mai 1883.

2e partie, écrite en juin-juillet 1883, publiée en septembre 1883.

3e partie, écrite en janvier-février 1884, publiée en avril 1884.

4e partie, écrite de 1884 à 1885, imprimée en avril 1885 à 40 exemplaires ; première édition pour le public parue en mars 1892

5e partie ; Nietzsche a composé cinq plans dont le plus ancien est du printemps de 1883, le dernier de l’été ou de l’automne de 1885. Aucun n’a été mis en exécution.

Par delà le bien et le mal (Jenseits von Gut und Böse) ; composé de 1885 à 1886, publié en août 1886.

La généalogie de la morale (Zur Genealogie der Moral. Eine Streitschrift) ; écrit en juin 1887, publié en novembre 1887.

Le cas Wagner (Der Fall Wagner, Ein Musikanten-Problem) ; composé de mai à juin 1888, publié en septembre 1888.

Le crépuscule des idoles (Götzen-Dämmerung oder wie man mit dem Hammer philosophirt) ; composé quelques jours avant le 3 septembre 1888, paru en janvier 1889.

La volonté de puissance (Der Wille zur Macht. Versuch einer Umwerthung aller Werthe).

1re  partie : L’Antichrétien (Der Antichrist) ; écrit du 3 au 30 septembre 1888, publié en 1896.

2e partie : Le libre esprit (Der freie Geist).

3e partie : L’immoraliste (Der Immoralist).

4e partie : Dionysos.

(Les trois dernières parties n’ont pas été exécutées par Nietzsche ; il ne subsiste que des travaux préparatoires assez développés dont le dépouillement se fait actuellement au Nietztche-Archiv. Un fragment important a été publié sous le titre de Nihilismus dans la Zukunft du 7 avril 1900).

Nietzsche contre Wagner, rédigé vers la mi-décembre 1888 ; publié en 1896.

Poésies, écrites de 1871 à 1888 ; publiées en 1896 ; nouvelle édition, plus complète, contenant des poésies de 1858 à 1888 ainsi qu’une préface de Mme  Förster-Nietzsche, Leipzig, 1898.

Les œuvres (Werke) ont été publiées d’abord sous la direction de Peter Gast ; l’édition complète devait comprendre 9 volumes dont 5 seulement (Considérations inactuelles, 1 vol. — Choses humaines, 2 vol. — Zarathustra, 1 vol. — Par delà le bien et le mal et Généalogie de la morale, 1 vol.) ont paru de 1893 à 1894, avec des introductions très importantes de Peter Gast ; une réimpression de ces introductions serait d’autant plus désirable que cette première édition des œuvres complètes a été interrompue et retirée du commerce[164] . — L’édition actuelle des Œuvres a été publiée en deux séries de 1895 à 1897. La première série qui renferme les ouvrages auxquels Nietzsche a mis la dernière main comprend 8 volumes, avec notices de MM. Fritz Kœgel et E. von der Hellen[165] . La seconde série, qui comprend jusqu’à présent 4 volumes, renferme des fragments et des esquisses composés entre 1869 et 1885. Les 3e et 4e volumes de cette série (11e et 12e volumes de l’œuvre totale) ont été retirés du commerce, pour des motifs d’ordre scientifique. Le dépouillement des papiers inédits de Nietzsche est continué actuellement, au Nietzsche-Archiv à Weimar, par MM. Horneffer et von Müller.

Une traduction française publiée sous la direction de M. Henri Albert est en cours de publication depuis 1898.

Des Lettres ou extraits de Journaux intimes ont été publiés par Mme  Förster-Nietzsche dans Das Leben F. Nietzsches (voir plus loin), dans la Zukunft du 2 oct. 1897 (Wie der Zarathustra entstand) et du 18 mars 1899 (Nietzsche, Frankreich und die Franzosen), dans la Neue deutsche Rundschau de fév. 1899 (Jacob Burckhardt und F. Nietzsche) et de juillet 1900 (Correspondance de Nietzsche avec Henri de Stein), enfin dans la préface de la traduction allemande du présent volume (Dresden 1899) ; par G. Brandes dans F. Nietzsche (voir plus loin) ; par H. Lichtenberger dans Cosmopolis, mai 1897 (Quelques lettres inédites de F. Nietzsche) ; par Mme  Lou Andreas-Salomé, F. Nietzsche in seinen Werken (voir plus loin), etc. — La correspondance complète (Gesammelle Briefe) est en cours de publication. Le 1er  volume a paru en 1900 chez Schuster et Lœffler à Berlin et Leipzig, par les soins de MM. Peter Gast et A. Seidl.

