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La Philosophie française (Delbos)/Chapitre VI

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La philosophie francaise
(p. 153-168).

CHAPITRE VI

VOLTAIRE

Le dix-septième siècle, surtout en sa seconde moitié, paraît se rattacher pour les idées essentielles à l’influence de Descartes et de Pascal ; mais concurremment au développement visible, sinon officiel, de cette pensée classique et chrétienne, un autre courant n’a cessé de circuler et de grossir, un courant de « libre pensée » qui, sans trouver encore sa forme rationnelle et son expression organisée et publique, a préparé l’esprit nouveau du dix-huitième siècle. C’est en effet en opposition au cartésianisme et plus encore au christianisme, surtout à celui de Pascal, que ce « siècle des philosophes » prétend affirmer le triomphe de la « raison » contre les « imaginations » et les préjugés d’un autre âge.

Déjà, nous l’avons vu, à côté de Bayle, Fontenelle, même quand il se réclame partiellement de la méthode cartésienne, prend en réalité une attitude toute différente, et, principalement pour la métaphysique, oriente les esprits au rebours du dogmatisme et de l’innéisme de Descartes.

Le sens même des mots change comme changé l’ennemi à combattre. Lorsque Descartes et Malebranche luttent contre « l’imagination », ils ne peuvent prévoir que le dix-huitième siècle va les accuser de s’être laissé entraîner par elle. C’est que, pour eux, l’imagination est la faculté qui, liée aux sens, menace simplement de supplanter la raison et de substituer aux idées claires, par lesquelles le réel apparaît à l’esprit, des représentations confuses, des passions qui expriment les besoins de l’homme individuel plutôt que la vérité pure. Mais, pour le dix-huitième siècle, le mot imagination ne désigne même plus cette part subjective et affective d’une connaissance déformée par nos passions ; il signifie plus radicalement les fictions, les rêves d’un esprit qui ne prend pas son point de départ, son moyen de contrôle, son terme d’application dans l’expérience ; c’est ainsi que « l’imagination », dans la langue du temps, représente ce qui n’est pas, le pur imaginaire. Or, parmi ces chimères que dénonce le dix-huitième siècle, figure en première ligne « l’esprit de système », la métaphysique. « Systématique », comme « métaphysique », est une épithète péjorative dont on use beaucoup alors. La raison, qui désormais s’estime adulte, croit n’avoir plus besoin de l’appareil compliqué d’une philosophie technique ; elle prétend, avec l’appui des faits, pouvoir spontanément faire œuvre philosophique, indépendamment de toute systématisation et par une critique directe des idées, des croyances, des institutions traditionnelles.

Ce qui caractérise encore ce mouvement général de l’esprit au dix-huitième siècle, c’est que les idées dont il s’inspire ne sont pas nées uniquement sur le sol français, comme y étaient nées les doctrines précédentes ; il s’agit d’une pensée plus diffuse, excitée par des influences étrangères, n’ayant plus par là même le caractère de continuité méthodique et d’enchaînement régulier qui constitue l’originalité des grands systèmes. L’homme en qui s’exprime le plus complètement sans doute et le plus brillamment cet esprit du temps, désireux de vues fragmentaires et de critiques spécieuses plutôt que d’organisation méthodique, c’est Voltaire. C’est lui qui, de façon plus ou moins déguisée, mais avec une hostilité foncière et à l’aide d’arguments toujours simplement obvies, sans recours à aucune discipline technique, conduit en France la lutte contre le cartésianisme, comme aussi contre le christianisme ; et il la conduit à l’aide de la philosophie et de la science anglaises qu’il interprète à travers ses tendances et ses passions personnelles.

C’est en invoquant Locke qu’il combat Descartes métaphysicien, c’est en invoquant Newton qu’il combat Descartes physicien : les Lettres philosophiques qu’il a été porté à écrire par son séjour en Angleterre (milieu de 1726-début de 1729) et qu’il a publiées en 1734, opèrent l’importation de la pensée anglaise dans la pensée française. Par surcroît ces lettres énoncent certaines des conceptions auxquelles Voltaire se montrera le plus fidèle.

