La Philosophie sociale du XVIIIe siècle et la Révolution/4

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IV

LE SOCIALISME
ET LA RÉVOLUTION FRANÇAISE[1]



L’Economie sociale en France pendant la Révolution, tel a été l’année dernière le sujet de nos leçons. Bien que nous ne l’ayons pas parcouru tout entier, et qu’il nous reste à étudier les idées de Babeuf et de son groupe, nous pouvons dès maintenant embrasser d’un seul regard ce grand mouvement qui pendant sept ans entraîna les esprits de nos pères à la poursuite du bonheur universel. Deux leçons nous suffiront à peine pour ce laborieux résumé. Quoi qu’il nous ait coûté, nous ne l’offrons pas sans appréhension à vos réflexions et à vos critiques. Il soulève une question grave. La Révolution est encore aujourd’hui, chez nous, invoquée comme une autorité imposante par les partis adverses. À la nouvelle que nous instituons une recherche sur les doctrines sociales professées par les trois fameuses assemblées, plusieurs d’entre vous penseront sans doute : « Enfin nous allons savoir lequel du socialisme ou du libéralisme traditionnel peut légitimement se réclamer de la Révolution ! » Et en effet la question est une de celles qui tient l’opinion en suspens. Il semble que celui des deux partis qui aura avec lui le Palladium révolutionnaire ne manquera pas de l’emporter sur l’autre. Présomption fort incertaine ! Il se peut qu’être d’accord avec ces restaurateurs de la cité antique soit une force il se peut que cela devienne une faiblesse. Il se peut qu’il soit plus fâcheux pour le prestige de la Révolution qu’elle ait été à ce point exaspérée et dévoyée par l’ombrageuse passion de l’égalité, qu’il ne sera avantageux au socialisme contemporain de pouvoir se parer de ces tristes souvenirs. L’événement décidera. Pour le moment nous ne nous dissimulons pas qu’en déniant, comme nous allons le faire, aux économistes libéraux le droit de se dire les véritables continuateurs de la Révolution, et en accordant ce droit aux socialistes, mais à titre onéreux, nous risquons de mécontenter les uns et les autres. Si encore nous pouvions exposer à loisir les preuves sur lesquelles notre jugement se fonde ! Mais un résumé se défend mal. Et de plus, pris en soi, il est toujours périlleux. Ce n’est pas le caractère actuel de la question qui nous préoccupe le plus ; notre grand souci est sa difficulté scientifique. Tenter de ramener à quelques lignes simples la masse confuse des événements et des idées ayant trait à l’Economie sociale pendant cette période est une témérité qui n’a d’excuse que dans les exigences de l’enseignement. Il faut bien que nous tentions cette synthèse, si nous voulons nous mettre en état de comprendre non seulement le Babouvisme, mais J. B. Say, Sismondi et Saint-Simon, dont nous abordons l’étude.

La philosophie politique et sociale du xviiie siècle présente deux courants d’idées parallèles ; on y reconnaît d’un côté les Economistes ou Physiocrates pour lesquels le droit primordial à l’appropriation individuelle illimitée, la richesse et l’inégalité qui s’en suivent sont autant de nécessités naturelles, en somme plutôt bienfaisantes, parce qu’elles sont les conditions d’une production abondante et que l’accroissement de la richesse générale est le plus sûr moyen d’assurer le bien-être de tous ; de l’autre côté les moralistes, les philanthropes, plus ou moins entichés de préjugés antiques, ou selon les points de vue, plus ou moins épris d’un idéal de justice et de générosité, qui, considérant la propriété individuelle comme un produit du contrat social, comme un artifice humain, et son extension indéfinie comme la source de la plupart des maux qui affligent les sociétés, chargent l’État d’en surveiller l’accroissement. Ceux-ci ne doutent point que la surabondance des riches ne cause directement la détresse des pauvres, et Rousseau déclare sans sourire que toutes les fois qu’un élégant fait poudrer sa perruque, il affame un indigent. Or si les Economistes ont eu vers le milieu du siècle leur moment de faveur auprès du public, plus tard ce sont les moralistes qui ont pris l’avantage et une vive admiration s’est attachée à leurs conceptions si engageantes et si simples : l’état de nature primitif avec la liberté absolue et l’égalité absolue ; la propriété personnelle et la servitude naissant ensemble ; la déchéance de l’humanité s’aggravant avec l’extension des empires et des richesses ; d’où le rêve d’une organisation sociale étroite par laquelle l’humanité régénérée reviendra autant qu’il est possible à son innocence native sous l’action de l’État, restaurateur de la vertu.

Les Physiocrates et Voltaire[2] exceptés, les tendances dominantes de la philosophie au xviiie siècle sont donc, disions-nous, socialistes. Montesquieu, Rousseau et Mably, qui furent les grandes autorités de ce temps, Montesquieu avec des hésitations et des retours, Rousseau et Mably avec des restrictions de pure forme, s’accordent pour préférer aux monarchies modernes les démocraties égalitaires de l’antiquité. Eh bien ! les hommes politiques de la Révolution sont nourris de leurs ouvrages. Ils les lisent et les relisent chaque jour ; ils y trouvent comme Pascal et Bossuet dans saint Augustin, une évidence inépuisable. Quand on vient d’étudier le xviiie siècle, et qu’on achève cette étude par celle de la Révolution, on voit leurs maximes comme transparaître à travers chaque discours, et chaque proposition de loi. Comment se fait-il, et voilà le problème qui se posait à notre esprit dès le début de nos études sur le xviiie siècle, comment se fait-il que cette longue crise ait abouti à une éclatante consécration de la propriété individuelle et qu’elle ait donné naissance à une société où la richesse n’a rien perdu de son prestige ? Comment ces Economistes qui ne pouvaient ouvrir la bouche dans les deux dernières assemblées sans être accueillis par les huées des tribunes et les protestations de la majorité, ont-ils fini par avoir gain de cause ? Comment leurs doctrines ont-elles obtenu dans le parti libéral, dans le parti qui se prétend dépositaire des principes de la révolution, un tel crédit, qu’elles se sont incorporées à ces principes et confondues avec eux ? Nous avons commencé de répondre à ces questions et voici ce que nous pouvons vous découvrir sommairement des résultats obtenus.


I


En 1789, les formules communistes par lesquelles le mouvement de réforme avait débuté, étaient déjà bien loin. À la négation de la propriété avait succédé de bonne heure le vœu de la propriété égale pour tous. Par exemple, Montesquieu commence par la peinture des Troglodytes, chez lesquels la propriété individuelle n’existe pas ; c’est le régime du Paraguay qui le séduit tout d’abord (Lettres persanes, 1721) puis il y substitue (au début de l’Esprit des Lois, vers 1729), une conception démocratique empruntée à l’antiquité et selon laquelle toutes les propriétés sont réduites ou relevées par l’Etat au niveau du « nécessaire physique. » Plus tard enfin il ne met plus en garde le législateur que contre l’absorption de tout le sol par les grands propriétaires, auquel cas il ne connaît qu’un remède l’expropriation et le partage. Rousseau commence par les imprécations du Discours sur l’Inégalité contre la propriété en général ; puis il se contente dans le Contrat social de prescrire des bornes à la richesse au profit des misérables il déclare que le rôle de l’Etat en matière économique consiste à maintenir la vertu politique, c’est-à-dire à empêcher l’extrême richesse et l’extrême pauvreté, également contraires à la liberté telle qu’il l’entend. Plus tard encore (Constitution de la Corse) il distingue nettement le domaine de l’Etat de celui des individus et veut seulement « subordonner au bien public » la propriété particulière dont la destruction lui semble impossible. Mably n’est pas plus intransigeant. Après avoir dit : « Je crois que les hommes sont sortis parfaitement égaux et parfaitement libres des mains de la nature et par conséquent sans droits les uns sur les autres : tout appartenait à chacun d’eux ; tout homme était une espèce de monarque qui avait droit à la monarchie universelle, » il reconnaît qu’ « une fois la sottise du partage des biens consommée, il est chimérique de penser à rétablir l’égalité » (absolue). Il veut que le législateur louvoyé ; « il faut faire de la propriété la base de la société » pour arriver graduellement à en empêcher les excès. L’Etat de nature ne figure plus dans la croyance commune de la fin du siècle (avant 1789), que comme une justification suprême, d’ordre théorique, des remaniements que le régime actuel de la propriété nécessite et aussi comme le fondement du droit à l’insurrection armée qu’on appelle le retour à la nature. Au fond, ce qu’on veut, c’est la suppression de la classe indigente, mais comment ? Apparemment par un emprunt aux classes qui possèdent. Loin de songer à détruire la propriété en général, la masse la convoite. Cela, dit-on, ne se voit pas dans les cahiers ? Qu’y a-t-il autre chose dans la demande unanime de l’abolition des droits féodaux que l’aspiration à une propriété complète, remplaçant la propriété précaire et limitée du cultivateur censitaire ? Les prolétaires n’étaient pas électeurs ; leurs vœux ne figurent pas dans les cahiers. L’abolition des droits féôdaux était tout ce que pouvait souhaiter le demi-propriétaire appelé à formuler ses vœux dans les campagnes où l’influence des philosophes n’avait pas pénétré. Plus près de Paris, on proteste contre les grandes propriétés et les grandes fermes, autour de Versailles on demande sans détour la vente par petits lots du domaine royal. On a souvent décrit la poussée énergique du tiersétat vers la propriété territoriale pendant la seconde partie du xviiie siècle. C’était surtout chez la petite bourgeoisie rurale que cette convoitise de la terre atteignait un degré aigu : moins le but est lointain, plus les obstacles irritent. Mais si les non-propriétaires étaient absents des assemblées, et trop misérables d’ailleurs pour croire que leur condition pût changer, les philosophes et les politiques élevaient la voix en leur nom. Et comme la terre était alors le type de propriété le plus connu, comme un homme aisé était pour la majorité un homme qui avait des terres, on réclamait pour les pauvres une part de ce sol autrefois commun et méchamment dérobé à la communauté par les ancêtres des propriétaires actuels. Ainsi le mouvement socialiste du siècle aboutissait à un programme d’appropriation pour une classe d’individus, c’est-à-dire à une menace d’expropriation pour les autres, puisque on ne pouvait donner des terres aux « cinq millions de pauvres » (ailleurs on parle de dix-huit et de vingt-cinq millions), dont on prenait en main la cause, sans enlever ces terres quelque part à des gens ou à des corps qui en étaient jusqu’alors légalement détenteurs.

Telle est la marche ordinaire des révolutions sociales. Le communisme — le collectivisme n’en est que la forme récente adaptée au régime industriel — n’est qu’un symbole et un symptôme : il n’à point de place dans la réalité moderne. Il est le prélude de l’expropriation. En condamnant la propriété en général, il prépare, quelquefois sans le vouloir expressément, la suppression de la propriété des tons au profit des autres, Son rôle historique est de faciliter le transfert. Quand il a déconsolidé l’espèce de propriétés considérée comme néfaste, il cède la place naturellemen à une doctrine qui exalte l’espèce de propriétés considérée comme innocente. À moins que les deux doctrines ne se produisent à la fois. Dans ce cas, il suffit de sous-entendre que la propriété niée et la propriété célébrée ne sont pas celles des mêmes gens. La thèse est : La propriété (la vôtre) est un vol ; l’antithèse, la propriété (la nôtre) est sacrée ; la synthèse, c’est le changement de mains.

Mais pour que ce transfert ait lieu, il faut qu’un pouvoir irrésistible s’en charge. L’Etat doit être investi d’un dominium effectif sur les biens de tous les individus. De Tocqueville a bien montré que les derniers rois étaient d’accord pour s’attribuer la disposition souveraine des propriétés. Aussi pendant que la philosophie du xviiie siècle passait de la communauté primitive à l’appropriation individuelle, autorisant celle-ci par celle-là ; elle passait en même temps de ce que nous appelons l’individualisme au socialisme. Les mots sont ici d’une élasticité déplorable. Il est évident pourtant que le socialisme n’est pas autre chose que la subordination et au besoin l’immolation de l’Etat aux fins morales ou autres de la vie individuelle. Depuis que nous l’avons fait remarquer, un auteur placé à un point de vue tout à fait opposé[3] a soutenu également que le socialisme est un individualisme excessif. On s’accoutumera à cette vue[4] qui semble paradoxale, mais qui explique si naturellement les affinités dogmatiques et l’alliance de fait de la démocratie radicale avec les apôtres du collectivisme. Assurément le pivot de la philosophie sociale du dernier siècle a été le droit de l’individu, considéré comme absolu et souverain, supérieur à toutes les contingences sociales. Nous venons d’entendre Mably parler de l’individu roi, tel qu’il est dans l’état de nature, affranchi de toute contrainte et largement pourvu de tout le nécessaire. L’homme de la nature que le Discours sur l’Inégalité nous fait connaître, n’est pas moins investi de droits au moins virtuels antérieurs à la naissance de toute coutume et à la rédaction de tout code. Quand la société intervient, ce ne peut être que pour reconnaître le droit de l’individu à garder sa part des fruits de la terre commune et empêcher que d’autres individus mieux armés ne la lui dérobent. Mais quand elle intervient, elle le fait avec l’autorité que lui communiquent les droits individuels qui l’ont chargée de leur défense. Elle est souveraine en matière de propriété. « L’institution des lois qui règlent le pouvoir des particuliers dans la disposition de leur propre bien n’appartient qu’au souverain. » Rousseau persévéra jusqu’à la fin dans cette doctrine. « Loin de vouloir, dit-il dans la Constitution de la Corse (1765)[5], que l’État soit pauvre, je voudrais au contraire qu’il eût tout et que chacun n’eût sa part aux biens communs qu’en proportion de ses services. » Quel souverain et quel État ? Le souverain collectif, l’État moderne, la Nation ou le peuple, à savoir ce pouvoir nouveau, formé du concours formel des volontés libres, plus absolu si cela peut se dire et plus légitimement absolu que le pouvoir monarchique limité par tous les pouvoirs de même origine féodale, parlement, clergé, communes, corporations, qui prétendaient tous à la souveraineté dans leur sphère. La monarchie avait déjà pu détruire à son profit non seulement certains hauts barons, non seulement certaines corporations expirantes, mais même le corps redoutable de la Compagnie de Jésus. La Nation pourra faire davantage. Elle disposera souverainement, selon Rousseau et ses nombreux admirateurs, de toutes les propriétés. Et pourquoi ? Parce que le droit des individus à la satisfaction de leurs besoins est absolu et que si l’Etat issu du contrat ne se chargeait pas de maintenir ou de rétablir l’égalité, s’il n’était pas « la mesure, la règle, le frein » (Rousseau) des prétentions de chacun à l’accumulation, cause de la misère, il ne justifierait pas l’abandon de l’état de nature et manquerait à la fonction pour laquelle il a été institué. Il est le ministre de la justice, l’instrument de l’égalité, le défenseur des droits de l’individu, ou il n’est rien[6]. Rousseau, nous l’avons vu, préconise certains ménagements. Il ne veut pas qu’on « enlève leurs trésors à leurs possesseurs » actuels. L’action de la loi est, selon lui, préventive, et l’impôt progressif, les lois somptuaires ont surtout pour but d’empêcher les accumulations dans l’avenir, du moins au sein des vieilles sociétés. Mais il prescrit nettement à l’Etat, quel que soit le moyen d’exécution adopté, de « rapprocher les degrés extrêmes autant qu’il est possible, » de ne « souffrir ni des gens opulents, ni des gueux. » Toute la troisième partie de l’article Economie (1755) est consacrée à l’exposé des moyens par lesquels la politique doit subordonner les intérêts à la vertu dans cette question des subsistances. Ni Montesquieu, ni Mably, encore moins Morelly, dont on attribuait l’ouvrage à Diderot, ne pensent autrement ; la souveraineté de l’Etat comme répartiteur des propriétés selon les exigences du droit individuel, est un des dogmes fondamentaux de la philosophie de ce temps.

Hors les Physiocrates, les théoriciens de la politique au xviiie siècle acceptaient donc comme autant de vérités évidentes ces trois propositions dont ils ne voyaient pas le désaccord : 1° la propriété doit rester individuelle ; 2º les propriétés doivent être égales ; 3° l’Etat est le régulateur de la propriété individuelle ; il lui appartient de maintenir ou de rétablir l’égalité. C’est ce qu’on trouve au fond de tous les programmes de la Révolution.

Seulement les philosophes voulaient qu’on maintînt l’égalité autant que possible et par des moyens doux. De telles réserves et de tels ménagements ne sont pas le propre des révolutions. D’ailleurs, eux-mêmes préconisaient ces réserves et ces ménagements sur un ton de colère, et c’est le ton qui donne aux paroles leur vrai sens. Le mouvement, comme toujours, a commencé au sein de la classe bourgeoise déjà émancipée et en train de s’emparer des domaines chargés d’hypothèques, du clergé et de la noblesse. Mais qu’on juge de ce que devaient être les sentiments des pauvres, quand on leur apprenait que toute richesse est une usurpation ! De père en fils, ils avaient souffert les maux inouïs que vous savez il y avait eu depuis le début du siècle famine sur famine ; dès qu’on sut que l’usurpation pouvait cesser si la nation souveraine le voulait, que la liberté et l’égalité étaient immédiatement réalisables, on y tendit avec une passion anxieuse, exaspérée par la menace d’un retour offensif des anciens propriétaires. Le bonheur était là, il n’y avait qu’à vouloir pour le saisir l’espoir et la crainte, les convoitises et les haines se déchaînèrent dans les cœurs. Une fois en train, au lieu de s’en tenir au maintien de l’égalité et de viser au relèvement des conditions inférieures jusqu’à un niveau moyen, on entama une guerre à fond contre les riches et on installa le règne des sans-culottes à quarante sous par jour, qui ne pouvait être durable. Ce fut comme un mouvement de bascule violent imprimé à la société entière. Il ne devait s’arrêter que quand la société serait sens dessus dessous et que serait réalisée la menace figurative de ces va-nu-pieds qui montaient au printemps de 1789, pendant la promenade de Longchamps, sur le marchepied des carrosses, en criant « Bientôt c’est nous qui serons dans vos carrosses et vous derrière ! »

De ce point de vue la Révolution se présente à nous comme un effort désespéré pour mettre fin instantanément à toutes les infortunes, pour faire en une fois le bonheur du peuple français et comme on disait alors de l’humanité ou du monde, en supprimant l’inégalité des conditions. Voyons ce qu’elle a tenté pour y réussir, dans quelle mesure elle y a échoué, et comment elle a trouvé elle-même sa limite dans la durée de l’illusion qui l’a provoquée.

Nous vous prions de ne pas croire que nous condamnions toutes les institutions qui figurent au programme de la Révolution ; quelques-unes élaborées au cours de ce siècle, amendées, complétées peu à peu sous la pression lente des besoins, à mesure que le temps en rendait la réalisation inoffensible et possible, ont porté d’heureux fruits dans la société française moderne. Telles sont par exemple l’idée d’une université d’Etat et d’une assistance publique. Nous n’excluons pas davantage des fins de l’Etat la recherche du bonheur, c’est-à-dire en réalité les efforts des législateurs pour rendre, par des réformes techniques mûrement étudiées, chacun autant que possible content de son sort, la mesure du possible étant ici l’intérêt de la paix sociale elle-même, et les conditions générales de l’existence et de la défense du groupe national. S’il nous arrive de vous laisser voir par le ton de notre exposé que nous n’approuvons pas tout ce que la Révolution a fait, entendez que c’est la méthode révolutionnaire, que c’est l’emploi systématique de la violence, que c’est la croyance à l’efficacité des crises soudaines et des changements instantanés que nous réprouvons de toute notre énergie. Le reste est l’affaire des parlements.


II


L’Assemblée Constituante commença par abolir tout ce qui subsistait du communisme du moyen-âge. Il y en avait deux vestiges : 1º la propriété féodale et 2° la propriété de l’Eglise et des corporations. Elle détruisit ces deux formes de propriétés pour y substituer la propriété individuelle. Mais elle ne put le faire qu’en investissant l’Etat du droit de disposer souverainement des biens des citoyens et d’exproprier les uns pour assurer l’appropriation des autres.