II. — Les Études sur Nietzsche sont extrêmement abondantes tant en Allemagne que dans les autres pays. En France, ses idées nous sont connues depuis longtemps par de nombreux articles de journaux ou de revues, parmi lesquels nous indiquons en passant ceux de MM. Valbert, de Wyzewa, Gregh, Henry Albert, Bourdeau, Bernardini, Schuré, D. Halévy, A. Retté, É. Faguet, M. Muret, H. Gauthier-Villars, Fouillée, etc. — Nous ne mentionnerons ici qu’un très petit nombre d’ouvrages qui contiennent des renseignements inédits sur la vie et l’œuvre de Nietasche ou que nous semblent présenter un intérêt documentaire tout particulier.

Mme  E. Förster-Nietzsche, Das Leben F. Nietzsche’s, tome I (1895) et tome II, 1 (1897) ; la fin de l’ouvrage n’a pas encore paru. — Œuvre capitale pour tout ce qui concerne la biographie de Nietzsche ; contient un grand nombre de lettres, de journaux intimes, de poésies ou de fragments inédits de Nietzsche.

Mme  Lou Andreas-Salomé, F. Nietzsche in seinen Werken, Wien, 1894 ; étude psychologique et littéraire très curieuse et fort captivante, mais qui doit être consultée avec beaucoup de prudence ; l’auteur, après avoir été très liée avec Nietzche pendant cinq mois, a perdu ensuite entièrement sa confiance. Nietzsche assure qu’elle ne l’a jamais compris et Mme  Förster-Nietzsche déclare qu’elle a absolument dénaturé le caractère de son frère (v. Das Leben F. Nietzsche’s, II, 1, p. VII ss.).

G. Brandes, F. Nietzsche, Eine Abhandlung über aristokratischen Radicalismus, 1888 (reproduite dans le recueil Menschen und Werke, Francfort, 1895, p. 1837, ss.). L’une des premières études qui ait signalé Nietzsche à l’attention du grand public ; l’auteur y publie des lettres de Nietzsche, écrites en 1887 et 1888.

E. Kretzer, F. Nietzsche. Nach persönlichen Erinnerungen und aus seinen Schriften, Leipzig u. Frankfurt, 1895.

Meta von Salis-Marschlins, Philosoph und Edelmensch. Ein Beitrag zur Charakteristik Nietzsche’s, Leipzig, 1897.

A. Riehl, F. Nietzsche, der Künstler und der Denker, Stuttgart, 1897, 3e édit. 1901.

H. Gallwitz, F. Nietzsche, Ein Lebensbild, Dresde et Leipzig, 1898.

Th. Ziegler, F. Nietzsche, Berlin, 1899.