Voltaire a clairement aperçu l’unité de tendances à laquelle pouvaient se ramener les œuvres cependant différentes de Bacon, de Locke et de Newton, et il l’a dégagée de façon à en faire le principe d’une opposition d’ensemble à toute l’œuvre de Descartes. (V. les lettres XII-XVII.) « Le chancelier Bacon ne connaissait pas encore la nature ; mais il savait et indiquait tous les chemins qui mènent à elle… Il est le père de la Philosophie expérimentale… ; de toutes les épreuves physiques qu’on a faites depuis lui, il n’y en a presque pas une qui ne soit indiquée dans son livre. » (Douzième lettre, édition Lanson, t. Ier, p. 154-157.) Cette méthode expérimentale que Bacon avait exaltée et dont il avait prévu ou pressenti les fécondes applications, Locke l’a portée dans les questions de métaphysique. « Jamais il ne fut peut-être un esprit plus sage, plus méthodique, un Logicien plus exact que M. Locke ; cependant il n’était pas grand mathématicien… ; personne n’a mieux prouvé que lui qu’on pouvait avoir l’esprit géomètre sans le secours de la géométrie. » (Treizième lettre, p. 166.) Après avoir rappelé entre autres thèses philosophiques sur l’âme celle de Descartes, « né pour découvrir les erreurs de l’antiquité, mais pour y substituer les siennes », celles de Malebranche égaré par « ses illusions sublimes », Voltaire ajoute : « Tant de raisonneurs ayant fait le roman de l’âme, un sage est venu qui en a fait modestement l’histoire ; Locke a développé à l’homme la raison humaine, comme un excellent anatomiste explique les ressorts du corps humain. Il s’aide partout du flambeau de la Physique ; il ose quelquefois parler affirmativement, mais il ose aussi douter ; au lieu de définir tout d’un coup ce que nous ne connaissons pas, il examine par degrés ce que nous voulons connaître. Il prend un enfant au moment de sa naissance ; il suit pas à pas les progrès de son entendement ; il voit ce qu’il a de commun avec les bêtes, et ce qu’il a au-dessus d’elles ; il consulte surtout son propre témoignage, la conscience de sa pensée. » (P. 168, 169.) Contre Descartes, Locke montre surtout qu’il n’y a pas d’idées innées, que l’âme ne pense pas toujours, que les idées nous viennent par les sens ; et, ayant marqué les limites de nos connaissances, il déclare que nous ne serons jamais capables de savoir si un être purement matériel pense ou non, et que Dieu aurait pu parfaitement, dans sa Toute-puissance, communiquer à la matière la faculté de penser ; supposition très légitime, malgré les récriminations violentes qu’elle a suscitées contre Locke ; — supposition que Voltaire se plaira pour son compte à reprendre sans cesse. De Newton Voltaire expose le système du monde, les théories optiques et la conception mathématique de l’Infini ; si, dans la quatorzième lettre où il établit directement le parallèle entre Descartes et Newton, il laisse à Descartes quelque mérite de précurseur, il affirme plus catégoriquement et sans réserve aucune la supériorité décisive qu’il accorde à Newton dans les lettres suivantes ; il montre en Newton le destructeur du système cartésien, en particulier de la théorie des tourbillons, de la matière subtile et du plein, et en même temps le savant positif qui n’affirme rien, même l’explication la plus universelle, qu’en vertu de l’expérience et du calcul ; il défend Newton contre l’accusation d’avoir restauré sous le nom d’attraction une qualité occulte. « Ce sont les tourbillons qu’on peut appeler une qualité occulte, puisqu’on n’a jamais prouvé leur existence. L’attraction au contraire est une chose réelle, puisqu’on en démontre les effets et qu’on en calcule les proportions. « Quinzième lettre, p. 291.) Voltaire tournait ainsi contre le cartésianisme l’admiration et l’assentiment qu’il tâchait de conquérir à Locke et à Newton.

