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La Philosophie de l’histoire et la loi du progrès

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La Philosophie de l’histoire et la loi du progrès
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 11 (p. 568-586).
LA PHILOSOPHIE DE L'HISTOIRE
ET
LA LOI DU PROGRES
D'APRES DES RECENS TRAVAUX

I. The Philosophy of history in France and Germany, by Robert Flint ; Londres 1874. — II. La Scienza della storia, di N. Marselli ; Turin 1873, — III. Les Deux Cités ; la philosophie de l’histoire aux différens âges de l’humanité, par F. de Rougemont ; Paris 1874. — IV. Edgar Quinet, l’Esprit nouveau, Paris 1875. — V. Francisque Bouillier, Morale et progrès, Paris 1873.

Le meilleur signe de progrès dans notre siècle, c’est peut-être qu’on y parle beaucoup de progrès. Bien des gens, il est vrai, en parlent de confiance, et seraient fort embarrassés d’éclaircir les vagues idées que ce mot éveille en eux ; réjouissons-nous toutefois que, même mal ou peu compris, il soit sur toutes les lèvres : on en peut conclure qu’il exprime une tendance sérieuse de toutes les âmes. Vous pouvez tenir pour certaines la médiocrité d’un artiste qui trouve bonne son œuvre telle qu’elle est, l’insuffisance d’une vertu qui ne se souhaite pas plus parfaite : augurez de même d’un siècle ou d’un peuple qui n’aspire pas à sortir de soi pour s’élever plus haut. Cette aspiration est l’honneur et le danger de notre époque. Les uns, au nom du progrès, nous proposent de nous rompre le cou pour arriver plus vite ; les autres, au nom du progrès aussi, voudraient nous convaincre que le plus sûr moyen d’avancer, c’est de retourner en arrière. De part et d’autre illusion et péril, de part et d’autre croyance sincère et, somme toute, rassurante au progrès. Les utopies passent, le mouvement qu’elles impriment à l’esprit d’un siècle persister se modère lui-même en se composant d’impulsions et de tendances divergentes, et reste ainsi salutaire, parce qu’il devient plus régulier.

Pourtant cette foi instinctive et vigoureuse au progrès en est encore à chercher ses titres aux yeux de la science. — Y a-t-il une loi du progrès ? Cela est possible ; mais, sans être réactionnaire, on peut affirmer qu’elle ne s’est pas encore produite. Quelles sont les conditions du progrès ? Nombreuses, variées, complexes à coup sûr, et les eût-on toutes déterminées, il resterait encore à établir l’importance relative et le rôle précis de chacune d’elles. Enfin quel est le terme du développement humain ? Est-ce le bonheur ou quelque autre chose ? — Autant de questions qui aujourd’hui ne peuvent laisser indifférente aucune âme soucieuse de ses véritables intérêts. Nous n’avons la prétention ni de les résoudre, ni même de les traiter ; elles ont été déjà posées ici même, dans des pages éloquentes que l’on n’a point oubliées[1]. Notre but est plus modeste ; nous voudrions seulement recueillir dans de récens et importans ouvrages, particulièrement dans celui de M. Robert Flint, quelques vues générales propres à éclairer l’histoire et la théorie scientifique du progrès.


I

S’il est vrai que la faculté du progrès soit un des caractères essentiels et distinctifs de notre espèce, l’homme dut en avoir une vague conscience dès le jour où par la réflexion il prit possession de soi. Aussi dès l’aurore des temps historiques voyons-nous, à côté et à l’encontre de la croyance universellement répandue d’une déchéance, poindre l’idée de l’évolution humaine vers le mieux. C’est en vain pourtant qu’on la chercherait dans la Chine ou dans l’Inde. La Chine est plus que tout autre le pays de l’immobilité, et d’ailleurs l’esprit chinois est trop peu généralisateur, trop incapable de toute vue compréhensive pour s’élever à la notion de progrès. Quant à l’Inde, abîmée dans la pensée des misères et de la fragilité de cette vie, toute pénétrée de panthéisme et de fatalisme, pouvait-elle ouvrir son cœur à l’espérance du progrès social ? mais déjà derrière la lutte incessante de la lumière et des ténèbres, d’Ormuz et d’Ahriman, l’antique doctrine mazdéenne laisse entrevoir le triomphe définitif de la lumière et du bien. La vie tout entière du peuple juif est une aspiration, une préparation, et, sans attribuer à la Perse et à la Judée une conception réfléchie du progrès, ne peut-on pas dire qu’elles en ont pressenti et rendu possible l’avènement dans le monde par leur indestructible confiance en un meilleur avenir ?

De naturelles et trompeuses analogies tirées du cours de la vie humaine, des révolutions célestes et du retour périodique des saisons, expliquent suffisamment que les Grecs et les Romains se soient souvent représenté le mouvement de l’histoire comme circulaire ou rétrograde. Cependant l’idée de progrès n’est pas étrangère, ainsi qu’on l’a souvent répété, aux époques même les plus anciennes du monde classique. Elle apparaît pour la première fois assez nettement chez le philosophe Anaximandre, dont les spéculations sur la nature contiennent à l’état d’ébauche quelques-unes des hypothèses. les plus hasardeuses de la science moderne. Selon lui, l’action du soleil sur la terre, alors couverte par les eaux, fit saillir des pellicules, matrices d’organismes imparfaits, qui plus tard, se développant par degrés, donnèrent naissance à toutes les espèces actuellement vivantes. Les ancêtres de l’homme furent des animaux aquatiques analogues aux poissons : ils habitaient les eaux bourbeuses et s’habituèrent lentement à vivre sur la terre ferme à mesure que le soleil la desséchait. La théorie de l’évolution est, on le voit, moins nouvelle qu’elle ne voudrait le faire croire.

N’est-ce pas aussi l’idée du progrès qui circule à travers le drame magnifique de Prométhée ? Quand le titan console ses souffrances par le souvenir attendri de ce qu’il a fait pour les hommes, quand il rappelle la misérable condition de ces pauvres êtres « qui avaient des yeux et ne voyaient pas, des oreilles et n’entendaient pas, » — comme il les a trouvés blottis au fond d’obscures cavernes, incapables de marquer le cours des saisons, ignorans de tout métier, de tout raisonnement, jouets de la confusion et du hasard, — comme il leur a révélé l’usage des nombres et de l’écriture, l’art d’observer le lever et le coucher des étoiles, de bâtir des maisons, de dresser les animaux, de guérir les maladies, de naviguer sur la mer, de pratiquer les différens modes de divination, — quand enfin, sous l’angoisse de son supplice, en face de l’odieux ministre de Jupiter, il prédit la chute de son tyran, le triomphe de la justice et sa propre apothéose, — n’est-ce pas l’histoire même du progrès, attesté par les laborieuses conquêtes de l’esprit sur la nature, sanctifié et couronné par le dévoûment des meilleurs à la cause du genre humain ?

