La Philosophie de la Révolution française/01

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La Philosophie de la Révolution française
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LA PHILOSOPHIE DE LA RÉVOLUTION


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I.

LES THÉORICIENS DE L’IDÉE RÉVOLUTIONNAIRE


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Le procès de la révolution française est toujours à recommencer. À chaque phase nouvelle de cette histoire, nouveaux points de vue, nouvelles théories. Que de fois n’a-t-elle pas changé, cette philosophie de l’histoire révolutionnaire ! Que de fois une logique victorieuse n’a-t-elle pas démontré comme également nécessaires les conséquences les plus contradictoires ! Une telle diversité d’opinions n’a rien d’extraordinaire ; elle n’est que la conséquence naturelle de la complication des choses. Des principes illimités, des vicissitudes prodigieuses, un enchevêtrement de faits que nul n’eût pu prévoir, et que personne n’a pu dominer : tels sont les élémens qu’offre à la méditation du penseur ce spectacle tragique et toujours nouveau. Comment s’étonner que chacun le contemple au point de vue de ses opinions, de ses affections, et que, réfracté à travers tant de prismes ? il apparaisse sous les aspects les plus différens ? Compliquée en elle-même et dans son histoire, la révolution l’est encore à titre d’événement européen. Notre situation continentale ne lui a pas permis de se développer librement comme celles d’Amérique ou d’Angleterre ; elle s’est bien vite mêlée aux intérêts des autres peuples ; de là encore un principe de dissentiment. Enfin les progrès de la science et de la critique historiques, par des comparaisons plus exactes et plus profondes de notre histoire avec celles des autres pays, ont dû rectifier plus d’un préjugé, ou peut-être aussi quelquefois en apporter de nouveaux.

Nous n’avons pas la présomption d’ajouter une nouvelle opinion, une théorie nouvelle à tout ce qui a été écrit, pensé, professé, par tant d’écrivains illustres ; nous croyons qu’il vaut mieux restreindre le champ des dissentimens que de l’étendre sans cesse. Il nous a semblé que, pour se préparer à bien juger un si grand événement, il serait bon de rassembler toutes les opinions émises par des juges compétens, toutes celles du moins, bonnes ou mauvaises, qui comptent et qui ont un poids. Peut-être ces jugemens, recueillis avec sincérité, résumés avec précision, critiqués avec équité, pourront-ils se servir de contrôle les uns aux autres, et la vérité, qui est une moyenne, ressortira-t-elle d’elle-même du conflit de ces dépositions contradictoires. C’est dans cet esprit que nous avons tracé cette sorte d’esquisse historique d’une philosophie de la révolution française. On peut, sans forcer les choses, la diviser en deux périodes distinctes : la période militante, où nous voyons en présence le pour et le contre, le oui et le non, avec tous les excès de la passion et du parti-pris ; la période critique, période de réflexion, d’examen et de doute. Entre le fanatisme de la première période et le scepticisme de la seconde, c’est à la raison politique à nous enseigner le vrai chemin.


I. — ÉCOLE HISTORIQUE. — ÉCOLE PHILOSOPHIQUE. — BURKE ET FICHTE.

De tous les pays de l’Europe, celui où les principes de la révolution française ont le plus promptement attiré l’attention et provoqué l’examen a été l’Angleterre, accoutumée depuis longtemps à la libre discussion sur les matières politiques, et qui, nous ayant donné l’exemple d’une révolution semblable à la nôtre, pouvait se montrer à la fois fière de notre imitation et inquiète d’en ressentir les contre-coups. Au premier rang de ceux qui tout d’abord prirent parti pour nous et qui jamais n’abandonnèrent notre cause, il faut compter le grand orateur du parti whig, le célèbre adversaire de Pitt et l’un de ses successeurs au ministère, Fox, dont le peuple français ne doit pas oublier le nom, tant sont rares chez nos voisins les hommes d’état qui ont aimé la France ! Parmi les adversaires de la révolution, parmi ceux qui, avec une égale conviction, un égal amour pour leur pays et aussi, croyaient-ils, pour la liberté et l’humanité, ont, soit à la tribune, soit dans des écrits, combattu et solennellement réprouvé cette révolution nouvelle, si différente à leurs yeux de leur révolution nationale, il faut nommer Burke, l’un des chefs du parti whig aussi bien que Fox, lié jusque-là avec celui-ci de la plus étroite amitié, mais qui rompit avec lui dans une séance mémorable du parlement sans autre cause que cette division même d’opinion provoquée entre eux par les événemens de France.

Fox n’a rien écrit sur la révolution française ; il n’a émis son opinion que dans des discours. Burke ne s’est pas contenté de porter contre elle à la tribune les accusations les plus provoquantes ; il publia un manifeste amer et diffus, quoique plein de vues pénétrantes et prophétiques, sous ce titre : Réflexions sur la révolution de France, et sous forme de lettre à un ami[1]. Dans cet ouvrage, on voit Edmond Burke préoccupé au plus haut point de la crainte que les principes nouveaux ne vinssent à passer en Angleterre à la faveur d’une confusion assez naturelle entre les deux révolutions qui ont eu lieu dans les deux pays. Il ne manquait pas alors, même en Angleterre, d’esprits ardens pour faire remarquer que la constitution anglaise reposait ou semblait reposer sur le principe que l’on essayait d’introduire en France, à savoir le principe de la souveraineté populaire, ce qui pouvait donner lieu de redouter que l’on n’en tirât les mêmes conséquences.

À cette méthode philosophique et radicale, qui caractérise la révolution de France et qui a toujours été le propre des écoles révolutionnaires, Burke oppose la méthode historique, qui a signalé celle d’Angleterre. Il est loin de défendre, comme les jacobites, le principe du droit divin ; mais il soutient que le changement de dynastie qui a eu lieu en Angleterre au XVIIe siècle n’a été qu’une « dérogation exceptionnelle » à la loi de la succession héréditaire, et une dérogation que l’on a essayé de rendre aussi étroite que possible. Il est aisé, selon lui, de concilier « le principe sacré de l’hérédité de la couronne avec le pouvoir d’en changer l’application. » On ne doit le faire « qu’à l’égard de la partie peccante, » et il ne faut pas « décomposer le corps politique tout entier, sous prétexte de créer un ordre absolument nouveau. » Avec le sens pratique qui caractérise en politique l’esprit anglais, Burke établit que dans une société, à côté du principe de « conservation, » il doit y avoir un principe de « redressement, » — autrement une société dont le chef serait absurde ou criminel serait condamnée à périr ; mais ce redressement doit être limité au strict nécessaire, et s’éloigner aussi peu que possible de l’ordre régulier et traditionnel. C’est ainsi que lors de la révolution de 1688 le roi Jacques II fut censé avoir abdiqué, et que le trône fut déclaré vacant, ce qui en permettait l’accès au plus proche héritier ; cependant on ne doit pas conclure de ce cas particulier à un droit absolu « de détrôner les rois et de les remplacer. » En vertu de ces principes, Burke nie que le peuple ait le droit de changer son gouvernement quand il lui plaît, et de s’en faire un à sa fantaisie. La seule idée « d’un nouveau gouvernement » suffit, à ses yeux, pour inspirer « le dégoût et l’horreur. » La liberté anglaise n’est pas un droit a priori, c’est « un héritage ; » elle a « ses armoiries, ses galeries de portraits, ses inscriptions, ses archives, ses preuves et ses titres. » En un mot, dit Burke éloquemment, « notre liberté est noblesse. »

C’est cette liberté traditionnelle et historique, fondée sur des monumens et non sur des abstractions, que Burke aurait voulu voir établir en France. Il reconnaît que la vieille constitution française avait été bien « endommagée ; » mais il en restait encore « des pans de murailles, » et « ses fondations avaient subsisté. » Il essaie alors de montrer comment les droits de la noblesse, l’organisation du clergé, les parlemens, les privilèges provinciaux, comment toutes ces institutions, plus ou moins altérées et dégradées par le temps, auraient pu avec quelques réparations servir à reconstruire l’édifice nouveau.

Il sera sans doute éternellement regrettable que la révolution française n’ait pu se dénouer, comme l’eût désiré Burke, par une transaction entre le passé et l’avenir, entre l’aristocratie et la démocratie, la royauté et le peuple, entre la tradition et le progrès, le privilège et le droit. Nul doute qu’un progrès continu et régulier ne vaille mille fois mieux que ces évolutions brusques qui détruisent tout et ont en outre le malheur de produire dans la suite toute sorte de contre-coups où s’épuisent les forces des nations. Heureux les peuples chez lesquels la tradition est novatrice et l’innovation conservatrice ! Ce sont là aujourd’hui des vérités devenues banales ; si banales qu’elles soient, on ne peut trop s’en pénétrer. Inspirons-nous pour l’avenir de conseils si salutaires, qui sont toujours trop opportuns ; mais, pour ce qui est du passé, n’oublions pas les faits et les circonstances qui eussent rendu bien difficile, sinon impossible, la transaction que les critiques regrettent, que nous regrettons avec eux.

Burke et ses modernes disciples opposent sans cesse à la France l’exemple de l’Angleterre, ils ne parlent jamais que de 1688 ; ils paraissent oublier qu’il y a eu une certaine année 1640 où les Anglais sont loin d’avoir montré ce même esprit de sage réformation sans violence qu’ils ont fait voir cinquante ans plus tard. Oui, sans doute, en 1688 les Anglais ont fait une révolution prudente et habile, mais c’était quarante-huit ans après la première. Ne semble-t-il pas que ce soit une révolution assez radicale que celle qui a décapité Charles Ier, établi la république en Angleterre et fait de Cromwell un protecteur ? En supposant que la France, comme le voulait Burke, eût dû imiter les Anglais, elle avait devant elle cinquante ans pour cela. Jusqu’en 1830, l’Angleterre n’avait pas le droit de nous rien reprocher, car nous n’avions fait que ce qu’elle avait fait elle-même. C’est elle qui nous avait donné l’exemple du régicide, celui de la république, celui du gouvernement militaire, celui d’une contre-révolution, celui enfin d’une révolution nouvelle dans une branche cadette. Que l’on reproche aujourd’hui à la France de n’avoir pas su encore s’arrêter dans une combinaison raisonnable et de courir éternellement dans l’inconnu, on le comprend ; mais Burke n’avait pas ce droit : c’était lui qui était l’impatient en demandant à la France de s’arrêter du premier coup à cet état que l’Angleterre avait mis un demi-siècle à atteindre.