Descartes n’était pas le seul grand représentant de la pensée française du dix-septième siècle qu’il songeait à combattre : « Me conseilleriez-vous, écrivait-il à Formont (lettre de juin 1733), d’y ajouter (aux lettres philosophiques) quelques petites réflexions détachées sur les Pensées de Pascal ? Il y a longtemps que j’ai envie de combattre ce géant. Il n’y a guerrier si bien armé qu’on ne puisse percer au défaut de la cuirasse ; et je vous avoue que si, malgré ma faiblesse, je pouvais porter quelques coups à ce vainqueur de tant d’esprits, et secouer le joug dont il les a affublés, j’oserai presque dire avec Lucrèce :

Quare superstitio pedibus subjecta vicissim
Obteritur ; nos exaequat Victoria coelo.

« Au reste, je m’y prendrai avec précaution, et je ne critiquerai que les endroits qui ne seront point tellement liés avec notre sainte religion qu’on ne puisse déchirer la peau de Pascal sans faire saigner le Christianisme. » De fait, Voltaire compose de ses remarques sur les Pensées de Pascal la dernière de ses lettres philosophiques. À la vérité, c’était bien pour faire saigner le Christianisme qu’il s’essayait à déchirer la peau de Pascal ; et, en se donnant cet adversaire de choix, il allait droit à celui dont le génie paraissait avoir découvert la méthode de démonstration du Christianisme la plus appropriée en même temps à l’âme de son temps, à la condition de l’esprit humain et à la signification des dogmes. Il use d’ailleurs avec Pascal d’un procédé qui lui sera familier, surtout dans les controverses touchant aux questions métaphysiques et religieuses, et qui consiste à simplifier les données des problèmes ou même à rapetisser les questions. « J’ose prendre, dit-il, le parti de l’humanité contre ce misanthrope sublime ; j’ose assurer que nous ne sommes ni si méchants, ni si malheureux qu’il le dit. » (Éd. Lanson, t. II, p. 185.) Et voici tout le sens de la polémique de Voltaire : y aurait-il dans l’homme les contradictions que Pascal y découvre, cela ne suffirait pas pour prouver la vérité du Christianisme : car les religions païennes ont aussi des fables qui accouplent des éléments opposés de notre nature ; et, de plus, faire reposer la vérité du Christianisme sur l’accord qu’il a avec les étonnantes contrariétés de l’homme, c’est le traiter comme une métaphysique qui doit l’emporter sur les autres, au lieu de prouver qu’il est la Religion véritable. Mais surtout il n’y a pas dans l’homme les contradictions qu’y découvre Pascal ; ces prétendues contradictions ne sont que les ingrédients nécessaires du composé qu’est l’homme, mêlé de bien et de mal, de plaisir et de peine, de passion et de raison. Il n’y a qu’à le mettre à sa place dans la nature, qu’à le suivre dans le développement de ses facultés pour reconnaître qu’il n’est nullement une énigme. Pour Voltaire, qui contre le Jansénisme est un allié des Jésuites, c’est le dogme qui introduit le mystère ; mais les complications de l’homme, telles qu’on peut les observer et les analyser, n’ont rien de mystérieux. Dans l’éloignement qu’ont les hommes pour le repos, dans l’instinct qui les porte à chercher le divertissement et l’occupation au dehors, il n’y a rien qui trahisse la déchéance d’une grandeur première, rien qui soit le signe d’un déséquilibre originel ; mais il y a simplement la preuve que l’homme est né pour l’action, non pour une contemplation stupide de lui-même : cette vocation est l’instrument de son bonheur, non le ressentiment de sa misère. Voltaire s’applique donc à effacer de la nature humaine les traces et les raisons d’une inquiétude qui la porterait d’elle-même vers le problème religieux ; et particulièrement il dénonce dans la prétendue duplicité de l’homme « une idée aussi absurde que métaphysique ». (Éd. Lanson, t. II, p. 190 : V. lettre à La Condamine, 22 juin 1734 ; — lettre au Père Tournemine, 1735.) Ainsi aux premières manifestations de l’activité philosophique de Voltaire se trouvent liées une critique et une tentative de réfutation de Pascal ; elles se trouvent liées également aux dernières ; car, en 1778, à la veille de sa mort, Voltaire publie à Genève l’édition des Pensées qu’avait donnée Gondorcet en 1776 et dans laquelle Condorcet avait inséré les remarques de Voltaire : Voltaire y ajoute de nouvelles remarques, moins appuyées que les précédentes sur le naturalisme optimiste des premières, davantage sur l’idée du progrès de la science.