J. de Gaultier, De Kant à Nietzsche, Paris, 1900.

E. Horneffer, Voträge über Nietzsche, Göttingen, 1900.

A. Kallhoff, F. Nietzsche und die Kulturprobleme unserer Zeit, Berlin, 1900.

J. Zeitler, Nietzsches Aesthetik, Leipzig, 1900.

P. Deussen, Erinnerungen an F. Nietzsche, Leipzig, 1901.

  1. W. V, 269. Nous citerons Nietzsche d’après la première édition de ses Œuvres (W.) qui compte aujourd’hui 12 volumes. (Leipzig, 1895-97.)
  2. W. VI, 114 s.
  3. W. VI, 47.
  4. Cité par Mme Förster-Nietzsche dans un article de la Zukunft, 2 oct. 1897, p. 12 s.
  5. Publiées dans Cosmopolis, mai 1897, p. 470 ss. Voir aussi F. Nietzsche, Gesammelte Briefe, I, p. 301 ss.
  6. Mme Förster-Nietzsche, Das Leben Fr. Nietzsche’s, I. 180. Voir aussi son article sur F. Nietzsche über Weib, Liebe und Ehe dans la Neue deutsche Rundschau, d’oct. 1899.
  7. W. VII, 258 s.
  8. W. VII, 262.
  9. W. VI. 186
  10. W. VI. 290.
  11. Mme  Förster-Nietzsche. Das Leben Nietzsche’s, I, 194.
  12. Journal intime à la date du 25 oct. 1859. Mme  Förster-Nietzsche, Ouvr, cit., I, 125 s.
  13. Mme Förster-Nietzsche. Ouvr. cité, I. 314.
  14. Id. Ibid., I, 321.
  15. Lettre de juin 1865 ; Mme Förster-Nietzche, Ouvr. cité, I. 216 s.
  16. W. V, 163 s.
  17. Mme  Lou Andreas-Salomé, F. Nietzsche in seinen Werken, p. 48.
  18. W. V, 302.
  19. W. VI, 115
  20. W. V, 243
  21. W. V, 276.
  22. W. IV, 107.
  23. W. V, 201.
  24. La Naissance de la tragédie fut très violemment attaquée par M. de Wilamowitz-Möllendorf (Zukunftsphilologie ! eine Erwidrung auf F. Nietzsche’s Geburt der Tragödie » Berlin 1872) ; elle fut défendue par R. Wagner dans une lettre ouverte à Nietzsche qui parut le 23 juin 1872 dans la Norddeutsche allgem. Zeitung (reproduite dans Ges. Schriften de Wagner, t. IX, 350), et par un des intimes de Nietzsche, Erwin Rohde (Afterphilologie. Sendschreiben eines Philologen an R. Wagner, 1872). M. de Wilamowitz répliqua enfin à ses adversaires (Zukunfts-Philologie ! 2tes Stück. Eine Erwidrung auf die Rettungsversuche für F. Nietzsche’s « Geburt der Tragödie ». Berlin, 1873).
  25. Voir un curriculum vitæ de 1864, un Journal de 1865, et une lettre de 1868 à Erwin Rohde (Mme  Förster-Nietzsche, Ouvr. cité, I, 190, 211, 270 s.
  26. W. V, 319.
  27. W. IV, 10.
  28. W. IX. 23 s.
  29. Ces études préparatoires et complémentaires ont été publiées au tome IX des œuvres complètes, pages 25 ss. La comparaison de ces études avec le texte définitif montre distinctement que la Naissance de la tragédie n’est en réalité qu’un fragment d’une œuvre plus étendue que Nietzsche projetait et dont il a simplifié le plan pour diverses raisons (v. IX, 377).
  30. L’énumération des cours et conférences professés par Nietzsche à Bâle se trouve dans l’ouvrage de Mme  Förster-Nietzsche, II, 1. 324.
  31. Nietzsche commence ces recherches par des travaux strictement philologiques : De Laertii Diogenis fontibus (Rheinisches Museum, t. XXIII [1868], p. 632 ss., et t. XXIV [1869], p. 181 ss.), Analecta Laertiana (Rhein. Mus., t. XXV [1870], p. 217 ss.) ; Beitrage zur Quellenkunde und Kritik des Laertius Diogenes (programme du Pädagogium de Bâle, Pâques, 1870). À quatre reprises différentes, pendant l’hiver 1869-70, pendant l’été de 1872, de 1873 et de 1876, il professe un cours sur la philosophie grecque avant Platon. De ces recherches sortit enfui un grand ouvrage qui resta inachevé : Die Philosophie im tragischen Zeitalter der Griechen. Cette œuvre dont Nietzsche rédigea des fragments importants l’occupa de 1872 à 75. Ces fragments et les études se rapportant à ce sujet ont été publiés dans le tome X des œuvres complètes, p. 1 ss.