D’ailleurs Burke, prévenu par le modèle qu’il avait sous les yeux, ne croyait-il pas trop facilement à la possibilité d’imiter en France un pareil exemple ? Montesquieu semble avoir mieux vu quand il a dit : « Abolissez dans une monarchie les prérogatives des seigneurs, du clergé, de la noblesse et des villes, vous aurez bientôt un état populaire, ou bien un état despotique. » Qu’avait donc fait l’ancienne monarchie, et cela depuis deux ou trois siècles ? Elle avait détruit toutes les libertés héréditaires : communes, parlemens, aristocratie, états-généraux, clergé, tout avait été effacé, détruit, nivelé au profit du prince. Comment reconstruire ce vieil édifice de la constitution française ? Où retrouver les vieilles chartes et les titres de cette liberté traditionnelle qui eût dû être notre héritage ? Burke a bien raison de dire « qu’aucun pouvoir, aucune institution ne peut rendre les hommes différens de ce que Dieu, la nature, l’éducation et les habitudes les ont faits. » Or en France précisément la tradition était niveleuse, c’est la royauté qui la première avait commencé à niveler ; la démocratie était donc en France une conséquence historique aussi bien que l’aristocratie en Angleterre.

On ne peut méconnaître le danger d’une révolution qui part de principes trop généraux et trop abstraits, car, ces principes n’ayant pas de détermination précise, chacun les détermine à sa guise, et, lorsqu’il les croit violés, en appelle aussitôt au droit de la force. Aussi est-il permis de dire avec Burke que la révolution a préparé « une mine » dont l’explosion fera sauter tous les gouvernemens. Cette mine, « ce sont les droits de l’homme. » Il fait remarquer avec raison que tous ces droits sont absolus et extrêmes en théorie, tandis que dans la réalité ils ne peuvent jamais être « qu’une moyenne, un compromis entre un bien et un mal, souvent même entre deux maux. » On ne peut méconnaître la justesse théorique de ces assertions. Il est permis de regretter que la révolution ait débuté par une préface métaphysique ; il était inutile et peut-être dangereux de formuler ces droits sous une forme absolue, qui en rendait l’application très difficile ; après tout n’est-ce peut-être là qu’une question de forme et de conduite, peut-être, en examinant de près ce décalogue célèbre des droits de l’homme et du citoyen, trouverait-on que ces droits réclamés alors étaient précisément cette moyenne de besoins légitimes et nécessaires, auxquels les mœurs, les lumières, les intérêts grandissans avaient graduellement amené les esprits, et que, s’il y a eu une explosion soudaine et effroyable, c’est que ces besoins n’avaient pas été satisfaits à temps.

Il faut d’ailleurs, dans cette célèbre déclaration, distinguer les principes de l’ordre politique et ceux de l’ordre civil. Autant les premiers ont été impuissans jusqu’ici à nous donner un ordre durable, autant les seconds ont été vivaces et énergiques malgré de partielles et passagères mutilations. C’est un fait que les principes de la déclaration des droits ont été précisément ce qu’il y a eu de plus solide et de plus persistant dans l’histoire de nos révolutions. Toutes les institutions politiques qui ont essayé de se fonder ont péri les unes après les autres, et c’est encore un problème de savoir si une révolution aussi radicale peut enfanter ou supporter un gouvernement ; mais, tandis que les constitutions périssaient, les bases sociales posées par la déclaration des droits demeuraient inébranlables. La charte de 1814 et la constitution de 1852 reconnaissaient explicitement ces principes fondamentaux. Bien plus, ces principes tendaient à devenir les principes de toute société civilisée, et l’aristocratique Angleterre elle-même s’y pliait peu à peu aussi bien que l’Allemagne féodale.

Tandis que Burke se place, dans sa critique, au point de vue exclusif de l’histoire et de la tradition, le philosophe allemand Fichte, alors dans sa jeunesse, et tout plein de cette ivresse idéologique et spéculative dont l’Allemagne s’est bien guérie depuis, soutient le point de vue philosophique avec la naïveté la plus intrépide et avec une exubérance de phraséologie abstraite qui au moins n’était pas au XVIIIe siècle le défaut de nos philosophes. Fichte nous apprend[2] que, « pour juger de la légitimité d’une révolution, » il faut « remonter jusqu’à la forme originale de notre esprit, » que « c’est de notre moi, non pas en tant qu’il est façonné par l’expérience, mais du moi pur en dehors de toute expérience, » qu’il faut tirer ce jugement. On voit à quelle subtilité d’abstraction il faut s’élever, selon le philosophe allemand, pour être en état de dire son avis sur la révolution française.

À la vérité, Fichte fait une distinction importante : il y a, selon lui, deux choses à distinguer dans une révolution, la légitimité et la sagesse. La légitimité-ne peut être jugée que par des principes a priori puisés « dans l’essence du moi. » Pour ce qui est de la sagesse, il faut consulter l’expérience. On croit peut-être que l’auteur ici va faire quelque concession à l’école historique. En aucune façon. L’expérience, pour lui, ce n’est pas celle de l’histoire : « que nous sert-il de savoir combien il y a eu de grandes monarchies, et quel jour a eu lieu la bataille de Philippes ? » Non, la vraie expérience est celle de la psychologie : c’est « la connaissance expérimentale de l’âme humaine. » C’est là, suivant lui, la manière de juger la plus solide et la moins sujette à tromper : « l’histoire vulgaire n’a rien à y voir. »

Ainsi l’histoire, qui est tout pour Burke, n’est absolument rien pour Fichte : l’un ne voit qu’héritage et traditions historiques, l’autre s’éloigne avec dédain de tous les faits politiques et sociaux. Il s’enferme dans son moi pur ; quand il daigne descendre jusqu’à l’expérience, c’est encore à l’expérience abstraite sur l’homme en général qu’il veut avoir recours, et non à l’expérience vivante et concrète de l’historien. Au reste, de ces deux questions posées par lui, la légitimité et la sagesse de la révolution, Fichte n’a traité que la première, et encore sans sortir des plus hautes généralités. Pour lui, la question de savoir si une révolution est légitime ou non revient à celle-ci : est-il permis à un peuple de changer sa constitution politique ? Afin de prouver ce droit, Fichte s’appuie sur le principe de Rousseau, c’est-à-dire sur l’idée du contrat social. Qui a vu un tel contrat, demande-t-on, où en sont les titres ? Dans quel temps, dans quel lieu a-t-il été passé ? Fichte répond qu’il ne faut pas entendre le contrat social dans un sens historique, que Rousseau lui-même ne l’a jamais entendu ainsi, que ce contrat n’est qu’une « idée, » que c’est d’après cette idée, considérée comme type et comme règle, que les sociétés doivent agir. Ce n’est donc pas en fait, c’est en droit que les sociétés civiles reposent sur un contrat. Il suit manifestement de ce principe que les peuples ont le droit de changer leurs institutions ; les contractans peuvent toujours modifier les termes du contrat. Ne pourrait-il pas se faire cependant que l’essence du contrat social fût précisément d’être éternel et irrévocable ? Non, car une telle immutabilité est contraire à la destination de l’humanité. Cette destination, selon Fichte, est la « culture, » c’est-à-dire l’exercice de toutes nos facultés en vue de la liberté absolue, de l’absolue indépendance à l’égard de tout ce qui n’est pas nous-mêmes, de tout ce qui n’est pas notre « moi pur » et absolu. En termes plus simples, l’homme est ici-bas pour se développer et pour subordonner les objets de la nature sensible à ses facultés morales. Il a donc le droit d’écarter progressivement les entraves qui s’opposent à son développement intérieur, il a le droit de modifier toutes les institutions politiques qui n’ont pas pour but le développement de sa liberté ; or il n’en est aucune qui ne soit plus ou moins pour lui un obstacle, nulle institution n’est donc immuable. Celles qui sont mauvaises et vont contre le but de tout ordre politique doivent être changées ; les bonnes au contraire se changent d’elles-mêmes. « Les premières sont un feu de paille pourrie qu’il faut éteindre, les secondes une lampe qui se consume à mesure qu’elle éclaire. »

Fichte porte si loin le principe du contrat social, qu’il admet que tout homme a le droit de se soustraire à la société civile dont il fait partie : il reconnaît le même droit à une réunion d’hommes quelconque, et n’est nullement effrayé de ce que l’on appelle un état dans l’état ; en un mot, il reconnaît le droit de sécession dans son sens le plus extrême. Si ce droit appartient au plus petit nombre, à plus forte raison au plus grand nombre, à plus forte raison à tous : c’est ainsi que du droit de sécession il passe au droit de révolution.

En se plaçant à un point de vue aussi rigoureusement abstrait, on peut croire avoir écarté toutes les difficultés ; on n’en résout aucune. Nul doute qu’un peuple n’ait toujours le droit de faire les institutions qui lui plaisent ; mais en réalité un peuple n’est jamais dans cet état de nature idéal où l’on se place. Il est toujours dans un état civil et politique déterminé, il obéit à des pouvoirs légaux, et, en dehors de ces pouvoirs légaux, rien ne se fait de droit. La question est donc celle-ci : y a-t-il des cas, et quels sont-ils, où le peuple, convoqué ou non par l’autorité légale, redevient souverain, est autorisé à faire table rase et à reconstruire un édifice absolument nouveau ? C’est là le vrai problème que soulève la révolution française. Or, quelque large part que l’on puisse faire au dogme de la souveraineté populaire, il est bien difficile d’admettre que, le jour où les états-généraux ont été réunis, le roi a cessé d’être roi, la noblesse a cessé d’être noblesse, les parlemens, que toutes les institutions ont été suspendues, et que le peuple est rentré dans l’état de nature. Aucune société humaine ne peut subsister sans une certaine forme de légalité, écrite ou non écrite, sans un certain ordre civil et politique ; elle est soumise à cet ordre jusqu’à ce qu’elle l’ait remplacé, et elle ne peut le transformer qu’en s’y soumettant, c’est-à-dire d’accord avec lui. En droit pur et abstrait, un peuple, par cela seul qu’il est rassemblé dans ses comices, est le seul souverain ; en droit historique et positif, l’ensemble des institutions établies représente seul la loi, et rien n’y peut être changé sans le concours et le consentement des pouvoirs légaux. Tel est le problème dont Fichte ne paraît pas avoir compris toute la difficulté.