Le seigneur était propriétaire virtuel de toutes les terres qui dépendaient de sa mouvance. Quand il donnait un domaine à charge de rente, le censitaire et sa descendance en avaient la jouissance indéfiniment, mais le droit du seigneur continuait à s’affirmer non seulement par les redevances qui n’étaient pas rachetables, mais encore par le retrait lignager et les cérémonies d’hommage dont la signification peu à peu oubliée était de rappeler la concession primitive. Il y avait, à côté des censives, des rentes foncières consenties librement, véritables contrats privés, simples moyens d’emprunt en un temps où le prêt à intérêt était défendu ; elles se confondirent rapidement avec le cens primitif parce que dans la conception féodale il n’y avait pas de terre sans seigneur. C’est ce que firent valoir les nobles dans la réaction aristocratique de 1779, au moment où sous la menace de la propagande socialiste que nous avons décrite, fut entreprise la révision générale des terriers. À ce moment ceux qui cultivaient les terres en très grand nombre auxquelles une rente était attachée, sentirent qu’ils n’en étaient pas les seuls propriétaires et que la propriété en était commune entre eux et un suzerain quelconque, quelquefois fort éloigné. Il fallait que le droit changeât, pour que la vente fût définitive et l’appropriation complète.

L’abolition des droits féodaux qui fut réalisée par les décrets du mois d’août 1789 opéra ce changement. Ces décrets révélèrent un état de choses politique et social vraiment nouveau quoi qu’on en ait dit. La directe, c’est-à-dire le droit éminent que le roi prétendait avoir sur toutes les terres du royaume, la Nation par ses représentants l’exerçait dans sa plénitude et le socialisme d’Etat était l’instrument avec lequel les derniers vestiges du communisme du moyen-âge étaient effacés.

En effet, si la Constituante exigea le rachat des droits contractuels, elle abolit simplement les droits de suzeraineté qui n’étaient pas tous, tant s’en faut, purement honorifiques. Or les arguments par lesquels on essaya de démontrer l’illégitimité des censives qui depuis des siècles attestaient la communauté entre le seigneur et son tenancier, n’avaient aucune valeur historique ni théorique. En supposant que toute propriété féodale remontât à l’invasion, il eût fallu pour que la thèse des publicistes d’alors fût vraie, qu’il fût démontré que les terres conquises appartenaient aux ancêtres des paysans actuels, nominativement en toute propriété, démonstration impossible : la transmission de la tare provenant de la conquête dont on prétendait que la propriété des nobles était frappée, supposait l’hérédité, dans les familles roturières prétendues dépouillées, d’un droit défini qu’aucun titre ni juridique ni moral n’établissait. Affirmer d’autre part le droit de nature du travailleur sur la terre, c’était simplement dire qu’il entendait l’avoir à lui toute, parce que cela lui était agréable. La distinction ne tenait pas. Il fallait indemniser les nobles pour les deux sortes de revenus qu’on leur enlevait, ou les leur enlever de vive force à la fois. C’est ce qui arriva d’ailleurs. En fait, les indemnités promises aux propriétaires nobles ne furent jamais payées les seigneurs avaient essayé en 1779, lors de la révision des terriers, de faire passer les rentes foncières pour des redevances féodales ; les paysans les prirent au mot à la Révolution et sur tout le territoire il n’y eut plus en effet que des rentes féodales, c’est-à-dire des rentes qui tombaient sans rachat. Ils refusèrent de payer les unes et les autres. Pour les unes comme pour les autres l’expropriation est évidente. L’Etat la consacrait par la loi pour la féodalité dominante, il ne la consacrait pas moins par son silence et son refus de poursuites pour la féodalité contractante. Quand on dit que la Constituante a fondé la propriété individuelle, il ne faut pas oublier d’ajouter qu’elle a fondé la propriété des uns — la majorité il est vrai — aux dépens de la propriété des autres.

Il en fut de même des propriétés des corporations et en particulier de celles de l’Eglise.

Les corporations étaient les héritières fort amoindries des anciennes communes ou corps de métiers du moyenâge. Leur propriété collective, indépendante à l’origine, participant jadis comme celle des Parlements et des Universités de la souveraineté morcelée des temps féodaux, avait été déjà dans bien des cas entamée par le pouvoir central (création d’offices nouveaux, taxes énormes réitérées pour rachat de ces créations, etc.) Elle se composait de deux parts : les maîtrises et jurandes qui s’achetaient et représentaient une valeur en argent aux mains des titulaires actuels, et les fonds communs, valeurs mobilières ou immobilières, appartenant à la corporation. L’institution était en pleine décadence ; mais tel était l’état du droit, qui à aucun point de vue ne pouvait être contesté. Le comité des contributions au sein de la Constituante s’inspira, pour réclamer un régime nouveau, des doctrines des Physiocrates ; il proclama la liberté de l’industrie et du commerce et soutint que le nombre des commerçants et des fabricants en chaque profession se mettrait naturellement d’accord avec les besoins des consommateurs. Doctrines respectables. Mais pour assurer à chacun dans l’avenir la propriété de son travail, le législateur méconnut étrangement les droits du travail passé et les principes juridiques les plus évidents. L’assemblée supprima les maîtrises et les jurandes ; elle promit aux titulaires de ces charges une indemnité des deux tiers de leur prix (40 millions) pourquoi des deux tiers ? – qui ne leur fut payée qu’en assignats ; et quant aux propriétés des corporations, elles furent confisquées au profit de l’Etat. Encore une expropriation ! À cette occasion se manifesta tout naturellement dans un journal la tendance à une réglementation socialiste de l’industrie qui devait s’accentuer plus tard au cours de la Révolution : on demanda qu’un minimum fût fixé pour les salaires et qu’il fût donné aux ouvriers a qui se seraient distingués par leur habileté et leur sagesse », « les moyens de s’établir pour leur compte. » Ce journal était l’Ami du Peuple, et l’auteur de l’article était Marat.

Les biens de l’Eglise étaient essentiellement collectifs. Ils appartenaient simultanément à un groupe plus ou moins considérable de personnes et passaient de génération en génération par une continuité tacite, sans testament. C’était la seule réponse à faire à ceux qui voulaient supprimer la propriété ecclésiastique, parce qu’elle n’était point la chose d’un ou de plusieurs individus déterminés. Où est le propriétaire ? demandait-on. « S’il s’agit d’un individu isolé, au sens physiologique, eussent pu répondre les membres du clergé séculier comme les membres des Ordres, en effet il n’y en a point. Nous sommes un corps. Nous n’avons pas oublié le passage des Actes des Apôtres : « Et tous les croyants vivaient unis et tout était commun entre eux, » ni la lettre de saint Paul aux Corinthiens « De même que le corps est un et a plusieurs membres, et que, les membres du corps étant plusieurs, il n’y a cependant qu’un corps, ainsi le Christ, » c’est-à-dire e l’Eglise incorporée au Christ, la Chrétienté. « Car nous avons été tous, Juifs ou Hellènes, esclaves ou hommes libres, fondus en un seul corps et absorbés en un même souffle. » Ils eussent pu ajouter : « L’Eglise est à ce titre une personne vivante et réelle ; elle est pour nous la source de tout droit, du droit de propriété comme de tous les autres. La nation au contraire, au nom de qui vous voulez nous dépouiller, n’est pour nous qu’une abstraction, un mot elle n’a point de droits et n’est pas source de droits, puisque votre loi ne connaît que des individus ! » Maury semble avoir entrevu cette argumentation, quand, à ceux qui disaient que les corps sont des personnes morales créées par la nation et que la nation peut les détruire puisqu’elle les a faites, il répondit : « Un corps moral ! La nation est-elle donc autre chose ? » Mais le clergé du xviiie siècle avait perdu le sens des traditions primitives ; il était dévoré d’individualisme ; les Jésuites avaient réalisé en Amérique d’immenses bénéfices comme compagnie commerçante et industrielle, un de leurs préfets avait pu faire une faillite de trois millions ; les monastères, en France, n’étaient plus qu’une collection de personnes distinctes, richement rentées, vivant pour ellesmêmes et, hautement conscientes de leur séparation. La philosophie individualiste avait gagné les dignitaires les plus élevés de l’Eglise, et c’est l’évêque d’Autun qui avait l’un des premiers posé la question de la légitimité de la propriété ecclésiastique : il admettait, et plusieurs représentants du clergé admettaient comme lui, qu’il appartenait à l’Etat de faire une révision des propriétés, et d’opérer un triage entre elles selon le principe de l’utilité publique, c’est-à-dire du plus grand bonheur individuel. Nous nous trompons en disant que les ecclésiastiques présents eussent pu prononcer devant l’assemblée le discours chrétien que nous supposions tout à l’heure : ni eux ne concevaient ces idées, ni personne ne se fût trouvé pour les comprendre. On ne voulait de toutes parts entendre parler que de droits individuels ; simultanément, tout le monde admettait que la Nation était souveraine en matière de propriété comme en tout le reste, mais le droit souverain qu’on lui attribuait venait des individus et retournait à l’individu.

Hors l’Etat, un corps durable, consacré à travers les générations au service d’une idée, était une chose que l’individualisme et si vous me permettez ce mot barbare, le momentanéisme du xviiie siècle ne pouvait concevoir et ne voulait en aucune façon admettre. Avant d’être inscrite dans la loi des 14-17 juin 1791, comme l’une des bases de la Constitution française, cette négation du droit des associations à posséder, c’est-à-dire à vivre, fut exprimée avec une vigueur singulière par Mirabeau dans la discussion sur les biens du clergé. » L’utilité publique est la loi suprême et ne doit être balancée ni par un respect superstitieux pour ce qu’on appelle intention des, fondateurs, comme si des particuliers ignorants et bornés avaient eu le droit d’enchaîner à leur volonté capricieuse les générations qui n’étaient point encore, ni par la crainte de blesser les droits prétendus de certains corps, comme si les corps particuliers avaient quelques droits vis-à-vis de l’Etat. — Mais les corps particuliers n’existent pas par eux-mêmes ni pour eux ils ont été formés par la société et ils doivent cesser d’être au moment où ils cessent d’être utiles. Concluons qu’aucun ouvrage des hommes n’est fait pour l’immortalité. Puisque les fondations multipliées par la vanité absorberaient à la longue les propriétés particulières, il faut bien qu’on puisse à la fin les détruire. Si tous les hommes qui ont vécu avaient un tombeau, il aurait bien fallu pour trouver des terres à cultiver, renverser ces monuments stériles et remuer les cendres des morts pour nourrir les vivants. » Mais, affirmé avec cette intensité, le droit exclusif de l’Etat à fonder par une attribution momentanée et précaire toute possession individuelle, allait dans la pensée de Mirabeau jusqu’à la négation de toute propriété et le socialisme sortait encore ici de l’individualisme, puisque le même orateur disait dans la même discussion avec l’assentiment de l’assemblée : « Il serait temps que l’on abjurât les préjugés d’ignorance orgueilleuse qui font dédaigner les mots salaire et salariés. Je ne connais que trois manières d’exister dans la société : il faut y être mendiant, voleur ou salarié. Le propriétaire n’est lui-même que le premier des salariés. Ce que nous appelons vulgairement la propriété, n’est autre chose que le prix que lui paie la société pour les distributions qu’il est chargé de faire aux autres individus par ses consommations et ses dépenses ; les propriétaires sont les agents, les économes du corps social. » Maury n’avait-il pas raison de s’écrier qu’en touchant à la propriété du clergé, on risquait d’ébranler toutes les autres ? Vous nous prenez nos biens ; le peuple un jour vous prendra les vôtres. « Il dira aussi qu’il est la Nation ! » « Vous nous conduisez à la loi agraire ! » Dans le langage du temps c’était dire : Prenez garde au socialisme futur ! C’est dans cet esprit et en se fondant sur ces raisons que la Constituante confisqua les trois milliards de propriétés ecclésiastiques. À ce moment (2 nov. 1789), il n’y avait point de guerre extérieure, point d’insurrection, point de tribunes dont la pression pesât sur l’assemblée. La Révolution, en affirmant dès son début que la propriété était une délégation expresse de la loi, un don de l’Etat, toujours révocable, une sorte de fonction essentiellement viagère, confiée tantôt à l’un, tantôt à l’autre des citoyens au prorata des services, obéissait à son génie propre, c’est-à-dire qu’elle marchait dans la voie que la philosophie antérieure lui avait tracée.

Comment procèderait-on à la vente des biens de l’Eglise auxquels se joignirent ceux de la couronne ? Plus particulièrement quel mode de lotissement allait-on adopter ? Viserait-on à obtenir le plus haut prix possible en vue de combler le déficit ? Chercherait-on, comme le voulait Talleyrand, à grouper les terres et les bâtiments d’exploitation de telle sorte que la grande culture, chère aux Physiocrates, et par elle l’augmentation de la richesse publique fussent favorisées ? Ou au contraire chercherait-on, selon les vues de la philosophie politique égalitaire, à mettre par un morcellement indéfini le plus grand nombre de parcelles à la portée du plus grand nombre possible d’acheteurs ?

Dans la pensée de ses promoteurs, l’aliénation des biens nationaux était liée à la création des assignats. Les biens du clergé seraient avant tout le gage d’une émission de papiers fiduciaires, qui donnerait à la Révolution un trésor pour ainsi dire inépuisable et permettrait au régime nouveau non seulement de payer les dettes de l’ancien sans inquiéter la bourgeoisie libérale, mais encore de considérer toute autre source de recette comme une quantité négligeable. On raconte que quelqu’un ayant objecté à Mirabeau qu’on trouverait difficilement des acquéreurs pour la masse énorme des biens nationaux, surtout pour ceux du clergé, il répondit « Eh bien nous les donnerons ! » Nous verrons combien cette expression se vérifia par la suite. On comprend du moins que pour le moment le produit à obtenir de la vente en vue de combler le déficit n’ait pas été, comme on le croirait, le seul mobile des liquidateurs. L’assemblée déclara elle-même qu’elle poursuivait un double but : par les moyens adoptés, elle pensait, est-il dit dans la loi des 14-17 mai 1790, « remplir en même temps les deux objets proposés dans cette opération, le bon ordre des finances, et l’accroissement heureux, surtout parmi les habitants des campagnes, du nombre des propriétaires. » Elle espéra atteindre ce double but par les dispositions suivantes : 1° on essayerait des enchères pour les exploitations rurales prises dans leur ensemble ; 2° là où l’enchère globale n’aurait pas réussi, on essayerait des enchères partielles ; 3° et enfin « si au moment de l’adjudication définitive, la somme des enchères partielles égale l’enchère faite sur la masse, les biens seront de préférence adjugés divisément. » Des délais (pour les onze versements postérieurs au premier, ils allaient jusqu’à douze années) étaient accordés aux acquéreurs. On entrait en possession dès le premier versement. Il est douteux, en dépit des menaces de déchéance, que les autres aient été rigoureusement exigés. Nous allons voir qu’à mesure que l’émission des assignats paraît avoir le plus de chances de réussir, le premier souci apparent du législateur, l’intérêt du trésor, cède de plus en plus la place au second, la diffusion de la propriété territoriale. La loi des 10-20 août 1790 accuse cette préoccupation démocratique que notre culte pour la Révolution nous fait trouver toute naturelle. « On ne peut trop, dit-elle, recommander aux directoires de faciliter les petites acquisitions ; comme c’est une des vues principales de l’opération, c’est aussi vers son accomplissement que les moyens doivent surtout être dirigés. » La loi des 3-6 juillet 1891 résume sur ce point la politique de la Constituante. Elle s’excuse en quelque sorte de penser à l’avantage de l’État : « Constamment occupée du désir de multiplier le nombre des propriétaires, l’assemblée nationale n’a cessé de tendre par toutes ses dispositions à la plus grande division possible des domaines nationaux ; cette vua n’a été subordonnée qu’aux devoirs plus impérieux, plus sacrés encore, de l’extinction de la dette. » La Législative et la Convention ne s’embarrassèrent pas de ce souci : les deux milliards de la dette ne furent jamais payés et la vente des biens nationaux ressembla de plus en plus à une distribution gracieuse en faveur de ceux qui s’enrôlaient ainsi définitivement sous la bannière de la Révolution.

Avec du temps et un régime sévère d’économies, l’extinction de cette dette n’eût pas été au-dessus des ressources nationales. Mais on avait au xviiie siècle de singulières idées en matière d’impôts. Quand Necker voulut faire appel au crédit public par un emprunt à 5 0/0, on lui répondit par des déclamations contre les capitalistes. Rousseau avait dit que le mot de finances est un mot d’esclaves. Deux emprunts échouèrent. On recourut à une contribution patriotique. C’était un axiome que dans un État libre, le citoyen va de lui-même au-devant des appels du trésor public : Mercier avait, dans L’an 1440 (1770), représenté les riches venant « d’un air libre, aisé, content, » jeter leurs dons dans un grand coffre et les citoyens couronnés de fleurs apportant leurs tributs sur des troncs roulants ornés de lauriers. « Nous aimons être libres dans nos dons, fait-il dire aux riches, et notre générosité ne veut d’autre motif que la raison et l’amour de l’Etat. » « Ce que nous donnons est de bon cœur ; notre tribut n’est pas forcé ; il est fondé sur l’équité ainsi que sur la droite raison. » On sait que cette contribution patriotique avait produit avec peine 30 millions en 1792 ! Dès le début de la Révolution les impôts cessèrent de rentrer. « Les revenus de l’Etat sont anéantis, le Trésor est vide ; la force publique est sans ressort ! » s’écriait Mirabeau en septembre 1789. Il fallut, malgré les grandes espérances fondées sur la vente des biens nationaux, et au moins pour l’avenir, établir des impôts. En 1791, l’assemblée supprime définitivement les impôts directs sur les facultés individuelles. La capitation de l’ancien régime semble disparaître. Mais l’impôt sur les signes extérieurs du revenu réintroduit indirectement le principe de la progression, et substitue l’impôt personnel à l’impôt réel. Se fondant sur ce qu’on met une part d’autant plus forte de son revenu à son loyer qu’on est moins riche, la loi de janvier-février 1791 présumait un revenu double, triple, quadruple selon que les loyers étaient de 100 livres ou de 100 à 500, ou de 500 à 1,000 livres, et elle frappait ce revenu d’une taxe proportionnelle. Ce n’est pas là un impôt proportionnel véritable, c’est le frein demandé par Rousseau. C’est un impôt progressif de tendance. Tous les autres impôts de la Révolution l’ont été de fait.