  32. Travaux philologiques : Der Florentinische Tractat über Homer und Hesiod, ihr Geschlecht und ihren Wettkampf {Rhein. Mus., t. XXV [1870], p.528 ss., et t. XXVIII [1873], p. 211 ss.) ; édition critique du Certamen quod dicitur Homeri et Hesiodi e Codice Florentino post Henricum Stephanum [Acta societatis phil. Lipsiensis, t. 1, p. 1, ss.). De ces études préliminaires sortit un travail qui resta inachevé Homer als Wettkampfer (1871-72), publié dans W. X, 193 ss
  33. W. X. 444 ss., cf. 476.
  34. W . X. 444 ss., cf. 477 s.
  35. W. X. 443 s., cf. 447.
  36. W. X, 450 s., cf. 478.
  37. W. X. 467.
  38. W. X. 467 s.
  39. W. I, 73 s.
  40. W. I, 76.
  41. W. VIII. 173 s. ; cf. aussi le journal écrit par Nietzsche en 1888 et cité par Mme  Förster-Nietzsche, ouvr. cité, II, 1, p. 102 s.
  42. Nietzsche devient, dans la suite, de plus en plus hostile à Socrate. Il voit en lui plus tard le type du plébéien et du décadent, offrant un parfait contraste avec le Grec aristocrate et débordant de force vitale de l’époque tragique. — Le « nihilisme » de Socrate se trahit au moment où il meurt : il dit à Criton : « Je dois un coq à Esculape » : mais n’est-ce pas l’aveu qu’il considérait la vie comme une maladie, l’indice par conséquent d’un pessimisme effectif qui dément son bel optimisme apparent. Voir W. V, 264 s. et VIII, 68 ss.
  43. W. X. 285.
  44. W. IX, 6.
  45. W. X. 376.
  46. W. I. 427 ss.
  47. W. IX, 47.
  48. W. I, 442.
  49. W. 1, 443.
  50. W. X. 375.
  51. W. IX. 98.
  52. W. IX, 99 s.
  53. W. IX, 100 ss.
  54. W. I, 390.
  55. Outre les quatre Inactuelles qu’il a publiées de 1873 à 1876, Nietzsche en projetait un grand nombre d’autres, qui n’ont pas été achevées ou dont le contenu a passé dans Choses humaines par trop humaines. Au tome X des Œuvres, nous trouvons une série d’esquisses pour des Inactuelles intitulées : « La ville », « Le chemin de la liberté », « L’État », « Lire et écrire », et surtout une étude très poussée sur « Nous autres philologues », où nous trouvons déjà en germe plusieurs des idées qui seront développées plus tard dans Zarathustra.
  56. W. I. 337.
  57. W. I. 364.
  58. Mme Förster-Nietzsche, Ouvr. cité, I, 231, s.
  59. W. 1. 398.
  60. W. I, 128.
  61. W. LX, 365 ss.
  62. W. I, 398 s.
  63. Cité par Nietzsche, W. I, 429.
  64. Brandes, Menschen und Werke, Francfurt, 1895, p. 139.
  65. Mme  Förster-Nietzsche, Ouvr. cité, II. I. p. 263. Pour tous les détails biographiques sur l’intimité de Nietzsche et de Wagner nous renvoyons à ce livre. Voir en particulier, t. I, p. 72 s., 74 s. 135, 277, 288 ss. ; t. II, I. p. 13 ss., 201 ss.
  66. W. I, 540 s.
  67. W. III. 4.
  68. Fragment einer Kritik der Schopenhauerischen Philosophie, cité par Mme  Förster-Nietzsche, I, p. 343 ss.
  69. Ueber Wahrheit und Lüge im aussermoralischen Sinne. — Der Philosoph. — Die Philosophie in Bedrängniss. W. X, 161 ss. ; voir en particulier, p. 204 s.
  70. Lettre du 11 oct. 1866 citée par Mme  Förster-Nietzsche, I, p. 250.
  71. W. IX, 137 ss.
  72. W. IX, 155 ss.
  73. W. X, 397-425.
  74. W. X, 286.
  75. Voir le journal de 1888 (Ecce homo) cité par Mme  Förster-Nietzsche, Ouvr. cité, II, I, p. 166 s. et 259.