À notre avis, il n’y a pas de critérium absolu et a priori qui puisse permettre de juger de la légitimité d’une révolution. C’est une question d’appréciation, et le jugement doit être, si j’ose m’exprimer ainsi, en raison composée du droit historique et du droit philosophique, de la légalité et de la justice. Appliquons ce principe à la révolution française. Sans nous demander si un peuple a le droit de changer son gouvernement, nous dirons qu’un peuple ne doit pas périr par les institutions qui sont chargées de le conserver. Or en 1789 la royauté française non-seulement était devenue impuissante, mais elle s’était déclarée elle-même impuissante par la convocation des états-généraux. Après avoir essayé de tous les moyens, voyant qu’il lui était absolument impossible de gouverner, elle a rassemblé la nation ; par là même, elle abdiquait comme puissance absolue : en appelant la nation à partager sa responsabilité, elle l’appelait à partager le pouvoir, car, s’il ne peut point y avoir de pouvoir sans responsabilité, il n’y a pas non plus de responsabilité sans pouvoir. La nation à son tour, ou tout au moins cette partie de la nation la plus nombreuse, à savoir la classe productive et laborieuse, à laquelle on venait demander de sauver les finances de l’état, avait le droit de prendre des garanties pour l’avenir, et par conséquent d’être délivrée des entraves qui pesaient sur elle. Ainsi l’abolition du régime féodal et de la royauté absolue était implicitement contenue et acceptée d’avance dans la convocation des états-généraux. Ces deux points sont les deux articles essentiels de la révolution française. Elle est donc à la fois dans son principe non-seulement juste, mais encore légitime. Quant aux événemens ultérieurs que le conflit des intérêts et des passions et les complications extérieures ont pu amener, quant au degré de destruction ou de transaction auquel on eût dû s’arrêter, quant aux déviations qui se sont produites, ce sont là des questions qu’il n’appartient qu’à l’histoire de résoudre, et qui échappent à toute appréciation générale. Ceux qui défendent encore aujourd’hui la révolution ne sont nullement obligés d’en accepter toutes les phases et tous les accidens. L’essentiel de cette révolution est dans l’abolition de l’ancien régime : or l’ancien régime abdiquait lui-même par l’impuissance où il était de gouverner. La révolution est donc juste en elle-même, quelque erronée et quelque coupable qu’elle ait pu être dans ses développemens.


II. — ÉCOLE MYSTIQUE ET THEOCRATIQUE. — SAINT-MARTIN ET JOSEPH DE MAISTRE.

L’histoire et la philosophie ne sont pas les deux seuls points de vue auxquels on puisse se placer pour juger les événemens humains. Au-dessus de l’un et de l’autre est le point de vue religieux. Lorsqu’il ne s’agit que des faits ordinaires de la vie politique des peuples, non-seulement il n’est pas habituel, mais il est même indiscret d’y faire intervenir d’une manière trop précise la Divinité : c’est presque la rabaisser que de lui faire jouer un rôle à côté des petites passions et des vulgaires intérêts qui s’agitent dans les affaires des hommes. Lorsque les événemens prennent de vastes proportions, lorsqu’ils provoquent, par une grandeur inattendue, l’étonnement et l’épouvante, le penseur et le croyant échappent difficilement à la tentation de voir dans ces grandes crises la présence vivante et la main terrible de la Providence. L’évêque Salvien nous apprend que, lors des grandes invasions, les peuples étonnés se demandaient avec effroi : « Pourquoi des Romains, pourquoi des chrétiens étaient-ils vaincus par des barbares ? » De même Joseph de Maistre nous apprend que les vaincus de la révolution éprouvaient la même surprise, et ne pouvaient rien s’expliquer de ce qui se passait devant eux. « Je n’y comprends rien, c’est le grand mot du jour. Comment ! les hommes les plus coupables de l’univers triomphent de l’univers ! » De part et d’autre, à la même question même réponse. Les invasions, comme la révolution, étaient un châtiment divin. « Nous sommes jugés, disait Salvien, par un jugement de Dieu, et c’est pour notre perte qu’a été envoyée contre nous cette race qui marche de pays en pays, et de ville en ville, ravageant tout sur son passage : c’est la main céleste qui les a poussés en Espagne pour châtier les forfaits des Espagnols ; c’est elle qui les a contraints de passer en Afrique pour tout dévaster. Eux-mêmes avouaient que ce qu’ils font n’était pas leur œuvre, suum non esse quod facerent, et qu’ils étaient poussés pur un décret divin, » Un même sentiment d’effroi et de sévère mysticisme a dû s’emparer des âmes à la vue des destinées prodigieuses de la révolution, de cette nouvelle invasion des barbares, comme l’appelait Mme de Staël, aussi meurtrière, aussi dévastatrice que celles qu’avait vues Salvien.

Ce sentiment se fait jour dans deux penseurs très différens, mais liés par quelques traits communs, et qui ont donné l’un et l’autre de la révolution française une théorie analogue : Saint-Martin, le philosophe, le hardi et candide mystique ; Joseph de Maistre, l’auteur du Pape, l’éloquent et intrépide théocrate ; l’un passablement hérétique, mais plus préoccupé du ciel que de la terre, l’autre plus orthodoxe, mais beaucoup plus attentif aux intérêts de la terre qu’à ceux du ciel ; l’un plutôt ami, l’autre adversaire déclaré de la révolution. Tous deux lui prêtent un sens religieux ; seulement l’un croit qu’elle va réaliser l’idéal mystique qui est dans son âme et qu’elle doit aboutir à une forme nouvelle de religion, l’autre la croit appelée au contraire à se terminer par la restauration de tout ce qu’elle a détruit.

C’est dans une Lettre à un ami[3] que Saint-Martin a exprimé ses vues sur la révolution et a ouvert la voie à M. de Maistre. Saint-Martin est un des premiers qui aient signalé dans la révolution non-seulement un grand événement de l’histoire de France, mais encore un événement de l’histoire de l’humanité. « C’est, dit-il, la révolution du genre humain. » Il y voit « la Providence s’y manifester à tous les pas. » Quelle est donc la signification de cet événement providentiel ? C’est une grande expiation, c’est « une image abrégée du jugement dernier. » C’est une figure dans laquelle est représenté d’une manière successive tout ce qui, dans cette crise finale et suprême, se réalisera instantanément. La France a été « visitée » la première, et très sévèrement, parce que c’est elle qui a été la plus coupable ; les autres nations à leur tour ne seront pas plus épargnées qu’elle.

La révolution française est donc, pour Saint-Martin aussi, bien que pour Joseph de Maistre, une expiation ; toutefois la pensée de l’un se distingue de celle de l’autre. Pour le premier, cette grande expiation est beaucoup moins le châtiment de la philosophie impie du XVIIIe siècle[4] que de l’idolâtrie chrétienne représentée par le sacerdoce catholique. Il fait remarquer que la révolution a frappé plus durement le clergé que la noblesse. La noblesse est sans doute pour lui « une excroissance monstrueuse ; » mais elle n’avait plus beaucoup à perdre dans la révolution, la royauté et ses ministres l’ayant depuis longtemps abaissée. Les prêtres au contraire étaient encore « dans la jouissance de tous leurs droits factices et de leurs usurpations temporelles ; » on ne peut se refuser à les regarder « comme les plus coupables et même comme les seuls auteurs de tous les torts et de tous les crimes des autres ordres. » C’est le clergé, dit encore Saint-Martin, qui est « la cause indirecte des crimes des rois. » C’est lui qui, tout en parlant sans cesse de Dieu, n’a cherché « qu’à établir son propre règne. « Il a couvert la terre de temples matériels « dont il s’est fait la principale idole. « Il a « égaré et tourmenté la prière » au lieu de lui ouvrir un libre cours. « Il a transformé tous les droits bienfaisans qu’il avait reçus en une despotique dévastation et un règne impérieux sur les consciences. » Il a fait de ses livres sacrés « un tarif d’exactions. » En un mot, Saint-Martin voit dans les prêtres « les accapareurs des subsistances de l’âme, » et, selon lui, c’est eux que la Providence a eus particulièrement en vue dans le cours de la révolution. Qu’on ne s’étonne pas d’un langage aussi amer et aussi violent : rien de plus fréquent chez les mystiques.

Quel est maintenant pour Saint-Martin le but de cette grande crise et quel en doit être l’effet ? Ce but est essentiellement religieux. « La Providence, dit notre auteur, s’occupe plus des choses que des mots. Les guerres du XVIe siècle, que l’on appelle des guerres religieuses, n’ont été que des guerres politiques. La guerre de la révolution, qui semble n’être qu’une guerre politique, est au fond une guerre religieuse. Cette guerre est la crise et la convulsion des puissances humaines expirantes, se débattant contre une puissance neuve, naturelle et vive. » On peut dire à ce spectacle, comme les magiciens de Pharaon à la vue des prodiges de Moïse : « Ici est le doigt de Dieu. » Le but suprême de tous ces prodiges est de conduire les peuples « à la sublimité de la théocratie divine, spirituelle et naturelle, quelle que soit la forme de leur gouvernement. » Ainsi cette grande crise n’est qu’un signe annonçant une restauration ultérieure et « un plan positif de renouvellement. »

Saint-Martin n’était pas après tout un ennemi de la révolution, bien qu’il plaçât à un rang très secondaire le but politique et social qu’elle poursuivait. Il en partageait les passions contre l’ancien régime, contre les rois, les nobles et les prêtres, et, s’il y voyait un châtiment, c’était surtout le châtiment du passé. Joseph de Maistre au contraire est un adversaire absolu, irréconciliable, de la révolution. Pour lui, elle est mauvaise « radicalement. » Elle est « un événement unique dans l’histoire ; » mais pourquoi ? C’est qu’elle est un événement « satanique. » Cependant, si mauvaise qu’elle soit, et même précisément parce qu’elle est un mal absolu, il faut se garder de croire qu’elle n’ait été qu’un accident dû à quelque cause superficielle. La révolution est a une grande époque, » c’est un événement vraiment providentiel, c’est « une révolution décrétée, » c’est « un miracle » dans le sens propre du mot. La fatalité en est le caractère le plus saisissant. « La révolution mène les hommes plus que les hommes ne la mènent. » N’est-ce pas le mot de Salvien : barbari compelluntur inviti ?