Par l’aliénation des biens de l’Eglise, par cette première tentative pour restreindre au moyen de l’impôt l’accroissement des fortunes, la Constituante préparait le retour à l’égalité primitive. Elle travailla non moins consciemment à la même œuvre en proclamant les 8-15 avril 1791 le principe de l’égalité des partages dans les successions ab intestat, et en abolissant en particulier toute inégalité « résultant de la distinction des sexes. » Elle répondait par cette dernière mesure à un mouvement féministe très énergique qui avait eu lieu dès 1789 et auquel avait participé Condorcet. La discussion qui s’ouvrit à la même date (le 5 avril) sur le droit de tester, n’aboutit pas ; mais des discours furent prononcés qui nous éclairent sur les doctrines sociales alors généralement reçues parmi les législateurs. Robespierre déclare qu’il faut repousser la liberté de tester, non parce que « le vœu de la nature exige l’égalité entre les enfants d’un même père, » mais parce que « la base de la liberté, la base du bonheur social, c’est l’égalité. » « Je sais, ajoute-t-il, qu’il est impossible I d’établir l’égalité parfaite ; je sais que plusieurs causes différentes tendent à déranger l’égalité des fortunes ; mais il n’en est pas moins vrai que les lois doivent toujours tendre à la maintenir autant que la nature des choses peut le permettre et qu’elles iront directement contre leur but, contre le but de toute société, lorsqu’elles tendront à la violer. L’égalité est la source de tous les biens, et l’inégalité est la source de tous les maux politiques… etc. Vous n’avez donc rien fait pour le bonheur public, pour la régénération des mœurs, si vos lois ne tendent à empêcher par des voies douces et efficaces l’extrême disproportion des fortunes… » Ce sont presque les termes dont se sert Montesquieu. Et Robespierre n’oublie pas d’invoquer le principe individualiste, que la propriété est viagère et discontinue, d’où il tire immédiatement la conséquence socialiste qu’elle doit après la mort de chaque homme « retourner au domaine public de la société. Ce n’est que pour l’intérêt public qu’elle transmet ses biens à la postérité du premier propriétaire or l’intérêt public est celui de l’égalité. » Que le nom de Robespierre ne nous trompe pas. Des membres les plus considérables de la Constituante souscrivaient aux principes d’où cette doctrine découlait. Tronchet fut appelé par un vote exprès de l’Assemblée à donner son avis. Bien que moins passionné pour l’égalité, il n’est pas moins fidèle à l’orthodoxie philosophique que Robespierre. Il commence par invoquer l’état de nature : « La nature a donné en commun la terre et ses dons à tous les hommes… Mais elle n’a donné à aucun homme tel ou tel domaine particulièrement… La propriété naît de l’occupation… Elle est moins un droit qu’un fait impossible d’attribuer à l’homme dans l’état de pure nature un véritable droit de propriété, il est encore plus impossible de donner à ce droit un caractère de perpétuité et de transmissibilité… C’est l’établissement des sociétés civiles, c’est la réunion conventionnelle des hommes en société qui est la seule source véritable du droit de propriété et de la transmissibilité d’un individu à un autre après le décès du possesseur. » Il est vrai qu’il aboutit à des conclusions différentes de celles de Robespierre en ce qui concerne la liberté de tester (il accorde au père la disposition du quart de ses biens) ; il y a là une trace de l’influence des Physiocrates ; mais que ce soit lui qui se contredise ou le député d’Arras, nous n’avons pas à le rechercher en ce moment : l’intérêt de son intervention est dans l’hommage qu’il rend, d’accord avec la grande majorité de l’Assemblée, aux principes posés par les philosophes, à savoir que la propriété est une délégation de l’Etat, que sa transmissibilité résulte d’une volonté expresse du législateur, qu’elle est enfin, même dans la famille, personnelle et momentanée ; ce qui constitue l’Etat l’unique détenteur permanent et le dispensateur de tous les biens. D’autres reprendront bientôt les conséquences que Robespierre en tirait dès 1791 en faveur de l’égalité absolue et de la division des biens à l’infini.

Sur les devoirs de l’Etat en matière d’assistance, (devoirs si résolument proclamés par Montesquiu[7] et Rousseau, tout le monde était d’accord dans la Constituante. Le comité pour l’extinction de la mendicité chargea le duc de La Rochefoucauld-Liancourt de présenter à l’assemblée plusieurs rapports sur ses travaux : au début du premier (Plan de travail du comité, etc.), la doctrine du comité se trouve exposée dans ces paroles qui furent unanimement approuvées : « Tout homme a droit à sa subsistance. – Cette vérité fondamentale de toute société et qui réclame, impérieusement une place dans la déclaration des droits de l’homme, a paru au comité devoir être la base de toute loi, de toute institution politique qui se propose d’éteindre la mendicité. Le devoir de la société est donc de chercher à prévenir la misère, de la secourir, d’offrir du travail à ceux à qui il est nécessaire pour vivre ; de les y forcer, s’ils refusent ; enfin, d’assister sans travail ceux à qui l’âge ou les infirmités ôtent tout moyen de s’y livrer. » En conséquence, La Rochefoucauld propose un vaste plan d’organisation administrative de l’assistance dont nous pouvons à peine esquisser les grandes lignes : l’Etat chargé des principales dépenses, et réparaissant un fonds annuel de 50 millions entre les départements ; un hospice par 16, 000 habitants, les hospices et les hôpitaux existants, maintenus par exception dans l’administration de leurs biens, la surveillance des établissements de charité confiée aux administrations civiles, l’établissement d’ateliers et de chantiers publics destinés jà fournir du travail aux indigents valides, des peines édictées contre ceux qui refuseraient le travail offert. De ce vaste programme, la dernière partie fut seule réalisée ou plutôt elle l’avait été déjà, mais pour la commune de Paris seulement, avant le dépôt des rapports du comité ; tant cette théorie de l’assistance paraissait évidente a tous les administrateurs, en présence de la détresse générale ! Trente mille ouvriers avaient été employés à des travaux de terrassement à raison d’un franc par jour pendant plusieurs mois, au moment de la plus grande pénurie du trésor ; les enfants, les femmes et les vieillards avaient été admis au nombre de plusieurs milliers dans des ateliers de tissage. Puis il avait fallu se rendre à l’évidence, la plupart des prétendus ouvriers n’étaient réguliers que pour toucher la paye ; des troupes de vagabonds et d’étrangers accouraient à Paris pour profiter de l’aubaine, une redoutable armée insurrectionnelle se formait en réalité dans ces chantiers livrés à une scandaleuse indiscipline ; on avait été contraint de licencier cette foule de parasites au milieu de difficultés sans nombre. La première expérience tentée pour appliquer le droit au travail n’avait réussi qu’à achever la ruine publique et à hâter les plus graves explosions révolutionnaires.

« Les hommes sont reconnus égaux, et pourtant combien cette égalité de droit serait peu sentie, serait peu réelle au milieu de tant d’inégalités de fait, si l’instruction ne faisait sans cesse effort pour rétablir le niveau et pour affaiblir du moins les funestes disparates qu’elle ne peut détruire ! » Ainsi parlait Talleyrand dans son rapport sur l’Instruction publique à l’Assemblée constituante, où vous voyez que ce n’est pas d’une égalité de droit qu’il est question, mais d’une égalité de fait, d’une égalité réelle. Le projet qui en formait la conclusion établissait une vaste hiérarchie d’écoles, accordait la gratuité à tous les enfants des écoles du premier degré ; et décernait des bourses aux élèves les plus méritants du second et du troisième, de manière à assurer la sélection des talents au profit de la société tout entière. L’Institut national, sorte d’université centralisée, couronnait ce système d’instruction publique, qui faisait pendant au système d’assistance. L’égalité n’y régnait qu’à la base, il n’admettait point d’illettrés et joignait l’obligation à la gratuité ; mais, d’étage en étage de la construction projetée, l’inégalité reprenait ses droits. Les assemblées ultérieures corrigeront ces dérogations timides au principe de l’égalité absolue.

En résumé, les doctrines de la Constituante, inspirées par les tendances dominantes de l’opinion éclairée, toute acquise elle-même à la philosophie politique et sociale du siècle, offrent, en dépit des résistances encore opposées à leur envahissement par les Physiocrates, un ensemble cohérent. Elles font de l’Etat le tributaire de l’individu pour la satisfaction normale de tous ses besoins y compris éventuellement les besoins physiques, et par cela même, comme ces besoins sont autant de droits, elles investissent l’Etat par un retour inévitable de pouvoirs sans bornes : comme le veut le Contrat social, quand le citoyen a exercé sa souveraineté en acceptant le pacte fondamental et en donnant son suffrage pour constituer l’assemblée souveraine, il devient tout à coup le plus humble des sujets ; s’il est riche, rien n’est plus à lui ; sa possession est un fait qui ne peut revêtir un caractère légal que par une investiture nouvelle et l’Etat, responsable de l’inégalité des conditions, dispose sans réserve de ses propriétés selon les exigences du bonheur public, entendez : selon la mesure à laquelle l’immense majorité des non-possédants veut bien fixer le minimum des satisfactions qu’elle estime nécessaires. Ces revendications sont encore modérées ; qu’elles se fassent plus pressantes et la doctrine devra y souscrire l’Etat s’y plier, les ci-devant, les aristocrates s’y soumettre. Ils sont livrés, « la bête est dans le piège, écrit Camille Desmoulins, qu’on l’assomme ! » Les châteaux brûlent, les pillages commencent ; l’Assemblée constituante, qui a tous les pouvoirs, est satisfaite. « L’assemblée, dit un des collaborateurs de Mirabeau (Dumont), avait tellement peur d’offenser le peuple, qu’elle regardait presque comme un piège toutes les motions tendant à réprimer les désordres. Quoique elle déclarât souvent dans ses préambules qu’elle était profondément affligée et même irritée des violences commises par les bandits et les brigands qui brûlaient les châteaux et insultaient la noblesse, on jouissait en secret d’une terreur qu’on croyait nécessaire. On blâmait par décence, on ménageait par politique ; on donnait des compliments à l’autorité et des encouragements à la licence… » L’Europe applaudissait à la victoire du « parti démocratique de l’assemblée… » « C’était le procès du genre humain contre les classes usurpatrices et dominantes… Je ne sais quelle joie était répandue partout dans les états les plus nombreux de la société. Il y avait une fermentation générale, une sorte d’ivresse dans les espérances, et l’enthousiasme excité par la grandeur de l’objet rendait presque insensible pour des désordres qu’on regardait du même œil que des accidents malheureux dans un triomphe national. Tout l’échafaudage d’un édifice antique et ruineux pouvait-il s’écrouler sans blesser quelques infortunés et quelques opiniâtres qui s’obstinaient à le soutenir ? Voilà (conclut notre auteur), ce que pensaient les meilleurs esprits de l’Europe, les meilleurs philosophes, tout ce qu’il y avait de philanthropes et d’amis de la liberté… » Disons donc que si la révolution a rendu heureux les Français (nous ne parlons pas de l’humanité), ce fut de 1790 à 1791, alors qu’elle n’avait donné que des promesses. Tous les grands mouvements de passion débutent par ces ravissements. Les visites en armes des gardes nationales de ville à ville sur tout le territoire, les vastes farandoles, les danses, les chants, les embrassades de la Fédération symbolisent cette union et cette égalité idéales, dont on savourait par anticipation la douceur comme dans un rêve, sans vouloir penser aux obstacles possibles. Heureux ! non pas tous assurément, car toute une classe dès lors était traquée, menacée de pillage, d’incendie ou de supplices sans nom : durs ou généreux, courtisans ou bons serviteurs du pays, au fond de leurs châteaux, les nobles, chaque nuit, écoutaient les bruits du dehors ; ils veillaient dans l’angoisse et l’alerte, et sur ce sol français souvent défendu par eux ne savaient où fuir, puisque même après une renonciation totale à leurs privilèges, les pouvoirs nationaux ne les protégeaient plus, puisque partout ils étaient traités comme déjà hors la loi. Eh bien ! ce n’était pas assez et tous les riches allaient subir le même sort en vertu sans doute de la Déclaration des droits de l’homme, article 17 « La propriété est un droit inviolable et sacré. »

Vous le voyez, Messieurs, ce n’est pas dans les groupes dissidents, dans les tentatives avortées des partis extrêmes que nous cherchons la véritable pensée de la Révolution en matière d’Economie sociale. Nous la cherchons et nous croyons la trouver dans les discussions des assemblées et dans leurs actes, c’est-à-dire dans les discours et les résolutions du parti prépondérant[8]. Cependant il ne faut pas négliger les manifestations d’opinion qui devancent les décisions futures et qui sont des symptômes précurseurs. Ainsi nous mentionnerons une proposition de l’abbé Maury, du 18 janvier 1790, tendant à l’établissement d’une loi contre le luxe. Son discours fut attaqué par un député nommé Blin, au nom de l’économie politique, et il retira sa motion ; mais l’idée de sévir contre la richesse qui commet le crime de se laisser voir allait devenir populaire et provoquer les lois somptuaires de la Convention. Mentionnons encore le succès du Cercle social, issu dès 1790, avec la société des Jacobins, du Club Breton qui siégeait à Versailles. On sait que l’abbé Fauchet fut le fondateur du Cercle social et lui donna pour organe La Bouche de Fer. Aux premières séances l’orateur préconisa « la loi agraire, » c’est-à-dire le socialisme, devant un auditoire immense ; bientôt des protestations se produisirent, mais la société garda 3, 000 adhérents. Le bruit ayant couru de la fusion prochaine de ce club avec les Jacobins, ceux-ci s’alarmèrent et le dénoncèrent au comité des recherches comme demandant la loi agraire. Camille Desmoulins s’interposa, un accord fut conclu, et l’abbé Fauchet, nommé évêque constitutionnel du Calvados, dut en retour faire amende honorable devant les Jacobins. « Je dois, dit-il, consigner ici ma profession de foi sociale… » Le principe qui « renferme toute bonne institution de l’ordre social, » c’est « l’assurance des moyens de la suffisante vie à tous les individus de la société, de l’aisance proportionnelle au travail et à l’industrie, de la grande abondance aux travaux largement productifs et à l’industrie supérieure. » Comme sans aucun doute l’Etat devait être chargé selon l’abbé Fauchet d’assurer aux citoyens ces avantages, ce programme considéré comme officiellement orthodoxe par la société encore monarchique des Jacobins, le 18 mai 1791, mérite d’être rappelé. On’ne voit pas en quoi cette organisation du salariat public universel eût été moins hardie que la distribution de terres qui commençait alors sous forme de vente au rabais des biens nationaux, distribution des articles de la Bouche de Fer pouvaient passer pour le panégyrique. « Etre libre, raisonnable et bon, ranime ton existence, arme ta pensée, relève ton cœur et recouvre ton domaine. La nature te le garde, elle a fixé le temps de ton réveil et la fin de ses vengeances… Toute la terre se soulève pour remonter à son maître et reprendre sous son empire renouvelé un aspect plus heureux. Sublime Rousseau ! âme sensible et vraie ! tu as entendu l’un des premiers l’ordre éternel de la justice ! Oui, tout homme a droit à la terre et doit y avoir en propriété le domaine de son existence. Dans le pacte associatif qui constitue une nation selon les souverains décrets de la nature et de l’équité, l’homme se donne entièrement à sa patrie, il reçoit tout d’elle ; chacun lui livre ses droits, ses forces, ses facultés, ses moyens d’existence et il participe aux droits, aux forces, aux facultés, aux moyens d’existence de tous : grande unité d’où résultent une puissance harmonique, une sécurité entière, toute la somme de bonheur dont chacun est susceptible et le complément parfait des volontés de la nature. » C’est du mauvais Rousseau, mais c’est encore du Rousseau. Le Contrat social a été l’évangile de la Révolution et les Jacobins quand il ne s’agissait pas de faire fermer un cercle rival, étaient moins prompts à se scandaliser. Ils applaudissaient quelques jours après (le 19 juin 1791) une proposition de Robespierre en vue des élections prochaines qui ne le cédait pas en gravité aux élucubrations de l’abbé Fauchet. Robespierre voulait qu’on demandât à l’Assemblée constituante une indemnité pour les électeurs sur toute la surface de la République. « Il ne doit pas être douteux, disait l’orateur, que les électeurs soient payés, afin que la classe nombreuse et intéressante pour qui je parle soit dédommagée des sacrifices qu’elle est forcée de faire à la chose publique. Lorsqu’on assure des traitements aux représentants du peuple, aux juges, à des places de finances, lorsqu’on donne 25 millions au chef du pouvoir exécutif, pourquoi n’en donnerait-on pas à la partie intéressante des citoyens, lorsqu’elle sacrifie son temps et ses travaux ? » Ce langage et les applaudissements qui l’accueillaient aux Jacobins, mais surtout le fait allégué par Robespierre que la proposition avait déjà été faite à la Constituante et avait donné lieu à un rapport favorable[9], révèlent un état d’esprit général bien propre à expliquer la politique sociale de l’Assemblée législative et de la Convention. Le règne de l’Egalité allait commencer.


III


L’Assemblée législative poursuit le plan inauguré par la Constituante tendant à la multiplication des petites propriétés et par les mêmes moyens. Elle décrète l’abolition sans indemnité des redevances censuelles (août 1792). Elle présume que toutes les rentes dues à des nobles sont féodales et met la preuve du contraire à la charge du créancier ; or cette preuve était impossible dans la plupart des cas, surtout depuis que les paysans soulevés avaient brûlé les chartriers ou les châteaux (juin 1792). Elle met sous séquestre les biens de tous les émigrés indistinctement, aussi bien de ceux qui avaient fui sous le coup de menaces et de mauvais traitements, de ceux mêmes qu’on n’avait violentés que pour les contraindre à l’émigration et parce que l’on convoitait leurs biens, que de ceux qui s’étaient hâtés par point d’honneur de se rendre à l’appel des princes (août et septembre 1792). Elle confisque les biens des hôpitaux (août 1792). Elle décrète que les biens communaux seront partagés entre les habitants de chaque commune. Elle divise pour la vente les biens des émigrés en petits lots de deux, trois ou au plus quatre arpents : en sorte que grâce à la baisse déjà prononcée des assignats (ils perdaient 38 pour cent en 1792), les plus petites économies ou un léger emprunt permissent à tous de devenir propriétaires. Cependant, dit la loi, s’il y a des amateurs offrant d’acquérir argent comptant des portions plus étendues, ils seront admis à l’enchère : est-ce pour sauvegarder les intérêts du Trésor ou pour assurer dans tous les cas le changement de mains que cet article a été introduit ? Le décret ne porte qu’un seul considérant et le voici. « Dans la vue de multiplier les petits propriétaires. » De la dette de l’Etat il n’est plus question, et jusqu’à la fin de la Révolution personne ne s’en souciera.

C’est en 1792 que commence à se dessiner la position respective des divers partis sur ce qu’on a appelé depuis la question sociale ; à vrai dire, c’est cette position même qui fait leur différence et qui explique le mieux leur conflit. Ce n’est pas que la doctrine diffère beaucoup de l’un à l’autre ; ils sont seulement plus ou moins rigoureux, plus ou moins impatients dans l’application des principes, c’est-à-dire dans l’exécution du programme égalitaire que leur léguait la philosophie.

Les Girondins étaient divisés sur ce point comme sur les autres ; il y avait encore parmi eux, et c’était le cas de Roland, des Physiocrates ; mais les plus écoutés dans la Convention s’attachaient à la distinction invoquée par Montesquieu et Rousseau pour autoriser la richesse et l’inégalité dans les États modernes ; l’égalité, pensaient-ils a ne convient qu’aux petites républiques. C’est Vergniaud qui exprime le plus nettement cette distinction. « Rousseau, Montesquieu et tous les hommes qui ont écrit sur les gouvernements, nous disent que l’égalité de la démocratie s’évanouit là où le luxe s’introduit que les répuibliques ne peuvent se soutenir que par la vertu et que la vertu se corrompt par les richesses. — Pensez-vous que ces maximes appliquées seulement par leurs auteurs à des États circonscrits, comme les Républiques de la Grèce, dans d’étroites limites, doivent l’être rigoureusement et sans modification à la République française ? Voulez-vous lui créer un gouvernement austère, pauvre et guerrier comme celui de Sparte ? » Oui ? « Alors soyez conséquents comme Lycurgue ; comme lui, partagez les terres entre les citoyens, » proscrivez l’or et l’argent, étouffez l’industrie et les arts, ressuscitez l’esclavage, suspendez les impôts, alimentez le trésor public avec les tributs des cités étrangères… mais cette politique est contradictoire autant qu’impossible (disc. du 8 mai 1793)[10]. La constitution devra « dissiper les alarmes que des discours insensés jettent dans l’âme de tous les propriétaires… Elle fera cesser l’émigration des capitaux… Chaque déclamation contre les propriétés voue quelque terre à la stérilité, quelque famille à la misère. »

Mais cette distinction entre le régime économique qui convient aux petites républiques et celui qui convient aux grands États était une barrière fragile contre le socialisme d’alors. Montesquieu lui-même partant des mêmes principes avait pensé que dans les États modernes un partage des terres peut être quelquefois nécessaire[11]. Et Vergniaud d’ailleurs, en terminant le même discours, chantait le couplet obligé en l’honneur des droits de la nature, de l’assistance obligatoire et de la limitation des fortunes. Il résumait en une phrase ses contradictions quand il disait : « Si la constitution doit maintenir le corps social dans tous les avantages dont la nature, l’a mis en possession, elle doit aussi, pour être durable, prévenir par des règlements sages la corruption qui résulterait infailliblement de la trop grande inégalité des fortunes ; mais en même temps, sous peine de dissoudre le corps social lui-même, elle doit la protection la plus entière aux propriétés. » Etrange constitution qui protège la propriété et, en même temps, en dispose sans limite !

