La Philosophie spiritualiste depuis Descartes jusqu’à nos jours

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LA
PHILOSOPHIE SPIRITUALISTE
DEPUIS DESCARTES

I. Essai de Philosophie religieuse, par M. Émile Saisset ; 1 vol. in-8o, 1859. — II. Œuvres de Spinoza, traduites par M. Émile Saisset, avec une introduction critique ; 3 vol. in-18, 1861.

« On ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve, » disait un philosophe antique, signalant ainsi le flux perpétuel des choses dans ce monde « où tout devient, ajoutait-il, où rien ne demeure. » Héraclite a raison : le flot pousse le flot, tout change, tout s’écoule, et l’atmosphère d’idées au sein de laquelle nous vivons aujourd’hui n’est pas celle que respiraient nos devanciers. Et pourtant à travers cette instabilité des phénomènes, au milieu de ce mouvement des générations, il y a des choses qui durent et qui reparaissent toujours. Cette matière, livrée à des transformations sans nombre dans l’immense laboratoire du cosmos, ne cesse pas d’être la même matière ; cet esprit de l’homme, qui déploie à travers les âges les pouvoirs que Dieu lui a confiés, est soumis de nos jours comme il y a deux mille ans à des lois invariables. Comment donc s’étonner que certaines époques, bien que séparées par une durée assez longue, offrent parfois de frappantes analogies ? On insiste plutôt aujourd’hui sur les différences des siècles, c’est-à-dire sur l’écoulement des flots. On veut que chaque période, chaque génération, chaque année même, j’allais dire chaque moment de la durée, ait son caractère distinct, et l’étude des choses passagères prétend se substituer à la contemplation des vérités éternelles. Puisque tout devient et que rien ne demeure, à quoi bon chercher des principes ? La loi suprême pour certains esprits, c’est qu’il n’y a pas de loi. La vue de ce fleuve qui nous emporte, le tableau de ces ondes capricieuses qui se succèdent à l’infini, sont donc la seule chose qui puisse nous intéresser, et d’ingénieux critiques en effet n’ont pas craint de dire que la philosophie devait abdiquer devant l’histoire. Ils ont oublié seulement une remarque assez grave, c’est que l’histoire, pour laquelle ils réclament une place si haute, allait être frappée par cela même d’un discrédit profond. En voulant la surfaire, ils la rabaissent. Que deviendra l’art des Thucydide, des Tacite, des Guichardin, renouvelé de nos jours avec tant d’éclat, dès qu’il lui sera interdit de fournir à l’humanité des enseignemens solides ? Ce ne sera plus qu’un spectacle frivole : dépouillée du droit de donner des leçons, l’histoire perdra sa dignité ; mais non, ce n’est pas en vain que de nobles maîtres ont fait de la littérature historique une des meilleures gloires de notre {XIXe siècle, et l’art qu’ils ont relevé ne sera pas amoindri. L’histoire, quoi qu’on puisse dire, sera toujours consultée, non pas comme l’image désespérante d’une perpétuelle anarchie, mais comme la preuve des lois qui se manifestent au milieu de la mobilité des temps.

Au moment où tant de brillans esprits exagèrent à dessein les différences qui séparent les générations, il n’est pas inutile de signaler parfois les ressemblances qui les rapprochent et les intérêts communs qui les unissent. Dans le domaine de la philosophie religieuse par exemple, une de ces analogies les plus dignes d’attention est celle que nous présentent deux époques, bien dissemblables d’ailleurs, les dernières années du XVIIe siècle et le milieu du XIXe. Rappelez-vous la situation des sciences philosophiques au temps de Bayle et de Leibnitz : le tableau est grand et singulièrement varié. Dans le fond apparaît Descartes entouré de ses disciples, ceux-ci introduisant les principes du maître dans la science, dans les lettres, dans l’église même, ceux-là essayant de les développer librement à leurs risques et périls : grande école, école vivante où se déploient les talens les plus divers, où les plus originaux n’éprouvent aucune contrainte, où les plus fiers se sentent à l’aise, où Bossuet enfin trouve sa place à côté de Malebranche et le physicien Jacques Rohault à côté du mystique Fénelon. En face de cette glorieuse assemblée s’élève un personnage solitaire, le doux, l’austère, le profond et redoutable Spinoza. Or, tandis que le cartésianisme avec toutes ses ramifications occupe la plus grande partie de la scène, le spinozisme, réprouvé par tous ces mâles esprits, combattu par Fénelon, dédaigné par Bossuet, considéré par tous comme une monstrueuse chimère, eût été complétement rejeté dans l’ombre, si un esprit ingénieux et subtil, aux dernières années du XVIIe siècle, n’était venu en répandre parmi la foule, non pas certainement les doctrines abstraites, mais les conséquences trop réelles. Cet esprit, c’est Pierre Bayle. La critique est son arme ; il juge, il décompose, il dissout tout ce qu’il touche. À le voir flotter dans le monde des idées, poursuivre partout les nuances, soutenir quelquefois le pour et le contre, défendre et condamner tour à tour la même cause, il est impossible de ne pas admirer la finesse de cette intelligence qui sait apercevoir si délicatement tous les aspects des choses ; mais comment ne pas l’accuser aussi de scepticisme ? Soldat dévoué de la tolérance, c’est au nom du scepticisme qu’il soutient cette grande cause, au lieu de combattre au nom des droits de la conscience et du respect de l’âme humaine. Prenez garde pourtant, ce scepticisme est d’une espèce particulière : Bayle se rattache à Spinoza. Sans admettre les formules géométriques du philosophe hollandais (rien ne serait plus opposé à sa tournure d’esprit), il adopte maintes conséquences du système. Le spinozisme en un mot lui fournit des argumens pour démontrer la faiblesse de l’esprit humain et par conséquent la vanité des croyances altières, le néant des convictions intolérantes ; c’est à ce titre que le spinozisme ne lui déplaît pas. « Quel bonheur pour l’humanité, s’est-il écrié un jour, si le roi Louis XIV était spinoziste ! » La révocation de l’édit de Nantes, les conversions forcées, les dragonneries, toutes les hideuses applications du compelle intrare, eussent été impossibles. Voilà ce que Bayle voulait dire, voilà dans quel sens et dans quelles limites ce sceptique est un disciple de Spinoza ; il n’en est pas moins vrai que le subtil critique, une fois en relation avec le philosophe de Rotterdam, lui fait de nombreux emprunts, et, s’inspirant, non de ses paroles, mais de son esprit, introduit dans la littérature de son temps maintes idées séduisantes et funestes. Son influence est telle que le grand philosophe de cette période et l’un des plus vastes génies du monde moderne, Leibnitz, est sans cesse préoccupé du besoin de la combattre. Parcourez tous les écrits philosophiques et religieux des vingt dernières années du règne de Louis XIV, vous verrez que la critique de Bayle y obsède, pour ainsi dire, l’intelligence des penseurs, mais nulle part cette obsession n’est plus visible que chez Leibnitz : « M. Bayle a dit, M. Bayle affirme, on lit chez M. Bayle… » Ces préoccupations le suivent partout. Il y a tel ouvrage du grand philosophe qui n’existerait pas sans la nécessité de réfuter celui qu’il appelle continuellement, avec une estime mêlée de crainte, l’un des esprits les plus pénétrans, les plus déliés, un des plus habiles gens de notre siècle. Il n’attaque pas seulement l’action du publiciste, il le réfute encore après qu’il a quitté le champ de bataille. Bayle venait de mourir en 1706, quand Leibnitz composa sa Théodicée, et l’auteur des Pensées sur la Comète y est interpellé à chaque page. Rien de plus curieux en un mot que l’émotion produite à la fin du XVIIe siècle par le dilettantisme subtil de la critique, si ce n’est l’attention respectueuse et l’opposition persévérante qu’il provoque chez cet illustre maître.

Il y aurait assurément quelque chose de puéril à vouloir retrouver parmi les écoles philosophiques de notre siècle tels et tels personnages de la période que je viens de décrire. Ne serait-ce pas toutefois fermer ses yeux à l’évidence que de ne pas remarquer ici des analogies singulières ? Nous aussi, il y a une quarantaine d’années, nous avons vu grandir une noble école spiritualiste, tandis que le Spinoza du XIXe siècle dominait la pensée de l’Allemagne ; nous aussi, nous avons vu le dilettantisme de la critique, avec une merveilleuse souplesse, populariser chez nous les idées du Spinoza germanique. Enfin, à défaut d’un Leibnitz, ne voyons-nous pas aujourd’hui tout un groupe d’intelligences d’élite qui, préoccupées à leur tour des dangers que court la philosophie, redoublent d’ardeur pour maintenir les éternels principes auxquels est attachée la dignité de notre nature ? Ce rapprochement ne saurait blesser personne, et nous pouvons, sans crainte d’être injuste, tirer de ce spectacle les enseignemens qu’il renferme.