Chez les Romains, l’idée du progrès apparaît aussi, mais toujours à l’état d’instinctive croyance, d’inconsciente aspiration. Les poètes, qui ne sont pas tenus d’être conséquens avec eux-mêmes, chantent également et l’ascension glorieuse de l’humanité, d’abord sauvage, à la vie civilisée, et l’inévitable décadence qui fait sortir de générations pires que leurs ancêtres une postérité plus vicieuse encore. Lucrèce, Virgile, Horace, sont pleins de cette contradiction. Et pourtant je ne sais quel accent plus grave, plus sincère, plus ému, nous avertit chez ces poètes, les deux derniers surtout, que l’idée de progrès est plus près de leur cœur : celle de décadence n’est guère pour eux qu’un thème obligé, un lieu-commun poétique. La quatrième églogue de Virgile n’est-elle pas, en vers magnifiques, le commentaire anticipé du mot de Saint-Simon : l’âge d’or n’est pas derrière nous, il est devant nous ?

Flottante et indécise chez les poètes, la foi au progrès trouve chez les prosateurs une expression déjà plus ferme. Cicéron après Aristote déclare nettement que la philosophie est progressive et que « les choses les plus récentes sont d’ordinaire les plus précises et les plus certaines. » Sénèque trace un éloquent tableau des progrès de l’astronomie, et croit pour l’avenir à des conquêtes plus merveilleuses encore ; il proclame que la nature aura toujours de nouveaux secrets à nous livrer, qu’elle ne révèle ses mystères que graduellement et dans une longue suite de générations humaines, que nous nous figurons être initiés à la vérité, et ne sommes encore qu’au seuil du temple, qu’un jour enfin reculeront les bornes de la terre et se déploieront, par-delà l’extrême Thulé, les vastes étendues d’un nouveau monde.

Ainsi l’idée de progrès existait et se développait lentement au sein de la pensée païenne ; mais elle n’y fut jamais qu’à l’état de vague généralité. Nulle définition n’en précisa le sens, nulle analyse n’en détermina les élémens, surtout nulle induction fondée sur des faits suffisamment nombreux et caractéristiques ne lui donna l’autorité d’un principe. Il est intéressant d’en suivre avec M. Flint le développement chez les écrivains chrétiens jusqu’au seuil des temps modernes.

Le Christ et ses apôtres ne s’attribuèrent jamais la mission de faire une théorie complète du progrès historique ; mais ils durent se préoccuper de marquer la place de l’Évangile dans le développement général de l’humanité. Bien que de révélation divine, la nouvelle religion avait été annoncée dès le commencement du « monde ; une initiation graduelle avait préparé l’humanité, ou tout au moins le peuple juif, à l’avènement de la vérité et de la vie parfaite dans le Christ. Il y avait là le germe de toute une philosophie de l’histoire : saint Augustin et Bossuet l’en feront sortir.

Au moyen âge, les conditions n’étaient guère favorables au développement de l’idée de progrès. Dans l’ignorance et l’anarchie générales, le passé était mal connu, le présent mal compris ; sous le joug d’autorité qui opprimait à la fois la pensée et la conduite, nul espoir pour la raison d’étendre ses conquêtes dans l’avenir. Pourtant l’idée du progrès n’est pas éteinte. Hugues de Saint-Victor, saint Thomas d’Aquin, font du progrès la loi universelle des choses, et particulièrement du savoir humain ; si l’Évangile contient toute la révélation divine, au moins, selon saint Thomas, y a-t-il encore un progrès continuel et indéfini dans l’intelligence de l’Évangile. Dans cette énumération, une place glorieuse est due au moine Roger Bacon. Nul au moyen âge n’eut une vue plus claire de ce qui manquait à l’antiquité et une intuition plus nette des développemens futurs de l’esprit humain. C’est que son génie avait compris toute la puissance de la méthode expérimentale, l’avait appliquée sur plusieurs points avec une sagacité merveilleuse pour l’époque, et devinait dans l’accumulation, la coordination et la transmission des résultats qu’elle peut fournir, la condition d’un progrès auquel nulle borne ne peut être assignée.

Dès le XIIIe siècle, le spectacle trop fréquent des désordres du clergé séculier donne naissance à une conception mystique du développement humain fort analogue à celle qu’avait propagée dans les premiers temps du christianisme l’hérésie célèbre des montanistes. Selon Amaury de Chartres, Joachim de Flore, le général des franciscains Jean de Parme et son ami frère Gerhard, l’histoire universelle se divise en trois grandes périodes ou trois âges : l’âge de l’Ancien-Testament ou royaume du Père, l’âge du Nouveau-Testament ou royaume du Fils, et l’âge de l’Évangile éternel ou royaume du Saint-Esprit.- Dans la première période, Dieu manifeste sa toute-puissance et gouverne par la loi et par la crainte ; dans la seconde, le Christ s’est révélé lui-même par les mystères et les sacremens ; dans la troisième enfin, dont les deux autres n’ont été qu’une préparation, l’esprit verra la vérité face à face, sans voile ni symbole. Le cœur sera rempli de cet amour parfait qui exclut l’égoïsme et la crainte ; la volonté, affranchie du péché, n’aura plus besoin d’une loi qui la gouverne, mais sera à elle-même sa propre loi. Telle est la doctrine de l’Évangile éternel ; par l’influence de Lessing, qui l’adopta, elle a trouvé du crédit jusqu’à nos jours. Des vues assez semblables se rencontrent, plus ou moins explicites, chez Dante, Paracelse, Campanella. C’est donc sous cette forme que l’idée du progrès passe du moyen âge à la renaissance et au XVIIe siècle. Alors de grands hommes, Bodin, Bacon, Descartes, Pascal, la recueillent, la dépouillent de son caractère mystique, la sécularisent, la mettent en regard des faits, et commencent à en déterminer les élémens, à la suivre dans ses applications les plus diverses. Désormais l’importance de cette idée va toujours en grandissant ; elle domine de plus en plus toutes les spéculations de l’esprit moderne, elle devient au XVIIIe siècle la loi de l’histoire, elle renouvelle au XIXe l’étude de la nature, et enfin, sous le nom d’évolution, prétend contenir la formule de l’existence universelle.