  76. W. VIII, 2.
  77. W. V, 212.
  78. Voir la Biographie, passim et un article de la Zukunft du 6 janv. 1900 : Nietzsches Krankheit.
  79. Journal de 1888 (Ecce homo) et lettre du 11 janvier 1880 cités par Mme  Förster-Nietzsche, II, 1 p. 327 et 336.
  80. M. Nordau. Dégénérescence, II, 370.
  81. Brandes. Menschen u. Werke, p. 140.
  82. Journal de 1888 (Mme  Förster-Nielzsche, II, 1, p. 328) ; cf. lettre du 10 avril 1888 (Brandes. Menschen u. Werke, p. 140).
  83. Brandes. Menschen u. Werke, p. 140.
  84. Brandes a publié les lettres qu’il a reçues de Nietzsche dans Menschen u. Werke, p. 213 ss. — La lettre du 4 janvier 1889 est écrite en énormes caractères sur du papier réglé au crayon à la manière des enfants et contient ces mots : Dem Freunde Georg. — Nachdem du mich entdeckt hast, war es hein Kunststück mich zu finden : die Schwierigkeit ist jetzt die, mich zu verlieren… Der Gekreuzigte. On entrevoit encore à peu près ce que Nietzsche veut dire dans ces lignes étranges où il s’identifie en imagination avec Jésus dont il se considérait tout à la fois comme le continuateur et comme le « meilleur ennemi ». Mais il y a un abîme entre ce billet énigmatique et inquiétant et la lettre précédente datée du 23 nov. 1888 qui est claire et raisonnable d’un bout à l’autre.
  85. W. V, 159.
  86. Mme  Förster-Nietzsche, II, 1, p. 196.
  87. W. VI, 208.
  88. W. X, 340 s.
  89. Mme  Förster-Nietzsche, II, 1, p. 328.
  90. W. V, 8 s.
  91. Mme Förster-Nietzsche, II, 1, p. 338 s.
  92. On a souvent distingué dans la vie philosophique de Nietzsche deux périodes : une période positiviste (1876-82) et une période mystique (1882-88). L’opposition entre ces deux périodes ne me paraît pas très heureusement désignée par cette formule ; la première période est surtout une période de négation et de critique pessimiste, la seconde une période d’affirmation enthousiaste ; le contraste entre les deux ne me semble d’ailleurs pas assez absolu pour qu’il soit indispensable de les étudier chacune séparément. — On a parfois prétendu, d’autre part (voir en particulier Mme  Lou Andréas-Salomé, F. Nietzsche in seinen Werken p. 98 ss.), que, pendant sa période positiviste, Nietzsche avait subi très fortement l’influence de Paul Rée, un psychologue de l’école anglaise, dont il avait fait la connaissance à Bâle en 1874, avec qui il avait passé l’hiver de 1877-78 à Sorrente et dont il admirait beaucoup les ouvrages (Psychologische Beobachtungen, 1875, et Der Ursprung der moralischen Empfindungen, 1877). Or cette influence est d’abord catégoriquement niée par Nietzsche lui-même, dans une lettre de 1878 à Erwin Rohde (voir W. XI, 422), dans la préface de la Généalogie de la Morale (W. VII, 291) et dans Ecce homo (cité par Mme  Förster-Nietzsche, II, 1, p. 297). De plus cette assertion de Nietzsche se trouve confirmée par la publication récente des études préliminaires pour Choses humaines qui montrent que Nietzsche avait conçu et mis sur papier toutes ses idées nouvelles avant l’automne de 1876 où il se lia plus intimement avec Rée. — Enfin il résulte, je crois, de notre exposition que le développement intellectuel de Nietzsche a été parfaitement logique et que l’évolution de 1876 n’a pas été soudaine mais s’est lentement préparée pendant des années. Pour toutes ces raisons, il nous semble que les relations de Rée avec Nietzsche ont un intérêt plutôt biographique que philosophique ; c’est pourquoi aussi nous ne nous en occuperons pas davantage dans cette étude.