On voit que de Maistre est conduit à parler de la révolution et de son génie fatal exactement comme feront plus tard les sectateurs fanatiques du jacobinisme. Pour lui comme pour eux, la France accomplit une mission dans le monde, et la révolution fait partie de cette mission. Seulement, pour les jacobins, la mission de la France est d’établir le règne de la raison et de la liberté ; pour Joseph de Maistre, cette mission est d’être la nation très chrétienne. Or la France, ayant méconnu et trahi cette mission au XVIIIe siècle, ayant porté les mains sur l’arbre sacré qu’elle était chargée de protéger et de faire fleurir, a dû être châtiée en proportion de son péché. Le crime ayant été immense, la punition doit l’être également. Pourquoi punir les innocens pour les coupables ? C’est qu’il n’y a point d’innocens. La nation tout entière est coupable du plus grand attentat qui ait été commis, de l’attentat contre le souverain, de la mort de Louis XVI. « Il y a eu des nations condamnées à mort au pied de la lettre. » Le peuple français semble l’avoir compris, tant il s’est prêté passivement à son propre châtiment. « Jamais le despote le plus sanguinaire ne s’est joué de la vie des hommes avec tant d’insolence, et jamais peuple passif ne se présentera à la boucherie avec plus de complaisance. Le fer et le feu, le froid et la faim, les souffrances de toute espèce, rien ne le dégoûte de son supplice. »

À ce point de vue d’un fatalisme farouche et judaïque, la terreur s’explique aisément ; il fallait que ce fût la révolution qui se châtiât elle-même. La contre-révolution n’eût jamais pu faire justice, car les juges auraient appartenu à la classe offensée ; d’ailleurs l’autorité légitime garde toujours quelque modération dans le châtiment des crimes ; lorsqu’elle passe certaines bornes, elle devient odieuse. Ainsi, suivant de Maistre, les jacobins, en se dévorant les uns les autres, ont travaillé à se punir eux-mêmes pour épargner la nécessité des supplices à la monarchie légitime. Ils ont fait plus, ils ont sauvé la France. « Qu’on y réfléchisse bien, on verra que, le mouvement révolutionnaire une fois établi, la France et la monarchie ne pouvaient être sauvées que par le jacobinisme… Comment résister à la coalition ? par quel moyen surnaturel briser l’effort de l’Europe conjurée ? Le génie infernal de Robespierre pouvait seul opérer ce prodige. »

Saint-Martin et de Maistre ont fait preuve de profondeur et de sagacité en reconnaissant dans la révolution le caractère d’un événement général de l’histoire du monde. La révolution est sans doute un événement providentiel, et annonce une ère nouvelle dans le monde. Si l’on considère en outre le fanatisme sanglant du génie révolutionnaire, il est permis de dire que c’est aussi un événement satanique. Satanique et providentiel, tel est bien le double aspect de la révolution : telle elle se présente encore à nos yeux aujourd’hui, Enfin il est vrai qu’elle est une expiation, expiation de deux siècles de despotisme et de licence. Si ces deux écrivains ont bien caractérisé la révolution française dans son présent et dans son passé, on peut dire que leur sagacité a été en défaut quand ils ont essayé de prophétiser l’avenir. D’une part, en fait de renouvellement religieux, rien ne s’est produit de semblable à ce qu’avait rêvé Saint-Martin, ou du moins tout ce qui a été essayé en ce genre a misérablement échoué. D’autre part, la restauration religieuse de l’ancien ordre social et la contre-révolution prédite par Joseph de Maistre paraissent plus éloignées que jamais. La lutte entre l’église et la révolution s’accentue de jour en jour. L’église est de plus en plus refoulée dans l’ordre spirituel, et l’ordre temporel s’inspire au contraire de plus en plus de l’esprit philosophique. Enfin, sans pouvoir déterminer encore avec précision le but et les résultats suprêmes de la révolution, il semble bien que ce but consiste plutôt dans une purification ou extension des principes de 89 que dans une rétractation de ces principes.

Peut-être cependant nos deux prophètes ne paraissent-ils s’être trompés que parce que leur vue s’étend au-delà de ce que nos regards peuvent embrasser aujourd’hui ; peut-être ce qu’ils ont prédit se réalisera-t-il, quoique sous une forme différente de celle qu’ils ont cru entrevoir. Qui sait si l’église, lorsque la lutte encore toute brûlante sera terminée ou apaisée, ne trouvera pas dans la liberté moderne une puissance d’action qu’elle ne soupçonne point, et qui lui servirait à restaurer un empire plus solide que celui qu’elle aura perdu ? Qui sait si, en dehors de l’église, tous ces élémens confus et divergens de rénovation religieuse, qui témoignent au moins d’un besoin réel et profond, ne trouveront pas à s’organiser autour d’un centre commun, et si la vieille forme chrétienne, plus ou moins transformée, ne sera pas encore ce foyer commun ? En critiquant les prophètes, évitons de prophétiser à notre tour ; ce que l’on peut dire néanmoins à l’heure qu’il est, c’est que le monde européen, s’il ne veut pas périr comme l’empire romain, doit trouver un symbole religieux qui puisse arracher les âmes au double mal qui se les dispute aujourd’hui : un criminel athéisme et une théocratie rétrograde.

L’idée théologique est l’idée dominante du livre de Joseph de Maistre ; elle n’est pas la seule. Comme Burke, il soutient les principes de l’école historique ; comme lui, mais avec une précision supérieure, il soutient que les institutions sont avant tout des faits traditionnels et non le produit artificiel de la volonté humaine. De là ces aphorismes souvent cités : « aucune constitution ne résulte d’une délibération, les droits des peuples ne sont jamais écrits ; — plus on écrit, plus l’institution est faible ; — nulle nation ne peut se donner la liberté, si elle ne l’a pas. » C’est pour lui l’erreur fondamentale de la révolution française d’avoir été une révolution a priori, métaphysique, partant de définitions vagues et de formules abstraites, et, au lieu de rechercher les droits des Français et les institutions qui leur étaient propres, d’avoir proclamé les « droits de l’homme, » comme s’il y avait quelque part un être vivant et concret qui s’appelât l’homme : « Il n’y a pas d’homme dans le monde. J’ai vu des Français, des Italiens, des Russes ; mais, quant à l’homme, je déclare ne l’avoir jamais rencontré de ma vie. »

Cette objection spirituelle et spécieuse est une de celles qui ont eu le plus de succès ; elle a été souvent reproduite, elle l’est encore. Cependant ne pourrait-il point se faire qu’il y eût quelque part dans le monde un peuple dont précisément la fonction propre fût de transformer en idées générales les faits sociaux, un peuple qui préférerait l’abstrait au concret, l’universel à l’individuel, un peuple qui, doué au plus haut degré de l’instinct de sociabilité, chercherait plutôt dans les hommes ce qu’ils ont de commun que ce qu’ils ont de différent, un peuple plus préoccupé de ce qui doit être que de ce qui a été, renonçant volontiers à la tradition pour obéir à la raison idéale, un peuple philosophe non à la manière des Allemands, qui n’entendent par philosophie que la métaphysique, ou à la manière des Anglais, qui n’y voient qu’un pur empirisme, mais pour qui la philosophie serait la justice et l’équité ? Or, si ce peuple s’éclaire, si les abus continuent de s’accroître en même temps que la raison se forme, si à un moment donné il éclate un conflit entre l’esprit public et des institutions surannées, ne sera-t-il pas vrai qu’en réclamant des droits généraux et universels, en proclamant des droits de l’homme, ce peuple sera précisément fidèle à sa propre nature, à son propre génie, à ses propres traditions ? Ne craignons donc point, malgré les critiques du patricien théocrate et de ses modernes disciples, d’applaudir à la révolution, pour avoir essayé d’établir les droits de l’homme en général au lieu de privilèges historiques. Nous ne blâmons pas ceux chez qui la liberté est noblesse et héritage ; cependant nous avouons qu’elle est préférable encore lorsqu’on la possède à titre de droit. Pourquoi l’homme ne chercherait-il pas à se rapprocher de jour en jour davantage de l’essence de l’homme ? Ce beau titre « d’homme » n’a rien qui soit indigne de qui que ce soit. Il a pour lui l’antiquité profane : homo res sacra homini, dit Sénèque ; il a l’antiquité sacrée : faciamus hominem ad imaginem nostram. Eh quoi ! lorsque Dieu créa le premier homme, notre théocrate eût-il pu lui dire qu’il ne connaissait pas l’homme en général, qu’il connaissait seulement des Anglais, des Français et des Russes ? Adam était-il donc Anglais ou Russe ? Qu’était-il ? Homme, et rien davantage.

C’est aussi bien le génie du christianisme que de la philosophie de rattacher les hommes à un type commun et en quelque sorte à une idée pure. La révolution ne s’est donc pas trompée en proclamant les droits de l’homme ; elle s’est trompée, comme le catholicisme du moyen âge, en les imposant par le fer et par le feu.


III. — ÉCOLE CONSTITUTIONNELLE ET LIBERALE. — Mme DE STAËL. MM.  THIERS ET MIGNET.

Tandis que les écoles aristocratique et théocratique repoussaient et réprouvaient la révolution absolument et sans réserves, l’école constitutionnelle, tout en répudiant ses excès, s’efforçait timidement de lui faire sa part, et bientôt la jeune école libérale de la restauration, plus hardie, allait en entreprendre la défense avec éclat. Dès 1792, Mounier lui-même, l’un des premiers cependant qui eussent désespéré, et qui dès les journées d’octobre avait abandonné l’assemblée constituante, où, croyait-il, il n’y avait plus de bien à faire, Mounier, dans le livre même où il demandait une contre-révolution[5], faisait la critique la plus sévère de l’ancien régime, et en déclarait le rétablissement impossible. Il justifiait les premiers actes des états-généraux, auxquels il avait participé, à savoir la réunion des ordres et le serment du Jeu de Paume, et ne trouvait la révolution illégitime qu’à partir du moment où elle l’avait dépassé : disposition fréquente en temps de révolution, où chacun prend sa propre opinion pour critérium absolu du vrai et du faux.

À la même nuance d’opinion, mais avec plus d’ouverture d’esprit et quelque degré de plus de hardiesse et d’espérance, se rattachait Mme de Staël, dont on connaît les belles Considérations sur la révolution française. Malheureusement pour nous, ce sont plutôt des mémoires sur la révolution et surtout sur M. Necker qu’une appréciation théorique et générale. On y trouve des vues justes et fines sur les événemens plus qu’un jugement sur l’ensemble. On peut en extraire néanmoins deux considérations importantes. La première est cette pensée souvent citée, « qu’en France c’est la liberté qui est ancienne, et le despotisme qui est nouveau. » La seconde, c’est qu’avant 89 la France n’avait pas de constitution politique, et que c’est le droit d’un peuple d’avoir une constitution.

Par la première de ces pensées, Mme de Staël s’armait, pour défendre la révolution, des objections mêmes dirigées contre elle. On reprochait à la révolution d’avoir voulu créer un ordre de choses tout nouveau en fondant la liberté sur une terre profondément monarchique ; on répétait avec de Maistre que nul peuple ne peut se donner la liberté, s’il ne l’a déjà. Mme de Staël, en cela d’accord avec Burke (combien de fois n’arrive-t-il pas que des adversaires pensent la même chose ?), répondait que, si la France n’avait plus la liberté en 1789, elle l’avait eue autrefois ; elle montrait, après Retz, Fénelon, Montesquieu, que, s’il y avait eu usurpation, c’était de la part de la monarchie, qui s’était faite graduellement absolue, bien qu’elle ne l’eût pas toujours été. Ainsi la liberté réclamée en 89 n’était pas seulement de droit naturel, elle était encore de droit historique. Sans doute l’école aristocratique aussi bien que l’école libérale pouvait invoquer une semblable argumentation en faveur d’une restauration quasi féodale ; mais cette restauration même n’eût pu avoir lieu sans révolution.