Au fond, sauf quelques Physiocrates irréductibles comme Roland et Thibaudeau, les Girondins et les Jacobins professaient les mêmes dogmes. Le Girondin Rabaut-Saint-Etienne écrivait dans la Chronique de Paris : « On ne peut obtenir l’égalité par la force, il faut donc l’obtenir des lois et les charger de deux choses : 1° de faire le partage le plus égal des fortunes ; 2° de créer des lois pour le maintenir et pour prévenir les inégalités futures. — Le législateur devra marcher à son but par des institutions morales et des lois précises sur la quantité de richesses que les citoyens peuvent posséder ; ou par des lois qui en règlent l’usage de manière 1° à rendre le superflu inutile à celui qui le possède ; 2° à le faire tourner à l’avantage del celui qui en manque ; 3° à le faire tourner au profit de la société. »

Les Jacobins n’allaient pas tous aussi loin, du moins dans ce qu’ils laissaient voir dejeur pensée. À la première séance de la Convention, Danton croyait nécessaire e de rassurer l’opinion déjà émue par le ton de la presse révolutionnaire. « D’excellents citoyens, disait-il, ont paru présumer que les amis de la liberté pourraient nuire à l’ordre social en exagérant leurs principes. Eh bien ! confondons toutes les idées de désorganisation ! après avoir fait la première déclaration ? que je vous ai demandée (que la constitution prochaine soit soumise au referendum), déclarez également que toutes les propriétés territoriales individuelles et industrielles seront éternellement maintenues. » Et la Convention déclarait en effet : « Les personnés et les propriétés sont sous la sauvegarde de la Nation. » Robespierre venait de faire les mêmes protestations dans son journal le Défenseur de la Constitution le projet d’une loi agraire était à ses yeux également dangereux, injuste et impraticable, l’égalité des biens essentiellement impossible, en ce qu’ « elle suppose la communauté, qui est encore plus visiblement chimérique parmi nous » (nous sommes trop loin de la vertu parfaite !) « Nous voulons, ajoutait-il, l’égalité des droits parcé que sans elle il n’est ni liberté, ni bonheur social. Quant à la fortune, dès qu’une fois la société a rempli l’obligation d’assurer à ses membres le nécessaire et la subsistance par le travail… ce ne sont pas les amis de la liberté qui la désirent. Aristide n’aurait pas envié les trésors de Crassus. »

Mais c’est précisément dans cette restriction que se cachait la pensée essentielle de Robespierre et de son groupe, pensée à laquelle l’abbé Fauchet n’avait pas fait difficulté de se rallier. Cette pensée, Robespierre l’avait, quoique toujours prudemment, exprimée dans le projet de Constitution présenté aux Jacobins le 21 avril 1793. Art. 1er : « Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l’homme et le développement de toutes ses facultés. Art. 2 : Les principaux droits de l’homme sont celui de pourvoir à la conservation de son existence et la liberté… Art. 7 : La propriété est le droit qu’a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion des biens qui lui est garantie par la loi. Art. 8 : Le droit de propriété est borné comme tous les autres par l’obligation de respecter le droit d’autrui. Art. 9 : Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l’existence, ni à la propriété de ses semblables. Art. 10 : Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral. Art. 11 : La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. Art. 12 : Les secours nécessaires à l’indigence sont une dette du riche envers le pauvre ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée. Art. 19 : Tous les citoyens ont un droit égal de concourir à la nomination des mandataires du peuple et à la formation de la loi. Art. 21 : Pour que ces droits ne soient point illusoires et l’égalité chimérique, la société doit salarier les fonctionnaires publics et faire en sorte que les citoyens qui vivent de leur travail puissent assister aux assemblées publiques où la loi les appelle, sans compromettre leur existence ni celle de leur famille. » Le commentaire de ces articles qui paraissent inoffensifs chacun pris à part, se trouve dans un discours du même député, prononcé à la Convention quelques mois auparavant (2 décembre 1793). Il y affirmait déjà que comme le premier droit est celui d’exister, « la première loi sociale est celle qui garantit à tous les membres de la société les moyens d’exister. » Et il ajoutait : « Les aliments nécessaires à la vie de l’homme sont aussi sacrés que la vie elle-même. Tout ce qui est indispensable pour la conserver est une propriété commune à la société entière. Il n’y a que l’excédent qui soit une propriété individuelle et qui soit abandonné à l’industrie des commerçants. Toute spéculation mercantile que je fais aux dépens de la vie de mon semblable n’est point un trafic, c’est un brigandage et un fratricide. » En quoi il était d’accord avec le pacifique Necker. Nous voyons dès lors ce qu’est cette portion que la loi garantit. « D’après ce principe, quel est le problème à résoudre en matière de législation sur les subsistances ? Le voici assurer à tous les membres de la société la jouissance de la portion des fruits de la terre qui est nécessaire à leur existence (c’est la première portion) ; aux propriétaires et aux cultivateurs, le prix de leur industrie, et livrer le superflu à la liberté du commerce ; » voilà la seconde portion. En termes plus clairs, Robespierre a toujours voulu et les Jacobins avec lui, que l’Etat ait une réserve inépuisable pour l’assistance et les ateliers publics, qu’il assure un minimum de bénéfices au cultivateur et au petit commerçant, qu’il forme la réserve commune au moyen de taxes sur les riches, qu’il poursuive comme accapareurs et agioteurs les propriétaires, les commerçants et les industriels qui ont plus que le nécessaire, enfin que les électeurs pauvres soient salariés, à plus forte raison tout le personnel politique du bas au haut de l’échelle. C’est bien là le programme de la Convention. Si l’assemblée rejeta la rédaction de Robespierre et préféra celle de Condorcet, c’est qu’en présence de l’insurrection des départements contre la Commune, il lui parut d’autant plus nécessaire d’affirmer la propriété individuelle qu’elle ne cessait de lui porter de plus graves atteintes.

Pourquoi, dit-on, Robespierre ne s’est-il pas opposé, lui qui était tout-puissant alors, à l’adoption de l’article rédigé par Condorcet : « L’homme est maître de disposer à son gré de ses biens, de ses capitaux, de ses revenus et de son industrie ? » N’a-t-il pas voulu en combattant aux Jacobins cette rédaction conservatrice faire une avance aux Hébertistes dont il souhaitait l’alliance dans sa lutte contre les Girondins et n’est-il pas revenu, en la laissant adopter par la Convention, à sa véritable pensée ? Il y a contre cette interprétation des faits une raison péremptoire. Robespierre avait déjà exprimé, comme nous venons de le montrer, sa conception de la propriété limitée en décembre 1792. La division des biens de chacun en deux portions, l’une qui reste commune jusqu’à complète satisfaction des besoins des indigents, l’autre qui est octroyée par l’Etat à l’individu, est sa doctrine constante et qui ressort de tous ses discours et de tous ses écrits. C’est le silence gardé par lui lors du vote qui allait consacrer la rédaction de Condorcet (23 juin), qui est une attitude nouvelle à expliquer par les circonstances. Or on sait que la Constitution fut votée à la hâte pour conjurer la révolte générale des départements après les journées du 31 mai et du 2 juin. Robespierre, effrayé par la victoire de la Commune, n’avait pas moins besoin alors de ménager la Plaine qu’il n’avait eu intérêt à se concilier les Hébertistes quelques mois auparavant. Il fut même surpris de ne pas voir la fraction modérée voter avec plus d’enthousiasme une constitution d’où il avait consenti à écarter tout ce qui pouvait blesser les susceptibilités de ce parti et il l’en rudoya sévèrement. D’ailleurs les obligations de l’Etat envers les indigents pouvaient lui paraître au 23 juin largement remplies par le décret des 3 et 6 du même mois qui, en offrant des facilités nouvelles aux acquéreurs des biens nationaux, réalisait le programme de la propriété à tous. Une série d’autres mesures que nous exposerons tout à l’heure allaient rendre toute déclaration constitutionnelle en faveur du droit des pauvres parfaitement inutile.

À mesure que se dissipait l’impression d’accablement causée sur le parti gouvernant par les insurrections du 31 mai et du 2 juin, la Convention reprenait conscience des nécessités politiques et tenait compte davantage de l’opinion des départements. Ainsi le 9 juin elle avait décrété en principe, « que tout homme qui n’a aucune propriété ne paye aucune contribution pour la jouissance de ses droits, » et « que l’absolu nécessaire à la subsistance des citoyens serait exempt de toute contribution. » Cette résolution avait été renvoyée au Comité de salut public « pour en faire un article dans la Constitution. » Le 17 juin, la proposition revint devant l’assemblée sur la motion de Levasseur. Robespierre la combattit ; il soutient qu’un citoyen exempté de tout impôt ne tarderait pas à perdre la jouissance de ses droits et serait réduit au rôle d’ilote, de parasite, dirions-nous, dans le corps politique. Il obtint que la Convention se déjugeât à huit jours d’intervalle. Mais ni Robespierre, ni la Convention n’abandonnèrent pour cela la théorie de l’assistance, écrite aussi dans le projet de Constitution. Il fut entendu que « le pauvre qui doit une obole pour sa contribution, la recevrait de la Patrie pour la reverser dans le trésor public. » Il paierait d’une main et toucherait de l’autre. Le comité, à qui avait été renvoyé le vote déclarant « que nul citoyen n’est dispensé de l’honorable obligation de contribuer aux charges publiques, » était fort en peine pour le concilier avec le vote précédent. Il se tira d’affaire en passant sous silence la question dans son rapport, et la Constitution de 1793 se borna à déclarer : Art. 1er. « Le but de la société est le bonheur commun. » Art. 21. « Les secours publics sont une dette sacrée ;… la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant des moyens d’exister à ceux qui sont hors d’état de travailler. » La Constitution de 1791 ne disait pas autre chose dans son Titre 1er

Cela devait suffire aux plus avancés des montagnards. Car pour subvenir à des droits aussi mal définis, tout le « superflu » des riches pouvait être requis par la loi. Les vues « philosophiques, » les articles de loi rédigés avec la froideur du style lapidaire, se traduisaient dans le langage courant par des maximes plus concrètes que nous rencontrons ailleurs, sous la plume de Robespierre lui-même et de Saint-Just, maximes peu différentes de celles des Hébertistes. « Les dangers intérieurs viennent de la bourgeoisie, écrivait Robespierre ; pour vaincre le bourgeois, il faut rallier le peuple. — Quels seront nos ennemis ? – Les hommes vicieux et les riches. — Quand le peuple sera-t-il éclairé ? — Quand il aura du pain et que l’intérêt du riche sera confondu avec celui du peuple. — Quand sera-t-il confondu ? — Jamais. » Voilà l’expression de sa pensée intime. Et Saint-Just, son ami, dans les Institutions républicaines, après avoir proclamé que la politique a pour objet la vertu et les mœurs, n’hésitait pas à dire : « Pour réformer les mœurs il faut commencer par contenter le besoin et l’intérêt ; il faut donner quelques terres à tout le monde. » — « Il faut une doctrine qui mette en pratique ces principes et assure l’aisance au peuple tout entier. » — « Il ne faut ni riches ni pauvres. » — « L’opulence est une infamie. » — « Il faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux pauvres. — Tout propriétaire qui n’exerce point de métier est tenu de cultiver la terre jusqu’à cinquante ans. » Ailleurs, dans un rapport à la Convention, il proposait de faire travailler les riches à l’entretien des routes : « Ce serait le seul bien qu’ils auraient fait à la Patrie… Il serait juste que le peuple régnât à son tour sur ses oppresseurs et que la sueur baignât l’orgueil de leurs fronts. » Ainsi serait réalisé le bonheur dans la vertu, la volupté des cabanes[12]. Ces déclarations paraissent subversives de toute propriété individuelle. Elles ne le sont pas, elles ne peuvent pas l’être, puisque sans elle aucune des mesures proposées ne serait intelligible, elles impliquent toutes l’expropriation et l’appropriation, c’est-à-dire des riches qu’on dépouille et des pauvres qu’on pourvoit. Ce socialisme a besoin de la richesse pour la mettre à contribution. Et il s’accompagne de la résolution bien arrêtée chez les nouveaux venus de la propriété de garder à tout prix leur conquête. De sorte qu’on voit les Jacobins en même temps détruire la propriété et la proclamer intangible. « Les propriétés des patriotes sont sacrées, disait Saint-Just mais ; les biens des conspirateurs sont là pour tous les malheureux. » Le 8 ventôse (28 février 1894), la Convention décrétait « Les biens des personnes reconnues ennemies de la Révolution seront séquestrés au profit de la République ; ces personnes seront détenues jusqu’à la paix et bannies ensuite à perpétuité » le 13 : « Le Comité de salut public fera un rapport, sur les moyens d’indemniser tous les malheureux avec les biens des ennemis de la Révolution. » Et le Comité envoyait aussitôt aux représentants en mission une circulaire ainsi conçue : « Un grand coup était nécessaire pour frapper l’aristocratie. La Convention nationale a frappé. L’indigence vertueuse devait rentrer dans la propriété que les crimes avaient usurpée sur elle. » Mais le 8 de ce même mois, au début de la loi que nous avons citée, la Convention déclarait « les propriétés des patriotes inviolables, » et le 23, sur la proposition de Barrère, elle décrétait « la peine de mort contre quiconque proposera ou tentera d’établir des lois agraires ou toutes autres lois ou mesures subversives des propriétés territoriales, commerciales ou industrielles. » Cette apparente contradiction ne troublait personne. Les contemporains comprenaient parfaitement de quelles propriétés il était question dans les deux cas… Si Robespierre avait voulu s’opposer à ces doctrines spoliatrices, ni l’occasion, ni le pouvoir ne lui eussent manqué, mais c’étaient celles – des déclarations explicites nous le prouvent — de Marat, de Chabot, de Collot-d’Herbois, de Barrère, de Bourdon de l’Oise, de Le Peletier, de Lequinio, de Fouché, de Joseph Le Bon, de Javogues, Se Tallien, d’Armand de la Meuse, et nous ne pouvons, en présence des majorités qui les ont consacrées, douter qu’elles ne fussent celles de tout le parti Jacobin.

Maintenant nous sommes un peu embarrassé pour dire en quoi les idées des Hébertistes et des Enragés différaient théoriquement, la question religieuse mise à part, de celles des Montagnards. Au moment où l’on discutait aux Jacobins les projets de Constitution, Boissel présenta le sien. « Robespierre, dit-il, vous a lu hier la Déclaration des droits de l’homme, et moi je vais vous lire la déclaration des droits des sans-culottes. Les sans-culottes de la République française reconnaissent que tous leurs droits dérivent de la nature et que toutes les lois qui la contrarient ne sont pas obligatoires. Les droits des sans-culottes consistent dans la faculté de se reproduire, de s’habiller et de se nourrir, dans la jouissance et l’usufruit des biens de la terre, notre mère commune, dans la résistance à l’oppression, dans la résolution immuable de ne reconnaître de dépendance que celle de la nature et de l’Etre suprême. » C’est au fond ce que demandait Saint-Just. Jacques Roux déclamait contre les riches, qu’il appelait des méchants, contre les agioteurs et les accapareurs. Partout les orateurs répétaient à satiété ces déclamations. Et la Convention sévissait contre ces méchants. La seule différence perceptible est que les Hébertistes voulaient la mainmise tumultueuse et anarchique sur les propriétés, tandis que les Jacobins voulaient l’expropriation légale et régulière.

Il n’est pas jusqu’aux déclarations de respect pour la propriété réitérées par la Convention que la Commune ne lui ait empruntées. Boissel avait, en 1789, publié un Catéchisme du genre humain, où il attribuait avec Rousseau la naissance de la propriété à l’avidité, à l’orgueil, à la violence, à la fourberie, à l’imposture, où il disait « La propriété a été inventée pour légitimer l’usurpation des forts et des rusés… Du partage des terres est né le droit exclusif d’en jouir et par conséquent de bannir les races futures du globe terrestre, de faire mourir de faim, de soif et de froid ceux qui n’ont pas de propriété, si mieux n’aiment ces derniers se rendre esclaves des propriétaires… » Quand, la veille du 31 mai, trente-trois sections se réunirent à l’Evêché pour préparer l’insurrection du lendemain, leur premier soin fut de prendre un arrêté par lequel les propriétés étaient mises sous la sauvegarde des républicains sans-culottes. La nouvelle en est portée aux Jacobins. « On propose que la société et les tribunes arrêtent pour première mesure révolutionnaire de périr plutôt que de laisser porter atteinte aux propriétés. Cette proposition est adoptée avec un tel enthousiasme, dit un témoin, qu’on demande que le fait soit consigné dans le procès-verbal et qu’on nomme des commissaires pour rédiger le serment qui a été prêté, pour qu’il soit imprimé et placardé dès ce soir dans tout Paris. » Quel est le citoyen chargé de cette rédaction ? C’est le citoyen Boissel.

On voit donc que dans leur attitude en face de la propriété et du problème social, les différents partis révolutionnaires girondins, jacobins, hébertistes, anarchistes se réglaient sur la même doctrine générale et que cette doctrine est celle des philosophes. Tous regardaient le partage des biens par parties égales entre les individus comme un idéal conforme à l’état de nature, dont l’application peut être différée par la méchanceté des hommes, mais vers lequel toute politique vraiment « républicaine, » au sens qu’on donnait alors à ce mot, doit être vigoureusement orientée. Dès le 7 septembre 1792, Chabot plaidant devant les Jacobins en faveur de Marat, expliquait nettement la raison de cette unanimité et de ces divergences : « Quant au système du partage des terres qu’on lui impute, disait Chabot, il a trop mauvaise idée des mœurs de ses concitoyens pour être tenté de taire jamais une telle proposition, car le partage des terres et des propriétés ne peut avoir lieu qu’au milieu d’hommes parfaitement purs et vertueux[13]. » Chabot comme Fauchet et Jacques Roux était un ancien théologien ; avec tous ses maîtres, avec les métaphysiciens du xviiie siècle et de la Révolution il regardait l’état de nature comme l’état le plus parfait et le plus heureux, et par conséquent il ne pouvait attribuer l’éloignement que ses contemporains ressentaient encore à divers degrés pour l’égalité primitive qu’à la distance plus ou moins grande où ils étaient de la vertu parfaite, du pur amour pour l’humanité, que Marat, comme on sait, se flattait de personnifier.


IV


Le bonheur, disait Saint-Just, est une idée neuve en Europe. Indiquons rapidement les mesures prises par la Convention en vertu des principes que nous venons d’exposer, pour assurer le bonheur du peuple ; nous verrons ce que valaient tous ses serments de respecter la propriété.

La loi du 4 avril 1793 dispose que « les châteaux, les bâtiments… et tous les autres biens (nationaux) d’une grande étendue dont la vente serait reconnue moins avantageuse, seront divisés et vendus par lots séparés… surtout au plus grand avantage de la Nation. » On avait cru jusque-là qu’il y avait opposition entre l’intérêt économique qui semblait lié à l’existence de propriétés étendues et l’intérêt individuel qui réclamait le fractionnement. On feint de croire maintenant que ces intérêts se confondent le plus grand avantage de la Nation, c’est le plus grand avantage des individus qui la composent, c’est-à-dire des patriotes, seuls vrais citoyens. En vertu de la loi du 3 juin 1793, les pères de famille non propriétaires et qui habitent une commune pu il n’y a pas de biens communaux à partager, mais où il y a des biens d’émigrés confisqués, recevront un arpent de terre à titre d’arrentement. Et cette loi est complétée par celle du 13 septembre 1793, qui donne au père de famille la possibilité d’acquérir les biens des émigrés jusqu’à concurrence d’une somme de 500 francs payable par parties égales en vingt ans sans intérêts. À ce moment les assignats n’avaient plus que la moitié de leur valeur nominale. 250 francs à payer en vingt ans pour devenir propriétaire, on ne dit seulement pas de quelle étendue de terres, quel rêve ! Les 24-28 décembre, la faculté offerte à l’acheteur de se libérer en dix échéances est étendue à tous les biens nationaux mis en vente, et ils comprennent maintenant, avec les biens de l’Eglise et de la couronne, avec ceux des émigrés, ceux des exécutés et incarcérés, qui sont nombreux, et ceux des suspects. En 1795, le 31 mai, le système des enchères est complètement supprimé ; la distribution se fait par voie administrative. En 1796, le Directoire promulgue une loi « portant création de 2 milliards 400 millions de mandats territoriaux. » — « Tout porteur de ces mandats pourra se présenter à l’administration de département de la situation du domaine national qu’il voudra acquérir et le contrat de vente lui en sera passé sur le prix de l’estimation qui en sera faite, à la condition d’en payer le prix en mandats, moitié dans la première décade et l’autre moitié dans les trois mois. » En même temps, la loi ordonnait pour la forme la nomination d’une commission chargée de rédiger le projet d’une loi par laquelle des biens nationaux pour une valeur d’un milliard seraient distribués aux défenseurs de la patrie. Les assignats valaient en ce moment 30 centimes pour cent francs ; les mandats territoriaux pouvaient être échangés contre des assignats à raison de 30 capitaux pour un ; on se procurait donc par exemple avec 9 francs en argent, trois mille francs d’assignats qu’on échangeait contre cent francs de mandats territoriaux : les estimations étaient arbitraires ; la vente se faisait à l’amiable dans le cabinet de l’administrateur départemental. Rœderer n’avait-il pas beau jeu à soutenir dans son Journal d’Economie politique quel l’opération était moins une vente qu’une distribution ? « Le gouvernement, écrivait-il, dit : Je vends les biens nationaux. Moi, je veux démontrer qu’il les donne. » La prédiction de Mirabeau s’accomplissait.