  93. W. III, 183.
  94. W. II, 52.
  95. W. II, 267.
  96. W. V. 4.
  97. W. III, 9.
  98. W. VI, 157.
  99. Brandes. Menschen und Werke, p. 223.
  100. W. VIII, 68 s., 88 s.
  101. W. VII, 239. — L’idée première de cette distinction entre les deux morales se trouve déjà dans Choses humaines (W. II, 68).
  102. W. VII, 322 s.
  103. W. VII, 313.
  104. W. VII, 329-331.
  105. W. VII. 134.
  106. W. VII, 64.
  107. W. VII, 180 s.
  108. W. VII, 130 ; cf. VI, 248.
  109. Le développement qui suit est en grande partie emprunté à un article que j’ai publie sur ce sujet dans Cosmopolis, mai 1897, p. 400 ss.
  110. W. VI, 96.
  111. W. VI, 97.
  112. W. VI, 96.
  113. W. VI, 19 s.
  114. W. VII, 148 s.
  115. W. VII, 82 s.
  116. W. VII, 150 s.
  117. W. VI, 398 s.
  118. W. VII, 16.
  119. W. VIII, 235.
  120. W. VIII, 82 s.
  121. W. VII, 12 s.
  122. W. V, 275.
  123. W. VII, 79.
  124. W. VIII. 155.
  125. W. VI, 13.
  126. W. VI, 421.
  127. Sur les idées de Nietzsche concernant la hiérarchie, voir W. VII, 185 ss. ; VIII, 301 ss. ; XII, 319, 324 ss., 347 s.
  128. W. V, 231.
  129. W. VI, 67 s.
  130. W. VI, 312.
  131. W. VI, 351.
  132. W. VI, 384.
  133. W. VI, 382 ss. ; cf. V, 260 ss.
  134. W. VI, 167.
  135. W. V, 204.
  136. W. VI, 65.
  137. W. VI, 64.
  138. W. V. 245 s.
  139. W. VI, 35.
  140. W. VI, 428, 430.
  141. W. VII, 80.
  142. Sur l’origine de cette hypothèse voir l’Appendice du présent volume, p. 184 ss.
  143. W. XII. 122.
  144. L’esquisse du Retour éternel a paru au tome XII des Œuvres ; mais elle paraît avoir été inexactement reconstituée ; aussi le tome XII vient-il d’être retiré du commerce. Voir à ce sujet l’étude de M. Horneffer, Nietzsches Lehre von der Ewigen Wiederkunft und deren bisheriqe Veröffentlichung, Leipzig, Naumann, 1900.
  145. W. V, 265 s.
  146. Mme  Lou Andreas-Salomé, F. Nietzsche in seinen Werken, p. 224 s.
  147. W. VI. 231 ss., 317-322. 334 ss.
  148. W. VI. 461 s.
  149. Voici le sens littéral de ce psaume, scandé par les douze
    coups de minuit, et dont aucune traduction ne peut évidemment
    rendre, même d’une manière approchante, la poésie étrange et
    toute musicale : « Ô homme ! Prends garde — que dit le minuit
    profond ? — « Je dormais, je dormais, — me voici réveillé d’un
    rêve profond : — Le monde est profond, — et plus profond que
    ne le pensait le jour. — Profonde est sa douleur, — sa joie, plus
    profonde encore que sa souffrance. — La douleur dit : Péris ! —
    Mais toute joie veut l’éternité, — veut une profonde, profonde
    éternité. » W. VI, 332 s., 471.
  150. Mémoires de la Société de linguistique, t. IX. p 457 ss.
  151. M. Nordau. Dégénérescence. Paris, F. Alcan, 1894, II, 325 s., 329.
  152. M. Nordau. Dégénérescence, II, 334 s.
  153. Menschen und Werke. p. 196.
  154. Sur Max Stirner, je renvoie à un article que j’ai publié sur les théories anarchistes de ce penseur dans la Nouvelle Revue (15 juillet 1894, p. 233 ss.) et surtout au livre de J. H. Mackay, M. Stirner, Sein Leben und seine Werke. Berlin, 1898. On trouvera une compara de Nietzsche et de Stirner dans le travail de II. Schellwien, Max Stirner und Fr. Nietzsche. Leipzig, 1892