Mme de Staël n’avait pas plus de peine à montrer que la France en 1789 n’avait plus de constitution, si même elle en avait jamais eu. Excepté en effet le principe de l’hérédité monarchique, excepté encore la loi salique, il serait difficile de retrouver ce que l’on appelle les lois fondamentales de l’ancienne monarchie. « Cependant, disait Mme de Staël, c’est le droit d’un peuple d’avoir une constitution, » et ce droit était reconnu par les partisans mêmes de la monarchie traditionnelle[6]. La révolution, au moins en principe, était donc légitime. A la vérité, ce prétendu droit pour un peuple d’avoir une constitution pourra paraître encore une utopie abstraite, car nous sommes devenus aussi sceptiques en matière de constitution qu’on était confiant et candide en 89. Toutefois ce serait ne pas comprendre la question, ce serait opposer un préjugé à un autre, que d’invoquer contre Mme de Staël notre scepticisme actuel à l’égard de ces « chiffons de papier » qu’on appelle des constitutions écrites. On peut très bien soutenir, et c’est notre opinion, que les meilleures constitutions sont celles qui se créent chaque jour par l’usage, par la pratique, par l’expérience, et non par des combinaisons abstraites. Seulement, pour que ce perfectionnement pratique de constitution soit possible, il faut évidemment qu’il y ait déjà des institutions préexistantes, les plus simples de toutes, si l’on veut, quelques institutions qui puissent se modifier et se développer avec le temps, car s’il n’y en a pas du tout, comment voulez-vous qu’elles se perfectionnent ? Ceux qui raillent nos dix ou douze constitutions comme des œuvres vaines ont raison, s’il s’agit des théories propres à chacune d’elles ; mais ils ne remarquent pas que, de toutes ces constitutions, il s’est dégagé par la pratique un certain nombre de principes durables et communs à toutes : par exemple, le droit de voter l’impôt, le principe représentatif, plus ou moins limité, plus ou moins libre, la séparation des pouvoirs, le droit d’une représentation municipale et départementale, etc. Sans doute l’application de ces principes a pu être à certaines époques plus ou moins fictive ; il en a été souvent de même en Angleterre, et cependant nous vantons et envions les traditions anglaises. Il faut donc reconnaître que, malgré tant de révolutions, il s’est produit en France depuis 89 quelques germes de traditions politiques ; mais en 89, même ces germes, tels quels, n’existaient pas, et il s’agissait de les faire naître ou de les faire renaître, chose impossible sans une révolution.

Tel était l’ordre d’idées de l’école constitutionnelle : elle répudiait la révolution violente, elle t’abandonnait presque à l’origine, les uns aux journées d’octobre, les autres même au 14 juillet ; mais toute l’école était d’accord pour soutenir que l’ancien régime avait mérité sa chute, et qu’à aucun prix il ne devait être rétabli. Ces principes étaient ceux de toute l’école libérale sous la restauration ; une partie de cette école les poussait beaucoup plus loin. C’était le moment où deux jeunes écrivains, depuis illustres, liés d’amitié, d’opinions, d’études communes, entreprenaient de nous donner ; l’un la vaste épopée, l’autre le précis sévère de notre révolution nationale[7], MM. Thiers et Mignet, appartenant tous deux au parti libéral, tous deux alors dans l’ardeur de la jeunesse, et ayant imprimé à leurs histoires, encore aujourd’hui si vivantes, et l’esprit de leur âge et l’esprit de leur temps.

Ces deux écrivains, à la vérité, mêlent rarement à leurs récits des jugemens abstraits et des vues théoriques, et ne paraissent pas aspirer, comme ceux qui les ont suivis, à la haute philosophie. Ils n’ont pas mis deux ou trois dogmes en tête de leurs ouvrages, ils n’ont pas mis en scène l’autorité, l’égalité, la liberté, la fraternité, toutes ces hypostases abstraites qui font ressembler certaines histoires à un drame hégélien ; ils ont été, ils n’ont voulu être qu’historiens. Leur histoire n’en a pas moins un esprit, une pensée, un but. Ce but, c’est la défense de la révolution, c’est sa justification et peut-être même sa glorification. Ils l’aiment et la défendent jusque dans les momens les plus terribles et les plus extrêmes. Sévères pour les crimes et sans jamais offenser la pitié ni l’humanité, ils plaident la cause de la patrie, en quelques mains qu’elle soit remise ; condamnant le terrorisme des jacobins, ils ne désapprouvent pas leur dictature, et nous laissent cette impression, qu’après tout le plus important était de sauver la France. Ces vues hardies, présentées avec une habile modération et une vive lumière, eurent une prodigieuse influence. La France, qui aimait la révolution, fut heureuse d’apprendre qu’elle ne s’était pas trompée autant qu’elle l’avait cru, et elle se réjouit de pouvoir admirer quelque chose, même dans ce qu’elle détestait.

Ce qu’il peut y avoir d’exagéré dans la thèse de ces brillans écrivains s’explique d’ailleurs aisément par le temps où ils ont écrit. Il était alors convenu dans les conseils du gouvernement, dans les salons du parti dominant, que la révolution n’avait été qu’un grand crime et une grande folie. La France avait été ivre pendant vingt-cinq ans ; il fallait la remettre à la raison. Tel était le langage des royalistes, même modérés. Il nous est facile aujourd’hui d’être froid et impartial à l’égard de la révolution française ; mais, si nous nous reportons à ces jours de lutte, si nous avions encore en face de nous les folles passions des émigrés, leurs insultes perpétuelles à la France nouvelle, leur prétention de refaire à nouveau une France royale et aristocratique, où vingt-cinq ans de notre existence nationale eussent été supprimés de la mémoire des hommes, nous comprendrions mieux les vives passions de l’école opposée, passions auxquelles n’échappèrent pas toujours les deux historiens dans leur défense hardie et habile de la révolution. Cette défense peut se ramener aux deux points suivans : d’un côté, ce sont les résistances inopportunes et les provocations imprudentes du parti de la cour qui ont en partie causé les entraînemens et les excès révolutionnaires ; de l’autre, l’invasion de la France a rendu nécessaire la dictature qui l’a sauvée.

S’il est vrai que dans les fautes de la révolution il faut faire une large part à l’inexpérience politique des constituans et aux passions aveugles du parti révolutionnaire, il ne faut pas oublier non plus la part de responsabilité qui revient à la cour et à l’émigration dans les entraînemens déplorables qui ont suivi. Cette responsabilité remonte jusqu’avant la révolution, et par là même elle est d’autant plus grande, car, s’il est difficile, pour ne pas dire impossible, de contenir une révolution déchaînée, qui oserait dire qu’on ne peut la prévenir par de sages réformes ? Or, sans méconnaître ce qui a été fait par Turgot et Malesherbes, par Necker lui-même, qui ne sait que c’est l’opposition des courtisans qui a provoqué la chute de ces sages ministres, qui ne sait que la cour s’est toujours opposée à la réduction des dépenses, c’est-à-dire des faveurs, que les privilégiés ont toujours refusé l’égalité des charges, que les parlemens eux-mêmes y mettaient obstacle, que dès l’origine des états-généraux les deux ordres privilégiés s’obstinèrent à refuser de se fondre dans la nation, ce qui permettait de supposer le parti-pris de maintenir les privilèges ? Qui ne sait que dès le 14 juillet commença la première émigration, le comte d’Artois donnant l’exemple d’un prince du sang parcourant l’Europe pour mendier des secours contre sa patrie ? Si l’on doit déplorer les journées d’octobre et même le 14 juillet, le premier de ces coups de force qui devaient plus tard se multiplier tant de fois parmi nous, ne sait-on pas aussi quelles imprudences de la cour ont provoqué ces désordres ? Si l’on peut croire à la sincérité de Louis XVI, né, comme le dit M. Mignet, pour être un roi constitutionnel, doit-on croire à celle de Marie-Antoinette, doublement imbue des maximes despotiques et comme fille d’Autriche et comme reine de France ? Si l’on doit regretter enfin que les sages idées constitutionnelles n’aient pas pris le dessus dans la constitution de 91, ne sait-on point que la droite s’unissait à la gauche pour faire avorter toutes les idées modérées ? À ces provocations du dedans s’unit la provocation du dehors pour amener la révolution à ce degré d’exaltation qui l’a rendue à la fois si criminelle et si puissante. La France en effet, par sa situation continentale, a le privilège que rien de ce qui se passe chez elle n’est indifférent aux autres peuples. Un changement de société en France est un changement de société en Europe, et par conséquent intéresse tous les états. On prétend que la France n’a pas été réellement menacée par l’Europe[8], peu importe ; que la France se soit crue menacée, ou qu’elle l’ait été en réalité, dans les deux cas elle a pu considérer comme une résolution nécessaire à son salut de prendre l’offensive pour éviter d’être surprise. N’y avait-il donc pas des émigrés à la frontière, un camp à Coblentz, des princes cherchant partout des alliés contre leur pays ? La France était fatalement entourée d’ennemis.

On doit donc accorder aux deux historiens que les résistances du passé et les provocations du dehors ont contribué pour une large part aux excès de la révolution française. Nous croyons qu’il faut leur accorder également qu’une certaine concentration de pouvoirs était nécessaire. C’est une loi qui résulte de l’histoire de tous les temps et de tous les pays, que la guerre civile et la guerre étrangère exigent toujours et amènent inévitablement une augmentation de force entre les mains du gouvernement. La guerre de Louis XIV contre la Hollande mit le pouvoir entre les mains du parti stathoudérien, qui était le parti militaire opposé aux de Witt, chefs de la bourgeoisie libérale. La dictature en temps de guerre est de tous les régimes, et convient même particulièrement aux régimes libres, lesquels en général sont organisés pour la paix et non pour la guerre ; mais la dictature n’est pas la tyrannie, et l’on peut approuver, même admirer le pouvoir hardi qui a sauvé l’unité et l’intégrité de ! a France, tout en le détestant pour l’avoir ensanglantée et déshonorée par une tyrannie impitoyable. On veut toujours confondre ces deux choses, nous faire admirer la terreur parce qu’elle a été liée à la délivrance de la patrie, ou nous faire oublier la délivrance de la patrie parce qu’elle a été liée à la terreur ; ce sont deux choses différentes. On peut rendre justice au comité de salut public tout en l’exécrant, on peut l’admirer et le maudire, il n’y a là nulle contradiction. Ceux qui ne veulent rien accorder au comité de salut public sont obligés de dire que la délivrance de la patrie a été un effet sans cause, ou encore que les gouvernemens ne servent à rien, puisque sans rien faire de bien, et même en ne faisant que le mal, ils peuvent obtenir des succès prodigieux. Ceux au contraire qui voient dans le terrorisme la cause des succès de la révolution sont obligés d’avouer que le crime peut être utile, et qu’il est permis quand il est utile. Cette seconde opinion est odieuse ; la première est inconséquente.