En plusieurs endroits il les laissait prendre, ce qui est plus grave. Dans certaines communes, les citoyens armés viennent, le maire en tête avec son écharpe, au son du tambour, se partager les biens confisqués. Ailleurs on se sert des forêts comme d’un bien commun. Tout ce qu’on peut emporter du mobilier et même des bâtiments d’un grand nombre de châteaux est pillé. Dans la plupart des villes des départements, à Paris même, les riches sont pendant toute cette période livrés sans recours aux perquisitions et aux razzias des représentants officiels ou volontaires de la justice du peuple. Le montant de ces taxes locales était déterminé tantôt fetprès le chiffre des impôts, tantôt d’après les talents ou l’instruction, tantôt d’après le degré de l’incivisme. Elles avaient le triple but de punir une opposition présumée, de ramener à l’égalité les fortunes excessives et de subvenir soit aux dépenses de la guerre — ce fut le cas le moins fréquent — soit à des distributions de secours dont profitaient seuls le personnel des sociétés populaires et le public ordinaire des tribunaux révolutionnaires et des exécutions, soit à l’armement et à la solde des bataillons sédentaires de sans-culottes formés partout par les représentants en mission[14] Les valeurs recueillies chez les riches dont on faisait tomber la tête étaient également consacrées à ces divers objets. ; La similitude des arrêtés pris par les proconsuls de la convention dans les départements[15] ne laisse aucun doute sur l’existence d’instructions données à tous par les Comités de gouvernement d’après un plan identique, énoncé d’ailleurs par Robespierre dans le discours du 8 mai 1793 que nous citerons plus loin, et qui devait aboutir aux décrets de ventôse. Ces faits appartiennent tiennent dans leur détail à l’histoire proprement dite ; mais nous devons les mentionner parce qu’ils furent tolérés ou inspirés par les autorités révolutionnaires et que cette indulgence pour le désordre est devenue chez certains auteurs récents presque une doctrine. On était en révolution ! disent-ils. — C’est répondre à la question par la question même.

Les pouvoirs publics en effet avaient entrepris la guerre contre les riches avec résolution. Dès 1792 Cambon avait proposé à la Législative de créer une contribution « qui serait supportée par les personnes aisées et égoïstes, attendant tranquillement dans leurs foyers le succès de la Révolution ou s’agitant pour la détruire. » En 1793, Vernier, député du Jura, ayant publié une brochure intitulée : « Impôt sur le luxe et les richesses établi par les principes qui doivent régir le législateur républicain, » Clavière, ministre des finances, s’empare de l’idée et le 1er février présente un rapport à la Convention où il reconnaît que la proposition de Vernier est conforme aux meilleurs principes sociaux et il ajoute. « Si la classe fortunée se dégage des préjugés de l’égoïsme, elle s’en plaindra d’autant moins que tout ce qui est nécessaire au rétablissement du crédit lui est nécessaire et avantageux. » ) Le 9 mars, la Convention décide « qu’il sera établi une subvention de guerre qui ne pèsera que sur les riches. » Et le 18, « la Convention décrète comme principe que pour atteindre une proportion plus exacte des charges que chaque citoyen doit supporter en raison de ses facultés, il sera établi un impôt gradué et progressif sur le luxe et les richesses, tant foncières que mobilières. » Mais ce principe ne fut appliqué que plus tard. Pour le moment ce fut un emprunt, l’emprunt civique d’un milliard, qui fut imposé aux riches. On connaît les paroles mémorables de Cambon « Tu es riche, tu as une opinion qui nous occasionne des dépenses ; je veux t’enchaîner malgré toi à la Révolution, je veux que tu prêtes ta fortune à la République, » et celles de Danton : « Citoyens, imposer les riches, c’est les servir ! C’est un véritable avantage pour eux qu’un sacrifice considérable… Paris a un luxe et des richesses immenses. Eh bien ! par ce décret cette éponge va être pressée ! » La question première qui se posa à l’assemblée et à la commission fut de savoir si on prendrait le mot riche dans le sens moral ou dans le sens économique. Un sans-culotte, un patriote, vertueux par définition, pouvait-il être dit riche, quand il avait de gros revenus ? Ne devait-il pas en tout état de cause être exempté de l’emprunt forcé ? Collot-d’Herbois divisait les citoyens au point de vue de la taxe à subir en trois classes, « suivant la nuance de leur civisme plus ou moins marque. » La commission ayant repoussé ce mode de classement pour cette raison que « la loi n’a pas à se préoccuper des opinions politiques des prêteurs, » elle se trouva devant un problème économique assez malaisé à résoudre où commence, l’aisance ? qu’est-ce qu’un riche et qu’est-ce qu’un pauvre ? La Convention estima que les revenus nécessaires pour un célibataire étaient de 1,000 livres, et pour les gens mariés dont la femme était vivante et ayant par exemple deux enfants, de 4,500 livres. En assignats, cours de juillet 1793, cela ne faisait que 230 francs environ pour le célibataire et 1,035 francs pour les gens mariés dans l’hypothèse choisie ; à partir de ce minimum non taxé, les revenus dits abondants sont taxés progressivement de 10 à 50 0/0 ; au delà de 9,000 livres de revenu (2,070 francs en tenant compte de la dépréciation des assignats), à quelque somme que ce revenu s’élève, la taxe sera, outre les 4,500 livres dues pour 9,000 livres, de la totalité de l’excédent. De sorte qu’un revenu de 10,000 livres sera taxé 5,500 livres et ainsi de suite. Bien entendu, le prétendu emprunt ne fut jamais remboursé. C’est le second impôt que nous rencontrons depuis le commencement de la Révolution ; il est progressif comme le premier, cette fois directement : il y a plus, en frappant les économies, il atteint le capital même.

Il y eut encore deux autres « emprunts » imposés pour toute la France sur la partie aisée de la population. L’un du 19 frimaire an IV (30 déc. 1795), atteignait seulement une petite partie des citoyens ; il était de 600 millions en numéraire, c’est-à-dire, au cours de 0 fr. 54 c. 0/0, de plus de cent milliards en assignats, plus de quatre fois la valeur de la moyenne des contributions ordinaires de toute la nation : il était payable en un mois. Le rapport présenté par le Directoire à l’appui de cet emprunt disait « Cet emprunt ne portera que sur un million environ de citoyens. Par là il se trouvera que l’immense majorité des citoyens qui ne participera pas à l’emprunt, lui applaudira, en voyant qu’il sauve la chose publique. » Vernier, du Jura, qui se trouvait maintenant aux Anciens, reprenait cet argument au nom des principes constants de la Révolution, contre Dupont de Nemours, qui tenait bon pour les idées des Physiocrates et soutenait qu’il n’y avait pas en France 600 millions de numéraire. « Remarquez, citoyens représentants, disait Vernier, que l’emprunt ne peut atteindre la classe indigente, ni même ceux qui ne jouissent que de l’absolu nécessaire. Il n’est dirigé que contre les riches et contre les citoyens aisés, ce qu’on ne peut trop apprécier parmi des républicains. » Cette taxe extraordinaire divisait le quart le plus imposé ou le plus imposable de chaque département en seize classes : il était encore progressif. Enfin, et c’est le second emprunt du Directoire, les lois du 28 juin et du 6 août 1799, visent de nouveau la richesse par un emprunt forcé de 100 millions. « La classe aisée des citoyens, dit la loi, sera seule appelée à remplir cet emprunt. » La part de chaque citoyen était fixée par un jury d’équité. « Le jury, dit la loi du 19 thermidor, sera composé de l’administration centrale et de six ou huit citoyens pris parmi les contribuables de l’arrondissement non atteints par l’impôt, dont la probité, le patriotisme et l’attachement à la Constitution de l’an III garantissent la fidélité à remplir les fonctions auxquelles ils sont appelés. » L’appréciation de ce que chacun doit payer est laissée « à la décision et à la conscience » de ce jury. Douze citoyens non atteints par l’impôt forment au cheflieu une commission d’appel, ces douze citoyens reçoivent des frais de déplacement. Voilà l’idéal d’un système d’impôt démocratique, dit M. Sturm[16] : les pauvres constitués en assemblée et payés pour taxer les riches !

En dehors de ces taxes intermittentes, et pour mieux assurer l’égalité, à la place de l’impôt de 1791 qu’elle supprima, comme pas assez démocratique, la Convention établit (le 25 juillet 1795) un véritable impôt somptuaire sur les cheminées, les poêles, les domestiques mâles et les chevaux. » Les contributions proposées, disait le rapporteur, doivent paraître tout à la fois morales et politiques ; elles n’atteignent que la richesse, en soulageant l’indigence, en réduisant les jouissances nécessaires à de justes bornes. » Enfin le Directoire s’en prenait non plus aux signes de la richesse, mais à la richesse elle-même par la loi du 1er août 1797, qui revenait à l’impôt personnel et mobilier, et réglait la part de chaque contribuable en raison de ses produits et de ses revenus, déduction faite des charges. Qui fixe cette part, qui détermine les revenus ? Un jury d’équité à la majorité absolue des suffrages. D’après quelle règle ? Sans règle, d’après ses impressions. C’étaient les riches maintenant qui étaient taillables etj corvéables à merci.

N’oublions pas que la guerre a été déclarée par la Convention à « l’aristocratie marchande, la plus vile de toutes » (disait Barère), comme elle l’avait été par la Constituante à l’aristocratie territoriale ; que les taxes collectives et individuelles, frappées sur les riches de toutes les grandes villes, ont été considérables : à Lyon, avant la révolte, six millions ; à Marseille, quatre ; à Lille, 2,400,000 livres, plus, sous le nom de souscription fraternelle, 400, 000 livres ; à Belfort, 136,000 livres ; à Strasbourg, des taxes individuelles variant de 200 à 10,000 livres ; à Troyes, d’autres taxes individuelles qui portent sur 373 personnes et vont de 100 à 50,000 livres, total : un million et demi ; pensons que Bordeaux, Nantes, Lyon[17] et Toulon ont été rançonnées comme villes prises, et nous admettrons sans peine que l’on eût pu dire de toute la France ce que le maire de Strasbourg disait de ses administrés : « L’épuration morale est devenue moins difficile par le nivellement qui s’y est opéré dans les fortunes et par la terreur inspirée à ces hommes cupides. » Dans une république ainsi régénérée, il n’y avait plus de place pour les impures fonctions de banquiers et d’agents de change ; le 8 septembre 1793, la Commune fit poser les scellés chez tous ces conspirateurs et les mit eux-mêmes sous les verrous. Et le 15 avril 1794 un décret fut rendu par la Convention qui supprimait toutes les compagnies financières quelles qu’elles fussent et quelque dénomination qu’elles pussent adopter. La détention de matières précieuses quelconques était considérée comme un crime capital (13 novembre 1793). Du reste une série de banqueroutes effroyables avait mis ou allait mettre bon ordre à l’excès de la fortune publique. La démonétisation des assignats de 100 livres à face royale fut décrétée la première en juillet 1793, parce que les assignats de 100 livres étaient entre les mains des riches et que « ce qui est funeste à ces gens, dit Danton, est avantageux pour le peuple. » Quand la planche aux assignats fut brisée, après un tirage de 45 milliards, la banqueroute atteignit de ce chef une somme qu’il n’est pas possible de calculer, car on ne sait pas combien d’assignats avaient été reçus en paiement des biens nationaux, mais qui dépasse certainement toutes les banqueroutes connues dans l’histoire.

Nous n’avons donc point altéré la vérité quand nous avons dit que la Révolution qui se proposait pour but ( premier le bonheur du peuple, voulut systématiquement et avec la persistance d’une idée fixe supprimer toutes les inégalités, et fut entraînée à faire à la richesse et aux riches une guerre de plus en plus implacable. Nous ne prétendons pas qu’une lutte colossale contre l’étranger et ses immenses besoins furent sans influence sur ces mesures spoliatrices ; mais d’abord la courbe du péril national ne suit point celle des rigueurs exercées contre les riches ; commencées avant la guerre, celles-ci se prolongent longtemps au delà de nos victoires. À vrai dire, et en général, pour les sévices contre les personnes comme pour les sévices contre les propriétés, le péril national fournit plutôt un prétexte et un libre champ aux excès de la démagogie qu’il n’en fut la cause[18]. Si les massacres de septembre ont été en partie provoqués par la peur réelle de complots imaginaires, plus tard, quand la Commune disposa d’une force armée, l’accusation de conspirer contre la République, accompagnement obligé de toutes les harangues par lesquelles les partis cherchaient à pousser leurs adversaires sous le couteau de la guillotine, fut un procédé de rhétorique qui ne trompait plus que les naïfs : c’est quand les anciens citoyens actifs furent tous désarmés et les modérés réduits à l’impuissance, qu’on put en sécurité les incarcérer et taxer les riches comme conspirateurs ; les accusations et les confiscations se multiplièrent et s’aggravèrent en raison inverse des obstacles que les modérés pouvaient opposer à la Révolution, en raison inverse du péril réel qu’ils pouvaient faire courir à ses promoteurs. On ne dépouille que l’ennemi à terre. Et même on peut dire que la seule cause qui arrêta le parti dominant dans la réalisation de son programme économique fut précisément le péril extérieur et intérieur, dans la mesure où ils agissaient encore l’un et l’autre sur les esprits capables de réflexion. Ni Hébert, ni Chaumette ne craignaient de déconsidérer la République : ils la croyaient et ils se croyaient au-dessus de toute atteinte. Robespierre était au contraire très préoccupé du danger qu’il y avait pour le pouvoir nouveau à manquer de tenue. Il est certainement plus circonspect dans les opinions qu’il émit au sujet de la propriété sous la Convention où il avait la responsabilité du pouvoir, que sous la Constituante. « Nos adversaires, dit-il, dans un habile discours tenu aux Jacobins à propos du pillage des épiceries (février 1793), nos adversaires veulent effrayer tout ce qui a quelque propriété ; ils veulent persuader que notre système de liberté et d’égalité est subversif de tout ordre et de toute sûreté. Le peuple doit se lever non pour recueillir du sucre, mais pour terrasser les brigands. » Robespierre essaie de donner satisfaction au parti du pillage par des violences d’expression contre les riches, ces « âmes de boue, » mais il voudrait qu’on évitât à leur égard les mesures compromettantes d’apparence illégale. Le 8 mai, sentant venir l’orage qui éclata à la fin du mois, il cède, il préconise lui aussi la formation d’une armée révolutionnaire (nous verrons tout à l’heure la portée sociale de cette proposition). « Que tous les intrigants dangereux, que tous les aristocrates soient mis en état d’arrestation ; que tous les sansculottes soient payés aux dépens du trésor public, qui sera alimenté par les riches, et que cette mesure s’étende dans toute la République. » Mais en faisant cette concession aux « principes, » il garde toujours le souci des formes légales et de l’effet à produire sur l’opinion au dedans et au dehors : « En prenant toutes ces mesures, sans fournir aucun prétexte de dire que vous avez violé les lois, vous donnerez l’impulsion aux départements qui s’uniront à vous pour sauver la liberté. » Il est certain que, n’eût été cette préoccupation des contre-coups possibles de toute résolution portant atteinte à la propriété, lui et la Montagne avec lui se seraient avancés beaucoup plus hardiment qu’ils ne l’ont fait à la suite des philosophes.

C’est ce qu’on peut observer, si nous ne nous trompons, dans les lois qui furent portées par la Convention sur l’organisation économique de la famille. D’après les déclarations faites en 1791 par Robespierre sur le droit de tester, il semblait que le retour de la propriété au domaine public après le décès de chaque propriétaire dût figurer un jour dans le programme jacobin. Mais pour cette fois tout l’effort de la doctrine individualiste s’épuisa dans la suppression du droit d’aînesse, trait essentiel de la famille féodale. Aucun conventionnel ne réclama la suppression de l’hérédité des biens. On s’applaudit au contraire de trouver dans le partage égal des biens entre les descendants un de ces moyens prudents et efficaces recommandés par Montesquieu pour empêcher l’accumulation des richesses dans les mêmes mains. Le 11 mars 1793, le droit de tester fut aboli. Puis les lois du 5 brumaire et du 17 nivôse an II, rendirent au père une quotité disponible très minime (le dixième), sans lui permettre de l’attribuer à ses héritiers ab intestat ; la part de l’un des enfants ne pouvait donc être grossie de ce dixième laissé disponible. Toujours pour assurer la division, la représentation fut admise à l’infini et les enfants naturels, même les enfants adultérins furent reçus au partage avec les enfants légitimes. Enfin toute distinction entre les biens selon qu’ils venaient du côté paternel ou du côté maternel fut effacée ; ils ne purent remonter en suivant l’une ou l’autre ligne pour reconstituer les ensembles d’où ils avaient été distraits ; toute leur masse dut suivre en se fractionnant sans cesse les ramifications généalogiques. Ces mesures sont contraires à l’esprit général de la législation révolutionnaire. Elles consacrent l’unité et l’homogénéité de la famille. Elles créent un cas de fédéralisme ! Elles ont leur origine d’abord dans la force de la tradition, puisque la plupart sont empruntées au droit coutumier ; ensuite dans la crainte qu’on avait de déconsidérer la Révolution en supprimant l’hérédité des biens, enfin dans le concours qu’elles apportaient aux vues égalitaires des législateurs s en favorisant la division des propriétés.

D’ailleurs, dans d’autres lois sur le même objet, l’individualisme se donna carrière. C’était une très belle conception que de faire reposer l’unité morale de la famille sur la libre volonte-de ses fondateurs et sur les affections naturelles. Malheureusement on fut tenté d’oublier pendant un temps que la volonté n’est pas le caprice, et que la raison publique doit être ici le garant et le témoin des engagements individuels. Saint-Just écrivait « L’homme et la femme qui s’aiment sont époux. » Il ne croyait la déclaration au magistrat nécessaire qu’en cas de naissance d’un enfant. On sait que Rousseau, après vingt-cinq ans de vie en commun et la naissance de cinq enfants qu’il s’était dispensé de déclarer au magistrat, célébra son mariage avec Thérèse par un discours et un dîner. Evidemment il passa quelque chose de cet esprit anarchique dans les lois sur le divorce de la Législative et de la Convention. La souveraineté de la passion tendait à remplacer la souveraineté de la loi inaugurée par le mariage civil. Par réaction contre l’indissolubilité du mariage religieux, la Convention rendit le divorce si facile qu’en l’an VI le nombre des ruptures légales surpassa celui des mariages. L’égalité de droits accordée dans les successions aux enfants naturels et aux enfants adultérins avec les enfants légitimes est significative. Légalement ils sont tous de la famille, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de famille légale. Tout engagement sanctionné par la loi est donc une contrainte et une servitude ! La famille n’a plus de chef. La femme est affranchie ; elle devient l’égale de l’homme dans la gestion des biens de la communauté. Elle a son rôle dans la Révolution. Elle aussi peut aspirer à la vertu civique. Les enfants sont émancipés prématurément ; ils peuvent passer outre dès quinze ans au consentement de leurs parents pour se marier. La Convention rapporta ou atténua elle-même quelques-unes de ces dispositions ; le Code civil abolit les autres. Mais un coup avait été portée à la moralité publique et le nombre des enfants abandonnés se multiplia dans d’effrayantes proportions.