Sous des influences très diverses, parmi lesquelles il faut compter au premier rang le despotisme religieux et l’hypocrisie, qui en est la suite obligée, le doute à la fin du XVIIe siècle envahissait tous les esprits, l’impiété se répandait dans toutes les classes. Les grands dogmes de la religion naturelle, l’immortalité de l’âme et la responsabilité dans une autre vie, — c’est Leibnitz lui-même qui dénonce cette situation avec une visible épouvante, — ces grands dogmes, dédaignés des classes supérieures, commençaient à devenir indifférens au peuple. Toutes les vertus qu’inspire la foi à un ordre providentiel disparaissaient peu à peu. À l’amour de la patrie, au sentiment du bien public, succédait un égoïsme impudent ; borné par son scepticisme à une vie sans lendemain, l’homme ne songeait plus qu’à jouir. Ce scepticisme ou plutôt cette négation pratique de Dieu devait être un mal singulièrement grave, puisque La Bruyère, vivant à Versailles, initié aux secrets de la cour et de la ville, consacre tout un chapitre de son ouvrage à la réfutation des athées. Toute la littérature de cette période atteste que le mal était profond. Les écrits de La Bruyère, le théâtre de Regnard, les mémoires de Saint-Simon, la correspondance de la princesse palatine, les dernières luttes de Bossuet et l’espèce d’inquiétude qui semble agiter ce génie superbe, les plaintes de Fénelon dans Télémaque, dans la Lettre à Louis XIV, dans maintes parties de sa correspondance, enfin mille symptômes révèlent le profond affaissement philosophique et religieux du siècle qui avait produit le cartésianisme et Port-Royal. C’était donc pour arriver à ce résultat que tant de grands esprits, un demi-siècle auparavant, avaient étonné le monde par la vigueur et la fécondité de leur foi spiritualiste ! On se figure aisément la douleur de Leibnitz, lorsque, dernier représentant de cette forte race, il jette les yeux sur la scène philosophique. Descartes et ses glorieux disciples ont disparu depuis longtemps ; Bossuet et Arnauld sont morts ; Fénelon est encore là, mais il semble uniquement occupé de préparer le règne du duc de Bourgogne ; d’ailleurs il écrit peu pour le public : c’est seulement par hasard et par des mains étrangères que le Traité de l’Existence de Dieu va être mis au jour en 1713, sous une forme incomplète. Leibnitz est donc le dernier survivant de cette génération virile, l’unique héritier de cette période créatrice qui s’ouvre en 1636, et quand il veut se rendre compte de la situation morale de son temps, quand il cherche les fruits obtenus par tant de généreux efforts, que trouve-t-il ? Ce grand travail de la pensée spiritualiste, arrêté dans son cours ou détourné de ses voies, est venu aboutir à une impiété grossière. « Rien n’est plus rare en France que la foi chrétienne, écrit en 1699 la princesse palatine. Il n’y a plus de vice ici dont on ait honte, et si le roi voulait punir tous ceux qui se rendent coupables des plus grands vices, il ne verrait plus autour de lui ni nobles, ni princes, ni serviteurs… » Cette impiété a beau se dissimuler sous un formalisme hypocrite, il n’y a pas de masque pour un homme tel que Leibnitz ; il voit les choses à nu, et c’est alors qu’il écrit cette sombre page :


« Les opinions contraires à l’existence de la Providence et à la responsabilité dans l’autre vie, s’insinuant peu à peu dans l’esprit des hommes du grand monde qui règlent les autres et dont dépendent les affaires, et se glissant dans les livres à la mode, disposent toutes choses à la révolution générale dont l’Europe est menacée, et achèvent de détruire ce qui reste encore dans le monde des sentimens généreux des anciens Grecs et Romains, qui préféraient l’amour de la patrie et du bien public et le soin de la postérité à la fortune et même à la vie. Ces publics spirits comme les Anglais les appellent, diminuent extrêmement,… et ils diminueront davantage quand ils cesseront d’être soutenus par la bonne morale et par la vraie religion, que la raison naturelle même nous enseigne… On se moque hautement de l’amour de la patrie, on tourne en ridicule ceux qui ont soin du public, et quand quelque homme bien intentionné parle de ce que deviendra la postérité, on répond : Alors comme alors ! Mais il pourra arriver à ces personnes d’éprouver elles-mêmes les maux qu’elles croient réservés à d’autres… Si cette maladie d’esprit épidémique va croissant, la Providence corrigera les hommes par la révolution même qui en doit naitre, car, quoi qu’il puisse arriver, tout tournera toujours pour le mieux en général,… quoique cela ne doive et ne puisse arriver sans le châtiment de ceux qui ont contribué même au bien par leurs actions mauvaises. »


Que Leibnitz ait écrit ces prophétiques paroles, qu’il ait annoncé et justifié d’avance la révolution de 89, ce n’est pas là ce qui me frappe le plus dans cette page éloquente ; Catinat disait aussi clairement, aussi énergiquement que le grand philosophe : « Il n’y a qu’un comble extrême de désordre qui puisse ramener l’ordre dans ce royaume, » et l’on sait que Vauban a prononcé plus d’une fois une sentence toute semblable. Ce qui m’émeut ici plus encore que le pressentiment d’un avenir sinistre, c’est ce douloureux regard sur le passé. Je lis dans le cœur de Leibnitz la pensée qu’il n’exprime pas, mais qui est manifestement la cause secrète de ces accens inattendus. « Quoi ! semble-t-il dire, après Descartes, après Arnauld, après Bossuet, après Malebranche, après tant de savans hommes qui ont marché sur leurs traces, après tant de découvertes immortelles dans le monde de la pensée pure, voilà où nous en sommes ! » Or voyez si le rapprochement que j’ai fait ne s’offre pas d’une manière saisissante à tout observateur impartial. Qu’on ouvre le livre le plus considérable publié dans ces derniers temps sur la philosophie religieuse, un livre spécialement consacré aux problèmes qui agitent notre siècle, aux maladies qui le tourmentent, aux dangers qui le menacent, on y trouvera une plainte exactement pareille à la plainte de Leibnitz.

L’auteur examine notre situation philosophique, et voyant tous les systèmes de nos jours, ceux-là mêmes qui sont le plus opposés les uns aux autres, systèmes écossais ou allemands, protestans ou catholiques, sceptiques ou panthéistes, matérialistes ou ultramontains, concourir par des moyens divers à une même œuvre, qui est d’effacer dans les âmes l’idée d’un Dieu personnel, et par conséquent de détruire aussi la personne humaine avec ses droits et ses devoirs, il s’écrie douloureusement : « Voilà donc où nous en sommes après un demi-siècle de travail et d’efforts ! Est-ce pour en venir là que s’est opéré ce grand mouvement de renaissance qui signala d’une façon si glorieuse les commencemens du siècle où nous vivons ? Avec quelle ardeur et quel enthousiasme ce siècle s’élance dans la carrière ! De l’héritage du passé il accepte tous les instincts généreux, il ne répudie que le matérialisme et l’esprit d’impiété. À l’idéologie étroite et mesquine de Condillac succède une philosophie plus élevée et plus large qui, s’inspirant tour à tour de Leibnitz, de Thomas Reid, de Platon, ranime la tradition de la haute métaphysique et aspire à comprendre et à concilier toutes les grandes pensées de l’esprit humain. En même temps la poésie des antiques symboles refleurit dans le Génie du Christianisme et dans les Martyrs. Je ne sais quel courant mystérieux de spiritualisme circule en tous sens, rend à l’histoire son coloris et ses vastes horizons, élargit la critique, ranime les arts et la poésie, inspire des accens d’une mélancolie sublime, d’une tendresse et d’une harmonie inconnues au chantre des Méditations. Partout éclate, avec le goût désintéressé des plus nobles exercices de la pensée, la passion de la liberté. Les âmes se dérobent à l’égoïsme et à la petitesse des intérêts vulgaires et tressaillent aux grandes luttes de la vie publique. Quel enthousiasme, quelle confiance, quelle sympathie entre les cœurs, quel rajeunissement de séve morale et de vie ! C’est ainsi, j’en appelle à tous les souvenirs, c’est par ces nobles élans que notre XIXe siècle a commencé. Est-il possible que tant d’ardeur et tant de génie, de si profondes spéculations, de si rares chefs-d’œuvre, de si belles espérances, que tout cela se termine par un avortement, que notre siècle, arrivé au milieu de sa carrière, donne un démenti à son passé, et que de ses deux meilleurs desseins, la renaissance du spiritualisme en philosophie et celle du sentiment chrétien, le premier aboutisse au retour plus ou moins déguisé du matérialisme, et le second à un fanatisme insensé, aveugle ennemi de la raison, qui, tarissant la source du sentiment religieux, ne laisse place dans les âmes qu’à une docilité servile, à une crédulité superstitieuse, à une dévotion sans lumière et sans amour ? Je ne puis croire, je ne croirai jamais que telle soit la destinée réservée à notre âge. Et cependant, à voir les choses comme elles sont, il faut reconnaître que, si Dieu n’est pour la raison qu’une abstraction sans réalité, si la seule existence réelle c’est l’existence finie, si l’antique opposition des choses de la terre et des choses du ciel n’a aucun sens, si enfin tout être est le produit d’une nécessité aveugle qui enfante les modes successifs de la vie pour les absorber sans retour, la conséquence inévitable, c’est que les hommes ont sommeillé jusqu’à ce jour dans une véritable enfance… Tous les problèmes, le problème social, le problème moral, comme le problème religieux, changeant de données, appellent d’autres solutions, et parmi les penseurs qui les cherchent aujourd’hui, il n’y a que deux sortes d’esprits conséquens, ceux qui, niant la raison, la science et le progrès, rêvent le retour de la théocratie du moyen âge, et ceux qui veulent une reconstitution radicale de la société et de la vie humaines. Voilà ce qui m’a conduit à considérer la question de la personnalité divine comme une des questions vitales de notre temps… »

Qui tient ce noble langage ? Un écrivain qui connaît de la façon la plus précise la situation des écoles philosophiques, l’état des problèmes, la pente des esprits, et qui a qualité pour juger toutes ces choses avec autant de savoir que de vigueur. J’ai parlé d’un groupe d’hommes qui remplit aujourd’hui le même rôle que remplissait Leibnitz à la fin du XVIIe siècle ; en Allemagne, ce sont des disciples de Kant, rectifiés, j’ose le dire, par l’esprit de la France cartésienne, et je nommerai parmi eux MM. Hermann Fichte, Fortlage, Weisse, Ulrici, Trendelenburg ; en France, ce sont les élèves, les continuateurs de Royer-Collard, de Maine de Biran, de Victor Cousin, de Théodore Jouffroy, groupe d’élite dont l’un des représentans les plus autorisés est assurément le vigoureux traducteur et critique de Spinoza, l’auteur de l’Essai de Philosophie religieuse, M. Émile Saisset.

I.

J’ouvre ce livre, et tout d’abord je vois que je ne me suis pas trompé en rapprochant le XVIIe siècle et le XIXe. Voilà un philosophe qui veut résoudre les plus hautes difficultés philosophiques et religieuses de notre temps, et tout naturellement ce sont les philosophes du siècle de Descartes qu’il va interroger. Il ne s’enfermera pas dans cette période, toutes ses pensées sont dirigées vers nous ; il ne saurait pourtant résister à l’attraction du siècle où toutes ces questions furent développées avec autant d’audace que de puissance. C’est là qu’est pour nous le point de départ, et s’il nous reste beaucoup à faire, car chaque époque a ses erreurs à réfuter et ses vérités à conquérir, c’est encore le siècle de Descartes qui est notre foyer de lumière et de vie dans le domaine des sciences métaphysiques. Un grand problème, souvent traité dans le monde ancien, mais écarté alors par des solutions sommaires plutôt que débattu avec persévérance, le problème de Dieu et du monde, du fini et de l’infini, est devenu au XVIIe siècle la préoccupation de l’humanité virile et chrétienne. Descartes, Malebranche, Spinoza, Newton, Leibnitz, y ont déployé toutes les ressources de leur génie, et quand on lit la correspondance de ces grands hommes, on voit combien d’âmes s’intéressaient à ces recherches, combien d’esprits étaient capables de les suivre dans leurs spéculations audacieuses. Bien que le XVIIIe siècle, représenté par quelques intelligences supérieures, n’ait pas été étranger à ces questions sublimes, il avait un autre rôle à jouer dans le drame du monde. En somme, on peut dire que le problème de Dieu et de l’homme, du Créateur et de la création, a été surtout développé au XVIIe siècle, et que l’époque où nous vivons a eu l’honneur de le ressaisir.