M. Thiers et M. Mignet ont donc eu raison d’introduire dans leur histoire le double principe des circonstances explicatives et des services rendus. La stricte équité historique nous oblige à faire cette double part dans l’appréciation des événemens humains. Il est très vrai que la révolution a été provoquée, ce qui explique ses fureurs ; il est très vrai aussi que la convention a sauvé le pays malgré sa tyrannie. Seulement ces deux principes sont d’une application extrêmement difficile, car les circonstances explicatives peuvent se transformer aisément en circonstances nécessitantes, et au nom des services rendus on peut être conduit sinon à justifier le mal, du moins à l’excuser comme un accompagnement nécessaire du bien. C’est ainsi que l’on glisse sur la pente du fatalisme. Les éminens historiens n’ont pas toujours échappé à ce danger. Sans doute, le fatalisme dans leurs livres n’est pas systématique et prémédité ; il y est inconscient, bien que parfois sous une forme accentuée. En un mot, ils se sont laissé trop entraîner par leurs principes. Ne voyant pas comment une autre histoire eût été possible, ils ont pu croire que celle qui a été était nécessaire. C’est là un excès : rendons justice à la convention et au comité de salut public, sachons-leur gré des services rendus à la patrie ; mais après tout rien ne nous prouve que les mêmes services ou de plus grands n’eussent pu être rendus par un pouvoir plus régulier et plus humain. On conçoit comme possible une certaine concentration de pouvoir et d’autorité qui n’aurait pas été celle des jacobins. Entre l’anarchie et le despotisme, il y a bien des degrés ; la dictature elle-même a les siens. D’ailleurs n’avons-nous pas le droit en histoire de dire que telle chose n’aurait pas dû être, même quand on ne saurait dire comment elle eût pu être autrement ? Le dogme de la liberté morale ne réclame nullement des historiens qu’ils reconstruisent rétroactivement une histoire qui n’a pas existé. Il est permis de dire que Louis XI a été un méchant homme sans être chargé d’expliquer ce qu’eût été l’histoire de Louis XI, s’il eût été un saint Louis. De telles hypothèses sortent du rôle sévère de l’historien, dont l’objet est non le possible, mais le réel. Il n’a pas à dénouer les difficultés théologiques et métaphysiques du libre arbitre ; placé à un point de vue purement pratique, il a le droit d’expliquer les faits et le devoir de les juger, et en faisant la part des causes secondes, ce qui est le rôle de la science, il ne sacrifie point pour cela la conscience morale, qui est d’un autre ordre, et d’un ordre supérieur à la science elle-même. Si les nobles esprits qui les premiers ont repris en main la défense énergique de la révolution française sont tombés dans quelques excès, la faute en est surtout au temps où ils ont écrit. C’était le temps où la révolution croyait encore en elle-même, et n’était pas arrivée au doute et au scepticisme. Elle n’en était pas encore à faire son examen de conscience, et, comme on l’attaquait, ses amis la défendaient avec l’ardeur un peu tranchante de la jeunesse et de la passion.


IV. — ÉCOLE DÉMOCRATICO-CATHOLIQUE. — ÉCOLE SOCIALISTE.
M. BUCHEZ. — M. LOUIS BLANC.

À mesure que la révolution s’éloigne de ses origines, on voit se former peu à peu et grandir une sorte de mythe révolutionnaire qui peut nous expliquer les grandes légendes traditionnelles des peuples primitifs. La révolution devient un dogme : tous ses actes sont héroïques et sacrés ; ses instrumens, même les plus vils, sont des prêtres chargés des immolations et des sacrifices. Le fanatisme révolutionnaire, comme tous les fanatismes, se complaît surtout dans la partie la plus aiguë et la plus violente de son dogme. Ce ne sont plus les constituans, ce n’est plus la gironde, c’est la montagne, ce n’est pas même toute la montagne, c’est le jacobinisme qui seul a le droit de représenter la révolution dans sa pureté, dans sa vérité, dans son idéal. Tout ce qui est en-deçà est réaction ; tout ce qui est au-delà est ultra. Entre le dantonisme et l’hébertisme, il n’y a qu’un parti qui ait le vrai sens de l’orthodoxie révolutionnaire : c’est la petite église de Robespierre et de Saint-Just. Cette théorie funeste de la révolution française s’est fait jour et a dominé sous le gouvernement de juillet dans les écoles démocratiques. Au lieu de comprendre, comme le disait alors le pénétrant Tocqueville, que l’ignorance et le mépris de la liberté ont été le vice et le crime de la révolution, que c’est par là surtout qu’elle est incomplète et débile, l’école démocratique était exclusivement préoccupée de l’idée d’égalité, traitait la liberté en ennemie, la proscrivait sous le nom d’individualisme, et, au lieu d’en apprendre au peuple le mâle exercice, elle le corrompait par un mirage décevant, celui de la fraternité. Ces vues étaient communes à deux branches importantes de l’école démocratique : la branche démocratico-catholique, représentée par M. Buchez, et la branche socialiste, représentée par M. Louis Blanc. Il s’était fait dans ce temps de travail confus des esprits et de pensées nuageuses un singulier mariage entre la pensée catholique et la pensée révolutionnaire. Tandis que le catholicisme officiel et orthodoxe rétrogradait jusqu’en-deçà de 89, que l’encyclique de Grégoire XVI condamnait les doctrines libérales de l’Avenir, tandis que d’autre part Lamennais lui-même sacrifiait son catholicisme à sa démocratie, l’école confuse et prétentieuse de Buchez persistait à soutenir un catholicisme jacobin qui, malgré l’absurdité souvent odieuse de ses doctrines, a eu sa part d’influence et d’action dans le mouvement démocratique de notre siècle.

L’Histoire parlementaire de la révolution, œuvre très utile d’ailleurs par les documens qui y sont rassemblés, fut le produit de cette conception malsaine et bâtarde, dans laquelle quelques idées justes servent de passeport aux théories les plus dangereuses et les plus révoltantes. C’est ainsi par exemple qu’on ne peut que louer les auteurs de l’Histoire parlementaire lorsqu’ils blâment l’assemblée constituante d’avoir sacrifié l’idée du devoir à l’idée du droit. Il est certain que le droit sans son corrélatif, le devoir, devient vite un principe dissolvant. Exiger toujours quelque chose des autres sans rien exiger de soi-même, imposer tous les devoirs au gouvernement et ne s’en imposer aucun, réclamer la liberté sans respecter les lois, ne connaître d’autre devoir que d’être en armes contre une autorité quelconque, tel est le vice révolutionnaire dans son essence. Pour le guérir, il faudrait, s’il était possible, enseigner aux citoyens leurs devoirs en même temps que leurs droits ; mais il est douteux que ce fût dans ce sens que Buchez entendait ce qu’il appelait le devoir social. Pour lui, la formule assez vague d’ailleurs que « le droit émane du devoir » signifiait que la société, avant de proclamer les droits des individus, doit reconnaître ses propres devoirs et non les leurs, que les droits des individus ne sont autre chose que l’accomplissement à leur égard des devoirs de la société. Or ces devoirs de la société, quels sont-ils ? ils se résument en un seul mot, en un mot chrétien : la fraternité, — devoir social supérieur au droit individuel, — la fraternité, vrai principe de l’égalité et de la liberté. La révolution se trouvait donc avoir le même principe que le christianisme : l’égalité par la fraternité.

Tout en faisant reposer la révolution sur un principe chrétien, Buchez n’entendait pas prendre en main la cause de l’église catholique. L’église, selon lui, avait été un interprète infidèle de l’Évangile ; elle avait « judaïsé, » elle judaïsait encore en reconnaissant les privilèges de race. Comment la révolution pouvait-elle être chrétienne, même catholique, en dehors de l’église et malgré l’église ? C’est ce qu’on n’expliquait pas. Peut-être supposera-t-on que les auteurs de l’Histoire parlementaire entendaient l’idée chrétienne dans un sens large et philosophique, non pas au point de vue du dogme révélé ; ce serait une erreur : c’est bien du christianisme dogmatique et orthodoxe qu’il s’agit. « Tout doit être positif, écrivaient-ils ; or ce positif, on ne le trouve nulle part ailleurs que dans la révélation. » Robespierre, tout admiré qu’il est, est cependant blâmé de n’avoir été que déiste. Napoléon est loué d’avoir rétabli le culte. Bien plus, les auteurs se séparent énergiquement du principe protestant, où ils ne voient, comme l’abbé de Lamennais, que le principe de l’individualisme, « la souveraineté du moi. » À cette souveraineté du moi, ils opposent la souveraineté du peuple comme la doctrine commune de la révolution et du catholicisme. « La souveraineté du peuple est catholique en ce qu’elle commande à chacun l’obéissance à tous ; elle est catholique en ce qu’elle comprend le passé, le présent et l’avenir, c’est-à-dire toutes les générations. Elle est catholique en ce qu’elle tend à faire de toute, la société humaine une seule nation soumise à la loi de l’égalité. Elle est catholique enfin en ce qu’elle émane directement de l’enseignement de l’église[9]. »

Qu’est-ce maintenant que la souveraineté du peuple suivant nos catholiques démocrates ? C’est ici que l’école se dévoile et laisse éclater ses vrais principes. « La souveraineté du peuple, disent-ils, ne signifie autre chose que souveraineté du but d’activité commune qui fait une nation. » Ce principe de la souveraineté du but appartient en propre à l’école catholico-révolutionnaire, qui allait par là se rejoindre à l’école démagogique et jésuitique de la ligue. En effet, les auteurs de l’Histoire parlementaire réunissent dans une admiration commune le jacobinisme et la ligue. L’un et l’autre, nous disent-ils, ont sauvé l’unité française, proposition étrange pour ce qui est de la ligue, qui voulait une royauté espagnole. Ligue et jacobinisme ont ce mérite commun d’admettre et de pratiquer le principe de la souveraineté du but. Comment ce principe est-il identique à celui de la souveraineté du peuple ? Le voici. Le but de la société, but révélé par l’Évangile, poursuivi par la révolution, c’est la fraternité, c’est-à-dire l’égalité, c’est-à-dire l’abolition de tous privilèges, aussi bien des privilèges de la bourgeoisie que ceux de la noblesse et du clergé : égalité de tous, voilà le but. Maintenant l’individu peut se tromper sur son but d’activité, mais l’universalité du peuple ne se trompera pas. Qui dit souveraineté du peuple dit donc souveraineté du but. « Tout se faisant par le peuple, tout se fera pour le peuple. » Cependant, en identifiant ainsi le peuple et le but, Bûchez donnait bien à entendre qu’il ne se fiait pas beaucoup à cette sorte d’infaillibilité populaire, car c’était au pouvoir gouvernemental qu’il attribuait ce qu’il appelait « le principe initiateur, » et la souveraineté du peuple, déjà confondue avec la souveraineté du but, finissait par se confondre avec la souveraineté de ceux qui avaient la conscience de ce but, privilège qui pendant la révolution n’avait appartenu qu’aux seuls jacobins ; c’est ainsi que les jacobins se trouvaient investis du rôle qui semblait ne devoir appartenir qu’à l’église, à savoir le rôle de décréter infailliblement le dogme du devoir social.