II

Des résumés historiques comme celui de M. Flint, comme la Scienza della storia, de M. Marselli, comme l’ouvrage plus considérable de M. de Rougemont, sont, pour ainsi dire, les vestibules de la science du progrès. Derrière, on entrevoit, on pressent l’édifice, et pourtant on se prend bientôt à douter que l’édifice existe autrement qu’à l’état d’espérance. Eh quoi ! tant de systèmes, et aucun n’est aujourd’hui débout ! Tant de formules tour à tour proposées pour la loi du développement humain, et aucune n’a conquis l’assentiment général ! Qui ne croit au progrès, et qui peut en déterminer avec une précision suffisante les lois, les conditions, le but ? Parmi ces formules, quelques-unes ont joui et jouissent encore d’un grand crédit. Il n’est pas sans intérêt de passer rapidement en revue les plus célèbres, et de voir ce qu’en laisse subsister la pénétrante critique de M. Flint.

On connaît la fameuse théorie de Cousin. Le progrès n’est selon lui que l’apparition successive, sur le théâtre de l’histoire, des trois idées qui sont le fond même de la raison : l’idée de l’infini, celle du fini, celle du rapport entre le fini et l’infini. L’antique Orient, c’est le monde immobile de l’infini ; la société gréco-romaine, c’est le développement de l’idée du fini ; la civilisation moderne, c’est l’expression du rapport entre le fini et l’infini.

Rien de plus séduisant ; la jeune intelligence qui voit pour la première fois, dans des leçons d’une éloquence incomparable, ces grandioses formules se dérouler et s’appliquer tour à tour à la religion, à l’art, à la politique, à la philosophie des trois périodes de l’histoire universelle, se sent portée, comme par un souffle puissant et continu, vers les plus hauts sommets de la pensée. Survient l’analyse, qui rabaisse les espérances exaltées par cette hardie métaphysique. Et d’abord, si, comme le prétend Cousin, c’est de la connaissance de la nature humaine tout entière que doit se déduire la science des lois les plus générales de l’histoire, pourquoi, dans cette nature humaine, ne tenir compte que de la raison ? Est-ce donc la seule faculté dont le développement contienne en abrégé les conditions essentielles du progrès humain ? L’homme n’est-il que raison, et encore raison abstraite, éteinte pour ainsi dire, sans rayonnemens, sans activité ni chaleur ? Trouvez-vous dans ce rhythme glacé de l’infini, du fini, de leur rapport, quelque chose qui ressemble à ces forces nombreuses, complexes et vivantes, instincts, désirs, passions, sentimens, idées encore confuses et enveloppées de sensibilité qui, par leur expansion dans les directions les plus diverses, par leur indéfectible énergie, portent sans cesse l’humanité en avant vers le mieux ?

Et les faits, que disent-ils ? Ils disent qu’en ce qui regarde l’antique Orient la formule de Cousin ne convient guère qu’à l’Inde brahmanique. Quant aux Aryas qui firent la conquête de l’Inde, les Védas sont là pour attester qu’ils eurent un sens très vif de la réalité et de la pratique, un goût très décidé pour les biens de ce monde, une vigueur et une santé morales tout à fait inexplicables dans la période de l’infini. Il est probable que les rudes et barbares populations qu’ils dépossédèrent furent de même : les peuples primitifs, en général, sont fort peu absorbés, comme le voudrait la théorie de Cousin, dans la contemplation de l’infini et de l’unité absolue. Et la Chine ? quel génie fut plus étranger que le sien à de pareilles spéculations ? Athéisme, matérialisme, préoccupation exclusive du fini, des avantages terrestres, des plaisirs des sens, voilà le fond du caractère et de l’esprit chinois. Faut-il rappeler encore cette énergique tendance à l’action, cet indomptable sentiment de la personnalité, de la liberté, de la responsabilité, qui d’un bout à l’autre de son histoire distinguent le peuple hébreu, et forment un si vigoureux contraste avec cette passivité fataliste et mystique, dans laquelle Cousin engourdit uniformément toutes les nations de l’Orient ? — Autre difficulté : la période du fini succède à celle de l’infini ; mais quand ? — C’est, répond Cousin, lorsque l’infini a été épuisé dans toutes les directions. — L’infini qui s’épuise, et qui s’épuise dans toutes les directions, quelle contradiction dans les termes !

Il serait oiseux de poursuivre cette réfutation : elle est, chez M. Flint, abondante et décisive, et n’exclut pas d’ailleurs une profonde admiration pour le chef de l’école éclectique française. Non moins intéressante est la critique de cette autre prétendue loi, également spécieuse, également célèbre, que l’humanité se développe comme un organisme vivant.

L’analogie entre l’idée de l’évolution organique et celle du progrès humain ne pouvait manquer d’attirer l’attention des penseurs. Mise en lumière par Schelling, elle inspira dans l’ordre des études juridiques Savigny et toute son école ; mais ce fut Krause qui le premier tenta d’en donner une démonstration rigoureuse et complète. On sait enfin avec quelle puissance de généralisation, quelle abondance de preuves empruntées aux sciences les plus diverses, M. H. Spencer a repris, fortifié et agrandi la théorie de Krause et de Schelling.

