La Philosophie en France (première moitié du XIXe siècle)/Préface

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La Philosophie en France (première moitié du XIXe siècle)
Félix Alcan (p. 5-10).



PRÉFACE[1]


Si l’on considère l’histoire des idées philosophiques en France, on s’aperçoit vite que la première moitié du xixe siècle forme une période complète, avec un commencement, un milieu et une fin, et de grandes lignes qui en dessinent les principaux caractères. La Révolution d’abord ne cause pas moins de changement dans l’ordre intellectuel et moral que dans l’ordre politique : elle ouvre véritablement une ère nouvelle en philosophie comme ailleurs, et désormais les esprits ne pourront plus penser comme ils pensaient avant de recevoir des événements cette grande leçon. C’est une sorte d’expérience, commencée en 1789, qui continue avec l’Empire, avec la Restauration même, et elle est suivie par nombre d’observateurs avec une attention passionnée. En 1802, Chateaubriand publie le Génie du christianisme, et en 1810 Mme de Staël donne à imprimer son livre De l’Allemagne. Presque en même temps, de 1807 à 1810, Saint-Simon fait paraître une Introduction aux travaux scientifiques du xixe siècle, puis à la Philosophie du xixe siècle, Joseph de Maistre date de 1809 ses Soirées de Saint-Pétersbourg, et en 1808 Lamennais publie avec son frère ses premières Réflexions sur l’état de l’Église en France. Ajoutons qu’en 1811, à la Sorbonne, Royer-Collard enseigne une philosophie en opposition avec les doctrines du xviiie siècle, et que vers le même temps il se rencontre, dans des réunions philosophiques chez Maine de Biran, avec Ampère, Guizot et bientôt Victor Cousin. La fin de cette période est due aussi à des événements politiques d’abord, puis à un grand événement philosophique. Les journées de juin 1848 ont compromis pour longtemps des idées généreuses qui avaient inspiré jusque-là pleine confiance ; ensuite, le commencement et la fin du second Empire, le coup d’État de 1851 et le désastre de 1870-71 ont laissé dans bien des âmes une amertume qui ne les prédisposait que trop au pessimisme. D’autre part, l’année 1859 était marquée par la publication du livre de Darwin sur l’Origine des espèces, et bientôt Spencer faisait l’application de la théorie nouvelle à la nature entière, à l’homme et aux sociétés humaines, opérant ainsi une véritable révolution dans tout le domaine des idées. Ni les solutions ne peuvent plus être aujourd’hui ce qu’elles étaient avant ces années 1848, 1859 et 1871 : trop d’éléments nouveaux interviennent désormais ; ni les problèmes ne se posent non plus de la même façon. Une autre période commence donc vers le milieu du siècle, et déjà en remplit toute la seconde moitié. La première, délimitée ainsi qu’on vient de voir, a son point culminant aux environs de 1830. Ce n’est pas seulement à cause du cours retentissant que fait Victor Cousin, d’avril 1828 jusqu’en juillet 1829. Mais en 1829 aussi et en 1830, à deux reprises, Auguste Comte fait une exposition orale de tout le positivisme, et compte alors dans son auditoire plus d’un homme que le brillant professeur de la Sorbonne aurait pu lui envier. D’ailleurs le triomphe de ce dernier n’empêchait pas un témoin sagace, A. de Vigny, de noter sur son journal intime, en 1829 : « L’éclectisme est une lumière sans doute, mais une lumière comme celle de la lune, qui éclaire sans échauffer. On peut distinguer les objets à sa clarté, mais toute sa force ne produirait pas la plus légère étincelle. » La prédication saint-simonienne échauffait davantage les âmes : déjà bien organisée en 1829, elle devient plus active après la révolution de 1830, et dure avec un redoublement d’ardeur jusqu’en mars et avril 1832, et même encore après. La doctrine de Fourier était prêchée vers le même temps à Paris par d’autres enthousiastes. Enfin, pendant plus d’une année, du mois d’août 1830 jusqu’en novembre 1831, Lamennais, secondé surtout par Lacordaire et Montalembert, donne, dans le journal l’Avenir, une direction toute nouvelle et libérale au catholicisme, en attendant que bientôt, en 1833-34, dans ses Paroles d’un croyant, lui-même aille presque déjà jusqu’au socialisme chrétien. Les cinq à six années qui s’étendent de 1828 à 1834 ont donc vu la fermentation et l’éclosion de la plupart des grandes idées du siècle.