Les Lettres philosophiques nous montrent Voltaire muni de tout l’essentiel de sa philosophie : opposition à Descartes et à Pascal, à la métaphysique rationaliste, à la physique absolument mécaniste, à la représentation dualiste de la nature humaine, et au christianisme ; un fond positif de notions empruntées à Locke, à Newton et au déisme anglais. Tout cela va s’exprimer chez lui, se reproduire, se varier, sans s’approfondir, au gré des circonstances et de sa curiosité ; tout cela va prendre air, forme et influence par les prodigieuses ressources de son esprit, rapide et pénétrant, mais seulement à la manière d’une flèche.

Bornons-nous à passer en revue quelques-unes des théories philosophiques de Voltaire sans en suivre les innombrables variations.

Une des idées sur lesquelles il revient le plus souvent, c’est l’idée des bornes de l’esprit humain. Mais cette idée qui doit arrêter bien des affirmations, beaucoup plus d’ailleurs que la curiosité même, ne s’accompagne pas proprement chez lui du sentiment du mystère ; elle est la décision de ne pas s’attarder à l’inexplicable et de se tenir pour parfaitement content de ce qui est explicable ou à peu près. Sur la vanité des recherches et des controverses métaphysiques, il abonde en plaisanteries. Lamétaphysique, d’après lui, « contient deux choses : la première, tout ce que les hommes de bon sens savent ; la seconde, ce qu’ils ne sauront jamais. » (Lettre à Frédéric, 17 avril 1737.) « Les disputes métaphysiques ressemblent à des ballons remplis de vent que les combattants se renvoient. Les vessies crèvent, l’air en sort, il ne reste rien. » (Histoire de Jenni. Édition Beuchot, XXXIV, p. 385.) Par quoi remplacer ces inutiles agitations de l’esprit ? Par une observation exacte et par des raisonnements directement fondés sur elle. De même que pour concevoir le vrai système du monde, nous devons nous transporter au soleil, de même pour échapper à tous les préjugés accumulés par les métaphysiciens, nous devons supposer que nous descendons du globe de Mars ou de Jupiter pour apprendre ce qu’est l’homme ; et tout d’abord nous observons l’homme parmi les animaux, — inférieur par quelques facultés à certains d’entre eux, supérieur pour quelques autres à certains autres, — et surtout nous apprenons qu’il n’y a pas qu’un homme constitué essentiellement par la raison, mais des espèces d’hommes très différentes, d’intelligences très inégales selon le nombre des idées qu’elles ont acquises. (Traité de métaphysique, Introduction, chap. i, t. XXXVII, p. 277-283.)

Y a-t-il un Dieu ? N’y en a-t-il pas ? Dans la solution de ce problème Voltaire paraît avoir eu une certaine constance, bien que l’on puisse distinguer ses affirmations successives là-dessus par plus d’une nuance. Il soutint d’abord qu’il y a des peuples qui n’ont aucune connaissance de Dieu : qu’on traite ces peuples de barbares, soit ; mais cela montre que cette connaissance, comme toute connaissance, s’acquiert avec le temps.