Si on ne considère que l’économie générale des projets d’organisation de l’instruction publique pendant cette période, depuis la Constituante jusqu’à la fin de la Convention, on ne la trouve guère différente de celle de l’université française telle qu’elle était avant la création récente des universités régionales. La résistance vigoureuse opposée par Thibaudeau et Fourcroy au nom des doctrines économiques du laissez faire et du laissez passer contre l’exclusivisme des imitateurs de l’antiquité, fit même triompher, grâce au concours des anarchistes comme Bouquier et des politiques comme Danton, le principe de la liberté de l’enseignement et sauvegarda celle des pères de famille. Mais on retrouve dans l’esprit qui dicta les projets agréés par la Convention en 1793, les tendances socialistes que nous avons vues dominer dans les débats sur la propriété. On voulut faire de l’école un instrumenté de nivellementet un prétexte à taxation sur les riches.

Nous ne parlons pas des projets anarchistes qui, eux, aussi, eurent les honneurs du vote (29 frimaire et 5 nivôse an II), et qui réduisaient l’instruction à la fréquentation des séances des comités révolutionnaires, du projet de Bouquier par exemple qui, très goûté à la Convention et aux Jacobins, s’inspirait de l’hostilité inaugurée par Rousseau contre la science et les livres et proscrivait à jamais toute idée de corps académique, de société scientifique, de hiérarchie pédagogique… » « Les sciences spéculatives, disait Bouquier, détachent de la société les il individus qui les cultivent. Les nations libres n’ont pas p besoin de savants spéculatifs dont l’esprit vague constamment par les sentiers perdus… Les véritables écoles, les plus belles, les plus utiles, les plus simples, sont les séances des comités. La Révolution, en établissant les fêtes nationales, en créant des sociétés populaires, des clubs, a placé partout des sources inépuisables d’instruction. N’allons pas substituer à cette organisation simple et sublime comme le peuple qui l’a créée, une organisation factice, basée sur des statuts académiques qui ne doivent plus infecter une action régénérée » Ces idées comptaient il est vrai de nombreux partisans et elles avaient été applaudies aux Jacobins dès 1791. Mais elles ne prévalurent pas. Nous parlons du projet de Le Peletier et de celui de Rabaut-Saint-Etienne repris par Robespierre.

Instrument de nivellement, disions-nous : voici un passage du projet de Le Peletier « Depuis longtemps elle est attendue, cette occasion de secourir une portion nombreuse et intéressante de la société ; les révolutions qui se sont passées depuis trois ans ont tout fait pour les autres classes de citoyens, presque rien encore pour la plus nécessaire peut-être, pour les citoyens prolétaires, dont la seule propriété est dans le travail. La féodalité est détruite, mais ce n’est pas pour eux, car ils ne possedent rien dans les campagnes affranchies. Ici est la révolution du pauvre… ; mais révolution douce et paisible qui s’opère sans alarmer la propriété et sans offenser la justice. Adoptez les enfants des citoyens sans propriété et il n’existe plus pour eux d’indigence. » Et Robespierre, soutenant ce projet, disait « Je demande que vous décrétiez que depuis 5 ans jusqu’à 12 pour les garçons, jusqu’à 11 pour les filles, tous les enfants sans distinction et sans exception seront élevés en commun aux dépens de la République et que tous, sous la sainte loi de l’Egalité, recevront mêmes vêtements même nourriture, même instruction, mêmes soins. » Que n’est-il possible de maintenir les générations sous cette douce loi de la communauté jusqu’à l’âge viril ! « Quelquefois nous l’avons rêvé délicieusement avec Platon. »

Prétexte à taxation, avons-nous ajouté, car les riches seuls dans le projet de Le Peletier sont appelés à subvenir aux dépenses de l’école. « Ainsi la pauvreté est secourue dans ce qui lui manque ; ainsi la richesse est dépouillée d’une portion de son superflu et, sans crise ni convulsion, ces deux maladies du corps politique (Le Peletier aussi avait lu la République de Platon) s’atténuent insensiblement. » Mais ce qui achève de caractériser ce groupe de projets, c’est que l’école ; la maison commune y est en effet soumise au régime de la communauté, qu’elle devient un petit phalanstère. Les vieillards y sont nourris ; il n’y a pas de domestiques, ce sont les enfants qui servent les vieillards et accomplissent toutes les besognes intérieures. De plus l’école est alimentée par le travail des élèves, travail agricole bien entendu, qui emploie presque tout leur temps, et par le revenu personnel des élèves riches, qui est versé à la masse. Il faut croire que l’auteur du projet ne compte pas sur des bénéfices considérables, puisqu’il annonce que les riches du canton seront appelés à combler le déficit du budget scolaire et qu’ils seront ainsi soulagés de leur superflu. « Le surplus sera fourni par les produits d’une taxe imposée sur tous les citoyens du canton, chacun dans la proportion de ses facultés. » La Convention, en adoptant le 27 brumaire an III le projet modeste, mais pratique de Sieyès auquel Lakanal avait prêté son nom, qui devait être corrigé encore par la loi du 3 brumaire an IV, renonça définitivement à cette utopie qui eût fait de l’Ecole à la fois un établissement d’assistance enfantine, un asile de vieillards, une colonie agricole et une société coopérative de production subventionnée par l’impôt progressif cantonal. En réalité il n’y eut qu’un très petit nombre d’écoles populaires établies par la Convention et là où ces créations eurent lieu, l’instituteur soumis à l’obtention d’un certificat de civisme, agréé et surveillé par la société jacobine de l’endroit, inspira aux familles une défiance la plupart du temps méritée. L’Ecole de Mars fut l’application désastreuse de ces principes[19].

Si donc les résistances que nous avons signalées ne s’etaient pas produites, l’école l publique obligatoire fût devenue entre les mains du parti jacobin un moyen d’humiliation et de vexation pour le riche, une dispense pour les parents pauvres des sacrifices qui font la famille. C’est à cette fin de l’assistance que toutes les institutions de cette époque se ramènent. La question sociale est au premier plan de la politique pour les clubs révolutionnaires, Cordeliers et Jacobins, pour la Commune, pour la Convention elle-même. Déjà instante en 1790 et 1791, elle devient aiguë en 1793 et reste redoutable jusqu’en 1796. Il s’agit pour tous de ne pas mourir de faim ; naturellement le problème est plus tragique pour le pauvre que pour le riche, bien que en partie dépouillé. La guerre mise à part, deux causes aggravent le péril : les assignats et le maximum. Nous n’avons pas à dire comment les assignats tombèrent peu à peu jusqu’à 30 centimes pour cent francs sans que les lois les plus draconiennes parvinssent à les relever ; ni comment le maximum, un instant efficace, finit, avec les mesures prises contre l’accaparement des grains par paralyser tout commerce et affamer le pays. Du point de vue de l’histoire des idées économiques qu’étaient-ce que ces mesures ? Des expédients empruntés à des doctrines surannées et dépassées, un retour au mercantilisme du xvie siècle, à la théorie du juste prix de saint Thomas, la réapparition, grâce à l’abaissement du niveau intellectuel et au triomphe des préjugés populaires, de pratiques rétrogrades impliquant la persuasion que l’action de l’Etat peut se substituer à toutes les fonctions économiques et qu’il appartient au souverain de déterminer arbitrairement la valeur des objets à échanger et des moyens d’échange eux-mêmes, même d’effectuer directement la circulation des richesses. De même que le Contrat social chancelle entre l’anarchie et le pouvoir absolu, la Révolution a été tour à tour une orgie de liberté et une orgie d’autorité : ce gouvernement qui n’est qu’un commis, un serviteur que l’insurrection piétine, un instant après est jugé capable de fabriquer du crédit avec des menaces et de régir d’autorité toutes les transactions. Un moment vint où sous cette pression, les multiples organes de la circulation, qui d’ordinaire vont tout seuls, s’étant arrêtés, l’Etat eut à pourvoir à l’alimentation de la plupart des villes. Toutes ses forces durent s’employer chaque jour, à chaque moment, à l’entretien des vies individuelles. Moment d’angoisse pour les clairvoyants et de souffrances pour tous.

La grosse affaire des amis du régime nouveau fut dès lors de se faire agréer parmi ceux qui participaient de plus près et le plus largement aux libéralités du pouvoir. Une fièvre de parasitisme gagna tout le personnel révolutionnaire. Il s’aperçut vite que la Convention non seulement était désarmée contre l’insurrection, mais voulait maintenir à tout prix l’unité apparente du parti en face de l’étranger. On avait le champ libre ! Il fallait en profiter. Hébert donna le signal le 28 mars 1793. « Je vois toujours, dit-il aux Jacobins, les mêmes hommes disposer de toutes les places. Rien n’a changé, si ce n’est la situation du peuple dont les malheurs vont toujours croissant. Il est temps de s’occuper du bonheur public ; il faut que le peuple qui a fait la révolution jouisse des fruits de cette révolution. » Le 25 mars, Desfieux demande qu’on fasse une dernière révolution pour « détruire le parti des riches, que tous les traîtres soient exterminés et qu’il ne reste plus qu’un parti, celui des sans-culottes ! » Le 10 mai, une députation du club des Cordeliers et de citoyennes de la société révolutionnaire des femmes se rend aux Jacobins, et son orateur s’exprime ainsi « Législateurs, frappez les agioteurs, les accapareurs et les égoïstes marchands. Il existe un complot affreux de faire mourir de faim le peuple en portant les denrées à un prix énorme. À la tête de ce complot est l’aristocratie mercantile d’une caste insolente qui veut s’assimiler à la royauté et accaparer toutes les richesses en faisant hausser le prix des denrées de première nécessité au gré de sa cupidité. Exterminez tous ces scélérats ; la patrie sera assez opulente s’il lui reste les sans culottes et leurs vertus. Législateurs, venez au secours de tous les infortunés ; c’est le cri de la nature, c’est le vœu des vrais patriotes ! Notre cœur est déchiré par le spectacle de la misère publique. Notre intention est de relever l’homme, nous voulons qu’il n’y ait pas un malheureux dans la République. » En conséquence, il propose que l’armée de Paris soit portée à 40,000 hommes payés aux dépens des riches à raison de 40 sous par jour. L’effervescence s’accélère jusqu’au 31 mai. Robespierre, qui n’eût pas été fâché sans doute de voir le plus grand nombre possible des anarchistes quitter Paris, hurle avec les loups et demande fréquemment aux Jacobins la création d’une armée révolutionnaire payée par les riches (8 et 12 mai). Dès que les mesures de spoliation revêtent un caractère politique, elles ne l’effrayent plus. Le 13 mai, à la séance du Conseil général de la Commune, les administrateurs de police qui avaient eu une part prépondérante dans les massacres de septembre, « rendent compte, dit-on dans la Chronique de Paris, de la situation de la ville et soumettent au Conseil des mesures liées à la tranquillité publique… Nos frères qui partent pour la Vendée, 1 (6 francs par jour, 20 sous aux femmes, 10 sous par enfant) et ceux qui ont déjà combattu, laissent des familles peu fortunées ; il faut venir à leur secours ; le sybarite voluptueux, le riche égoïste doit surtout payer le repos dont il jouit et la défense de sa propriété. Il est donc instant de déterminer le mode de répartition de l'emprunt forcé. La Révolution, en nivelant les fortunes, prive nécessairement la classe intéressante des ouvriers du travail qui les nourrissait. Le devoir des magistrats du peuple est de venir au secours des indigents. Nous croyons utile de chercher les moyens d’établir à Paris une armée révolutionnaire soldée, composée seulement de patriotes peu fortunés, de véritables sans-culottes, que l’impérieuse nécessité a pu seule retenir dans nos murs. Nous pensons qu’une mesure e indispensable, c’est le désarmement et l’arrestation… de tous les gens suspects qui abondent à Paris et qui naguère ont failli y allumer la guerre civile. » Le Conseil général prend un arrêté conforme et décide que les mesures relatives au désarmement et à l’arrestation seront discutées dans le secret. Le 20, l’emprunt forcé d’un milliard est décrété. Des transports de joie éclatent aux Jacobins et se prolongent pendant un quart d’heure. Le 28 (mai), un rapport de police adressé à Garat raconte : « J’ai entendu dire dans un groupe que l’on n’avait besoin dans un État libre que d’ouvriers et de cultivateurs, et qu’il fallait piller et détruire tous les marchands, tous les artistes (ouvriers de luxe), tous les banquiers, tous les gens d’affaires… Le groupe lui-même paraissait n’obéir qu’à cette antique plaine du pauvre contre le riche. Il faudrait en effet être un bien inepte observateur pour ne pas s’apercevoir à mille symptômes que déjà ces deux ennemis naturels sont rangés en bataille et n’attendent plus que le signal ou l’occasion. » À l’Evêché, la veille du 31 mai, on annonce que le but de l’insurrection « à grandes mesures » que l’on prépare, est de faire chez les modérés « une visite fraternelle et de leur prendre aujourd’hui leurs fusils, jusqu’à ce que demain on puisse leur prendre leurs assignats et leurs écus. » L’insurrection en train, on accorde « 40 sous par jour aux citoyens peu fortunés, tant qu’ils resteront sous les armes. » Quand la Convention a été suffisamment édifiée sur son impuissance en face de la Commune, les visites « fraternelles » se généralisent et le désarmement s’effectue. Mais le mouvement ne s’arrête pas là.

Le 3 juin, Chabot indique à la société des Jacobins ce qu’il reste à faire « Vous avez donné une grande impulsion c’est’à la Convention à assurer les bases du bonheur public. Rien de plus facile. Il faut faire notre profession de foi : nous voulons que tous les citoyens qu’on qualifie de sans-culottes jouissent du bonheur et de l’aisance. Nous voulons que cette classe utile soit aidée par les riches en proportion de leurs facultés. Nous ne voulons point violer les propriétés. Mais quelle est la propriété la plus sacrée ? C’est celle de l’existence. Nous voulons qu’on respecte cette propriété et qu’on donne du pain à tous les malheureux… Nous laisserons crier ceux qui ont plus de 100,000 livres de rente. Le bonheur public nous consolera de leurs clameurs. Nous dirons à ces hommes : « Convenez que nous sommes les plus nombreux et si vous ne poussez pas à la roue avec nous, nous prendrons vos propriétés, que nous partagerons avec les sansculottes. » Observez, citoyens, que je ne prêche pas ici la loi agraire. Si les riches ne veulent pas partager les bienfaits de notre révolution, ils cessent d’être membres de la grande famille ; ils ne sont plus propriétaires. La Convention a confisqué les biens des émigrés, parce qu’ils ne voulaient pas partager avec nous les périls de la Révolution. Les aristocrates rebelles à la voix du patriotisme (les riches), doivent être assimilés aux émigrés. » Le 5 septembre, maintenant qu’il est établi que ces prômenades sont sans danger, des députations de la Commune, Pache et Chaumette en tête, des députations des Jacobins et des sections, suivies d’une foule en armes, font irruption dans la Convention et lui énoncent les volontés du peuple. Il veut la formation d’une armée révolutionnaire qui pacourra les départements, « suivie d’un tribunal incorruptible et redoutable et de l’instrument fatal qui tranche d’un seul coup les complots et les jours de leurs auteurs. » Une discussion confuse suit cette proposition. Danton se lève et déclare qu’en effet il y a lieu de créer une armée révolutionnaire. Et il ajoute : — il a compris — « Elargissons… ces mesures ! Ce n’est pas assez d’une armée révolutionnaire ; soyez révolutionnaires vous-mêmes ! Les hommes industrieux qui vivent du produit de leurs sueurs ne peuvent aller aux séances des sections : décrétez que l’artisan qui y assistera recevra pour son temps perdu une indemnité de 40 sols par réunion. » À la bonne heure ! Mais qui paiera ? Basire demande qu’on dresse une nouvelle liste de suspects d’après une définition plus exacte et qu’on y comprenne, outre les nobles et les prêtres, « les autres classes de la nation, commerçants, agioteurs, procureurs, hommes d’affaires, boutiquiers même, » qui « renferment leur contingent d’ennemis de la République. » Qu’on les arrête tous ! Mais d’abord, dans les sections, il y a des gens qui gênent et qu’on est obligé de faire taire à coups de chaises ; il y a lieu d’épurer les comités. À cette occasion, on propose de donner aux membres des comités un traitement de 3 livres par jour. La Convention vote ces propositions, et « le bonheur du peuple » est ainsi assuré pour un temps.

Quatre mule volontaires à 40 sols par jour sont ainsi rassemblés non sans peine, car beaucoup préféraient rester à Paris où les places ne manquaient pas. Quelqu’un se chargea aux Jacobins de donner des instructions à l’armée révolutionnaire (14 octobre). « Le guide de ses opérations (dit un nommé Brichet) doit être la fortune des fermiers (sic). Elle peut, en arrivant dans un village, demander : le fermier du village est-il riche ? Sur l’affirmative, on peut le guillotiner : à coup sûr, c’est un accapareur » Aucune protestation.

Au printemps de 1794 la révolution sociale paraît accomplie. Une trentaine de mille sans-culottes sont installés à Paris dans des places rétribuées, — nous en avons à peu près la liste – dont un grand nombre donnent lieu à de copieux bénéfices supplémentaires[20]. Ils ont une part privilégiée dans les distributions de vivres. L’Etat est le grand entrepreneur des transports et des approvisionnements ; il fait d’énormes sacrifices pour l’alimentation ; de la capitale (110 millions en une fois) et accorde des subventions opulentes aux comités, aux sociétés populaires et à leurs chefs. C’est un système, et il est en vigueur dans toutes les grandes villeis. Depuis le mois d’avril une taxe a été établie sur les riches dans toutes les communes afin de proportionner aux salaires le prix du pain, et une autre taxe a été levée sur les mêmes riches pour rétribuer des compagnies de sans-culottes. Le mot de Saint-Just devient une vérité : « Les malheureux sont les puissances de la terre. » Nous assistons à l’apothéose du sans-culotte comme il ne fait que de la politique et vit au jour le jour, loin des affaires, il est vertueux ; il a les poches garnies, se nourrit aussi bien que possible, est omnipotent et exige qu’on le traite avec respect. Légalité triomphe. Le riche ne touche plus aucun de ses revenus ; eût-il de l’argent caché, il ne peut se procurer du pain et de la viande qu’en faisant queue comme le pauvre à la porte du boulanger et du boucher. En réalité il est pauvre. Comme l’Etat est le dispensateur de tous les moyens d'existence et que l’Etat c’est l’ensemble des sans-culottes, le modéré, l’aristocrate, l’homme qui n’assiste pas aux séances des sections ne peut obtenir aucune des choses indispensables à la vie et la permission même de vivre, étant méchant et criminel, qu’en sollicitant un certificat de civisme ; et pour avoir ce certificat, il faut qu’il aille au comité, qu’il se soumette au bon plaisir des autorités révolutionnaires, qu’il prie des hommes de néant, maintenant souverains.

Ainsi se déroulaient, sous l’action de la méthode révolutionnaire, les conséquences du droit à l’assistance illimité proclamé par la Constituante.

Mais enfin, de l’aveu même de Chabot (séance des Jacobins du 22 février 1793), le parti Jacobin n’était dans l’assemblée et dans le pays qu’une minorité. Et par les mesures que nous venons d’exposer, mesures dont il profitait seul, deux catégories de citoyens qui étaient presque toute la nation, étaient mises en demeure ou de tout subir, même la mort, soit par la guillotine, soit par la faim, ou de se délivrer coûte que coûte de la domination jacobine.