Celles de solidarité et d’association dominent déjà. D’une part, Bonald, Maistre et Lamennais font d’abord appel à l’autorité, qu’ils prétendent restaurer au spirituel et au temporel ; leur but est d’assurer par là le plus grand bien des sociétés humaines. Ils n’ont que de la défiance et du mépris pour l’individu, et leurs préoccupations sont surtout sociales. C’est l’humanité tout entière qui les intéresse, et non pas l’homme seulement. Toutefois ils restent soumis à une autorité, qu’ils croient infaillible et surnaturelle ; ils n’attendent que de là un remède à des maux qu’ils ont au moins eu le mérite de voir, bien qu’ils les aient singulièrement exagérés. D’autres, au contraire, se piquent d’une fidélité non moindre à la cause de la liberté et à celle de la raison. Rationalistes et libéraux, ils se montrent moins soucieux des devoirs de l’homme que de ses droits ; jaloux de sauvegarder à l’individu son indépendance, surtout celle de la pensée, plutôt que d’assurer aux masses, comme ils disent, un sort meilleur, étrangers en cela de plus en plus aux aspirations de leur siècle, ils se trouvent bientôt surpris par la révolution de 1848, et ils restent sans réponse et sans défense, en face des réclamations et des attaques qu’ils ont trop dédaignées. Le monde marche autour d’eux, et c’est à peine s’ils s’en aperçoivent : satisfaits du présent, toujours sur la défensive à l’égard d’un passé dont le retour cependant est de moins en moins à craindre, ils ne regardent que de ce côté, le dos tourné à l’avenir. Au contraire les saint-simoniens, et avec eux les positivistes, songent à un état futur et meilleur de la société humaine. Ils ont foi au progrès, et c’est même un sujet d’étonnement pour eux de voir combien cette foi manque aux libéraux. Ils pourraient dire de ceux-ci, comme George Sand rapportant une conversation entre Armand Carrel et Michel de Bourges : « Ils parlèrent du peuple. Je fus abasourdie : Carrel n’avait pas la notion du progrès. » Et Pierre Leroux raconte que le même Armand Carrel avait fait défense au National de prononcer jamais le nom des prolétaires. Mais, parce qu’on ne parle pas d’une question, la question existe cependant. Les disciples de Saint-Simon pensent que le passé est disparu pour toujours, ce qui les rend indulgents à son égard ; mais ils n’entendent pas pour cela s’arrêter au présent ; leur devise est : « En marche, toujours en marche vers l’avenir ! » Considérant volontiers l’humanité entière comme un seul homme, ils ont foi aussi en elle : ils la croient non point parfaite, assurément, mais perfectible ; et cette perfectibilité lui donne à leurs yeux un caractère divin : tous ont plus ou moins déjà la religion de l’humanité. Celle-ci s’annonce chez Saint-Simon, puis se prêche chez les saint-simoniens. Lamennais en est partisan et s’en cache à peine en 1834. Pierre Leroux ne s’en cache pas en 1840. Enfin Auguste Comte, en 1848, institue le dogme et le culte de la religion nouvelle ; et dès 1834 Lacordaire avait jeté ce cri d’alarme : « J’avertis l’Église qu’une guerre se prépare et se fait déjà contre elle au nom de l’humanité. » Le siècle est, en effet, humanitaire, dans la période qui nous occupe, en attendant qu’il devienne dans l’autre, en dépit des apparences, profondément humain. Le bien de la société le passionne ; il voudrait l’amélioration du sort de tous, à commencer par la classe la plus nombreuse et la plus pauvre. Et la liberté toute seule n’y peut suffire, et l’autorité encore bien moins, fût-elle tout imprégnée de cette charité chrétienne et divine dont l’Église prétend avoir le privilège : ce qu’il faut d’abord, c’est un sentiment profond de solidarité, vertu tout humaine que l’on trouve en pratique aussi bien qu’en théorie chez tant de penseurs issus de Saint-Simon.