L’argument que Voltaire juge le plus complet et le plus décisif, au moins à un certain moment, est celui-ci : « J’existe, donc quelque chose existe. Si quelque chose existe, quelque chose a donc existé de toute éternité ; car ce qui est, ou est par lui-même, ou a reçu son être d’un autre. S’il est par lui-même, il est nécessairement, il a toujours été nécessairement, et c’est Dieu ; s’il a reçu son être d’un autre, et ce second d’un troisième, celui dont ce dernier a reçu son être doit nécessairement être Dieu. » (Traité de Métaphysique, chap. ii, t. XXXVII, p. 285-286.) Cette preuve que Voltaire reproduit dans le Dictionnaire philosophique à l’article Dieu (t. XXVIII, p. 359) et à l’article Ignorance (t. XXX, p. 311), est telle que rien ne lui semble plus grand, ni plus simple.

Mais l’argument auquel Voltaire s’attache de préférence et qu’il reprend avec une insistance inlassable, c’est l’argument par les causes finales. Bien des philosophes le méprisent parce qu’il est trop sensible ; il était cependant, dit Voltaire, le plus fort aux yeux de Newton (Éléments de la philosophie de Newton, 1re partie, chap. Ier, t. XXXVIII, p. 13-14) ; il est vieux sans doute, mais il n’en est pas plus mauvais. (Dictionnaire philosophique. Athéisme, XXVII, p. 171.) Voltaire prétend le résumer exactement, quoique très simplement, ainsi : « Quand je vois une montre dont l’aiguille marque les heures, je conclus qu’un être intelligent a arrangé les ressorts de cette machine afin que l’aiguille marquât les heures. Ainsi, quand je vois les ressorts du corps humain, je conclus qu’un être intelligent a arrangé ces organes pour être reçus et nourris neuf mois dans la matrice, que les yeux sont donnés pour voir, les mains pour prendre, etc… » (Traité de métaphysique, chap. ii, t. XXXVII, p. 285.)

«  L’univers m’embarrasse, et je ne puis songer
« Que cette horloge existe et n’ait pas d’horloger[1] »,

Cet argument, Voltaire ne l’investit que d’une très grande probabilité, et il marque ainsi la distinction qu’il y a entre la conclusion qui réclame un être plus intelligent et plus puissant que l’homme et l’affirmation d’un Être absolument infini et créateur. (Traité de Métaphysique, chap. ii, p. 285.) Mais Voltaire estime que la thèse de l’existence nécessaire du monde enferme beaucoup plus de difficultés, de contradiction ; que l’affirmation de l’existence de Dieu, et que par la se renforce la probabilité de celle-ci. (Traité de Métaphysique, p. 297. — Cf. lettre à Frédéric du 17 avril 1737.) Cette probabilité apparaît de plus en plus à Voltaire comme équivalente à la certitude.

Les athées allèguent que le hasard ayant des combinaisons infinies dans l’infini du temps peut assurer, à un certain moment, la combinaison particulière qu’est notre monde. Mais, répond Voltaire, une combinaison de cette sorte réussissant par hasard ne serait jamais qu’une combinaison et ne pourrait pas se donner les marques d’intelligence et de sagesse que nous observons soit dans l’ensemble de l’univers, soit dans le plus simple organisme. (Homélie sur l’athéisme, t. XLIII, p. 230.

Voltaire tient donc aux causes finales. — Sans doute il y a des causes finales tout à fait chimériques et même ridicules. Les nez n’ont pas été faits pour porter des besicles ; niera-t-on qu’ils ont été faits pour sentir ? Or voici le critère qui permet de distinguer les causes finales vraies des causes finales chimériques : « Quand on voit une chose qui a toujours le même effet, qui n’a uniquement que cet effet, qui est composée d’une infinité d’organes, dans lesquels il y a une infinité de mouvements qui tous concourent à la même production, il me semble qu’on ne peut, sans une secrète répugnance, nier une cause finale. Le germe de tous les végétaux, de tous les animaux est dans ce cas ; ne faut-il pas être un peu hardi pour dire que tout cela ne se rapporte à aucune fin ? » (Traité de métaphysique, chap. ii, t. XXXVII, p. 295.)