D’abord les « riches, » c’est-à-dire non seulement ceux qui en d’autres temps auraient vécu de leurs revenus et qui maintenant étaient réduits à utiliser clandestinement quelques réserves, non seulement les gros boutiquiers qui depuis 1790 avaient réalisé de beaux bénéfices sur le commerce de l’argent, mais aussi et surtout ceux qui vivaient de leur travail, tant bien que mal, car ils étaient contraints de par la loi d’afficher au-dessus de leurs portes ce qu’ils avaient chez eux de matières premières ou de denrées, obligation peu favorable aux affaires. Les rapports publiés par Schmidt établissent que, peu à peu, au cours de 1793, les petits commerçants et les ouvriers travaillant à domicile éprouvent les mêmes craintes que les riches et se solidarisent avec les modérés. Tous ceux qui gagnent leur vie par le travail, même les marchands de vin, même leurs garçons, deviennent des modérés. En voyant le « fracas » fait dans les sections par « les portefaix et les porteurs d’eau, » « les fruitiers, les limonadiers, les tailleurs et les cordonniers » prennent le « dégoût » de la vie civique. Le péril menace toutes les conditions. Le pillage des boutiques en février a laissé un souvenir très présent. Toute la population tranquille et laborieuse vit dans la crainte de nouveaux pillages et de nouveaux massacres, à laquelle s’ajoute maintenant la crainte des arrestations individuelles et des perquisitions domiciliaires. Est riche et se sent suspect ou près de l’être, tout individu qui possède quelques économies ou seulement a pu rassembler quelques provisions. Même après Thermidor, quand la loi des suspects cessa d’être appliquée, les rumeurs annonçant des désordres imminents, la menace d’insurrections exterminatrices, la peur de dangers vagues auxquels les « riches » seraient exposés, reviennent périodiquement. Ni les propriétaires, ni ceux qui aspiraient à le devenir par le travail et l’épargne ne pouvaient retrouver la sécurité que dans la défaite du parti qu’on appelait le parti des terroristes. Dès 1793 les modérés se comptaient ; peu à peu ils s’enhardirent à la résistance et, non sans lutte, le règne des sans-culottes prit fin.

I Il n’est pas étonnant que les riches, contre lesquels tout le système était dirigé, n’aient eu pour « la faction » que de la haine. Mais les pauvres, ceux du moins qui n’étaient pas enrégimentés ou soldés, n’étaient ni plus heureux de cet état de choses, ni plus attachés à sa conservation. À aucun moment de notre histoire ils n’ont plus souffert. Tous les objets nécessaires à la vie étaient distribués selon l’ordre des arrivées, également : queue pour le pain, queue pour la viande et les légumes secs, queue pour le charbon, queue pour le bois, queue pour le billon. Plus de beurre, plus de savon, plus de chandelles. Les rations de pain descendirent à trois quarterons par jour et par tête. Le pain manqua dans certaines villes ; à Bordeaux, on distribua des noix et un peu de riz. Après la désuétude, puis le retrait des lois sur le maximum, l’abondance des vivres, contrebalancée par la rareté du numéraire, ne rabaissa les prix que lentement et ne fit que rendre la misère plus douloureuse par comparaison. Toutes les insurrections des derniers temps se firent au cri : du pain ! du pain ! comme l’irruption de l’assemblée de Versailles en 1789. « J’ose le demander, où sera maintenant l’indigence ? » avait dit Robespierre en présentant le projet de Le Peletier. L’indigence était partout. Dans les campagnes comme dans les rues de Paris, des malheureux tombaient, mourant de faim. C’étaient les petits rentiers qui souffraient le plus, ne recevant plus rien et ne pouvant pas compter, comme les ouvriers de profession, sur l’aubaine de quelques jours de travail rétribué. Tous les témoignages s’accordent à déplorer leur situation qui était navrante. Les fonctionnaires non politiques n’étaient pas plus « heureux. » Un ingénieur mourut de mfeère^dans les Alpes-Maritimes, un autre dans les Basses-Alpes.

On devine ce qu’il devait y avoir de malades dans une population aussi éprouvée. Or les services hospitaliers étaient désorganisés. Le 18 août 1792, la Législative avait décrété : « Au moyenne ce que l’assistance du pauvre est une dette nationale, les biens des hôpitaux, fondations et dotations en faveur des pauvres seront vendus dans la forme qui sera réglée par le comité d’aliénation et néanmoins cette vente n’aura lieu qu’après l’organisation complète, définitive et en pleine activité des secours publics. » La Convention revint aux principes, c’est-à-dire aux oracles de Jean-Jacques, qui avait compté parmi les plus importantes affaires du gouvernement, « de prévenir l’extrême inégalité des fortunes…, non en bâtissant des i hôpitaux pour les pauvres, mais en garantissant les citoyens de le devenir[21]. » Ici encore Joseph Le Bon nous fournit un commentaire explicite de la doctrine adoptée par l’autorité centrale. Les administrateurs du district de Calais lui ayant fait part d’inscriptions nouvelles qu’ils se préparaient à poser sur la façade de leur hôpital, il leur répondit : « Ce n’est pas sans une peine très vive que j’ai vu des philosophes tels que vous entreprendre de consacrer par des inscriptions irréfléchies le mensonge et notre honte. Hôpital de la Réunion et de la Fraternité ! Quelle imposture ! puisque les pauvres seuls seront réduits à s’y rendre. Maison destinée à soulager l’humanité souffrante ! O opprobre ineffaçable de notre siècle ! Républicains inconsidérés ! Doit-il y avoir une partie quelconque de l’humanité qui soit en souffrance ? N’est-ce pas là un de nos derniers crimes qu’il faut s’empresser de réparer ? Mettez donc au-dessus des portes de ces asiles des inscriptions qui annoncent leur disparition prochaine. Car si, la Révolution finie, nous avons encore des malheureux parmi nous, nos travaux révolutionnaires auront été vains » (4 nov. 1793). Le rapport de Barrère (6 mars 1794) présente d’après ces vues un vaste plan de pensions et de secours à domicile, qui ne devait laisser aucun vieillard, aucun infirme, aucun malade sans assistance sur toute l’étendue de la République. Il reprenait en réalité la doctrine de la Constituante sur le droit des pauvres. « Oui, je parle de leurs droits, parce que, dans une démocratie qui s’organise, tout doit tendre à élever chaque citoyen au-dessus du premier besoin : par le travail, s’il est valide ; par l’éducation, s’il est enfant, et par le secours, s’il est invalide et dans la vieillesse. N’oublions jamais que le citoyen d’une république ne peut faire un pas sur son territoire sans marcher sur sa propriété. » Ce plan ne reçut qu’un commencement d’exécution, nous avons vu comment ; mais la Convention se crut autorisée par le vote du projet à laisser l’alienation des biens des hôptaux reprendre son cours (11 juillet 1794). Les revenus de ces maisons étaient donc des plus étroits à la fin de la Révolution, leur dénuement était absolu et la plupart des malades n’y trouvaient ni linge, ni remèdes, ni aliments. Les enfants abandonnés mouraient par milliers.

Etreinte par la misère, énervée par l’attente tumultueuse de chaque jour aux distributions de pain, de bois et de charbon, forcée de reconnaître que ni l’exécution du roi, ni celle des Girondins, ni celle des Dantonistes et des Hébertistes, ni celle de Robespierre et tant d’autres, ni les « journées » maintes et maintes fois répétées, ni la guerre aux riches n’avaient changé son sort, avertie d’ailleurs par l’issue des mouvements de prairial que dorénavant elle courrait des risques sérieux en suivant les entrepreneurs d’émeutes, la population ouvrière des grandes villes des départements et de Paris était dans un état de dépression, de découragement et d’amertume difficile à imaginer. Il faut en lire la description réitérée, au jour le jour, dans les rapports de police dont nous avons parlé. Provenant d’agents différents, sous des administrations différentes, ils présentent une concordance et une continuité de ton propres à inspirer la confiance. Il y avait eu dans le peuple, en dehors du parti armé dont le club des Jacobins était la tête, une sourde opposition à la Terreur même. En 1793 les femmes de la halle fouettent des marchands qui veulent maintenir le maximum ; elles « étrillent » celles de leurs compagnes qui portent la cocarde, elles ont un verbe à la Cambronne pour exprimer leur sentiment sur la République. Hébert, ne l’oublions pas, tombe sous le poids de l’impopularité. Ce n’est pas que l’ouvrier soit disposé alors à abandonner la République ni la Convention. Mais toute affaire hors la question des vivres et la reprise du travail lui est insupportable. Ne lui parlez plus de droits à conquérir ni de mouvements à faire. Il est morne ; il va devant lui à travers les rues, il regarde avec une résignation farouche les escadrons de cavalerie qui balaient brutalement les quais au moindre attroupement (avril et mai 1796). Il a trop souffert et depuis trop longtemps après avoir tant espéré, pour ne pas éprouver une déception immense. Il se prend à dire « Nous étions plus heureux avant la Révolution ! » C’est un cri général, Babeuf l’atteste, d’accord avec les rapports de police[22]. Toute association étant interdite, chacun se sent seul, en tête à tête avec la misère. Les tristes fêtes du décadi n’attirent plus personne. Quelques femmes y vont voir les mariages civils qu’on place à ce moment pour conjurer la solitude. Les fonctionnaires seuls y montrent régulièrement leur air ennuyé. Les pompes patriotiques, les cortèges savamment combinés à grands frais se déroulent devant des spectateurs indifférents. Il y a dans toutes les âmes un grand vide. « Les non-propriétaires, dit durement Saint-Simon, avaient supporté presque en totalité le poids de la famine, que les mesures extravagantes auxquelles ils s’étaient livrés avaient fait naître. Ils étaient matés. »

Même le personnel révolutionnaire est las. Les séances des sections sont de bonne heure délaissées. Les 40 sous par séance les raniment un instant, puis le vide se fait de nouveau. Les comités sont supprimés sans résistance. Les Cordeliers se sont aplatis devant la Convention victorieuse ils comptent une quinzaine d’assistants : ils déménagent avec les bustes de Marat, de Le Peletier « et autres, » pour trouver un quartier plus favorable, mais sans succès. Le redoutable club meurt de sa belle mort, parce que rien d’extrême ne dure et que les passions politiques ont leur terme comme les autres. Ainsi des Jacobins. Leur suppression ne provoque qu’une agitation superficielle. Plusieurs patriotes réussissent à se caser dans les administrations peu à peu reconstituées, qui dans les préfectures, qui dans les mairies, qui dans les finances — mais le gros du personnel révolutionnaire est sans emploi. Il a l’habitude et le besoin non seulement des traitements réguliers, mais de l’agitation et des discussions théâtrales qui sont comme l’atmosphère de la Révolution. Comme il est poussé dans ses derniers retranchements par la disette, il crie bien haut que le bonheur du peuple reste à faire et que la Révolution ayant eu pour but de rendre le peuple heureux et n’ayant pas achevé sa tâche, il faut la recommencer. D’ailleurs il y a parmi ces survivants du Jacobinisme qui s’assemblent près du Panthéon, dans le réfectoire des Génovéfains, et se retrouveront dans la salle du Manège, un certain nombre d’hommes de foi, héroïques dans leur folie destructive, et leur credo, puisé dès avant 1789 aux sources de la « philosophie, » est au fond le même que celui des politiques avisés dont ils répudient les concessions : eux restent logiques en eux une tradition s’achève et l’idéal du siècle trouve sa dernière expression. — Voilà l’armée de Babeuf. Seulement, tout a changé autour de ces Jacobins de la dernière heure ; leurs doctrines qui étaient, quelques années auparavant, l’évidence même, vont paraître tout à coup horribles et c’est leur réapparition en présence d’une société ébranlée par six ans de luttes sociales, qui déterminera l’adhésion définitive de cette génération à l’inviolabilité de la propriété individuelle. Là est le cran d’arrêt du mouvement socialiste révolutionnaire dont nous avons esquissé l’histoire.

Ni les riches anciens, ni les pauvres, ni même les révolutionnaires par état n’étaient donc satisfaits à la fin de la Révolution. Ceux qui pouvaient se féliciter, c’étaient les nouveaux riches qui s’étaient élevés des débris de l’ancienne opulence. Sans doute des manouvriers et des artisans de village, jsqu’alors dépourvus de toute propriété, avaient pu acquérir en s’associant une part notable des terres mises en vente et le morcellement commencé depuis un siècle avait fait un pas de plus[23] ; le partage des biens communaux avait aussi dans quelques localités créé un certain nombre de propriétaires. Mais la situation générale du prolétariat rural n’avait pas sensiblement changé. On avait plus de besoins. La promotion de nouveaux propriétaires, quelque large qu’elle apparaisse d’après les recherches les plus récentes, avait fait plus d’envieux que de satisfaits. D’ailleurs, à défaut de capital, que faire même d’un petit champ ? Et l’on avait vu les habitants de cinq communes voisines de Versailles, à qui un arpent de terre avait été attribué, se plaindre avec aigreur que cet arpent « leur fût plus onéreux que profitable, » et le vendre à des compagnies. Le passage de l’aisance à la richesse avait été plus fréquent que le passage de la misère à l’aisance. De 1795 à 1796, cette situation se révèle. Des bourgeois campagnards avaient gagné de grosses sommes dans la disette permanente en vendant le plus cher possible, en dépit du maximum, leurs bestiaux, leur blé, leur vin ; ils s’étaient largement arrondis. Des procureurs, des clercs d’huissiers, des praticiens de la basoche, des prêteurs sur gages, des commissaires à terriers qui avaient rempli insensiblement les comités révolutionnaires, étaient devenus des puissances et allaient faire souche quasi patricienne. Des affiliés aux bandes noires avaient réalisé ou escomptaient de magnifiques bénéfices. Les fournisseurs des armées battaient leur plein. L’agiotage, dont s’était plainte déjà l’Assemblée constituante à propos de la vente des biens nationaux[24], reprenait avec fureur sous toutes les formes ; des milliers de spéculateurs bourdonnaient chaque jour sur la terrasse des Tuileries et s’agitaient sur tout le territoire. Le luxe s’affichait audacieusement à côté de la misère générale. Peu à peu, les nouveaux riches allaient se fondre avec la bourgeoisie ancienne : parlementaires qui avaient vaincu les Jésuites et acheté leurs biens sous l’ancien régime, commerçants enrichis de longue date par le travail et l’épargne, fonctionnaires et rentiers dont la culture et les manières s’étaient haussées graduellement au ton de la noblesse, souvent impatients de réparer par la production artistique, scientifique ou industrielle, des années d’agitation désastreuse, mais, trop souvent aussi, prompts à imiter ceux qu’ils remplaçaient, avides comme eux de privilèges et entichés de préjugés domestiques, doctrinaux et autoritaires. En somme, mêlée dans ses origines d’éléments de valeur diverse, nécessaire, quoi qu’on en pense, comme étape historique entre le règne de la féodalité et celui de la démocratie, à la fin de l’an III l’aristocratie censitaire, qui a gouverné la France pendant cinquante ans, commençait à se constituer, parce qu’elle était seule capable de suffire aux tâches multiples de la réorganisation nationale. Voilà quel était le résultat de cette terrible guerre contre la richesse ! Voilà ce qu’amenait cette ère nouvelle, cette ère de l’Égalité célébrée en 1792 !

On pense quel effroi dut causer dans un pareil milieu la reprise en 1796 des projets de nivellement déconcertés par la chute de Robespierre. À partir de ce moment, les nouveaux propriétaires tremblèrent à leur tour pour leurs fortunes : ils ne contribuèrent pas moins que les anciens au succès de l’entreprise dictatoriale qui devait écarter définitivement le cauchemar du pillage et de la confiscation. La fermeture du club des Egaux, qu’on appelait le club du Pantheón, désigna à la sympathie de tous les républicains réconciliés avec la richesse, le vainqueur de Vendémiaire. Il y a plus qu’un symbole dans le geste de Bonaparte tournant et emportant les clefs du club du Panthéon. Ce fut un acte décisif, dont la conjuration de Babeuf et l’indignation qu’elle souleva allaient révéler la portée, peut-être à son auteur même. Babeuf appelle Bonaparte. Qu’importait un nouveau coup de force ? on ne les complaît plus. Quand l’homme de Brumaire fit entendre clairement qu’il s’opposerait à tout remaniement de la propriété en quelque sens que ce fût, comme il parlait au nom de la République, comme, tout en amnistiant la plus grande des audaces révolutionnaires, à savoir la vente des biens du clergé et de la noblesse, il calmait du même coup les craintes de ceux que les babouvistes menaçaient, de toutes parts on se sentit rassuré et on en reporta le mérite au nouveau régime. On se persuada que la Révolution elle-même voulait la stabilité des fortunes et consacrait la propriété individuelle. On ne vit pas que là était justement le signe que la Révolution finissait. Par une sorte de monoidéisme social, les esprits tournés ailleurs cessèrent de percevoir le sens des déclarations et des constitutions révolutionnaires. Ils crurent, par exemple, que le droit à la propriété inscrit dans les Constitutions était la faculté de défendre la propriété qu’on a, alors qu’il exprimait la faculté pour celui qui n’en a pas d’en réclamer une de l’Etat aux dépens de celle des autres. Ainsi s’établit la légende de la bonne, de la bienfaisante révolution, fondatrice de la propriété individuelle, et les Economistes comme Dupont de Nemours, qui avaient eu la chance de sauver leur tête, ne furent pas fâchés de parer du prestige que conservait la Révolution, des doctrines au nom desquelles ils avaient combattu maintes fois les théories révolutionnaires. La nation tout entière, ignorants et penseurs, par crainte du retour du régime féodal, se solidarisa de plus en plus avec les acheteurs des biens nationaux, comme tous les hommes portèrent dès lors des moustaches et des pantalons.

Dans l’abattement et la rancœur de tous, faisant contraste avec la troupe cyniquement joyeuse des aigrefins, il y avait en France un autre groupe satisfait. C’était l’armée. Elle avait perdu un million d’hommes. Les survivants étaient à peine vêtus, pieds nus ou en sabots, et manquaient de tout. Ils étaient heureux ! Peut-être les vieux adages qui nous disent que c’est une duperie pour les peuples de placer leur espoir de bonheur dans la conquête violente d’avantages matériels, ont-ils raison. Toujours est-il que les ouvriers plus ou moins intéressés, plus ou moins sincères de la révolution sociale étaient, à la fin de cette révolution, déçus, irrités, mécontents des autres et d’eux-mêmes, tandis que ceux qui s’étaient exposés à tous les périls et à toutes les souffrances pour la défendre, mais surtout pour défendre la patrie, souvent en dépit de leurs sentiments politiques, ceux-là étaient jeunes de cœur et rayonnaient. Leur cohésion, la décision de leur obéissance à un devoir clair et précis les distinguaient de la masse énervée et à bout d’agitations. Ils étaient l’autorité et la discipline. Ils sentaient en eux la seule force sociale survivante. On la sentait autour d’eux ; on les redoutait et on les adorait. C’était pour plaire à ces héros chamarrés et empanachés que les femmes se paraient de leurs toilettes transparentes aux anneaux d’or, unique et ironique vestige de tant d’imitations qui se croyaient plus sérieuses de l’antiquité : c’était leur manière à elles de retourner à la nature ! Le rêve du bonheur commun à la spartiate selon le programme de Marat et de Saint-Just, c’est-à-dire du brouet pour tous et de la vertu en bonnet de laine, était dissipé et un nouveau rêve commençait à resplendir dans les âmes, celui d’une France où il fait bon de vivre, puissante par sa richesse comme par ses armes, d’une France industrieuse et émancipatrice, pour laquelle on sacrifie sans regret les joies de la vie. Seulement une telle armée voulait de grandes guerres, des récompenses sonnantes et des distinctions honorifiques, une cour, un maître. C’en était fait pour longtemps non seulement de l’égalité réelle, mais même des libertés politiques élémentaires, première et inoubliable conquête de la Révolution, seule sauvegarde durable des États modernes !