Il est certain que les lois du progrès humain ont des rapports plus étroits avec celles de la vie qu’avec celles qui gouvernent le monde inorganique. Dire, comme Saint-Simon, que les diverses formes de l’état social sont déterminées par la gravitation, — ou par l’attraction, comme Fourier, — ou par l’expansion, comme Azaïs, — c’est se payer et payer les autres de métaphores. C’est seulement chez le vivant, animal ou plante, qu’on peut surprendre ce grand fait, qui est aussi le fait social par excellence : à savoir le développement lent et continu, l’expansion d’une force intime qui se fait à mesure ses organes, et tend vers un but qui est la réalisation d’une forme déterminée ; mais n’allons pas confondre l’analogie avec l’identité ! Gardons-nous même de prolonger la comparaison jusqu’aux détails, et de dire par exemple, avec M. Spencer, que les classes gouvernante, commerçante, ouvrière, sont dans l’état ce que sont dans le corps d’un vertébré les systèmes nervoso-musculaire, circulatoire et nutritif. A descendre à de telles précisions, on risque fort de méconnaître les différences profondes, essentielles, qui distinguent les phénomènes physiologiques des phénomènes moraux et sociaux. L’animal et la plante, placés dans les conditions requises, croissent fatalement ; leur développement suit, pour ainsi dire, une seule route, irrévocablement tracée d’avance et dont le terme est la réalisation, dans l’individu, du type de l’espèce. Mais la croissance de cette plante libre et responsable, l’humanité, n’est pas ainsi emportée d’un mouvement uniforme et nécessaire, suivant une ligne inflexible, vers un but qui ne peut manquer d’être atteint. Ici plusieurs directions sont toujours possibles ; il y a capacité pour la décadence comme pour le progrès. Sans conscience et sans choix l’arbre dresse ses branches vers la lumière : l’ascension du genre humain vers le mieux est toujours la conquête d’un volontaire effort et la récompense d’un mérite. Dans un animal, les différens systèmes et organes se développent harmoniquement, et de cette harmonie dépend la vie de l’individu ; essayez de faire vivre un vertébré avec un cœur rudimentaire et un cerveau adulte ! Si l’on admet par analogie que les nations sont les organes d’un vaste corps qui est l’humanité, il faudra concevoir que certains de ces organes sont à peine à la première phase de leur croissance, que d’autres se sont arrêtés dans leur évolution, que d’autres encore rétrogradent, que ceux-ci sont dans l’adolescence, ceux-là dans l’âge mûr, quelques-uns enfin tout près de la vieillesse. — Singulier animal en vérité ! Mais, sans tomber dans ces excès de l’analogie, il est bien difficile de renoncer à la vieille comparaison entre les quatre âges de la vie individuelle et les diverses périodes de la vie de l’humanité, — comparaison toujours trompeuse et toujours reproduite, tant est naturelle et puissante chez l’homme cette tendance à chercher partout les conditions de sa propre existence, à se faire, comme disait le sophiste Protagoras, la mesure de toutes choses. On s’étonne, après tous les échecs qu’a déjà subis cette doctrine, qu’elle ait pu séduire un des plus savans et des plus récens historiens du progrès, le professeur Conrad Hermann de Leipzig. Selon lui, le caractère dominant de l’enfance, chez l’individu comme chez la race tout entière, c’est un débordement de vie joyeuse et sensitive qui trouve son expression dans l’art. Dans la jeunesse, les influences auxquelles obéit l’activité sont plus intimes ; l’énergie plus concentrée de ces influences produit un enthousiasme plus durable : de là la religion. L’âge mûr se distingue par un jugement sobre, une réflexion prudente, une application qui se tourne toute à la pratique ; c’est l’âge de l’industrie. Enfin une méditation profonde et repliée sur elle-même, l’amour chaque jour plus vif et plus exclusif de la sagesse, portent la vieillesse à chercher toutes ses satisfactions dans la science. — L’enfance et l’art furent représentés par la Grèce, la jeunesse et la religion par le monde germano-chrétien ; l’Angleterre représente aujourd’hui l’âge mûr et l’industrie, et l’Allemagne, la nation de la science, fermera le cycle de la vie du genre humain.

Il serait bien superflu de discuter sérieusement une formule du progrès qui ne tient aucun compte de l’antique Orient, qui place le développement esthétique avant le développement religieux, — comme si le peuple hébreu, dont la religion fut toute la vie, n’avait pas précédé dans l’ordre des temps le peuple grec, — une formule qui semble méconnaître l’admirable génie scientifique de la Grèce, le génie industriel et commercial des Phéniciens. Ce qui doit nous édifier, c’est cette teutomanie naïve qui prétend concentrer dans la seule Allemagne ce qui reste de vie au genre humain et raie sans façon là France et les races latines du livre de l’avenir. Notre Jouffroy, lui aussi, a risqué quelques conjectures sur les destinées futures de notre espèce ; mais, plus généreux, il consentait à laisser vivre l’Allemagne et l’Angleterre à côté de la France, comme organes essentiels et nécessaires de tout progrès ultérieur. Par malheur, ce n’est pas seulement dans le pacifique domaine de la science que les Allemands se font aujourd’hui la part du lion[2]. Comme nul ne sait combien de siècles l’humanité doit durer encore, nul ne peut dire si elle est jeune ou vieille, et toute tentative pour retrouver dans le développement de l’espèce les différentes phases de l’existence individuelle est nécessairement chimérique. Il semble qu’il n’en soit plus de même quand il s’agit des nations, et depuis Florus le parallèle entre les quatre âges de l’homme et les périodes de la vie des peuples a fourni des phrases magnifiques. On a souvent essayé de déterminer avec quelque précision les caractères que revêtent successivement les sociétés dans l’enfance et la jeunesse, dans l’âge mûr, dans la vieillesse. Bacon a cru pouvoir formuler cette loi : « dans la jeunesse d’un état, c’est le métier des armes qui fleurit ; dans l’âge mûr, c’est encore pendant quelque temps le goût de la guerre, et aussi la science, qui devient peu à peu prépondérante ; au déclin, ce sont les arts mécaniques et le commerce. » Un penseur bavarois, Ernest de Lasaulx, a repris pour son compte cette vue du lord chancelier ; il en trouve la confirmation dans l’histoire de la Grèce et de Rome, et craint de la vérifier pour son propre pays. L’Allemagne n’en est-elle pas à la période de la science, qui vient toujours après celle de l’action ? Partout les héros précèdent les philosophes, et les artistes les critiques. Malheur aux nations qui pensent trop ! elles ne savent plus tenir l’épée, — comme si de nos jours la guerre n’était pas principalement affaire de science et d’argent ! Si Lasaulx avait vécu en 1866 et en 1870, ses inquiétudes patriotiques se fussent calmées ; il eût vu que le génie spéculatif de l’Allemagne sait fort bien se plier aux exigences de la pratique, et que son vaste cerveau n’empêche pas sa main d’être pesante.