« Rien n’ébranle en moi cet axiome : tout ouvrage démontre un ouvrier. » (Le Philosophe ignorant (1766), XV, t. XLII, p. 554.) — Le monde est un ouvrage. Dans un dialogue du Dictionnaire philosophique entre la nature et un philosophe, le philosophe demande à la nature comment, étant si brute dans ses montagnes et dans ses mers, elle est pourtant si industrieuse dans ses végétaux et ses animaux : « Mon pauvre enfant, lui répond-elle, veux-tu que je te dise la vérité ? C’est qu’on m’a donné un nom qui ne me convient pas ; on m’appelle Nature, et je suis tout Art. » (Article Nature du Dictionnaire philosophique, t. XXXI, p. 268.) L’univers est donc ainsi dépouillé de toute force interne de développement ; il est un objet fabriqué, comme les produits de l’activité industrieuse des esprits que nous voyons à l’œuvre. Or c’est là une conception du monde beaucoup plus anthropomorphique que celle d’un Descartes qui s’interdit de sonder les desseins de Dieu et d’un Malebranche chez qui la sagesse divine relève le monde au-dessus de tout ce qui l’assimilerait aux œuvres humaines. — Relevons ces réflexions sur Descartes : « Il s’en faut bien que les prétendus principes physiques de Descartes conduisent ainsi l’esprit à la connaissance de son Créateur. À Dieu ne plaise que par une calomnie horrible j’accuse ce grand homme d’avoir méconnu la suprême Intelligence à qui il devait tant, et qui l’avait élevé au-dessus de presque tous les hommes de son siècle ! Je dis seulement que l’abus qu’il a fait quelquefois de son esprit a conduit ses disciples à des précipices, dont le maître était fort éloigné ; je dis que le système cartésien a produit celui de Spinoza ; je dis que j’ai connu beaucoup de personnes que le cartésianisme a conduites à n’admettre d’autre Dieu que l’immensité des choses, et que je n’ai vu au contraire aucun newtonien qui ne fût théiste dans le sens le plus rigoureux. » (Éléments de la philosophie de Newton, partie I, chap. Ier, t. XXXVIII, p. 13.)

Le monde n’existe pas par soi, Voltaire n’a jamais mis en doute cette affirmation traditionnelle ; mais il est porté à admettre que ce monde est éternel, qu’il n’y a jamais eu à proprement parler de commencement, de moment initial, et sur la création même il semble avoir varié : « La création proprement dite est un objet de foi, et non de philosophie. » (Le Philosophe ignorant, XXIV, t. XLII, p. 563.) Diverses assertions paraîtraient le rapprocher du spinozisme ; mais il n’en est rien ; il partage même à peu près toutes les préventions de Bayle contre Spinoza. Ce qui le choque le plus chez l’auteur de l’Éthique, — véritable athée au fond, pense-t-il, — c’est la négation qu’il fait des causes finales : « Comment Spinoza, ne pouvant douter que l’intelligence et la matière existent, n’a-t-il pas examiné au moins si la Providence n’a pas tout arrangé ? Comment n’a-t-il pas jeté un coup d’œil sur ces ressorts, sur ces moyens dont chacun a son but, et recherché s’ils prouvent un Artisan suprême ? » (Éléments de la philosophie de Newton, p. 567.) Partout où apparaît une tentative pour expliquer la nature sans une finalité, sans un art et une intention, pour la douer d’une puissance spontanée de vie, de développement et d’évolution, Voltaire s’insurge. Avant de combattre d’Holbach et son Système de la nature, il combat l’Anglais Needham cherchant à prouver la génération spontanée, le Français de Maillet montrant dans les espèces animales des métamorphoses et une évolution ; et l’une de ses armes, ici encore, est la raillerie. Tous ceux de ses contemporains qui, même de loin et vaguement, préludent à Lamarck et à Darwin, l’inquiètent et trouvent en lui un adversaire décidé.