Dans ces grandes théories métaphysiques du XVIIe siècle et celles qui se sont développées à leur suite, quelle est la part du vrai et du faux ? Avant de nous livrer le résultat de ses propres méditations, M. Saisset veut savoir où ont échoué les maîtres, car enfin, si les générations nouvelles sont entraînées par le panthéisme, si Hegel règne aujourd’hui dans la science, il faut bien que les grands architectes spiritualistes du XVIIe siècle, Descartes et Malebranche, Leibnitz et Newton, aient donné prise par quelque côté aux attaques de leurs adversaires. Comment se sont écroulées ces constructions sublimes, ou du moins pourquoi les spiritualistes de nos jours n’y trouvent-ils plus le sûr et solide abri de leurs croyances ? Voilà ce que cherche M. Saisset, et comme les plus précieux intérêts de l’âme sont engagés pour lui dans cette recherche, l’histoire philosophique prend tout à coup entre ses mains un caractère inattendu. À travers le respect que le génie lui inspire, on sent percer dans ses paroles les exigences d’une âme altérée de vérité. Ces maîtres qu’on étudiait naguère encore, je ne veux pas dire avec indifférence, mais pourtant avec une certaine tranquillité d’esprit, il les presse de questions et d’objections ; il s’inquiète de leurs défaillances, il signale leurs erreurs, erreurs peu remarquées d’abord, erreurs de doctrine, de méthode, et non pas d’intention, erreurs pernicieuses toutefois, car en présence des nouveaux assaillans elles ont été comme des brèches fatales par où l’ennemi a pénétré. Aussi dans cette vivante étude des créateurs de systèmes rien n’est donné à la pure curiosité historique. L’auteur va droit à son but, il entre dans les conseils secrets de ces âmes supérieures ; il s’élance, si je puis ainsi parler, au cœur même de leur philosophie, pour en saisir à la fois le principe et les conséquences dernières. Qu’est devenu dans leurs conceptions méthaphysiques celui à qui la Bible fait dire : « Je suis celui qui suis ? » Comment se représentent-ils cette source éternelle de l’être ? Comment expliquent-ils les rapports du fini et de l’infini ? Quel est pour eux l’ordonnateur du monde, et qu’est le monde en sa présence ? En essayant d’organiser scientifiquement la croyance universelle du genre humain, l’ont-ils affermie ou ébranlée ? Dans des questions de cette importance, et quand la foi de l’humanité est en péril, une timide soumission aux maîtres serait une faiblesse coupable. Donc point de timidité, nulle hésitation ; il est temps de parler enfin au nom des pensées qui nous sont propres. Les plus glorieux métaphysiciens du XVIIe siècle, interrogés sans complaisance, admirés sans idolâtrie, doivent rendre leurs comptes aux spiritualistes du XIXe.

Descartes comparaîtra le premier. Descartes, ce mortel dont on eût fait un dieu chez les païens, et dont nous avions presque fait une idole, tant nous étions enivrés de reconnaissance pour ce libre et audacieux génie. Descartes est critiqué avec une résolution, une netteté, une hardiesse où il eût reconnu avec joie un enfant de sa mâle pensée. Rien de plus éblouissant à première vue que la philosophie religieuse de l’auteur des Méditations et du Discours de la méthode. Quand on en rassemble les principes, les développemens, les conséquences dans un tableau rapide et lumineux comme l’a fait M. Saisset, il est impossible de ne pas être ravi de tant de richesse et de grandeur. Descartes, pour démontrer l’existence de Dieu, a trouvé une preuve d’une simplicité merveilleuse, et cette preuve, nous la portons en nous-mêmes, si bien que, dès le premier regard jeté sur notre imparfaite nature, nous voilà initiés par le penseur à la plus haute, à la plus féconde des vérités. Toutes les conséquences que produit ce premier principe sont d’une beauté incomparable. Ce Dieu, que la conscience nous révèle, est la perfection même, et Descartes ne fait que développer les trésors contenus dans cet argument si simple, quand il recommande à qui veut concevoir les attributs de la Divinité, « de ne supposer en son essence que les choses qui peuvent être conçues comme parfaites et d’en exclure tout ce qui implique quelque privation ou quelque imperfection. » Le Dieu de Descartes possède donc la perfection souveraine, et cette perfection éclate surtout dans ses œuvres, dans ce monde qu’il a créé librement et par un acte d’amour, dans ce monde, sa digne et complète image, infini comme lui et comme lui éternel. Et ne craignez pas que le Créateur se confonde avec cette création sans fin ; tout dépend de lui, il ne dépend de rien. Il n’aspire pas à quelque chose de meilleur, il possède la plénitude immuable de son être et il en jouit éternellement. C’est un Dieu bon autant que puissant, un Dieu qu’il faut adorer et dont l’adoration nous pénètre de joie ; c’est le Dieu qui inspire au sévère logicien ce religieux transport exprimé avec une naïveté pleine de charme : « Il me semble très à propos de m’arrêter quelque temps à la contemplation de ce Dieu tout parfait, de peser tout à loisir ses merveilleux attributs, de considérer, d’admirer et d’adorer l’incomparable beauté de cette immense lumière, au moins autant que la force de mon esprit, qui en demeure en quelque sorte ébloui, me le pourra permettre ; car, comme la foi nous apprend que la souveraine félicité de l’autre vie ne consiste que dans la contemplation de la majesté divine, ainsi expérimentons-nous dès maintenant qu’une semblable méditation, quoique incomparablement moins parfaite, nous fait jouir du plus grand contentement que nous soyons capables de ressentir en cette vie. »

Voilà certainement un admirable ensemble de déductions ; délivré, par son doute volontaire, de toutes les traditions confuses, de toutes les autorités contestables qui offusquaient sa pensée, enfermé en lui-même, parti de l’observation de sa conscience, le philosophe nous conduit, par une suite de démarches aussi sûres que hardies, jusqu’au Dieu créateur du monde, et nous apprend à nous prosterner devant lui dans un transport d’adoration joyeuse. Comment s’étonner que Malebranche, Fénelon, Bossuet lui-même, se soient estimés heureux d’avoir rencontré un tel maître ? Et cependant M. Saisset ne craint pas de le dire, quand on examine les vues particulières de Descartes sur les rapports du Créateur avec le monde et l’humanité, quand on suit le développement de ses idées sur ce grand sujet et qu’on veut se rendre compte des modifications qu’elles ont subies depuis le premier de ses ouvrages jusqu’au dernier, on s’aperçoit bien vite que ce système, si fortement lié en apparence, présente un véritable conflit de principes et de sentimens contraires. Il y a deux méthodes chez Descartes, la méthode psychologique, qui poursuit les choses concrètes, les réalités vivantes, et la méthode géométrique, uniquement occupée de conceptions abstraites. Appliquer les procédés de la démonstration géométrique à ce Dieu qui est l’être des êtres et à cette âme humaine qu’il anime de son souffle, c’est quitter le monde réel, le monde de la vie et de l’action, pour un domaine sans réalité, où nul fait, nul signe ne pourra ramener dans le droit chemin le penseur qui s’égare. Or l’esprit géométrique a été le mauvais génie de Descartes. Après avoir commencé avec tant de bonheur par la logique vivante, il l’abandonne pour la logique abstraite. Du Discours de la méthode aux Méditations et des Méditations aux Principes, M. Saisset nous fait toucher du doigt cette transformation, dont les conséquences furent si fâcheuses. À l’analyse de la conscience, à l’observation pénétrante et féconde des élémens que nous portons en nous-mêmes, succèdent des raisonnemens a priori, des argumentations ingénieuses et stériles. Quand Descartes disait : Je pense, donc je suis, il saisissait hardiment le principe de notre être, et une fois en possession de la vie, il en déroulait les trésors. Ce vivant principe, si nettement établi dans le Discours de la méthode, commence à se dénaturer dans les Méditations sous l’influence de l’esprit géométrique, et bientôt enfin, dans les Principes, au lieu d’être une intuition directe de la réalité, ce n’est plus autre chose que la conclusion d’un syllogisme. « Voilà donc, s’écrie le ferme critique, cette grande et simple philosophie changée, ou, pour mieux dire, voilà son esprit étouffé et disparu ! Pour établir l’existence du moi, il nous faut un syllogisme ; pour l’existence de Dieu, des syllogismes ; enfin, pour s’assurer de l’existence des corps, encore des syllogismes : géométrie impuissante ! stérile entassement d’abstractions, incapables de donner un atome de réalité, de mouvement et de vie ! »

Cette première faute de Descartes en entraînera de plus graves. Abusé par les procédés de l’esprit géométrique, il finira par détruire l’activité de notre principe spirituel. Cette âme de l’homme, si libre, si riche, ne sera plus qu’un concept abstrait au lieu d’une force vive, et quel concept ? Une chose pensante, dit-il, res cogitans, de même que la nature entière se réduira pour lui, dans sa physique, au concept de chose étendue, res extensa. Le monde de Descartes est donc un monde abstrait, logique, géométrique, bien différent de ce riche univers où se déploient tant de germes variés, tant d’énergies fécondes, et si le grand philosophe n’a pas appauvri l’âme aussi complétement que la nature extérieure, cette heureuse contradiction n’arrêtera pas les logiciens plus rigoureux, mais moins sages, qui pourront s’emparer un jour de ses principes. Spinoza n’est pas loin. Descartes définit le corps une collection des modalités de l’étendue ; Spinoza définira l’âme une collection des modalités de la pensée. C’est la brèche par où le panthéisme entrera dans les constructions sublimes de Descartes. Et qui a fait cette brèche ? Descartes lui-même en méconnaissant le caractère de la volonté. L’homme n’est pas seulement une pensée, c’est une force libre, c’est une âme qui veut, qui se décide, qui agit, qui est responsable de ses actes. Descartes le sait bien, lui qui dans sa carrière philosophique a déployé une si généreuse initiative, mais la méthode abstraite dont il est dupe a fini par effacer dans ses ouvrages cette liberté dont il a été parmi nous un des révélateurs : grand exemple des suites funestes que peuvent entraîner une fausse méthode et une erreur psychologique chez le génie même le plus lumineux et le plus ferme. N’oublions pas toutefois que ce noble maître est assez riche pour réparer les torts qu’il a causés. Quand les doctrines du panthéisme naîtront un jour de son école, ce sera lui néanmoins, ce sera le vivant esprit de son système qui fournira jusqu’à nos jours les plus solides moyens de réfuter ces folies. Si M. Saisset, dans cette neuve et vigoureuse critique des erreurs de Descartes, prépare déjà ses armes contre Spinoza, à qui doit-il cette précision de pensée, cette force de raisonnement, cet amour des réalités spirituelles que poursuit le métaphysicien ? Il les doit au premier Descartes, au Descartes du Discours de la méthode, à celui qui, développant les richesses du cogito ergo sum, a été le fondateur et est demeuré le maître du spiritualisme français.