Il est remarquable que, de toutes les écoles révolutionnaires, celle qui est allée le plus loin dans l’apologie des crimes révolutionnaires est précisément celle qui se couvrait d’un faux vernis de catholicisme. Elle cumulait en effet le fanatisme des deux écoles, et trouvait moyen d’envelopper dans une apologie commune et les massacres de septembre et la Saint-Barthélémy. Jamais le principe de la souveraineté du but ne s’est affiché avec un plus grossier cynisme que dans cette apologie du « fait de septembre, » comme ils l’appellent. Ce fait, disent-ils, fut « une mesure de salut public. » Si nous le condamnons, c’est par suite de notre « inintelligence des causes qui commandèrent à nos ancêtres. » Nous n’avons plus « les haines » de cette époque, comme si la haine était une circonstance atténuante ; en général ceux qui tuent ne le font guère par amour de l’humanité. D’ailleurs la plupart des victimes étaient « coupables ; » les huguenots l’étaient de « fédéralisme, » les autres de « contre-révolution. » On ne peut nier que le fait de septembre n’ait accompli « une fonction utile » dans l’ordre fatal de la révolution. C’est là, ajoute-t-on, tout ce que l’on peut dire « pour la justification » de ces journées, et c’est bien assez.

Ce n’est du reste pour les auteurs de la révolution parlementaire qu’une occasion d’expliquer dans toute son audace le beau principe de la souveraineté du but. Leur critérium politique est ce qu’ils appellent « la certitude morale. » C’est, selon eux, l’unique juge de toutes les discussions. Ceux qui se mettent « en hostilité » avec cette certitude morale, ou qui même montrent « de l’incrédulité, » ceux-là « ne font pas partie de la société, » et il est permis de les traiter « en ennemis. » Sans doute la société peut, si elle le veut, « les tolérer, » mais elle n’y est pas obligée ; elle peut les priver de tout moyen d’action et d’influence ; il serait absurde que la société accordât à ceux qui ne la reconnaissent pas « le bénéfice de la protection. » Il n’y a pas « de droits » pour ceux qui méconnaissent « le devoir national. » Bien plus, la société a le droit de les déposséder « d’avance, » même avant qu’ils n’aient agi. Il suffit qu’on puisse les désigner « nommément. » Alors on peut « procéder » à leur égard, et « ils n’ont rien à réclamer. » Ainsi sont justifiés la loi des suspects et tout le terrorisme révolutionnaire. L’histoire fournit d’ailleurs bien des exemples de ce mode sommaire de justice admis par nos apôtres de fraternité ; ils s’en arment comme d’autant de preuves, tout en reconnaissant qu’il est dangereux d’avoir recours à de telles exécutions quand elles n’ont pas en vue « l’intérêt du but social. »

Tels sont les sophismes d’une école doublement démagogique et doublement fanatique, qui associait les fureurs surannées des ligueurs aux fureurs toutes vivantes encore des jacobins, école insensée qui ne réussissait qu’à rendre odieux à tous les honnêtes gens les principes de la révolution et de la démocratie, entretenait dans le parti républicain un fanatisme farouche et stupide, et n’enseignait au peuple d’autre vertu que l’amour et l’espoir de la tyrannie. Sans doute les indigestes préfaces de Buchez[10] ne paraissaient pas de nature à faire beaucoup de mal, car elles étaient illisibles ; néanmoins elles ont eu une véritable influence dans le parti révolutionnaire. Elles en alimentaient la polémique et lui fournirent une philosophie. Cette philosophie peut se résumer en deux mots : la révolution française, sauf la période jacobine, n’a été faite que par l’individualisme et pour l’individualisme, par et pour la bourgeoisie. Il faut une révolution nouvelle qui soit faite par et pour le peuple, par et pour le principe de la fraternité.

Nous sommes tout à fait confondus aujourd’hui, avec nos idées actuelles, quand nous lisons dans les écrits de ce temps que le tort de la révolution française aurait été de sacrifier l’égalité à la liberté. Depuis vingt ans, c’est le reproche contraire que nous avons entendu faire de toutes parts. Bien loin de la blâmer d’avoir exalté l’individu et exagéré le principe de liberté, on l’accuse au contraire d’avoir étouffé la liberté et l’individu ; on l’accuse d’avoir hérité de Richelieu et de Louis XIV, et d’en avoir suivi les traditions ; on lui reproche la centralisation, l’excès d’unité, l’amour d’une égalité abstraite, la prédominance du point de vue social sur le point de vue individuel.

Au fond cependant, ces deux genres de critiques ne s’excluent point l’un l’autre, et l’école socialiste les cumulait à la fois l’un et l’autre. Cette école était d’accord avec l’école aristocratique pour se plaindre que la révolution eût déchaîné l’individu, et, en l’affranchissant en apparence, l’eût laissé en réalité sans protection ; mais, au lieu de réclamer en faveur des institutions patriarcales et ecclésiastiques du passé, elle rêvait pour la société tout entière un rôle d’arbitre souverain entre tous les intérêts humains, de tuteur des faibles contre les forts, des pauvres contre les riches. L’état, comme l’empereur en Chine, aurait été en quelque sorte « le père et la mère » de ses sujets. Cette tutelle qui, suivant l’école aristocratique, devait être entre les mains de la noblesse et du clergé, devait, suivant l’école socialiste, vu la déchéance de ces deux classes, passer entre les mains de l’état ; séparées sur le remède, ces deux écoles s’entendaient sur le mal, à savoir ce qu’elles appelaient l’anarchie, ce que nous appelons la liberté.

L’écrivain qui a exprimé ces vues de la manière la plus systématique et la plus tranchante est, comme on sait, M. Louis Blanc dans son Histoire de la Révolution française. Voici toute sa philosophie : il y a trois principes d’organisation sociale, l’autorité, la liberté, la fraternité. Le principe d’autorité a régné dans tout le moyen âge : il a eu toute son expression dans le pouvoir pontifical et ensuite dans la monarchie absolue. La liberté ou l’individualisme, deux choses que M. Louis Blanc confond perpétuellement, a fait son apparition dans le monde avec Luther, et a triomphé avec la révolution française. La fraternité est le principe de l’avenir ; il se montre déjà cependant dans la révolution : c’est lui qui combat avec la montagne et avec Robespierre, c’est ce principe qui succombe au 9 thermidor.

Toute l’histoire de la révolution se résume pour Louis Blanc dans cette lutte entre le principe de l’individualité et le principe de la fraternité. Cette lutte commence déjà dans la philosophie du XVIIIe siècle, qu’il divise en deux écoles : l’une fondée tout entière sur le principe du droit individuel, l’autre qui poursuit la réalisation de la liberté par l’union et par l’amour, celle-ci « fille de l’Évangile, » celle-là « issue du protestantisme. » À la première, M. Louis Blanc rapporte Voltaire, d’Alembert, Helvétius, Montesquieu, Turgot, — à la seconde J.-J. Rousseau, Mably, Morelly et même Necker ; voilà pour la philosophie. Quant à la révolution, le principe de l’individualisme est soutenu par les constituans et les girondins, le principe de la fraternité par la montagne et Robespierre.

Le principe de l’individualisme devait amener le règne de la bourgeoisie, et pour M. Louis Blanc, ainsi que pour MM.  Buchez et Roux, individualisme et bourgeoisie, c’est une seule et même chose. Voici comment s’établit cette confusion. La liberté, c’est l’émancipation de chacun, c’est le droit de lutter les uns contre les autres, chacun avec ses chances, ses avantages et ses faiblesses ; or dans cette lutte celui qui possède, c’est-à-dire qui a entre les mains le capital et les instrumens de travail, est nécessairement le plus fort, ce sera toujours lui qui l’emportera, ce sera lui qui s’instruira, qui s’enrichira, qui prendra possession du gouvernement de la société, et cette classe possédant, capitalisant, accaparant les instrumens de travail, l’instruction et même la moralité, c’est la bourgeoisie. L’individualisme ou liberté ne profitera donc qu’à la bourgeoisie.

On sait avec quelle amertume toute l’école socialiste critiquait la société bourgeoise née de la révolution. Qu’avait-elle fait ? Elle nous avait donné, disait M. Louis Blanc, une affreuse anarchie morale sous le nom de liberté d’esprit, une oligarchie de censitaires sous le nom de liberté politique, enfin, sous le nom de liberté de l’industrie, « la concurrence du riche et du pauvre au profit du riche. » Au lieu de cela, quel était, quel devait être le rôle de la bourgeoisie ? « Prendre l’initiative d’un système qui fasse passer l’industrie du régime de la concurrence à celui de l’association, qui généralise la possession des instrumens, qui institue le pouvoir banquier du pauvre, qui en un mot abolisse l’esclavage du travail. »

C’est au nom de ces principes que M. Louis Blanc fait le procès à l’assemblée constituante ; il lui reproche de n’avoir abattu l’aristocratie de la noblesse et du clergé que pour y substituer une aristocratie bourgeoise, et d’avoir substitué les privilèges de fortune aux privilèges de naissance. Pour donner corps à ces accusations, il invoque, la division en deux classes de citoyens : citoyens actifs et citoyens inactifs, distinction fondée sur la propriété. Dans toutes ces réformes des constituans, qu’y avait-il pour le peuple ? L’abolition des titres de noblesse flattait la vanité des bourgeois ; en quoi profitait-elle au peuple ? L’accaparement des biens du clergé ne servait qu’à ceux qui pouvaient en acheter. Le vote libre des impôts était-il utile à ceux qui ne payaient pas même de contributions ? Sans doute tout cela était juste et utile ; mais rien de tout cela ne profitait à la classe pauvre. Cependant après ces amères critiques M. Louis Blanc reconnaît que dans les campagnes, « le sort du peuple a reçu une immense amélioration. » Il est difficile de se contredire et de se démentir soi-même avec une plus parfaite sérénité.

Les girondins ont sans doute été plus loin que les constituans, et on devrait au moins leur savoir gré d’avoir été républicains. M. Louis Blanc leur reproche deux choses : le fédéralisme et l’individualisme. Encore leur pardonne-t-il leur fédéralisme, fort peu prouvé d’ailleurs, comme on sait ; mais leur individualisme est le même que celui des constituans. C’est toujours la prédominance exclusive de la classe bourgeoise, le principe du droit individuel, l’oubli des devoirs sociaux, exigés par le principe de la fraternité. Pour le prouver, il met en présence le projet de déclaration des droits de la constitution girondine rédigée par Condorcet et le projet de Robespierre lu et approuvé aux jacobins. Comme l’a très bien fait remarquer M. Edgar Quinet, Robespierre tenait très peu à ses idées sur la propriété telles qu’il les avait exposées à la tribune des jacobins, car il n’a nullement réclamé en faveur de ces idées lors de l’adoption définitive de la constitution de 93, laquelle est si peu socialiste que sa définition de la propriété est précisément la même que celle du code civil.