Les trois doctrines qu’on vient d’esquisser rappellent la division fameuse d’Auguste Comte en philosophie théologique, métaphysique et positive ; et on peut l’emprunter au positivisme, sans être pour cela positiviste. D’ordinaire on va chercher bien loin dans le passé des modèles de philosophie théologique et métaphysique. Mais on en trouverait d’assez beaux spécimens encore parmi les contemporains de Comte. Y a-t-il rien de plus théologique, par exemple, que les doctrines de Bonald, de Joseph de Maistre, et de Lamennais tout d’abord ? Ne sont-elles pas un recours incessant à une action providentielle, surnaturelle, dans les affaires de ce monde ? Et la métaphysique de Maine de Biran et de Royer-Collard, de Victor Cousin et de Jouffroy, n’a-t-elle pas ses abstractions réalisées, ses vaines entités, comme la scolastique du moyen âge ? Enfin les autres doctrines, celles de Saint-Simon et des saint-simoniens, puis de Fourier, puis de Pierre Leroux et de Jean Reynaud, et surtout celle d’Auguste Comte, n’ont-elles pas toutes la prétention, plus ou moins justifiée, de ne faire appel qu’à la science, c’est-à-dire à des faits positifs et à des lois également positives, sans jamais sortir de la nature et de l’humanité ? Toutes ont ceci de commun, qu’elles s’en tiennent au relatif, et justement Comte appelle sans cesse à son aide l’histoire pour combattre l’idée de l’absolu. C’est le fantôme de l’absolu dont il voudrait exorciser le cerveau de l’homme : de l’absolu divin et de l’absolu humain, celui de la théologie et celui de la métaphysique ; et la doctrine qu’il propose à la place est celle du relativisme, qui n’est pas un perpétuel changement, comme croyaient les anciens (tout change, tout s’écoule, disait Héraclite), mais un progrès, dont le principal agent est, avec l’étude des lois de la société humaine, le sentiment de solidarité, qui rapproche, resserre et désormais doit unir de plus en plus tous les hommes.




  1. Ph. Damiron, Essai sur l’histoire de la philosophie en France au XIXe siècle, 2 vol., 1828 ; Lerminier, Lettres philosophiques adressées à un Berlinois, 1 vol., 1833 (neuf art. de la Rev. des Deux Mondes, de janv. à déc. 1832) ; L. Reybaud, Étude sur les réformateurs ou socialistes modernes, 2 vol., 1840 ; Valroger, Études critiques sur le rationalisme contemporain, 1 vol., 1847 ; H. Taine, les Philosophes français du XIXe siècle, 1 vol., 1857 ; Baunard, le Doute et ses victimes dans le siècle présent, 1 vol., 1866; F. Ravaisson, la Philosophie en France au XIXe siècle, 1 vol., 1867 ; M. Ferraz, Études sur la philosophie en France au XIXe siècle, 3 vol. (Socialisme, naturalisme et positivisme, 1877 ; Traditionalisme et ultramontanisme, 1880 ; Spiritualisme et libéralisme, 1887 ; E. Faguet, Dix-Neuvième Siècle. Études littéraires, 1 vol., 1887, et Politiques et moralistes du XIXe siècle, 1re série, 1 vol., 1891 ; Thureau-Dangin, Histoire de la monarchie de juillet, 7 vol. 1884-1892 (liv. I, chap. vii, viii, ix et x ; liv. II, chap. xiii ; liv. III, chap. ix ; liv. V, chap. vii ; liv. VI, chap. iii).