Puisqu’il y a sagesse et finalité dans le monde, Voltaire affirme la Providence, mais une Providence générale et non particulière : de petits accidents pour de grands effets ; mais ce gouvernement du monde ne relève que des lois universelles établies par Dieu.

Sur le problème du mal, Voltaire s’est questionné à plusieurs reprises, mais en modifiant son point de vue et ses conclusions. Il a qualifié lui-même de fatale, de terrible, l’objection que le mal fournit aux athées. (Dictionnaire philosophique. Article Bien, t. XXVII, p. 355.) Il semble que ses premières tendances le portaient à l’optimisme : « On répond à cet athée : … ce qui est mauvais par rapport à vous est bon dans l’arrangement général. L’idée d’un Être infini, tout-puissant, tout intelligent et présent partout ne révolte point votre raison : nierez-vous un Dieu, parce que vous aurez eu un accès de fièvre ? » (Éléments de la philosophie de Newton, partie I, chap. ier, tr. 38, p. 17.) Cet optimisme qui s’exprime dans les Remarques sur les Pensées de Pascal, s’inspire du naturalisme qui anime alors Voltaire. Est-ce le tremblement de terre de Lisbonne qui remet en question une solution superficiellement admise ? Est-ce plus encore le sentiment que l’optimisme méconnaît l’utilité de l’initiative et de la lutte humaine, et qu’en cela il est une négation du bon sens et de l’attitude commune ? Ou encore Voltaire subit-il l’influence de l’opinion publique ? Il écrit Candide pour combattre non pas la forme anglaise de l’optimisme, celle de Pope, mais la forme allemande et systématique, celle de Leibniz et de Wolff. Ce n’est pas la tendance, mais la doctrine optimiste qui, en effet, choque souvent le bon sens, en contredisant la conscience que nous avons de souffrir, et qui risque de désarmer notre action défensive. En reconnaissant la difficulté philosophique du problème, — car, dit Voltaire, « j’aime mieux adorer un Dieu fini qu’un Dieu méchant, » — il conclut Candide par une exhortation au travail utile : « L’homme n’est pas né pour le repos. Travaillons sans raisonner ; c’est le seul moyen de rendre la vie supportable… Il faut cultiver notre jardin. »

L’âme est-elle immortelle ? Dans le Traité de Métaphysique, écrit pour la marquise du Châtelet, Voltaire n’avait pas absolument nié la vie future ; mais il en faisait plutôt ressortir les invraisemblances. Il finit par écrire dans l’Homélie : « Sans vouloir tromper les hommes, on peut dire que nous avons autant de raisons de croire que de nier l’immortalité de l’être qui pense. » Il oscille donc entre les deux thèses. Pourtant, il s’attache à une idée qui devrait lui imposer l’affirmative, c’est l’idée du « Dieu rémunérateur et vengeur », et aussi la nécessité d’« une religion pour le peuple ». Bayle avait prétendu que l’athéisme et le théisme sont indifférents à la moralité : une société d’athées peut être vertueuse. — Oui, dit Voltaire, s’ils étaient tous philosophes ; mais non pour le commun des hommes. Il insiste de plus en plus sur l’utilité morale et sociale que présente la croyance en Dieu. Il a écrit un roman, l’Histoire de Jenni, spécialement contre l’athéisme et ses effets corrupteurs.

En ce qui touche l’âme, Voltaire prétend qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre la question de la spiritualité et celle de la vie future ; l’immortalité peut « être attachée tout aussi bien à la matière que nous ne connaissons pas qu’à l’esprit que nous connaissons encore moins ». (Lettre à Formont, avril 1733.) Voltaire veut montrer à quel point l’affirmation d’une âme distincte du corps soulève d’insolubles difficultés, à quel point aussi elle est contraire à l’expérience des rapports constants qui lient nos facultés mentales et notre organisation corporelle. D’autre part, il reconnaît que l’intelligence ne peut dériver de la pure matière ; il s’en tient à la formule de Locke : pourquoi Dieu n’aurait-il pas donné à la matière la faculté de penser ?