Parmi les disciples de Descartes, deux génies originaux vont mettre en pleine lumière les périlleuses tendances de son système. Il n’y avait chez Descartes que des germes de panthéisme, mais ces germes existaient si bien que deux grands esprits, animés d’inspirations tout opposées, absolument différens par la race, le caractère, la religion, comme par le but auquel ils tendaient l’un et l’autre, finissent par arriver tous les deux, après bien des circuits, à l’anéantissement de la personne humaine. Est-il besoin de nommer Malebranche et Spinoza ?

Géomètre comme Descartes, Malebranche est un chrétien ardent, et après avoir exagéré les principes de son maître jusqu’au point de les fausser, il les complète tout à coup par la plus aventureuse théologie. Il faut lire dans M. Émile Saisset l’enchaînement des idées de Malebranche, il faut voir le religieux oratorien, attiré au cartésianisme par le peu de place que le monde des sens y occupe, pousser à bout ce principe, anéantir l’autorité des sens, détruire l’univers visible comme on dissipe un fantôme, délivrer l’âme des liens du corps et la placer au sein du monde des idées, c’est-à-dire au sein de la lumière infinie, où elle voit tout en Dieu. Respectueusement dévoué à Descartes, il ne comprend pas qu’un si grand homme ait voulu, dans ses spéculations sublimes, séparer la raison de la foi, et de toutes les forces de son génie, de toutes les aspirations de son cœur, il proteste contre cette séparation. « Son christianisme à lui et son cartésianisme ne font qu’un, dit excellemment M. Saisset. Il trouve dans les lumières de sa raison l’éclaircissement des obscurités de la foi et dans les dogmes révélés la clé des plus profonds mystères de la nature. Il ne se pique pas d’innover. Sa philosophie est celle de Descartes, sa théologie celle de saint Augustin. Son seul objet, c’est de les unir, c’est de faire de saint Augustin et de Descartes un seul philosophe, un seul esprit, un seul cœur. Là est son effort, là est sa vie, là est le secret de ce mélange unique de candeur et de témérité, de subtilité et d’enthousiasme, qui le rend si intéressant, si original et si aimable. » Impossible de mieux dire. Comment ne pas l’aimer, ce métaphysicien si pieux et si ingénument hardi ? Comment ne pas s’intéresser à des tentatives si belles, à des efforts si respectables et si touchans ? Voyez-le à l’œuvre dans sa théorie de la création ; c’est là vraiment qu’apparaît la libre pensée déployant ses ailes au sein de l’infini. La philosophie et la théologie soutiennent son vol. Si la raison s’arrête en face du problème du monde, si elle voit de toutes parts des contradictions, s’il lui est aussi impossible de croire à un monde éternel, émanation nécessaire de la Divinité, que d’admettre un monde fini, limité, indigne du Créateur, incapable d’exprimer ses perfections et de servir à sa gloire, la foi du chrétien vient au secours du philosophe déconcerté. Toutes les difficultés s’évanouissent dans le dogme de l’incarnation. C’est le plus mystérieux des mystères qui est chargé d’expliquer à la raison humaine les problèmes les plus ardus de la métaphysique. Le monde est fini, selon Malebranche : il est limité dans la durée, limité dans l’espace, mais cette expression infidèle de son immensité et de son éternité, Dieu ne se serait pas décidé à la produire, n’y voyant pas un motif d’action digne de lui, s’il n’eût trouvé le secret d’imprimer à son ouvrage un caractère divin. Quel est ce secret ? L’incarnation de Jésus-Christ. — Quoi ! s’écrient les théologiens, Dieu n’a créé le monde qu’en vue de l’incarnation ! Le péché était donc nécessaire, et si le péché n’eût pas été commis, l’incarnation se serait donc accomplie sans motif ! Un Dieu se serait fait homme sans que sa miséricorde souveraine l’y eût déterminé ! L’incarnation, la passion, la consommation du drame divin, tout aurait eu lieu ainsi qu’il est écrit, et tout aurait eu lieu inutilement ! — Ni les objections des théologiens, ni les réclamations des philosophes n’arrêtent l’ardeur de Malebranche. Son candide enthousiasme le soutient dans les régions du vertige. Il défigurera le dogme de la rédemption, il détruira l’idée même du miracle en voulant donner à l’Évangile un rôle métaphysique, il supprimera le surnaturel en le ramenant aux lois générales de la nature. Que lui importe ? Au milieu de ces témérités, il sent un ravissement divin, et jamais sur des questions plus hautes la pensée ne fut plus libre. Âme sainte, âme heureuse, qui a cru trouver dans la venue de Jésus-Christ une raison toute nouvelle d’adorer ce grand mystère, n’y voyant pas seulement le rachat du péché d’Adam, mais la cause première de la création du monde et le principe éternel de la sanctification de l’homme ! Du haut des sphères où il plane, il n’entend guère les objections d’Arnauld, il n’entend pas les invectives de Bossuet, il ignore que l’évêque de Meaux, écrivant au père Lamy, n’hésite pas à traiter son système de galimatias ; mais nous, si éblouis que nous soyons de ces saintes hardiesses, et malgré les attraits de cette langue uniformément mélodieuse qui ressemble aux plaines tranquilles de l’éther, il faut bien que nous prêtions l’oreille à la critique de nos jours lorsqu’elle résume tous ses reproches dans ces décisives paroles : « Il me semble que votre dernier mot, ô mystique génie, c’est que la nature n’est qu’un vaste théâtre pour les mouvemens de Dieu, comme les hommes ne sont que des cordes impuissantes d’un instrument aux mille touches dont Dieu se sert pour sa gloire ; l’univers s’efface, l’âme humaine se dissipe et s’évanouit, il n’y a plus que Dieu. »

Si la critique spiritualiste du XIXe siècle est obligée de condamner avec cette résolution les erreurs de Descartes et les témérités de Malebranche, quelle sera son attitude en face du panthéisme de Spinoza ? C’est là qu’il faut frapper les grands coups. On ne jugeait pas nécessaire, il y a deux siècles, de mener vigoureusement cette réfutation : le danger n’était pas de ce côté. Les philosophes qui pouvaient ouvrir la porte aux doctrines panthéistes ne péchaient que par imprudence ; malgré leurs fautes de méthode ou leur téméraire ivresse, l’esprit de leurs systèmes, comme la croyance de leurs cœurs, affirmait toujours un Dieu personnel. Aussi les pages que Fénelon a dirigées contre le philosophe de Rotterdam, la réfutation du spinozisme par le père Lamy sont-elles de simples études, sans aucun caractère d’urgence et de nécessité. Dans cette dernière période du règne de Louis XIV, quand tout commençait à s’affaisser, on était sceptique bien plutôt que panthéiste ; un écrivain du XVIIIe siècle va jusqu’à féliciter Fénelon de n’avoir accordé qu’une légère et dédaigneuse attention à un système en général si obscur et si monstrueux dans ce qu’on en peut comprendre. « C’est, dit-il, une peine bien perdue que de chercher à entendre un homme qui probablement ne s’est pas entendu lui-même. Fénelon fait ce qu’il peut pour l’interpréter, et résume son inintelligible livre en quatre pages qui contiennent tout ce qu’il est possible d’y apercevoir. » Que notre situation est différente ! À l’affaissement moral qui caractérise la société de nos jours se joint une sorte d’exaltation fébrile, et ce mélange d’exaltation et d’affaissement a trouvé dans le panthéisme son expression complète. Pour un métaphysicien qui comprend son époque, il n’est pas de question plus urgente. Spinoza, renouvelé par Hegel, a été la plus puissante personnification du panthéisme dans l’histoire de l’esprit humain ; voilà le fascinateur qu’il faut oser regarder en face, voilà les séductions grandioses qu’il faut écarter à jamais, si l’on veut affranchir les générations nouvelles.

Il y a longtemps que M. Émile Saisset s’occupe de Spinoza ; à une époque où la philosophie de nos jours, plus préoccupée de l’histoire que de la critique, s’efforçait surtout de retrouver le sens des principaux monumens de l’esprit humain, il avait traduit les œuvres du philosophe de Rotterdam, et dans une introduction aussi précise que savante il avait exposé à grands traits sa mystérieuse doctrine. Cette exposition si sereine, si impartialement scientifique, attira d’assez vifs reproches à l’auteur. La philosophie avait alors des ennemis pour qui tous les moyens étaient bons, et il fut convenu chez certaines gens que l’université voulait populariser en France le spinozisme, puisqu’un de ses maîtres traduisait les œuvres de Spinoza sans avoir soin de les réfuter. Ceux qui formulèrent cette accusation, s’ils s’en souviennent encore aujourd’hui, doivent être bien honteux de leur bévue. Il était difficile en effet de se méprendre plus grossièrement, et si je rappelle ici un incident oublié, c’est que le contraste de ce passé avec la situation présente a vraiment quelque chose de piquant. Ce prétendu patron du panthéisme était l’homme qui lui préparait les attaques les plus rudes. En réalité M. Saisset, dans cette introduction, avait marqué assez nettement son aversion pour les doctrines qui, détruisant la liberté de Dieu, suppriment aussi la liberté humaine ; mais il avait cru devoir rassembler toutes ses forces avant de se mesurer avec un adversaire comme Spinoza. Pénétrer jusqu’à l’âme de son système, en mettre à nu les principes, en démasquer les conséquences, c’était déjà une première réfutation implicite qui en promettait une autre plus décisive encore. D’ailleurs la question du panthéisme n’offrait pas alors cet intérêt d’urgence qu’elle a malheureusement acquis depuis une douzaine d’années ; s’il y avait des panthéistes en ce temps-là, ils n’étaient point protégés comme les nôtres par l’éclat du talent, c’étaient des rêveurs confus, peu nombreux, ignorés de la foule, et qui ne trouvaient pas encore une sorte d’encouragement dans les défaillances de la pensée publique. Clairvoyant autant que modeste, le traducteur de Spinoza continuait en silence à ceindre ses reins pour la lutte, et c’est ainsi qu’à l’heure du péril il s’est trouvé prêt dès le premier appel.