De tous les philosophes du progrès, de Lasaulx est sans contredit celui qui a donné le plus de développement et de précision à la théorie qui prétend retrouver dans la vie des nations les phases diverses de la vie humaine. Ses vues sur ce point concordent d’une manière remarquable avec celles qu’a tout récemment émises un naturaliste éminent, M. Naudin. Selon M. Naudin, chacune des espèces, primitivement peu nombreuses, d’êtres vivans est la manifestation d’une force plastique qui se développe et se transmet à travers les générations successives des individus, jusqu’à ce qu’elle ait atteint le terme fatal de son évolution. Cette force évolutive, énorme à l’origine de l’espèce, s’affaiblit à mesure que l’adaptation aux milieux, les causes infiniment diverses qui modifient le type primordial d’organisation qu’elle exprime, la contraignent à se diviser en un plus grand nombre de variétés, à se partager entre des-courans de plus en plus étroits. De là la durée limitée, quoique fort inégale, de tous les individus, de toutes les espèces, de tous les types d’organisation, dont aucun ne peut être regardé comme éternel. Beaucoup d’espèces sans doute ont disparu par le concours des circonstances extérieures ; la plupart cependant ont péri de mort naturelle. Aujourd’hui même, indépendamment de toute intervention humaine, plusieurs sont en train de mourir. Il y a plus, « dans l’espèce humaine elle-même, certaines races sont en voie d’extinction, et cela non pas par une destruction violente, mais par l’affaiblissement graduel des facultés génératrices, et une résistance de moins en moins grande aux causes morbifiques. Elles tomberont d’elles-mêmes, comme une feuille morte ou mourante qui ne tire plus rien du tronc qui l’a nourrie. »

Ce que M. Naudin dit ici des espèces animales et végétales, et des races humaines, de Lasaulx s’est efforcé de l’établir à l’égard des nations. Toute nation contient en elle une certaine quantité de force vitale qu’elle dépense plus ou moins rapidement dans le cours nécessaire de son évolution. Cette force s’épanche en différens canaux ; elle enfante une langue, une religion, un art, une philosophie, un système de gouvernement, qui sont comme autant d’organes de la vie nationale. Et ces organes sont soumis à la même loi de croissance et de dépérissement que la force dont ils sont les expressions variées. Ainsi toute nation, eût-elle échappé aux causes extérieures de destruction, est condamnée à mourir tôt ou tard de sa belle mort. Plusieurs ont déjà disparu ; la Grèce et Rome ont moins succombé sous les coups de leurs vainqueurs que sous le poids de leur vieillesse. La force vitale avait tari dans leur sein ; ni le génie, ni la vertu n’eussent été capables de ranimer ces grands corps épuisés. Bien plus, génie, vertu, sont des manifestations, et les plus élevées, de cette énergie dont il n’a été départi à chaque peuple qu’une somme limitée, en sorte que la vie collective se dépense tout autant, plus peut-être par les héros, les martyrs, les grands hommes, que par ces générations obscures d’individus sans mérite et sans gloire dont les flots déroulent à travers quelques siècles et sur un point du globe les destinées fatalement bornées d’une nation.

Ici encore l’analogie nous paraît conduire à des conclusions bien risquées. Nous n’avons pas qualité pour discuter la théorie de M. Naudin : elle est certainement très plausible ; mais, quelle qu’en soit la fortune, elle ne peut, croyons-nous, s’appliquer légitimement à la philosophie de l’histoire. Tout autres sont les forces qui constituent les individus vivans, plantes ou animaux, et peuvent se transmettre entières ou graduellement affaiblies des ancêtres aux descendans, et ces énergies morales et intellectuelles qui produisent les formes variées de l’existence des nations. L’individu ne reçoit par l’acte qui lui donne naissance qu’une force de vie limitée ; elle se dépense et s’épuise dans ce cycle dont les phases diverses sont l’enfance, la jeunesse, l’âge mûr, la vieillesse ; mais quelles sont les bornes assignables à la force vitale d’une nation ? À vrai dire, une nation naît tous les jours ; l’énergie qui l’anime est renouvelée sans cesse et peut être indéfiniment accrue par chaque individu nouveau dans une faible mesure, et, dans des proportions plus larges, par chaque génération nouvelle. Ceux qui s’en vont lèguent en mourant, sous forme d’exemples, d’enseignement, de chefs-d’œuvre ou de bonnes œuvres, quelque chose de l’intelligence ou de la moralité qu’ils contenaient en eux, et ceux qui viennent, recueillant cet héritage, y peuvent ajouter toujours plus de connaissances, plus de justice et de charité. Et plus sont nombreux les hommes de génie et de vertu, plus grossit le trésor, plus s’augmente la somme de force vive au sein de la nation tout entière. En fait, aucun peuple ne s’est vraiment éteint de vieillesse ; beaucoup ont péri sous les coups de plus forts ; les autres sont morts parce qu’ils ont rejeté la vie. La Grèce a succombé surtout par ses dissensions intérieures ; Borne impériale fut vaincue par ses mœurs avant de l’être par les barbares. « Si bas que soient les peuples, dit heureusement M. Flint, on peut toujours leur jeter cet appel : pourquoi voulez-vous mourir ? »


III

Si l’existence d’une prétendue force vitale au sein des nations et de l’humanité ne rend pas suffisamment compte du progrès, à plus forte raison devrons-nous être en garde contre les théories qui placent au dehors, et dans ce qu’on appelle les milieux, les conditions essentielles du développement humain. Que dire par exemple de cette influence attribuée au mouvement de la terre autour du soleil et aux courans magnétiques, et qui, selon une loi formulée par Hegel, reprise par Michelet et de Lasaulx, ferait voyager la liberté, et avec elle la civilisation, d’Orient en Occident ? Quel rapport entre la marche d’une planète que gouverne une nécessité mécanique et le progrès de la liberté ? Est-ce donc que la liberté est elle-même soumise à la fatalité ? De plus, comment expliquerez-vous que la civilisation ait illuminé l’Égypte avant d’éclairer la Judée ? L’Égypte serait-elle par hasard à l’est de la Palestine ?

Rien de plus ingénieux encore que le parallélisme établi par Victor Cousin entre la conformation géographique de l’Asie, de la Grèce, de l’Europe occidentale, et les caractères des trois grandes civilisations dont ces contrées furent le théâtre. Par malheur, il se trouve que l’Amérique est de trop : pour que le continent américain eût son emploi, il faudrait qu’une quatrième période de l’histoire universelle fût possible ; or, pour Cousin, les trois idées de l’infini, du fini et de leur rapport épuisent, comme on sait, le cycle fatal dans lequel se meut l’humanité.