Il varie par rapport au libre arbitre. Dans le Traité de Métaphysique, il l’admet en le limitant : « La liberté donnée de Dieu à l’homme est le pouvoir faible, limité et passager de s’appliquer à quelques pensées et d’opérer certains mouvements. » « Ce sont les chaînes visibles dont nous sommes accablés presque toute notre vie qui ont fait croire que nous sommes liés de même dans tout le reste.» « Le bien de la société exige que l’homme se croie libre ; je commence à faire plus de cas du bonheur de la vie que d’une vérité. » — Il finit toutefois par se convertir au déterminisme, et il a expliqué lui-même comment. C’est pour que la loi de causalité ne soit pas violée : « Être véritablement libre, c’est pouvoir. Quand je peux faire ce que je veux, voilà ma liberté ; mais je veux nécessairement ce que je veux ; autrement je voudrais sans raison, sans cause, ce qui est impossible. Ma liberté consiste à marcher quand je veux marcher et que je n’ai point la goutte. » (Le Philosophe ignorant, XIII, t. XLII, p. 549.)

Vis-à-vis de la morale, l’attitude de Voltaire subit des fluctuations analogues. Ici encore, en effet, après avoir prétendu que la vertu est l’obéissance aux lois, ou bien la conformité de nos actions au bien général, ou bien la fidélité pratique à certains sentiments naturels qui résultent chez tous les hommes d’une organisation commune, il en vient à l’idée de justice, comme à une idée innée, et il s’applique à rectifier sur ce point la théorie de Locke, alors qu’ailleurs, à propos de nos connaissances, il combat la doctrine de l’innéité.

Claire et superficielle, la philosophie de Voltaire paraît coextensive à toute la pensée du dix-huitième siècle ; mais en réalité elle ne l’exprime nullement tout entière : Montesquieu est bien plus original ; les Encyclopédistes, souvent confus et nébuleux, traduisent en leur œuvre un bien plus grand effort spéculatif ; Condillac et les idéologues, avec une précision plus technique, s’appliquent à ce problème capital, l’origine de nos connaissances. Si Voltaire représente son siècle, ce n’est donc que tout en surface. S’il y devient le défenseur de sentiments et d’idées nouvelles, comme de la tolérance, il l’est aussi de divers préjugés sociaux. C’est en somme à Locke et au déisme anglais qu’il emprunte le fond le plus positif de ses idées. Parfois il agace, pénétrant, mais sans jamais dépasser la superficie ou du moins les couches moyennes de la pensée et sans atteindre les profondeurs, il use agilement de son intelligence vive et prompte, et par l’ingénieuse assimilation d’idées courantes ou nouvelles, il en offre au public une traduction qui semble ou qu’on peut appeler originale, mais au sens faible de ce mot qui désigne ici plutôt la verve spirituelle ou paradoxale de l’expression que l’invention même du fond. Ce qui lui manque, en effet, c’est le recueillement, la concentration de la vie intérieure ; au lieu de vivre les idées d’abord pour soi, il les exprime tout de suite pour l’effet à produire. Sans doute, sa curiosité est sincère, mais aussi et surtout il reste esclave du public. Son merveilleux talent excelle à mettre dans la conversation, à faire sortir les idées, à les lancer dans la bataille ; et c’est là certes un des dons caractéristiques de l’esprit français. Mais Pascal, qui avait aussi ce trait de notre génie, a prouvé qu’il n’a point toujours pour rançon la superficialité de la doctrine et l’esclavage de l’écrivain. Et il reste vrai, comme on l’a dit, que « ce n’est pas dans le monde de l’opinion que s’élabore la vérité. »

  1. Cf. les Cabales, Satire, vers 111-112, t. XIX, p. 261.