Le chapitre consacré à Spinoza dans l’Essai de Philosophie religieuse et l’introduction nouvelle qui précède aujourd’hui la traduction de ses Œuvres complètes sont le produit de ces fortes méditations de M. Émile Saisset. On ne lui reprochera pas d’affaiblir les argumens des panthéistes pour en triompher plus aisément. Spinoza lui-même est devant nous ; c’est lui qui nous parle, c’est lui qui nous enseigne la géométrie de l’infini, qui déroule à nos yeux l’immensité des mondes, et qui partout, dans l’univers qu’aperçoivent nos sens comme dans ces autres univers sans nombre que notre esprit ne peut pas même soupçonner, nous montre l’évolution prodigieuse de l’unique et éternelle substance. Il ne faut pas qu’il y ait ici de méprise, ni que le panthéisme puisse se plaindre orgueilleusement d’avoir vu ses magnificences méconnues par nos pensées étroites ; la loyale impartialité de M. Saisset ne dissimule aucun des avantages de l’ennemi. Ce n’est point assez de raconter avec respect la vie de Spinoza, d’honorer sa vertu, son humilité, son courage, sa piété profonde, son détachement de toutes les choses terrestres, et d’avouer que le panthéisme peut aussi avoir ses saints. Il y a longtemps que les esprits élevés savent admirer la pureté de cette belle âme, tout en repoussant le joug de son effrayant génie. Une chose plus difficile, c’est de découvrir les grandes inspirations morales que contient son système, d’y reconnaître d’admirables fragmens de vérité, de proclamer même les services qu’il a pu rendre. M. Saisset ne manque pas à ce devoir ; mais aussi, quand il a rassemblé les plus belles pensées du philosophe de Rotterdam, avec quelle autorité il lui en demande les principes et lui en démontre les contradictions ! avec quelle force il démolit tout son échafaudage ! Point d’argumens vulgaires, aucune déclamation ; chaque coup porte et fait brèche. Un grand chrétien de nos jours, Alexandre Vinet, a réfuté le panthéisme en une seule page au nom du sens commun et de l’éternelle morale. « La personnalité de Dieu ne se conçoit pas, s’écrie-t-il, son impersonnalité pas davantage ; mais comment Dieu aurait-il pu donner ce qu’il n’avait pas ? comment l’impersonnalité aurait-elle pu produire quelque chose de plus excellent qu’elle-même, je veux dire la personnalité ? Puisqu’il y a des êtres finis qui sont personnels, il y a un infini qui est personnel, il y a une personnalité infinie, et toute la question est de savoir comment il peut y avoir des personnalités finies, comment en dehors de Dieu et vis-à-vis de Dieu quelque chose peut dire moi, en d’autres termes, comment il peut y avoir un moi qui n’est pas Dieu. Évidemment cela nous passe ; mais il n’importe, cela est. L’homme, chaque homme est un être personnel, et la personnalité est une partie essentielle de la notion d’homme. Cet être personnel, cet être à qui il a été donné de dire moi, le dit trois fois. Il le dit à Dieu, au monde, aux autres hommes, en un mot il se distingue. Cette distinction n’est pas un isolement. Si cet être n’est personnel qu’en se distinguant, il ne vit de sa triple vie, organique, intellectuelle et spirituelle qu’en s’unissant. Il ne saurait s’isoler sans périr. La personnalité implique l’individualité. L’être personnel est encore plus pleinement, plus énergiquement individuel que l’être impersonnel ; l’homme est plus individuel que la plante, mais il a aussi des liens, et parce que son existence est plus riche, il a des liens plus nombreux ; il est dépendant, il est solidaire, il est à la fois un tout et fait partie d’un tout… » Excellentes paroles, condamnation en premier ressort des erreurs de Spinoza ; mais Spinoza peut en appeler, il est riche en argumens subtils, en difficultés imprévues. Or la démonstration morale ne suffit pas pour affranchir les esprits enlacés dans le terrible réseau de ses formules géométriques ; il faut le suivre pied à pied, il faut briser une à une toutes les mailles de son filet d’airain. Le moraliste touche le cœur ; quand l’erreur est métaphysique encore plus que morale, c’est au métaphysicien de la détruire. Telle est l’œuvre particulière de M. Saisset ; psychologue pénétrant, il possède à un rare degré le sens métaphysique. Cette science des premiers principes qui donne le vertige aux esprits mal préparés, il l’a étudiée avec les maîtres, il l’aime, il s’y plaît, il en connaît les limites, il sait ce qu’il y faut de prudence et de hardiesse, quelles ressources on possède pour démêler l’erreur et la vérité dans les inextricables constructions de Spinoza. Ce qui me paraît surtout bien remarquable, c’est le sentiment de la vie, l’amour de la réalité que M. Saisset conserve si ardent et si net au milieu des abstractions de la science. C’est ainsi que, cherchant toujours l’être véritable, l’être concret et actif, quand son adversaire s’enivre de conceptions logiques, il lui montre, au nom de la métaphysique comme au nom du sens commun, que sa théorie de la substance est la négation de toute substance, l’anéantissement de toute vie digne de ce nom, la destruction de Dieu et de l’homme.

« J’ai parcouru en tous sens le monde des idées cartésiennes, y trouvant d’abord de grandes clartés, puis des lueurs douteuses qui m’ont enfin jeté dans de profondes obscurités. Descartes et ses disciples n’ont plus, ce me semble, rien à m’apprendre d’essentiel ; je veux interroger le rival, le contradicteur de Descartes, Isaac Newton. » Nous entrons ici avec notre guide dans un monde tout nouveau. Ce système de Descartes que l’on continue, que l’on développe, que l’on corrompt (car le spinozisme, suivant l’énergique parole de M. Saisset, n’est qu’un cartésianisme corrompu), ce système, que l’on transforme de tant de manières différentes, mais que nul ne contredit en Europe, un jeune homme de vingt-trois ans se lève pour le renverser. Il est vrai que ce jeune homme de vingt-trois ans, physicien de génie, mathématicien créateur a déjà inventé le calcul infinitésimal, analysé la lumière et découvert la loi de l’attraction universelle. En même temps c’est un chrétien convaincu, et à chaque pas qu’il fait dans la connaissance des mystères du cosmos, on le voit, au milieu de ses effrayans calculs, se prosterner devant la Providence avec une piété plus profonde. Comment ne pas désirer savoir exactement ce qu’un Newton a pensé des choses divines ? Ce nom, qui remplit l’histoire des sciences, apparaissait à peine dans l’histoire de la philosophie. Newton n’est pas un métaphysicien qui combine un système ; les principes de sa théodicée, résultat de ses découvertes, sont disséminés çà et là dans ses traités de physique et de mathématiques. Or si les hommes de science spéciale négligeaient cette partie de ses travaux, les philosophes n’osaient guère s’avancer à sa suite au milieu des royaumes de l’algèbre, et la métaphysique religieuse de ce sublime génie était perdue pour le genre humain. M. Émile Saisset a eu le courage et l’honneur de la retrouver. C’est encore son instinct de la réalité qui l’inspirait ici ; au sortir des abstractions cartésiennes, pouvait-il rester insensible à une philosophie toujours appuyée sur les faits, et qui ne se développe même qu’à l’occasion des faits ?

Point de constructions a priori dans le système de Newton ; il observe, il analyse les phénomènes, et va toujours des conséquences aux causes qui les produisent ; il s’avance si loin dans cette voie qu’il atteint la limite où cesse l’action des causes naturelles et où apparaît par conséquent la trace de l’action de Dieu. C’est lui-même qui prononce ces solennelles paroles dans ses lettres au docteur Bentley, et qui donc aurait pu s’approprier à plus juste titre l’expression hardie de Fénelon : J’aperçois la main qui fait tout ? Rien de plus beau, rien de plus fortifiant pour l’âme qu’un tel spectacle, je veux dire l’action intelligente et libre du Créateur proclamée par l’homme qui a le mieux compris la mécanique céleste, la croyance universelle du sens commun consacrée par les plus merveilleuses découvertes du génie. Mais Newton ne s’en tient pas là ; emporté par l’enthousiasme, oubliant sa méthode ordinairement si discrète, il prétend connaître immédiatement cette cause première, cet être des êtres, qu’il se contentait d’abord de proclamer à haute voix et d’adorer en silence. Ses vues sont grandes, originales, audacieuses ; peuvent-elles satisfaire aux exigences de la raison ? Non certes ; tant que Newton emploie sa science in proof of a deity, comme il dit, son argumentation est aussi irréprochable que sublime ; lorsqu’il veut expliquer la nature de Dieu et ses rapports avec le monde, il tombe à son tour dans de singulières erreurs. Faute d’une analyse métaphysique assez précise, il confond le temps avec l’éternité, l’espace avec l’immensité ; il croit à un temps infini, à un espace sans limite, et comme l’infini, l’immense, l’éternel, ne peuvent appartenir qu’à Dieu, il en conclut que l’espace et le temps sont quelque chose de Dieu, un attribut de son essence cachée, un rayonnement de sa puissance invisible, c’est-à-dire, en définitive, qu’ils sont Dieu même. Que le grand et pieux Newton ait atténué cette périlleuse doctrine par des explications que lui inspirait son âme chrétienne, qu’il ait toujours affirmé la simplicité, l’immutabilité, la pleine et souveraine indépendance de l’esprit créateur, cela importe assez peu à la question philosophique. Newton est absous, son système ne l’est pas. Son système ? Mais peut-on appeler ainsi cette conception de l’espace ? ne serait-ce pas là simplement une vive image, une métaphore imprudente, ou tout au plus une de ces idées qui ne font que traverser un cerveau en travail ? Non, il s’agit réellement d’une croyance métaphysique. Le disciple et l’ami de Newton, le plus intime confident de sa pensée, Samuel Clarke, ne nous laisse aucun doute à ce sujet. Sous les yeux et avec l’adhésion de son maître, il a développé cette théorie de l’espace et du temps, il en a construit un vaste ensemble, et le dernier mot de son œuvre est toujours cette conclusion : l’espace et le temps sont des attributs de Dieu. Ainsi, malgré tant de découvertes sublimes, malgré de si magnifiques hommages à la personne du Créateur, voilà Newton lui-même ramené aux erreurs qu’il a le plus détestées. — La plus simple logique, remarque M. Saisset, lui impose ce théorème qu’il repousse dans l’auteur de l’Éthique : Deus est res extensa. — Le Dieu que Newton a découvert dans les cieux est le Dieu vivant qu’adore le genre humain, le Dieu qu’il a cherché dans le domaine métaphysique offre maintes ressemblances avec le Dieu de Spinoza. Contradictions et faiblesses de l’humaine pensée, même chez le génie le plus mâle ! Ajoutez une autre contradiction non moins regrettable : s’il a été donné à un homme d’entrevoir la majesté de l’ordonnance des mondes, c’est Newton sans doute qui a reçu ce privilège ; eh bien ! Newton fait de la création une œuvre étroite, limitée, indigne du Tout-Puissant, et cet espace immense où il voit un prolongement, un rayonnement de l’essence divine, enferme dans son vaste sein je ne sais quel univers borné, machine imparfaite, ose-t-il dire, qui a besoin d’être remontée sans cesse. Non-seulement donc la théorie de l’espace et du temps conçus comme des attributs de Dieu est contraire à la souveraine immutabilité de l’être des êtres, mais le cosmos de Newton est contraire à l’idée de la puissance infinie, et l’homme qui a découvert la loi de l’attraction universelle a pu être accusé par Leibnitz d’avoir rapetissé la création.