Moins contestable sans contredit est l’action du climat, du régime, des productions du sol sur le développement humain ; mais il faut distinguer. S’agit-il d’une action directe et immédiate ? Elle est peu connue et probablement assez faible. En tout cas, comme elle est constante et nécessaire, l’homme la subit passivement, et, si elle était décisive, tout progrès serait éternellement impossible. S’agit-il au contraire d’une action indirecte ? On ne peut nier que les conditions du milieu ne sollicitent et ne modifient de mille manières les besoins, et par eux n’exercent une influence considérable sur l’état économique, politique, social, d’une nation. Déterminer la nature, le nombre, l’intensité de ces causes, c’est affaire aux sciences particulières, météorologie, chimie, physiologie, ethnologie, économie politique, etc. Montesquieu a ouvert la voie, Buckle a tenté d’aller plus loin, et l’on n’en est encore qu’aux premiers pas. Mais cette action indirecte et médiate, si puissante, si variée soit-elle, suppose toujours, qu’on ne l’oublie pas, la réaction de l’activité intellectuelle et morale de l’homme. Or cette réaction peut être plus ou moins énergique, selon que l’homme le veut plus ou moins : par là la liberté rentre dans ses droits, et le progrès est possible. On a souvent remarqué, et avec raison, que là où la nature extérieure est exubérante, gigantesque, terrible, elle affaiblit l’homme, le paralyse, le désarme, et, comme conséquences nécessaires, produit une distribution fort inégale de la richesse, un développement excessif de l’imagination et de la superstition, autant de sources de graves maladies sociales. Pourtant ce n’est là qu’un côté de la vérité, et toujours il faut mettre en regard cette vérité corrélative que l’influence des causes externes sur l’homme n’est jamais absolue, qu’elle peut être avantageuse ou nuisible selon le degré de savoir et surtout d’énergie morale de ceux qui la subissent. « Dans l’Inde, dit justement un auteur cité par M. Flint, ce n’est pas la nature qui est trop grande, ce n’est pas la nature qui est en excès, c’est l’homme qui est trop petit, c’est l’homme qui est en défaut. L’homme n’y est pas ce qu’il devrait être, il n’est pas, à proprement parler, un homme. Il lui manque l’intelligence et l’énergie, l’amour de la vérité, le sentiment de la dignité personnelle, les convictions morales et religieuses qui constituent la véritable humanité, et voilà pourquoi la nature se conduit envers lui comme une ennemie ; mais donnez-lui toutes ces qualités, et la nature aussitôt se mettra de son côté. La nature n’est une ennemie pour l’homme que dans la mesure où il est un ennemi pour lui-même. »

On a fait beaucoup de bruit dans ces derniers temps de la sélection naturelle et de l’hérédité. M. Bagehot a cru y voir les conditions essentielles du développement des nations. Nous n’insisterons pas sur cette théorie, qui a été ici même l’objet de discussions remarquables[3]. La sélection suppose la concurrence vitale, c’est-à-dire la guerre ; or la guerre n’est jamais par elle-même un instrument de progrès. A l’origine des sociétés, elle a plutôt pour effet d’entretenir la barbarie : l’état d’abjection dans lequel s’immobilisent certaines tribus sauvages résulte principalement des luttes incessantes qu’elles se livrent entre elles. — On a dit que chaque bataille est un gain pour la civilisation ; mais en fait la civilisation n’a-t-elle pas plutôt souffert de ces guerres interminables qui mirent l’Italie sous les pieds des conquérans espagnols, français, allemands ? L’Allemagne s’est-elle si bien trouvée de la guerre de trente ans ? Les victoires de Napoléon Ier ont-elles vraiment répandu d’autre principe que celui du droit du plus fort, et n’ont-elles pas en définitive été funestes pour l’Europe et surtout pour la France ? La guerre peut être l’occasion de quelque bien, elle n’en est presque jamais la cause véritable et immédiate ; elle peut accidentellement se faire l’auxiliaire du progrès en renversant par la conquête les barrières qui séparent les peuples, en mélangeant les races, en propageant violemment des idées nouvelles ; mais, pour de tels bienfaits, combien plus efficaces sont les moyens pacifiques : développement du commerce et de l’instruction et surtout de l’esprit de justice et de fraternité !

Quant à l’hérédité, qui selon M. Bagehot serait a la force toujours agissante, reliant les générations aux générations, et assurant à chacune d’elles, dès sa naissance, quelque progrès relativement à celle qui l’a précédée, » elle est dans son essence un principe de conservation et d’immobilité, nullement de progrès. A elle seule, elle ne peut que faire sortir le même du même ; les lois en sont d’ailleurs encore trop peu connues pour qu’on puisse asseoir sur elles aucune théorie. Il est possible que certaines dispositions intellectuelles et morales se transmettent par hérédité ; mais ces dispositions, très vagues à l’origine, peuvent, selon la direction que leur imprimeront plus tard l’éducation, l’habitude, la volonté, devenir avantageuses ou funestes, cause de décadence ou de progrès. Un homme a reçu de ses parens une imagination vive et prompte ; elle peut faire de lui un grand artiste ou un ignorant superstitieux : tout dépendra, au moins dans la plus large mesure, de la culture que recevra cette faculté naturelle. On en peut dire autant de la plupart des instincts, dont plusieurs peut-être ne sont que des habitudes héréditaires. Il y a en nous, dès le moment de la naissance, tout un faisceau de tendances confuses, formant les traits les plus généraux de notre caractère, qui ne nous portent vers aucune action spéciale et déterminée, mais sont susceptibles d’être pliées dans les sens les plus divers le jour où la réflexion et la liberté prendront en main le gouvernement intérieur. C’est une matière qu’avec plus ou moins d’efforts nous pouvons sculpter à l’image d’une bête ou d’un dieu.