L’étrange théorie qui consiste à faire représenter le principe de la fraternité par les hommes de la terreur est empruntée par M. L. Blanc aux auteurs de la révolution parlementaire. Ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir substitué au principe chrétien le principe socialiste ; tandis que les premiers ne voyaient dans le jacobinisme qu’un catholicisme inconscient et inconséquent, M. Louis Blanc y voit un socialisme anticipé. Ce sont là deux erreurs historiques aussi graves l’une que l’autre sur lesquelles nous ne voulons pas insister, aimant mieux en laisser la réfutation aux historiens démocrates, à MM. Michelet et Quinet, qui, parlant du sein même du sanctuaire, ont une autorité privilégiée pour condamner et combattre ces doctrines malsaines et sophistiques.

Ce qui est évident aujourd’hui pour tout le monde, c’est que la guerre faite à ce qu’on appelle l’individualisme, c’est la guerre à la liberté, et que cette guerre ne peut en rien profiter au progrès de la fraternité parmi les hommes, mais se fait au profit du despotisme. Ce qui est évident encore, c’est que l’association du terrorisme et de la fraternité est une association monstrueuse, et qui ne sera pas moins odieuse parce qu’elle se fera au nom de la démocratie au lieu de se faire au nom de l’église. Tuer les hommes par amour de l’humanité est un scandaleux défi à la conscience humaine. On ne doit pas reprocher sans doute à M. Louis Blanc d’avoir approuvé le terrorisme comme système, car il proteste plus d’une fois contre ce système, et il combat avec énergie le principe du salut public. Il n’en est pas moins vrai cependant que les terroristes, suivant lui, sont les seuls qui représentent l’idée de la révolution, et qu’elle a rétrogradé dès qu’ils ont été vaincus. Son idéal n’en est pas moins une démocratie égalitaire et autoritaire, niveleuse et despotique, distribuant à tous le pain quotidien, un couvent profane, n’ayant pas même les consolations du couvent religieux, à savoir l’espoir d’un autre monde et d’une vie meilleure. Ce rêve abstrait, né à la fois de la sophistique et de l’imagination, cet esprit d’utopie, d’où naissent les haines de classes, a fait à notre pays les plus cruelles blessures, et, tout en respectant les intentions de l’auteur, on ne peut s’empêcher de le considérer comma l’un des rêveurs les plus funestes de notre siècle.

Nous n’aimons pas à croire qu’un écrivain se soit absolument trompé, et nous sommes de ceux qui accordent volontiers avec l’auteur une place à la fraternité dans l’ordre social et politique. Nous saurions donc gré à M. Louis Blanc et à son école d’avoir revendiqué ce principe, de l’avoir rappelé à des générations trop matérialistes, et en partie aux classes lettrées et aisées, auxquelles les avantages dont elles jouissent dans la société en font particulièrement un devoir ; mais l’usage que M. Louis Blanc fait de ce principe en détruit toute la vertu, car entre ses mains il devient un principe de haine au lieu d’être un principe d’union. Tout effort, quel qu’il soit, pour éviter les inconvéniens bien connus de la démocratie, lui est une preuve de haine et de mépris contre le peuple ; tout effort pour garantir le droit de ceux qui possèdent lui est une spoliation de ceux qui ne possèdent pas. Interpréter de cette manière la révolution française, méconnaître les efforts prodigieux qu’elle a faits pour assurer les droits et le bien-être du plus grand nombre, c’est rendre le progrès absolument impossible et illusoire, car, le bonheur absolu étant un idéal inaccessible, il sera toujours possible de représenter les plus heureux comme des privilégiés cupides, et les moins heureux comme des opprimés qui ont le droit de devenir des oppresseurs à leur tour. Dans ces termes, la guerre sociale est inextinguible. On demande avec haine et outrage l’amélioration des faibles et des pauvres, et, lorsque ceux-là mêmes viennent à s’élever au sort que l’on a rêvé pour eux, ils passent aussitôt dans la classe des privilégiés, deviennent à leur tour l’objet de l’outrage et de la haine. Quiconque souffre s’appellera le peuple ; aussitôt qu’il ne souffre plus, il deviendra bourgeoisie égoïste et cupide, de telle sorte qu’il semble que l’on n’aime le peuple qu’à la condition qu’il soit misérable ; on ne s’intéresse pour lui au bonheur qu’autant qu’il en est privé, et au lieu d’inspirer aux uns le désir de s’élever par le travail, aux autres le désir de tendre une main fraternelle et protectrice aux moins favorisés, on développe l’envie chez les uns, la peur chez les autres, l’on sème les germes d’une guerre stupide, barbare, satanique, la guerre entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas.

Encore une fois, c’est à nos yeux une question de savoir si la société ne pourrait pas être plus large dans l’application du principe de fraternité ; mais associer ce principe au despotisme et à la démagogie, le faire représenter par Robespierre et Clootz, c’est lui donner une médiocre recommandation. Sans soulever l’odieuse querelle du riche et du pauvre, on peut au moins reconnaître qu’il y a dans la société des faibles et des forts ; un certain arbitrage paternel entre les uns et les autres, exercé sinon par l’état, au moins par des associations libres, n’a rien théoriquement d’impossible ou d’injuste. Il est difficile d’admettre que le genre humain a tout trouvé, tout inventé, qu’il ne reste plus rien à découvrir sur les relations sociales entre les hommes. Nous prêterions donc volontiers une attention sympathique aux esprits qui travailleraient dans cette voie, et nous ne sommes pas de ceux qui, au nom de théories elles-mêmes discutables, ferment d’avance toute investigation de ce côté. La première condition de l’union des classes est de ne pas soulever une guerre de classes, et le premier devoir de la fraternité sociale est de ne pas porter atteinte à l’humanité. Quant à la révolution, elle a eu son œuvre, comme le temps présent a la sienne. Cette œuvre a été d’établir le droit comme fondement de toute société. Avant tout, ne touchons pas à ce principe ; mieux vaut encore cette société de concurrence, décrite par les socialistes sous des couleurs si noires, dont les membres au moins sont des hommes, qu’une société de moutons heureux, protégés par une autorité paternelle, cette autorité fût-elle déléguée par les moutons eux-mêmes, au lieu d’être confiée à un berger héréditaire. L’histoire socialiste de la révolution, telle que l’ont comprise MM. Buchez et Louis Blanc, est au fond une histoire rétrograde. C’est avec la société du moyen âge sous les yeux qu’ils ont essayé de se représenter l’avenir des sociétés modernes. L’égalité par l’autorité et la fraternité par le despotisme leur ont paru l’idéal de la société. Ils n’ont nullement compris et ont partout combattu ce puissant principe du droit individuel qui est et doit être le premier ressort de nos sociétés, ce principe qui fait la grandeur des races germaniques, et qui n’a rien, quoi qu’on dise, d’incompatible avec le génie français, pourvu que les docteurs du progrès ne fassent pas flotter devant nous un faux paradis de communisme autoritaire dans lequel les douceurs du despotisme ne seraient tempérées que par celles de la démagogie.

La théorie radicale, jacobine et socialiste de M. Louis Blanc nous paraît être le point le plus aigu et le plus extrême qu’ait atteint la philosophie de la révolution. La foi révolutionnaire a toujours marché jusque-là en s’exaltant davantage. À l’opposition absolue et radicale de l’école aristocratique et théocratique succède bientôt la théorie constitutionnelle qui accepte la déclaration des droits et la séance du Jeu de Paume, puis la théorie libérale, qui admet politiquement les principes constitutionnels, mais qui en même temps accepte historiquement le comité de salut public comme libérateur de la patrie. Vient enfin l’école démocratique, qui réclame entièrement l’héritage de Robespierre et de ses théories, et le considère comme l’incarnation de l’idée révolutionnaire. Que si quelque théoricien est allé plus loin, nous ne nous croyons pas obligé de lui faire uns place dans ces études ; l’hébertisme et le maratisme sont des doctrines qui nous paraissent au-dessous de la philosophie et de l’histoire. Le moment où la philosophie de la révolution atteint son maximum d’acuité est aussi le moment où elle va rétrograder, et d’examen en examen, de critique en critique, de réserve en réserve, revenir par degrés jusqu’à une sorte de rétractation, sans oser toutefois aller jusqu’à la contre-révolution : c’est là un état d’esprit négatif et dissolvant, également funeste pour toutes les causes, et auquel il est impossible de s’arrêter. Dans un prochain travail, nous essaierons de raconter et d’apprécier cette nouvelle phase de la philosophie révolutionnaire.


Paul Janet.


  1. Cet ouvrage produisit un grand effet en Europe. Thomas Payne l’Américain en fit une réfutation dans son livre des Droits de l’homme. Priestley l’a combattu également dans ses Réflexions sur la révolution, 1791, traduction française. Voir sur Burke la remarquable étude de M. de Rémusat dans la Revue des 1er  janvier et 1er  février 1853.
  2. Les Considérations destinées à rectifier les jugemens du public sur la révolution française ont été écrites par Fichte en 1793, et traduites en français par M. Jules Barni en 1859.
  3. Lettre à un ami sur la révolution française, Paris, l’an III, sans nom d’auteur. Je dois la communication de cet opuscule rare et curieux à mon ami M. Caro, dont on connaît l’intéressant écrit sur la Vie et la Doctrine de Saint-Martin, Paris 1852.
  4. Il considère Jean-Jacques comme « un envoyé, » comme « un prophète. »
  5. Mounier, Recherches sur les causes qui ont empêché les Français de devenir libres. Genève 1792.
  6. M. de Monthion, chancelier du comte d’Artois, dans un écrit publié en 1796, Rapport à sa majesté Louis XVIII, commençait par déclarer, selon Mme de Staël, que, s’il n’y avait pas de constitution en France, la révolution était justifiée, car tout peuple a droit d’avoir une constitution politique. Seulement cet auteur essayait de prouver, contre M. de Calonne, que la France avait une constitution ; mais Mme de Staël le réfute très solidement.
  7. Le précis de M. Mignet a paru en 1824 ; les deux premiers volumes de M. Thiers sur la constituante et la législative sont de la même année.
  8. C’est l’opinion de l’historien allemand M. Sybel ; mais la partialité révoltante de son histoire ne donne aucune autorité à la valeur de son témoignage.
  9. Il serait plus juste de dire de l’école ; en effet, dans les écoles scolastiques on enseignait la souveraineté du peuple.
  10. M. Michelet, dans son Histoire de la révolution, est admirable lorsqu’il parle de ces monstrueuses préfaces. Ce serait, suivant lui, au baron d’Eckstein, écrivain déjà par lui-même passablement obscur, que Buchez et son collaborateur auraient emprunté le fond de leurs idées. « Comme ce brouillard, dit-il, leur semblait encore trop clair, ils y ajoutent tout ce qu’ils ont d’ignorances, de confusions, de malentendus. Les ténèbres bien épaissies, redoublées par des non-sens, ils se sont là-dessus commodément établis, et ont fait un tel mélange de formules, d’abracadabras, que rien de pareil n’a eu lieu depuis la scène des trois sorcières de Macbeth. Vous entendez du dehors toute sorte de doctrines violées, accouplées, torturées, hurler dans la nuit. »