Leibnitz ! voici un nouveau métaphysicien qui s’élance à la poursuite des vérités divines, tant est grande la fécondité philosophique du XVIIe siècle. Les éminens penseurs qui l’ont précédé, Descartes, Malebranche, Spinoza, Newton lui-même malgré son point de départ, ont tous quelque chose d’exclusif ; son originalité, à lui, c’est l’inspiration la plus large et la plus conciliante. Esprit critique et créateur tout ensemble, il s’instruit à toutes les écoles, il amasse par des lectures sans nombre une érudition universelle, et bien loin de s’y laisser engourdir, il y renouvelle sa force d’invention. Son amour des méditations philosophiques se manifeste de bonne heure. Dès l’âge de quinze ans, aux portes de Leipzig, dans ce bois charmant de la Rosenthal, où Schiller laissera aussi de précieux souvenirs, le jeune Leibnitz songeait déjà aux premiers principes des choses. Vingt-quatre ans plus tard, après des études que multipliait sans cesse une curiosité insatiable, armé enfin de toutes pièces, il ouvre ses grandes luttes contre le système de Descartes et le cosmos de Newton. L’erreur fondamentale de Descartes aux yeux de Leibnitz, c’est que rien ne vit dans son univers. La matière, privée d’énergie et réduite à la conception abstraite d’étendue, l’âme humaine sans volonté, sans action propre, pure collection de pensées, et au-dessus de tout cela un Dieu qui apparemment ne possède pas la vie, puisqu’il ne l’a pas répandue au sein de son œuvre, voilà le monde des cartésiens, s’il faut en croire le puissant polémiste. Pour lui au contraire, toute substance est une force. La physique, les mathématiques, l’histoire naturelle, la psychologie, le raisonnement enfin, c’est-à-dire la méthode la plus riche qui fut jamais, lui ont appris que Dieu n’est pas seulement l’être des êtres, mais la force des forces. Dieu vit, toutes ses créatures sont aussi des énergies vivantes. « Voilà, dit M. Saisset, ces atomes de Leibnitz, non pas atomes de matière, mais atomes de substance, ces monades en d’autres termes, ces unités vivantes, ces forces partout répandues, qui, dans leur perfection inégale, dans la variété de leurs degrés, dans la suite de leurs évolutions, dans la gradation continue de leurs espèces, composent, sur la face de la terre et à travers l’immensité des siècles et des espaces, le drame infini de la création. » Le monde de Descartes est inerte, le monde de Newton est étroit ; celui que Leibnitz nous fait concevoir, image fidèle du Créateur, est vivant et infini.

La première inspiration chez ces grands génies est toujours aussi sûre que féconde : quand ils poursuivent leur route sur ces hauteurs qu’ils croient avoir conquises, on voit trébucher les plus forts. Quoi de plus beau que la théorie du cogito ergo sum, si ce n’est la reconnaissance de l’ordre providentiel par celui qui a su décomposer la lumière ? Cependant Newton et Descartes se sont perdus l’un et l’autre dans la voie qu’ils avaient si glorieusement ouverte ; Leibnitz sera exposé au même péril par la sublimité de ses pensées. Heureux de contempler ces forces actives répandues à l’infini dans l’univers sans bornes, il croit avoir touché le port où tendirent en vain ses devanciers. Non, un obstacle l’arrête : comment ces monades, toutes vivantes, mais si différentes entre elles par la nature et le degré de leur être, peuvent-elles agir l’une sur l’autre ? « Lorsque je me mis à méditer, dit Leibnitz, sur l’union de l’âme avec le corps, je fus comme rejeté en pleine mer. » Et remarquez bien que l’union de l’âme avec le corps n’est qu’une partie du problème plus général qui se formule en ces termes : — comment une substance créée peut-elle communiquer avec une autre substance créée ? C’est alors que Leibnitz, avec son ingénieuse fécondité, imagine l’harmonie préétablie. Les substances n’agissent pas l’une sur l’autre, ne s’empruntent rien l’une à l’autre, elles se développent sans sortir d’elles-mêmes ; mais le Dieu qui les a créées a connu dès l’origine toute la suite de leurs développemens, et il a établi entre leurs mouvemens réciproques une concordance parfaite. C’est votre âme, croyez-vous, qui gouverne et meut votre corps ? Pure illusion. L’âme et le corps, ces monades si différentes, agissent chacune à part ; seulement entre l’action de l’une et l’action de l’autre le divin régulateur a constitué une infaillible harmonie. Voilà certes une conception bien extraordinaire ; Leibnitz aperçoit aussitôt les belles conséquences qui en résultent, et il en est presque ébloui. Le spectacle de ces forces si harmonieusement associées n’annonce-t-il pas un Dieu, une providence attentive, un créateur qui a tiré le monde du néant, non par indifférence, encore moins par nécessité, mais par l’élan d’un amour égal à sa puissance infinie et à son infinie sagesse ? Comme Pythagore entendait la musique des sphères célestes, Leibnitz voit dans les espaces sans fin l’harmonie de ces millions de substances répandues sur tous les degrés de la vie. Qu’il est beau et grand, ce monde où de tels objets sont offerts à nos contemplations ! Un des principes de Leibnitz, c’est que dans l’œuvre du Créateur tout va à l’infini : infinité de vie, infinité de mouvement, de progrès, de perfectionnement ; immortalité de toutes les substances, surtout immortalité des âmes créées pour réfléchir la divine sagesse, immortalité des esprits « seuls faits à l’image de Dieu et quasi de sa race ou comme enfans de sa maison, puisque eux seuls le peuvent servir librement. » Un seul de ces esprits « ne vaut-il pas tout un monde ? Dieu tire infiniment plus de gloire des esprits que du reste des êtres, ou plutôt les autres êtres ne donnent que de la matière aux esprits pour le glorifier. »

« Les anciens philosophes, ajoute Leibnitz, ont fort peu connu ces importantes vérités. Jésus-Christ seul les a divinement bien exprimées, et d’une manière si claire et si familière que les esprits les plus grossiers les ont conçues. Ainsi son Évangile a changé entièrement la face des choses humaines. Il nous a donné à connaître le royaume des cieux ou cette parfaite république des esprits qui mérite le titre de cité de Dieu, dont il nous a découvert les admirables lois. Lui seul a fait voir combien Dieu nous aime et avec quelle exactitude il a pourvu à tout ce qui nous touche, qu’ayant soin des passereaux, il ne négligera pas les créatures raisonnables qui lui sont infiniment plus chères, que tous les cheveux de notre tête sont comptés, que le ciel et la terre périront plutôt que la parole de Dieu et ce qui appartient à l’économie du salut ne soient changés, que Dieu a plus d’égard à la moindre des âmes intelligentes qu’à toute la machine du monde… » Ils vivront donc, ces esprits, et Leibnitz, à la lumière de ses doctrines, aperçoit déjà quelque chose de la félicité de leur vie future. Ils vivront, non pas dans un état de contemplation oisive, qui nous rendrait stupides, mais dans un mouvement continu, puisque l’activité est leur essence, dans un essor perpétuel vers de nouveaux plaisirs et de nouvelles perfections, puisque leur loi est le progrès.

Leibnitz, comme une belle âme chrétienne de nos jours, repousse le paradis qui fait peur, et ce programme d’une carrière infinie réservée par Dieu à notre âme immortelle couronne magnifiquement un système rempli des plus sublimes vérités. Pourquoi faut-il qu’une seule faute, mais une faute capitale, vienne détruire cet édifice grandiose ? N’ayant pu comprendre l’action de l’âme sur le corps, ni, d’une manière plus générale, l’action d’une substance sur une autre substance créée, il a imaginé son hypothèse de l’harmonie préétablie ; puis, enivré de quelques belles conséquences qu’il croyait voir découler de ce principe, ébloui du spectacle de cette providence éternellement active au milieu des forces sans nombre qui peuplent l’immensité, il s’est obstiné à ne pas voir une objection invincible. Laquelle ? La liberté. Si l’hypothèse de l’harmonie préétablie est conforme à la nature des choses, l’homme n’est donc qu’un automate spirituel. Plutôt que d’abandonner son système, Leibnitz se résigne à cette extravagance. Oui, dans le monde de Leibnitz, c’est lui-même qui ne craint pas d’employer cette formule, l’homme est un automate. Dieu seul fait jouer les ressorts de notre machine ; nous qui croyons vivre et agir, nous habitons un monde d’illusions, et voilà le victorieux adversaire de Spinoza, le grand philosophe chrétien, le héraut de la Providence et de la vie universelle, entraîné dans les erreurs qu’il a le plus ardemment combattues.