L’hérédité est si complaisante qu’elle se prête indifféremment aux rôles les plus opposés. Tandis que M. Bagehot lui fait l’honneur de la prendre pour l’agent principal de la continuité du progrès, Edgar Quinet voit surtout en elle une force de réaction. Quand une aristocratie domine depuis longtemps, elle s’endort peu à peu dans l’orgueil et la mollesse ; elle perd l’habitude de penser. Le vide se fait dans ces têtes où ne pénètrent aucune idée, aucune notion nouvelles. L’organe de l’intelligence s’atrophie graduellement, et si les mariages ne se contractent qu’entre des familles imbues de la haine de la lumière, il se transmet, rapetissé, de génération en génération. Il y a comme une régression vers le type de l’âge de pierre, vers ces crânes de sauvages qui, au dire de M. Spencer, contiennent 38 centimètres cubes de matière cérébrale de moins que les nôtres. C’est ce qui est arrivé, selon Edgar Quinet, aux Grecs du bas-empire. L’habitude du sophisme, transmise de père en fils, avait altéré ou diminué chez eux la masse du cerveau. Les médailles byzantines, les figures des cathédrales gothiques, avec leurs têtes grêles, étroites, leurs fronts comprimés, n’attestent-elles pas la décadence héréditaire d’une race d’hommes qui pendant mille ans avait cessé de penser ? — Les classes dirigeantes deviennent ainsi presque fatalement les classes rétrogrades, et l’hérédité, qui semblerait devoir constamment accumuler chez les descendans les qualités qui ont valu l’empire aux ancêtres, a pour principal effet de hâter leur irrémédiable déchéance.

Nous sommes loin de vouloir accepter la responsabilité de cette théorie. Jusqu’à preuve authentique du contraire, nous aurons peine à admettre que les idées dilatent, si lentement que ce soit, un cerveau, comme le gaz un ballon. Il sera surtout permis d’être incrédule à l’égard de ces prétendus résultats du sophisme et du faux. Si la masse cérébrale se développe et s’augmente par l’exercice de la pensée, il importe assez peu, nous semble-t-il, que le travail intellectuel aboutisse à la vérité ou à l’erreur. Supposez que l’association de deux idées s’exprime par une vibration de deux fibres nerveuses qui ait pour effet d’allonger ou de fortifier un peu ces deux fibres ; l’opération sera-t-elle physiologiquement moins efficace, si l’association est arbitraire et fausse ? Bien plus, comme il faut peut-être plus d’effort intellectuel pour établir entre deux idées un rapport artificiel et sophistique que pour concevoir simplement les liens naturels qui les unissent, j’en conclurais que le travail cérébral est plus considérable dans le premier cas, et qu’ainsi l’habitude du sophisme doit plutôt exercer et élargir l’organe de la pensée.

Quoi qu’il en soit, l’influence de l’hérédité sur la marche de la civilisation nous semble jusqu’ici fort incertaine, et nous ne croyons pas que rien autorise à chercher là la cause principale de la continuité du progrès. — L’examen critique auquel nous venons de nous livrer à la suite de M. Flint ne nous a pas découvert la loi véritable, la condition essentielle du développement humain. En un sujet si complexe, le plus complexe de tous ceux qui sollicitent l’attention du philosophe, pareil résultat n’a rien de surprenant. Peut-être le cours de l’humanité est-il encore trop près de sa source ; peut-être les sciences, qui nous apparaissent aujourd’hui comme les auxiliaires indispensables de l’histoire, sont-elles trop jeunes encore pour qu’une théorie définitive du progrès soit possible. Peut-être, comme le croit l’un des plus éminens penseurs de l’Allemagne contemporaine, M. Lotze, cette théorie n’est-elle qu’une lointaine espérance, une conquête réservée aux derniers jours de notre espèce. Ainsi le voyageur qui gravit péniblement la montagne ne se rend compte du chemin parcouru qu’après avoir atteint le sommet.

Quelques-uns vont jusqu’à soutenir qu’une loi du progrès est tout simplement impossible. Qui dit loi suppose un rapport constant, nécessaire, entre deux phénomènes, dont l’un est considéré comme antécédent ou condition essentielle de l’autre. A prendre le mot loi dans cette acception rigoureuse et scientifique, peut-il y avoir une loi du progrès ? Non, car la loi ainsi comprise s’impose avec une absolue nécessité aux phénomènes qu’elle gouverne. Or nécessité exclut liberté, et les faits de l’histoire sont les produits d’une cause libre. Ou qu’il ne soit plus question de la loi du progrès, ou cessez de parler de la liberté.

Telle est sur ce point l’argumentation d’un esprit d’une rare vigueur, M. Renouvier. Cette conclusion, à laquelle avaient déjà abouti Herbart et Schopenhauer, semble paradoxale : le tout est de s’entendre sur la signification du mot loi. On n’a jamais contesté que la liberté n’eût sa loi, et cette loi, c’est la loi morale. Sans contraindre l’agent libre, elle impose à son activité l’obligation de tendre vers un idéal qui est le bien. S’il obéit, il remplit sa destinée d’être raisonnable ; s’il n’obéit pas, il la manque ; mais, observée ou violée, la loi n’en est pas moins loi, en ce sens qu’elle commande absolument et que la raison aperçoit un désordre partout où elle aperçoit une révolte de la volonté contre la règle du bien. La loi du progrès est, croyons-nous, de cette sorte. L’humanité conçoit, obscurément d’abord, plus clairement à mesure qu’elle avance, un idéal de science, de justice, de perfection. Y marcher, voilà sa loi ; mais nulle nécessité ne l’y pousse : elle est toujours libre de s’arrêter ou de retourner en arrière. Bien des peuples déjà ont rejeté la vie, de même que bien des individus choisissent le mal, et l’humanité tout entière, comme les individus et les nations qui composent son corps immense, pourrait à la lumière préférer les ténèbres et s’enfoncer peut-être jusqu’à y périr dans la sensualité, l’égoïsme, l’injustice. Cela ne sera pas ; cependant nulle nécessité métaphysique ne s’oppose à ce que cela puisse être. Telle est la dignité suprême de l’être libre, individuel ou collectif, qu’il petit indéfiniment retarder l’avènement du règne de Dieu sur terre, et tandis qu’une invincible nécessité maintient l’ordre au sein du monde matériel, il peut, lui, faire l’ordre ou le de faire au sein du monde moral.