  1. Premières leçons du cours de 1896-1897.
  2. Et encore Voltaire tout en se moquant des moralistes réformateurs, admettait qu’un bon tyran pouvait en peu de temps mettre un terme aux abus, parmi lesquels il comptait l’exclusion des « vrais travailleurs » de la propriété foncière. Voici la lettre qu’il adressait en 1760 à M. de Bastide, auteur de deux ouvrages inspirés par l’esprit du temps, Le nouveau spectateur (1758) et Le monde comme il est (1760) :
    « IL est un peu fâcheux pour la nature humaine, j’en conviens avec vous, que l’or fasse tout et le mérite presque rien ; que les vrais travailleurs derrière la scène aient à peine une subsistance honnête, tandis que des personnages en titre fleurissent sur le théâtre ; que les sots soient aux nues et les génies dans la fange ; qu’un père déshérite six enfants vertueux pour combler de biens un premier-né qui souvent les déshonore ; qu’un malheureux qui fait naufrage ou qui périt de quelque autre façon dans une terre étrangère, laisse au fisc de cet État la fortune de ses héritiers (Droit d’aubaine).
    « On a quelque peine à voir, je l’avoue encore, ceux qui labourent dans la disette, ceux qui ne produisent rien dans le luxe ; de grands propriétaires qui s’approprient jusqu’à l’oiseau qui vole et au poisson qui nage ; des vassaux tremblants qui n’osent délivrer leurs moissons du sanglier qui les dévore ; des fanatiques qui voudraient brûler tous ceux qui ne prient pas Dieu comme eux ; des violences dans le pouvoir qui enfantent d’autres violences dans le peuple ; le droit du plus fort faisant la loi, non seulement de peuple à peuple, mais encore de citoyen à citoyen.
    « Cette scène du monde, presque de tous les temps et de tous les lieux, vous voudriez la changer ! Voilà votre folie à vous autres moralistes. Montez en chaire avec Bourdaloue ou prenez la plume avec La Bruyère, temps perdu : le monde ira toujours comme il va. Un gouvernant qui pourrait pourvoir à tout, en ferait plus en un an que tout l’ordre des pères prêcheurs n’en a fait depuis son institution.
    « Lycurgue, en fort peu de temps, éleva les Spartiates au-dessus de l’humanité. Les ressorts de sagesse que Confucius imagina il y a plus de 2,000 ans ont encore leur effet à la Chine… »
  3. M. Henry Michel : L’idée de l’Etat, Paris, 1895.
  4. Discours de Me Maurice Colrat, séance de rentrée de la Conférence des avocats, à Paris, novembre 1896. M. Andler : Les origines dit socialisme d’Etat en Allemagne, Paris, 1897.
  5. La Constitution de la Corse n’a été publiée qu’en 1861, nous ne la citons ici que pour montrer quelle était la pensée intime de Rousseau. Du reste l’article sur l’Economie politique publié dans l’Encyclopédie en 1755 et très lu pendant la Révolution, énonce nettement la même doctrine.
  6. Telle sera, ou le verra, presque textuellement la doctrine de Babeuf.
  7. Esprit des Lois, livre XXIII, chap. xxix.
  8. Saint-Simon qui avait vu la Révolution d’un œil de philosophe, dit avec raison peut-être qu’en fait de doctrines, l’Assemblée constituante a été plus révolutionnaire que la Convention. Charles de Lameth, le 12 avril 1790, repoussant comme superflue la proposition de dom Gerbes (que l’Assemblée reconnaisse la religion catholique comme la religion de la nation), disait non sans exagération d’ailleurs : « L’Aslemblée n’a-t-elle pas manifesté ses sentiments religieux quand elle a pris pour base de tous ses décrets la morale de la religion ? Qu’a fait l’Assemblée nationale ? Elle a fondé la constitution sur cette consolante égalité si recommandée par l’Evangile ; elle a fondé la constitution sur la fraternité et sur l’amour des hommes ; elle a, pour me servir des termes de l'Ecriture, humilié les superbes ; elle a mis sous sa protection le faible et le peuple dont les droits étaient méconnus ; elle a enfin réalisé pour le bonheur des hommes les paroles de Jésus-Christ lui-même, quand il a dit : Les premiers deviendront les derniers, les derniers deviendront les premiers. »
  9. Peut-être Robespierre fait-il allusion à une pétition des électeurs de Seine-et-Oise, déposée dans la séance du 21 mai 1790. Archives parlementaires, t. XV, p. 648.
  10. Le 31 mai, les Girondins expiaient cette opposition, bien que relative, à la politique de l’égalité.
  11. Esprit des Lois, livre XVIII, chap. xxviii. « Pour rétablir un État ainsi dépeuplé, on attendrait en vain des secours des enfants qui pourraient naître. Il n’est plus temps… ; avec des terres pour nourrir un peuple, on a à peine de quoi nourrir une famille. Le clergé, le prince, les villes, les grands, quelques citoyens principaux, sont devenus insensiblement propriétaires de toute la contrée : elle est inculte ; mais les familles détruites leur en ont laissé les pâtures et l’homme de travail n’a rien. — Dans cette situation, il faudrait faire dans toute l’étendue de l’Empire ce que les Romains faisaient dans une partie du leur : distribuer des terres à toutes les familles qui n’ont rien, leur procurer les moyens de les défricher et de les cultiver. Cette distribution devrait se faire à mesure qu’il y aurait un homme pour la recevoir ; de sorte qu’il n’y eût pas de moment perdu pour le travail. »
  12. Saint-Just, rapport du 18 ventôse an II : « Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux, ni un oppresseur sur le territoire français ; que cet exemple fructifie sur la terre qu’il y propage l’amour des vertus et le bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe. »
    Autre rapport du 23 ventôse an II : « Si le peuple aime la vertu, la frugalité ; si, terrible envers les ennemis de la Révolution, on est aimant et sensible envers un patriote… Si vous donnez des terres à tous les malheureux si vous les ôtez à tous les scélérats ; je reconnais que vous avez fait une révolution. »
  13. Babeuf invoquera la même distinction dans sa Défense.
  14. Un seul arrêté des représentants en mission à Lyon ordonne la formation sous quinzaine d’une force armée de mille hommes dans dix départements du Centre et de l’Est. Ces dix bataillons Révolutionnaires étaient à la disposition des autorités pour le service intérieur. Tous les sans-culottes de la région devaient être ainsi armés et soldés aux dépens des riches.
  15. Voici quelques exemples de ces documents :
    Arrêté de Fouché à Anvers, 24 septembre 1793 : « Considérant que l’égalité que le peuple réclame et pour laquelle il verse son sang depuis la Révolution ne doit pas être pour lui une illusion trompeuse ; — considérant que tous les citoyens ont un droit égal aux avantages de la société, que leurs jouissances doivent être en proportion de leurs travaux, de leur industrie et de l’ardeur avec laquelle ils se dévouent au service de la patrie ; — considérant que là où il y des hommes qui souffrent, il y a des oppresseurs, il y a des ennemis de l’humanité ; — considérant que la surface de la République offre encore le spectacle de la misère et de l’opulence, de l’oppression et du malheur, des privilèges et de la souffrance, que les droits du peuple y sont foulés aux pieds ; — considérant qu’il est instant de prendre des mesures de justice et d’humanité, le citoyen Fouché arrête… (pour le dispositif voir celui de l’arrêté pris à Lyon, cité ci-dessous, qui est peu différent).
    Avant de se rendre à Lyon, Fouché eut une courte mission dans la Nièvre. Il y appliqua les mêmes principes. « Les richesses sont l’arme la plus terrible contre la République lorsqu’elles se trouvent entre les mains de ses ennemis. Il serait peu sage de laisser plus longtemps entre leurs mains des moyens si puissants. J’ai cru que le salut du peuple me prescrivait de prendre les mesures et les arrêtés ci-joints. » Voici l’un de ces arrêtés « 1° Tous les riches, propriétaires ou fermiers ayant des blés demeurent personnellement responsables de l’approvisionnement des marchés ; 2º Celui qui refusera d’obéir aux réquisitions sera exposé le marché suivant pendant quatre heures sur la place publique ayant cet écriteau affameur du peuple, traître à la patrie ; 3º À la deuxième fois il sera déclaré suspect et incarcéré jusqu’à la paix ; 4º Tous les biens de ceux qui seront déclarés suspects seront séquestrés et il ne leur sera laissé que le strict nécessaire pour eux et pour leur famille ; 5º Pour, l’exécution de ces mesures, garde révolutionnaire : 200 hommes d’infanterie, compagnie de cavaliers et canonniers, à trois livres par jour. »
    Instruction envoyée le 16 novembre 1793 (avant les lois de ventôse) par la commission temporaire de vingt membres instituée à Lyon aux autorités constituées du département (elle s’adresse d’abord aux riches en leur annonçant qu’ils auront à subir les sévérités du pouvoir) : « § ler… Vous n’avez jamais aimé le peuple, vous avez osé sourire à la dénomination de sans-culottes, vous avez eu du superflu à côté de vos frères qui mouraient de faim ; vous n’êtes pas dignes de faire société avec eux ; et puisque vous avez dédaigné de les faire siéger à votre table, ils vous vomissent éternellement de leur sein et vous condamnent à votre tour à porter les fers que votre insouciance ou vos manœuvres leur préparaient. § 3º. Taxe révolutionnaire sur les riches. C’est aux riches à fournir aux frais de la Révolution. Cette taxe doit être proportionnée aux grands besoins de la Patrie : ainsi vous devez (la commission s’adresse maintenant aux autorités) commencer par déterminer d’une manière grande et vraiment révolutionnaire la somme que chaque individu doit mettre en commun pour la chose publique… Agissez donc en grand, prenez tout ce qu’un citoyen a d’inutile, car le superflu est une violation évidente et gratuite des droits du peuple. Tout homme qui a au delà de ses besoins ne peut pas user, il ne peut qu’abuser… Il est nécessaire de suivre dans cette mesure une échelle graduée sur des proportions révolutionnaires : celui qui a 10, 000 livres de rente, par exemple, doit payer au moins 30, 000 livres. » Cette instruction est probablement de la main de Fouché.
    Arrêté pour la suppression de la misère signé par les représentants en mission à Lyon, Fouché, Albitte et Collot-d’Herbois : « 1º Tous les citoyens infirmes, vieillards, orphelins, indigents seront logés, nourris et vêtus aux dépens des riches de leur canton respectif les signes de la misère seront anéantis ; — 2º La mendicité et l’oisivité seront également proscrites, tout mendiant ou oisif sera incarcéré ; — 3º Il sera fourni aux citoyens valides du travail et les objets nécessaires à l’exercice de leur métier et de leur industrie ; — 4°Pour cet effet, les autorités constituées, de concert avec les comités de surveillance, lèveront dans chaque commune sur les riches une taxe révolutionnaire proportionnée à leur fortune et à leur incivisme jusqu’à la concurrence des frais nécessaires pour l’exécution des articles ci-dessus. » (Avant les lois de ventôse.) Arrêté tendant au même but, pris dans le département de la Loire par Javogues, que nous retrouverons dans la conjuration de Babeuf, Girard et Dorfeuille, représentants en mission « 1° Tous les hommes sont égaux et ont droit à la protection de la société qui leur doit du pain ou du travail ; — 2° Les municipalités du département de la Loire sont tenues de pourvoir dans les 24 heures aux moyens d’assurer des secours aux indigents ; — 3º Tableau des indigents ; — 4º « Tableau des riches et gros propriétaires ; — 5° Les municipalités veilleront à ce que les riches compris dans ce tableau comptent de suite le quart de la somme qui leur aura été assignée ; — 6° Elles feront afficher tous les jours la liste des riches qui auront souscrit volontairement, comme aussi les noms de ceux qui refuseraient ; — 7° Les officiers municipaux sont collectivement et personnellement responsables des abus. » (26 déc. 1793, avant les lois de ventôse.)
    Arrêté de Joseph Le Bon, représentant en mission, à Cambrai (23 floréal) : « Au nom du peuple français, Joseph Le Bon, etc.… En attendant que les circonstances permettent à la Convention nationale de faire disparaître entièrement le malheur de dessus la terre, le receveur du séquestre de Cambrai tiendra à la disposition du conseil général de cette commune une somme de 60, 000 livres, laquelle sera consacrée au soulagement de l’indigence dans les proportions suivantes… » (de 1 fr. 50 à 0 fr. 25 centimes selon l’âge). Joseph Le Bon agissait en exécution des lois de ventôse ; il eût sans doute, à défaut de fonds, rempli la caisse du receveur de Cambrai comme il faisait de celle du receveur d’Arras. Arrêté au sujet de 79, 533 livres 18 sols « laissés à la République » par M. de Couronnel, guillotiné « Tout ce numénaire sera échangé contre des assignats chez le receveur du district d’Arras, et attendu qu’on est redevable de cette découverte au zèle toujours actif des sansculottes de cette commune et à la terreur qu’ils savent inspirer aux confidents des gros aristocrates,… Joseph Le Bon arrête qu’il sera tiré de cette somme chaque décade, jusqu’à ce que les circonstances permettent à la Convention nationale de réaliser pleinement ses promesses envers les malheureux, la partie nécessaire pour que chaque pauvre hors d’état de travailler reçoive chaque jour la valeur d’une journée de travail et ses enfants au-dessous de 10 ans chacun le quart d’une journée… La même mesure sera prise proportionnellement par le représentant du peuple dans les communes du Pas-de-Calais qui feront connaître les trésors cachés laissés par nos ennemis. » 17 germinal (6 avril 1794). C’est dans les mêmes vues que le même Joseph Le Bon faisait dresser dans chaque district cinq jours après les lois de ventôse, la liste des principaux contribuables de chaque commune divisés en catégories selon le montant de leurs impositions (14 ventôse an II, 4 mars 1794). Lettre du même jour « L’ex-président de Madre est riche, il a des talents. Le comité de surveillance voudra donc bien me faire part des preuves de civisme qu’il a données pour n’être point mis en état d’arrestation comme les autres individus de sa classe. J’attends demain ces renseignements. »
    Dans la Haute-Loire, des colonnes volantes, commandées par des chefs sans mandat, avaient parcouru le pays ; le conventionnel Pierret chargé d’une enquête après Thermidor raconte ce qui suit : « Plus de 2,000 plaintes et demandes en restitution de taxes révolutionnaires perçues les armes à la main m’ont été faites ; l’ordonnance de paiement était conçue en peu de mots : Il est enjoint à X… en vertu des pouvoirs qui me sont donnés, de payer la somme de 500 livres dans les 24 heures, peine du double passé ce délai et d’avoir chez lui 50 volontaires à discrétion pendant plusieurs jours. »
    Arrêté de Joseph Le Bon provoqué par l’exécution de onze Auvergnats (12 décembre 1793) « Considérant que parmi les prévenus de délits contre la République, il importe surtout de faire tomber les têtes des riches reconnus coupables, le citoyen Joseph Le Bon arrête que le tribunal criminel établi à Arras, jugera d’abord révolutionnairement les personnes distinguées par leurs talents et leurs richesses et que les autres seront ajournés jusqu’après le jugement des premiers. »
    Ce groupe de faits n’a qu’un faible lien avec la lutte contre la féodalité. Le Comité de salut public, et en particulier Robespierre, n’ignorait rien de tout cela ; Fouché envoyait ses arrêtés à la Convention. Après les exécutions de Lyon, Robespierre défendit Fouché aux Jacobins. Il est vrai qu’il l’accusa plus tard ; mais assailli de réclamations contre les agissements de Joseph Le Bon, il ne consentit jamais à les désapprouver. Un ami commun, Duquesnoy, écrivait de Paris à Le Bon : « J’étais à dîner avec Robespierre quand il a reçu ta lettre. Nous avons ri. Va ton train et ne t’inquiète de rien. La guillotine doit marcher plus que jamais. » 22 mai 1794. (Wallon : Les représentants en mission, et Paris, Histoire de Joseph Le Bon, sont les auteurs auxquels nous empruntons ces quelques exemples.)
  16. Nous n’avons pas besoin de dire quel précieux secours nous avons trouvé dans le remarquable ouvrage de M. Sturm : Les finances de l’ancien régime et de la Révolution.
  17. À Lyon, trois mille ouvriers furent payés longtemps pour la démolition des maisons des riches. Un ordre du représentant Maignet les appelle de la place Bellecour au quai Saint-Clair afin de poursuivre sans relâche avec la même chaleur tout ce qui porte avec soi le caractère du luxe et de l’insolent orgueil du riche. » Ces ateliers nationaux d’un nouveau genre coûtaient, avec quelques autres menus objets, 400,000 livres par décade, prélevées sur les biens des riches.
  18. Par exemple, dans deux villes également proches de l’ennemi, Arras et Douai, il y eut là 540, ici 8 exécutions capitales. Douai n eut pas son Joseph Le Bon, c’est la seule cause de cette différence.
  19. Dès l’année 1793, la Convention inaugure une série de mesures tendant à reconstituer une aristocratie intellectuelle : la création du Muséum en juin, celle de l’Ecole normale en octobre. L’année suivante elle fonde l’Ecole polytechnique et le Conservatoire des Arts et Métiers. Eh 1795 apparaissent l’Ecole des langues orientales, le bureau des Longitudes, l’Institut. Voir : Liard, l’Enseignement supérieur en France, 1894, t. ii.
  20. On s’étonne souvent que la Terreur ait duré : la vraie raisor, c’est qu’une multitude de petits fonctionnaires en vivaient. Si les tribunaux révolutionnaires avaient cessé de couper des têtes, les jurés auraient perdu leur traitement, et, ne pouvant faire autre chose, ils seraient morts de faim. De même pour le personnel des prisons et pour tous les parasites du système.
  21. Article de l’Encyclopédie sur l’Economie politique. Voir notre Histoire des Doctrines Economiques, p. 237.
  22. Robespierre, dès 1793, en avait signalé la première rumeur aux Jacobins, lors du pillage des épiceries.
  23. Consulter sur cette question Boris Minzès, Die Nationalgüterveräusserung wáhrend der franzósischen Revolution, Iéna, 1892, et Loutchisky, De la petite propriété en France avant la Révolution et de la vente des biens nationaux, Revue historique, sept.-oct. 1895, ainsi qu’un volume portant le même titre, Paris, Champion éd., 1897. Ces auteurs sont les seuls qui aient étudié les actes de vente dans les archives départementales, le premier dans Seine-et-Oise, le second dans le Pas-de-Calais, l’Aisne, la Côte-d’Or, la Haute-Garonne, les Bouches-du-Rhône. « Les terres de la première origine (les biens de l’Eglise), dit M. Loutchisky, furent achetées par la bourgeoisie et les spéculateurs, tandis que celles des émigrés, qui se vendaient par petits lots et tout aussi vite que les terres de l’Eglise, furent en partie achetées par les paysans. » C’est, en fin de compte, selon lui, la population agricole qui absorba la plus grande partie de la terre vendue hors du voisinage des villes. Mais c’était elle déjà qui, avant la Révolution, était parvenue, par le cours naturel des choses, à détenir la plus grosse portion du sol et qui prédominait dans le nombre des propriétaires, qu’il estime à cinq millions. Combien de temps de progrès pacifique lui eût-il fallu pour obtenir le même résultat sans le payer du renouveau de prestige que la Révolution donna au clergé et qui lui a permis de reconstituer peu à peu, sous d’autres formes, ses anciennes richesses ? (Environ sept cents millions de valeurs immobilières en 1881, des valeurs mobilières qui échappent à toute évaluation, mais qui sont considérables, et quarante millions de dotation budgétaire annuelle.) Le même historien tend à atténuer le rôle généralement attribué à la spéculation dans l’achat des biens nationaux. Il montre bien que des associations temporaires de paysans ont pris une part active à l’opération dans plusieurs départements. Mais il s’aventure lorsque, du fait que le nom de Saint-Simon ne figure sur la liste des acquéreurs, pas plus que le nom de son associé étranger de Redern, ni dans le département du Pas-de-Calais, ni dans le département de l’Orne, il conclut que Saint-Simon n’a pas spéculé sur les biens nationaux. Ses démêlés avec de Redern en 1797, au sujet des 80,000 livres de rentes, produit de l’entreprise, sont certains. M. Weill Saint-Simon et son œuvre, 1894, mentionne une lettre du futur philosophe qui est décisive quant au fait sinon quant à l’importance des acquisitions réalisées par les associés. L’hôtel des Fermes, où s’installèrent luxueusement les deux amis, était un bien national
  24. Loi du 10 juillet 1791. — « Les biens nationaux, dit Louis Blanc, furent l’objet d’un véritable brigandage. » Hist. de la Révolution, vol. X, p. 420. Cf. Buonarroti, Conspiration… dite de Babeuf, t. I, p. 99. « Les biens nationaux affectés dès le commencement à l’extinction de la dette publique ancienne, représentée par les rentes sur l’État, et de la nouvelle, représentée par le papier-monnaie connu sous le nom d’assignats, furent horriblement dilapidés, lorsque, après le 9 thermidor, il fut permis de les acheter sans enchères et sans publicité, par simple soumission et d’en payer le prix en papier, qui n’avait presque plus de valeur, d’après l’expertise faite autrefois en numéraire. »