II.

La chute de Leibnitz a été la chute du spiritualisme. Où un tel homme avait échoué, qui pouvait se promettre de réussir ? Le courant des idées sensualistes et sceptiques, arrêté un instant par ce noble génie, déborde de toutes parts. C’est le XVIIIe siècle qui commence. En vain Leibnitz a-t-il cru confondre la philosophie de Locke, terrasser le scepticisme de Bayle ; les idées de Locke, les doutes de Bayle survivent aux doctrines de Leibnitz. On ne s’occupera plus désormais des recherches sublimes où se plaisait le XVIIe siècle. Ces systèmes, qui se détruisent les uns les autres, ont anéanti la foi métaphysique. Pourquoi prétendre s’élever jusqu’à la cause des causes ? Ces questions surpassent l’intelligence de l’homme. Les phénomènes seuls sont accessibles à nos moyens de connaître ; résignons-nous à explorer la surface des choses. Sommes-nous bien sûrs encore que cette surface existe dans la réalité avec les caractères que nos sens y découvrent ? Soit que nous interrogions les corps célestes, soit que nous descendions dans les entrailles de la terre, nous ne sortons pas de nous-mêmes. Ainsi parlent tous les esprits dans le siècle de Voltaire, de Hume, de Reid, de Condillac, et voici un génie original, Emmanuel Kant, qui va coordonner tous ces doutes au sein du système le plus neuf, le plus fort, le plus redoutable qu’ait jamais produit le scepticisme. Est-ce que la vérité serait là ? Avec sa scrupuleuse impartialité, M. Saisset étudie le système de Kant comme un homme qui cherche le vrai sans parti-pris. Il écoute la voix de ce nouveau maître, il entre dans ses idées, il en explique la formation première, il les expose nettement, loyalement… Mais quoi ! les objections naissent d’elles-mêmes à chaque page. Les principes du scepticisme de Kant reposent sur une histoire fantastique de l’âme ; il faut opposer à cette psychologie trompeuse la psychologie du sens commun. Tout est ingénieux, laborieux, subtil, dans sa description de nos facultés ; il faut replacer sans cesse l’image de la vraie nature humaine en face de cette création artificielle. Si vous accordez au grand sceptique les résultats que lui fournit son analyse des procédés intellectuels de l’esprit humain, sa dialectique pressante vous enfermera dans un cercle infranchissable. Pour briser ce cercle de fer où restent emprisonnés bien des esprits de nos jours, l’habile critique a recours à un procédé qui est l’âme de son livre, l’étude de la vie, l’analyse approfondie de la conscience. C’est la méthode cartésienne, débarrassée des erreurs de l’esprit géométrique ; c’est la méthode française, la méthode éternelle. Kant n’y revient-il pas lui-même, mais trop tard, quand il essaie de rétablir sur les fondemens de la conscience morale toutes les vérités qu’il a détruites, l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme ? Trop tard, ai-je dit ? Oui, le sol est miné sous ses pas, aucune construction solide ne s’y peut asseoir ; si nous ne sortons pas de nous-mêmes, si nous ne connaissons que les apparences des choses, s’il nous est interdit, comme il l’affirme avec tant de force, de passer de nos impressions propres aux réalités véritables, pourquoi parler de la loi morale et du Dieu qui l’a écrite dans nos cœurs ? Je ne sais rien de tout cela, je n’en puis rien savoir : fidèle à vos doctrines, je ne connais que le moi. Le moi ! votre disciple Fichte ne connaît pas non plus autre chose, et quand il veut continuer le généreux essor qui vous porte vers les réalités du monde moral, c’est au nom du moi qu’il restaure tout le cosmos, c’est le moi qui crée le monde, c’est le moi qui crée Dieu, formule extravagante et logique, doctrine à la fois absurde et conséquente, comme le remarque très justement M. Saisset. « Puisque nul mortel, s’écrie Novalis, ne peut lever le voile de la déesse Saïs, devenons donc immortels ! » Voilà l’entreprise de Fichte expliquée par un poète, et n’est-ce pas le système de Kant qui a obligé le noble Fichte à prendre ainsi la place de Dieu ?

D’autres disciples viendront qui tireront de vos principes des conséquences plus monstrueuses encore. L’une des plus riches intelligences du XIXe siècle, un génie inspiré, Schelling, réagit au nom du divin univers contre l’idéalisme de Fichte. Il a bien compris que le moi absolu, imaginé par le successeur de Kant, ne pouvait être ni la source ni l’explication de la nature ; mais, entraîné par le courant d’idées qu’ont fait jaillir ses prédécesseurs, il perd de vue toute réalité au moment même où il revendique les droits du monde réel. Ce grand adversaire de Fichte ne fait que continuer, en le transformant, le système qu’il prétend détruire. Fichte faisait sortir du moi le cosmos tout entier ; Schelling découvre entre le moi et non-moi, entre l’humanité et la nature, un lien commun, ou plutôt un principe vivant en qui réside l’identité des contraires, et qui est la source de tout ce qui est, de tout ce qui vit, de tout ce qui pense, c’est-à-dire Dieu lui-même. « Schelling, dit M. Saisset, a pris des mains de Fichte les cadres de sa philosophie ; mais en les élargissant il leur a donné une ampleur infinie. Il a fait entrer dans le système de Fichte la nature proscrite, il y a répandu à pleines mains la réalité. » Vienne maintenant le grand et puissant Hegel : il s’emparera de ce principe de l’identité, et, déroulant ses éternelles évolutions à travers le fini et l’infini, il confondra l’histoire des destinées du monde avec l’histoire des destinées de Dieu. Le panthéisme immobile de Spinoza, le panthéisme si richement épanoui de Schelling, s’unissent dans le panthéisme à la fois mouvant et inflexible du philosophe de Berlin. Avec Spinoza, Hegel ne reconnaît qu’une seule substance ; avec Schelling et plus complètement que lui, il proclame l’éternel développement de cette substance unique, si bien qu’il n’y a plus d’être, mais un éternel devenir, plus de vérité absolue, mais une perpétuelle transfiguration des choses, et que notre âme, au sein de cette mobilité sans terme, au milieu de cette destruction incessante, est semblable à un homme enfermé dans quelque horrible cachot d’où il ne sortira que pour mourir. Qu’importe que Hegel ait fait luire des éclairs de génie à travers ses effrayantes doctrines ? qu’importent les trésors dont il a enrichi maintes régions de la science humaine ? Son système est le plus formidable agent de destruction qui ait jamais paru dans le monde moral.

Et voilà le dernier terme de tant d’efforts, voilà ce que la philosophie allemande enseigne aux générations du XIXe siècle. Ces âmes ardentes, inquiètes, altérées, que nous voyons se multiplier autour de nous, égarées par des influences funestes, c’est à ces sources de mort qu’elles s’abreuvent. « Kant leur verse le scepticisme, Hegel le panthéisme, et ces deux courans d’idées se rencontrent dans la doctrine du Dieu impersonnel. Ainsi c’est vainement que Descartes et Malebranche, Newton et Leibnitz ont épuisé leur génie à organiser en système la croyance universelle du genre humain. Le Dieu personnel, le Dieu du bon sens, le Dieu de la philosophie spiritualiste succombe, et à sa place le scepticisme et le panthéisme conjurés introduisent la substance indéterminée des êtres. Est-ce là que je dois aboutir ? Ce résultat est-il le dernier mot de mes longues recherches historiques ? C’est ce que je veux me demander sérieusement une fois dans ma vie. J’ai assez lu, j’ai assez discuté ; l’âge mûr arrive, il faut fermer les livres, me replier au dedans de moi et ne plus consulter que ma raison. » Ainsi parle M. Émile Saisset, et il va couronner cette vivante histoire des grands systèmes philosophiques par une série de méditations où il nous ouvrira toute son âme.

C’est là un heureux emprunt aux habitudes morales du XVIIe siècle. Les plus fiers génies de ce temps-là ne dogmatisaient point comme des gens qui possèdent la vérité a priori, ils la cherchaient, pour ainsi dire, en présence du public. Ils pensaient tout haut et ne craignaient pas d’initier le lecteur à tous les secrets de leurs doctrines. Ce n’étaient pas des prophètes, c’étaient des hommes. L’un d’entre eux a exprimé avec grâce ce caractère si profondément humain de leur génie. Forcé un jour de consulter quelque puissant personnage dans l’antichambre duquel il a perdu inutilement de longues heures, il oppose à l’importance gourmée de l’homme d’affaires la simplicité du philosophe heureux de livrer ses secrets à la foule : « Ô homme important et chargé d’affaires, qui à votre tour avez besoin de mes offices, venez dans la solitude de mon cabinet ; le philosophe est accessible, je ne vous remettrai point à un autre jour. Vous me trouverez sur les livres de Platon qui traitent de la spiritualité de l’âme et de sa distinction d’avec le corps, ou la plume à la main pour calculer les distances de Saturne et de Jupiter. J’admire Dieu dans ses ouvrages, et je cherche, par la connaissance de la vérité, à régler mon esprit et à devenir meilleur. Entrez, toutes les portes vous sont ouvertes… Vous m’apportez quelque chose de plus précieux que l’argent et l’or, si c’est une occasion de vous obliger. Parlez, que voulez-vous que je fasse pour vous ? Faut-il quitter mes livres, mes études, mon ouvrage, cette ligne qui est commencée ? Quelle interruption heureuse pour moi que celle qui vous est utile ! » C’est La Bruyère qui parle ainsi, et il ne faisait pas seulement son portrait quand il traçait cette page, il pensait aux maîtres de la philosophie de son temps. Qu’on se rappelle les confidences du Discours de la Méthode, les cris de Pascal, les méditations de Bossuet, de Malebranche, de Fénelon ; qu’on songe à tant de lettres, aussi ingénues que profondes, où un Descartes, un Arnaud, un Leibnitz, expliquent leurs pensées à leurs disciples et les défendent contre leurs adversaires ; quelle familiarité au milieu des conceptions les plus hautes ! Entrez toutes les portes sont ouvertes… Nous sommes plus guindés aujourd’hui, nous affirmons, nous tranchons ; mais comment sommes-nous parvenus à ce que nous croyons la vérité ? Quels ont été nos doutes et nos angoisses ? Qu’avons-nous ressenti en face de tel obstacle ? Par quelle voie avons-nous évité ces écueils où tant d’autres ont péri ? Sur tout cela, pas un mot. Nous craignons d’affaiblir l’autorité de notre parole par ces confessions ingénues, et pourtant quelle époque a connu plus que la nôtre toutes ces perplexités de l’esprit ? M. Saisset a donc été bien inspiré quand il a pris le parti de raconter, à la manière du XVIIe siècle, le travail intime de sa pensée sur les plus grands sujets de la vie philosophique et religieuse. Si c’est là une imitation, c’est une imitation originale.