Cette conclusion a été vigoureusement développée dans un livre récent et fort remarquable de M. Francisque Bouillier. M. Bouillier est trop fermement convaincu de l’existence du libre arbitre pour croire au progrès nécessaire, et, tout en admirant comme il convient les merveilles de la civilisation contemporaine, il n’admet pas que ces conquêtes soient si solidement assurées qu’elles nous dispensent de toute vigilance. Toujours la barbarie est à nos portes ; sous le masque des théories subversives, avec l’aide de toutes les mauvaises passions, armée des formidables ressources de la science, toujours elle est prête à donner l’assaut à l’ordre social. M. Bouillier énumère avec une rare pénétration les dangers de toute sorte qui menacent les sociétés modernes, et, s’il jette un cri d’alarme, ce n’est pas qu’il soit pessimiste et désespère de l’avenir, c’est qu’à son avis on est trop tenté d’oublier où sont le remède et le salut.

Ils sont uniquement dans l’énergie morale, l’intégrité du caractère, la pratique ferme et constante de la vertu. Sans cela, ni la liberté ni l’instruction, fût-elle gratuite et obligatoire, ne peuvent suffire. Ce sont des armes à deux tranchans qui, selon l’usage qu’on en fait, peuvent produire plus de mal que de bien et blesser ceux-là même qui s’en servent. Or la morale seule enseigne à chacun l’emploi qu’il doit faire des puissances et des facultés dont il dispose. C’est elle qui, façonnant au dedans l’essentiel agent du progrès, l’activité consciente et libre, lui imprime l’élan qui l’arrache au joug des instincts inférieurs et l’oriente pour ainsi dire vers la perfection.

Si donc il y a une loi du progrès, elle se confond avec la loi morale, et la condition fondamentale du progrès, c’est la pratique de cette loi. Mais l’analyse pourrait pousser plus loin. Les utilitaires exceptés, les moralistes s’accordent à reconnaître que certains sentimens, certaines tendances, certaines dispositions de la nature humaine ont en soi plus de noblesse, plus de dignité, plus de perfection que certains autres, et que nous jugeons a priori de cette excellence relative. Ainsi la chasteté vaut mieux que la débauche, indépendamment des conséquences funestes que celle-ci peut entraîner pour l’individu ou la société. Qu’est-ce à dire, sinon que nous apprécions nos instincts, nos désirs, et, par suite, les motifs de nos actes volontaires d’après un modèle inné de perfection ? Et qu’est-ce au fond que cette idée de parfait, principe et mesure de nos jugemens moraux, sinon l’idée de Dieu ?

On voit par où la question du progrès se rattache pour nous à la religion. Si la notion de Dieu, la religiosité, est vraiment, comme l’a montré M. de Quatrefages, le caractère distinctif de l’espèce humaine, on s’explique aisément pourquoi, de tous les animaux, l’homme seul est progressif. Dès lors on sera disposé à voir, avec Bunsen, dans le sentiment que l’homme a de Dieu la force primordiale et constante qui meut les nations, le souffle toujours vivant qui pousse l’humanité vers le vrai et le juste, l’instinct originel de notre race, instinct qui, se développant graduellement de l’inconscience à la conscience, donne naissance à toute langue, à toute constitution sociale et politique, à toute civilisation. On accordera toute l’attention qu’elle mérite à l’hypothèse de Schelling, qui place dans un monothéisme primitif, commun à tous les hommes, la racine de toutes les religions-île l’ancien monde. On comprendra enfin dans quel sens le progrès peut être indéfini, car la vertu est chose tout intérieure, et si la science et le bonheur rencontrent dans les conditions de notre nature et de notre existence ici-bas des limites nécessaires, l’homme, par son libre effort vers le bien, peut toujours et sans cesse élever au-dessus d’elle-même la hauteur morale à laquelle il est déjà parvenu.

La conclusion à laquelle aboutit cette étude critique n’est donc pas purement négative. Le progrès est un fait, incontestable et indiscutable, pour qui contemple de haut et en sincérité d’esprit la marche du genre humain. Ce fait, comme tous les autres, a une loi ; mais cette loi n’a rien de commun avec celles qui gouvernent les phénomènes astronomiques, physiques, chimiques et vitaux : elle n’est pas nécessitante, elle ne contraint pas ; elle échappe à l’inflexible rigidité des formules mathématiques. Elle est pour l’humanité l’obligation, sourdement sentie d’abord comme un besoin, acceptée plus tard librement comme une dignité et un devoir, de tendre dans toutes les directions vers un idéal de beauté, de vérité, de bonheur, de perfection. Cet idéal, si défiguré qu’il soit par l’ignorance et la superstition, nul individu, nulle race humaine, n’en sont totalement dépourvus. C’est la lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde ; à nous d’en recueillir, d’en concentrer, d’en fortifier les rayons ; à nous de nous faire une raison capable de l’apercevoir de plus en plus distincte et pure, une volonté qui y tende avec une grandissante énergie : à nous par conséquent, à cette force intelligente et libre que développe en nous la pratique du devoir et qui seule est véritablement nous-mêmes, d’accomplir l’œuvre sacrée du progrès. Ni la fatalité, ni la nature, ne peuvent nous dispenser de cette tâche, car le progrès, c’est précisément le triomphe de la raison et de la liberté morale sur la nature et la fatalité.


LUDOVIC CARRAU.

  1. Voyez l’étude de M. E. Caro sur le Progrès social dans la Revue du 15 octobre et du 1er novembre 1873.
  2. Hæckel dit de même, à la fin de son Histoire de la Création des êtres organisés : « La race indo-germanique est celle qui s’est le plus éloignée de la forme originelle des hommes-singes. Des deux branches de cette race, c’est la branche romaine (gréco-romano-celtique) dont la civilisation a été prédominante pendant l’antiquité classique et le moyen âge. A la tête se placent les Anglais et les Allemands, qui, par la découverte et le développement de la théorie de l’évolution, viennent de poser les bases d’une nouvelle période de haute culture intellectuelle. La disposition de l’esprit à adopter cette théorie, et la tendance à la philosophie monistique qui s’y rattache, fournissent la meilleure mesure du degré de développement intellectuel de l’homme. » C’est par pure politesse évidemment que Hæckel place ici les Anglais à côté des Allemands, car, ainsi que le remarque justement M. Léon Dumont, les Anglais n’ont aucune tendance moniste ou panthéistique ; ils ont une disposition bien plus marquée. pour le matérialisme ou l’athéisme que pour le monisme.
  3. Voyez l’étude de M. Papillon sur l’Hérédité dans la Revue du 15 août 1873.