  155. Sur ces diverses influences voir Brandes, Menschen und Werke, p. 147, 151 s. 171. 200 ss. — Sur le mouvement d’idées « anarchiste » et individualiste dans l’Allemagne d’aujourd’hui, voir Th. Ziegler, Die geistigen u. socialen Hauptströmungen des 19. Jh., p. 578 ss. — Sur l’absence relative d’originalité des doctrines de Nietzsche, v. Stein, Rundschau, t. LXXIV, p. 393 s., et Nordau, Dégénérescence, II, 352 ss.
  156. Voir la conclusion de mon étude sur R. Wagner, poète et penseur, Paris. Alcan, 1898.
  157. Brandes. Menschen und Werke, p. 199.
  158. Voir p. ex. L. Stein, F. Nietzsche’s Weltanschauung und ihre Gefahren (D. Rundschau, t. LXXIV, p. 392 ss., et t. LXXV, p. 230, ss.).
  159. W. VI, 91 s.
  160. On ne pourrait, dans tous les cas, condamner, pour ce motif, la doctrine de Nietzsche que si l’on rend un moraliste responsable non seulement de ce qu’il a véritablement pensé et enseigné, mais encore des déformations que ses idées subissent en passant dans des intelligences mal faites pour les comprendre. C’est la une thèse évidemment soutenable — voir le Disciple de Paul Bourget — mais qu’il n’y aurait, je crois, aucun intérêt à discuter à propos du cas particulier dont il s’agit ici.
  161. Quand nous présentons Nietzsche comme l’ennemi de la morale altruiste, il va sans dire que nous n’entendons pas du tout le donner pour un « égoïste » au cœur sec, incapable de pitié et d’amour ; son égotisme a bien au contraire sa source dans un excès de sensibilité et il est en réalité un altruisme raffiné et sublimé, qui par « auto-suppression » s’est changé en individualisme. Nietzsche est donc tout près de l’homme de grande pitié et à l’antipode de l’ « arriviste ». De même qu’il est athée par religion et immoraliste à force de conscience morale, il est donc égoïste par altruisme.
  162. Lettre de 1878 citée par Mme  Förster-Nietzsche, II, 1, p. 149.
  163. Il va sans dire que la théorie du Retour éternel se retrouve bien avant la fin du XIXe siècle. Si l’on voulait en rechercher les origines il faudrait remonter jusqu’à la philosophie de la Grèce antique. Aux exemples que je cite, je joins encore un témoignage curieux appartenant aussi au XIXe siècle. Un article de la Frankfurter Zeitung (18 avril 1899) cite un passage de Heine, dans les additions au chap. xx du Voyage de Munich à Gênes, où se trouve esquissée toute la théorie : « Sache que le temps est infini, mais que les choses dans le temps sont finies ; elles peuvent se dissoudre en particules infinitésimales, mais ces particules, ces atomes sont en nombre défini, et défini est aussi le nombre des formes que Dieu crée avec eux ; si bien qu’après un temps sans doute très long, en vertu des lois de combinaison éternelles de cet éternel recommencement, toutes les formes qui ont déjà été sur cette terre, apparaîtront à nouveau pour se rencontrer, s’attirer, se repousser, s’embrasser, se perdre l’une l’autre, après comme avant… ». Il ne faudrait pas voir dans ce passage la source à laquelle aurait puisé Nietzsche ; il ne figure en effet pas dans les anciennes éditions de Heine et Nietzsche ne l’a pas connu. Il y a de nouveau « rencontre », comme entre Nietzsche, Blanqui et Le Bon.
  164. La 12e édition de Zarathustra reproduit l’introduction de Peter Gast sous le titre : Einführung in den Gedankenkreis des Zarathustra.
  165. Une édition nouvelle en format petit in-8o a paru en août 1899 sous la direction de M. Arthur Seidl.