« Je me recueille en moi-même et me dis : D’où vient que je ne puis m’empêcher de penser à Dieu ? J’existe, je vis, j’aime à exister et à vivre, je trouve autour de moi mille objets capables de me plaire et de m’intéresser ; que faut-il de plus pour remplir mon âme, et pourquoi chercher quelque chose au-delà ? Pourquoi ? C’est, je le sens trop bien, que je suis imparfait et jeté au milieu de choses imparfaites… » Tel est le point de départ de cette démonstration qui, du degré le plus humble, va s’élever aux plus hautes sublimités de la science divine. On y remarque tout d’abord ce sentiment de la vie qui est l’inspiration constante de l’auteur. Averti par les erreurs de ces puissans génies qu’il vient d’interroger, il est sans cesse en garde contre l’abstraction. Saint Anselme, Descartes, Leibnitz lui-même, ont cru trouver une preuve de l’existence de Dieu dans l’idée que nous avons d’un être parfait, la perfection impliquant la nécessité de l’être ; M. Saisset, qui a pu admettre cette preuve autrefois, la repousse aujourd’hui comme une subtilité. « Si la perfection en Dieu est la raison d’être, il faudra dire, à parler en toute rigueur, que Dieu est parfait avant d’être, ce qui est une contradiction. » La grande preuve, ce n’est pas tel ou tel raisonnement, c’est l’intuition directe de la conscience, c’est l’élan spontané de l’âme imparfaite, qui, sans raisonnement d’aucune sorte, se rattache invinciblement à son principe éternel, et se sent vivre par l’être des êtres. Mais ce Dieu, que mon âme sent vivre, est-il accessible à ma raison ? Si je me contente de l’appeler l’incréé, je me résigne à une notion purement négative, et si je veux remplacer cette vague notion par une idée concrète, si je prétends, par exemple, que Dieu s’est créé lui-même, j’affirme par là qu’il est cause et effet tout ensemble, c’est-à-dire qu’il est avant d’être ; ces contradictions absurdes ne font que me révéler sur ce point mon incurable ignorance. Malgré tous mes efforts, l’essence de Dieu m’échappe ; je sais qu’il est, je ne sais pourquoi il est. Il ne suffit pas de dire que Dieu est incompréhensible ; Dieu, dans son essence, est absolument inconcevable à tout autre qu’à Dieu même. Me voilà donc arrêté dès le second élan de mon âme. Que me sert d’avoir trouvé Dieu, si j’ai trouvé en même temps une cause de désespoir ? « Ne sois point si prompt, mon esprit, à te décourager. Examine plus à fond. Tu ne connais pas l’essence de Dieu ; mais s’ensuit-il que tu ne puisses rien connaître de lui ? D’où vient que tu ne connais pas son essence ? C’est qu’elle est incommunicable ; mais tout en Dieu est-il incommunicable ? Il est évident que non, car tu es, tu penses, tu aimes, tu agis. Et la pensée, la vie, l’activité, l’amour, sont partout répandus autour de toi. Dieu n’est donc pas resté en lui-même, enseveli dans le mystère de son essence ; Dieu s’est manifesté. Dieu s’est communiqué. Pourquoi ? comment ? Tu l’ignores, mais le fait est certain : l’univers est là. Il y a donc en Dieu quelque chose d’incommunicable, savoir l’essence de son être, et il y a aussi quelque chose de communicable, savoir les puissances de son être, la pensée, l’amour, la joie, la vie »

À mesure que l’auteur, sur ces degrés de la vie, s’avance de principes en principes, et construit philosophiquement l’édifice de sa théodicée, des adversaires infatigables s’efforcent de détruire son œuvre. Aujourd’hui c’est un disciple de Kant, demain ce sera un adepte de Spinoza. Ici c’est William Hamilton, là c’est un critique hégélien. Leurs armes sont terribles, et ils savent les manier en maîtres. Rude épreuve pour le philosophe que de bâtir son monument au milieu de ces continuels assauts, sans parler des difficultés internes du sujet et des objections qu’il s’adresse à lui-même ! M. Saisset tient tête à tous les périls, et c’est vraiment un viril spectacle que nous présente cette lutte. Notez bien que, loin d’affaiblir les argumens de ses contradicteurs, il en double peut-être la force par la précision de son langage. On sent là un esprit loyal et qui a foi dans les vérités qui le soutiennent. Soit qu’il fasse parler le scepticisme avec sir William Hamilton, soit qu’il mette en scène le panthéisme hégélien aiguisé par la critique française, il expose leurs objections comme s’il était chargé lui-même de les faire triompher. Patience, la vérité a son tour. Ces objections si loyalement présentées, ou bien il les met en pièces avec une dialectique supérieure, ou bien il les écarte comme des fantômes en faisant éclater dans les domaines de l’abstraction la lumière de la vie. La plus chaleureuse préoccupation des dangers qui nous entourent anime sa polémique. Bien que M. Saisset évite de citer les noms propres, on reconnaît aisément les adversaires qu’il combat. Ce brillant critique, ce virtuose admirable qui, malgré toute son originalité, s’inspire à la fois de Kant, de Hegel et de sir William Hamilton, est réfuté avec autant de force que de convenance. Ces panthéistes qui mettent tant d’esprit et d’art au service des théories allemandes ne se plaindront pas d’avoir rencontré un antagoniste incapable de les comprendre. Vaincus par le spiritualiste français, ils sont traités avec tous les honneurs de la guerre ; l’auteur, avant de les désarmer, a été obligé de déployer toutes ses forces, et remontant jusqu’aux origines premières de leur doctrine, suivant d’âge en âge la fortune de leurs idées, c’est le panthéisme lui-même, de Parménide à Spinoza et d’Héraclite à Hegel, qu’il renverse de fond en comble par sa triomphante analyse.

Adversaire déclaré du panthéisme et résolu à le poursuivre jusqu’en ses derniers retranchemens, M. Saisset n’est pas de ceux que la peur de l’ennemi entraîne à des erreurs d’une autre nature. Ce n’est pas tout de repousser le panthéisme, il faut le juger dans ses détails ; si, craignant toute ressemblance avec vos adversaires, vous rejetez les vérités qu’ils ont découvertes, vos bonnes intentions vous seront un piége. Ce piége n’existe pas pour l’auteur de l’Essai de philosophie religieuse ; la netteté de ses principes le met à l’abri du péril. Un des chapitres les plus hardis et les plus beaux du livre de M. Saisset, c’est celui où l’antagoniste victorieux du panthéisme essaie de prouver un principe, proclamé aussi par les panthéistes, mais dont il nous donnera une explication tout opposée, je veux dire l’infinité du monde. Dans une série de méditations très habilement enchaînées, il a traité toutes les questions qui sont le fondement de la théodicée : y a-t-il un Dieu ? Dieu est-il accessible à la raison ? peut-il y avoir autre chose que Dieu ? Et après avoir triomphé de toutes les difficultés, parvenu par les seules voies de la science jusqu’au Dieu créateur, il rencontre ce problème qui semble renouveler ses angoisses : le monde est-il éternel et infini ?

Chose étrange, de quelque côté qu’on se tourne en agitant cette question, le panthéisme est là. Il y a des penseurs qui n’osent croire à l’infinité du monde, craignant de confondre le monde et Dieu, la création et le créateur ; n’est-ce pas un panthéiste en effet, n’est-ce pas l’ardent Jordano Bruno qui, le premier parmi les modernes, a proclamé avec enthousiasme une création éternelle et infinie ? Mais quoi ! si j’admets l’opinion contraire, si je dis qu’à un certain moment Dieu, sorti de son repos, est devenu créateur, ce Dieu qui devient ne ressemble-t-il pas au Dieu de Hegel ? Serai-je donc obligé de soutenir avec le philosophe de Berlin qu’il y a des accidens successifs dans la vie de Dieu ? Soumettrai-je l’être immuable à la condition du temps ? Déjà, il y a quatorze siècles, saint Augustin était en proie à d’étranges perplexités quand il se posait cette objection si grave : « comment Dieu a-t-il toujours été seigneur, c’est-à-dire comment Dieu a-t-il toujours été adoré, s’il n’a pas toujours eu des créatures ? » Ces perplexités sont plus terribles encore pour le spiritualiste de nos jours, se heurtant, quelque parti qu’il prenne, au panthéisme de Bruno ou au panthéisme de Hegel. Il faut les pénétrantes analyses de M. Saisset pour débarrasser cette grande question des ombres qui l’obscurcissent. Tout ce chapitre est remarquable de précision et de vigueur. Proclamer l’infinité de l’univers sans confondre l’œuvre divine avec celui qui seul possède la vie sans commencement ni fin, maintenir l’idée de la création sans rien admettre d’accidentel et de capricieux dans l’éternelle sagesse, tel était le double problème à résoudre, et il l’a résolu en maître. Les pages où M. Émile Saisset a résumé sa pensée sur l’infinité des mondes méritent d’être citées comme un modèle de langage philosophique. « Quand j’essaie, dit-il, de donner une limite à l’univers, au moment où mon imagination la pose, ma raison la supprime en me forçant de concevoir un univers plus vaste, plus riche, plus complet, de nouvelles étoiles, de nouveaux mondes, des formes d’existence de plus en plus variées… Combien cette pensée de l’infinité des mondes est sublime ! Je m’y livrerais sans le moindre scrupule, si je ne venais à me souvenir qu’elle a été introduite dans le monde moderne par un panthéiste, le hardi et infortuné Bruno. Serais-je donc ressaisi par le panthéisme au moment où je croyais lui avoir échappé pour toujours ? De ce que l’univers n’a point de limites, ni dans le temps, ni dans l’espace, ni dans le nombre, l’espèce et le degré de ses parties, s’ensuit-il que l’univers soit éternel, immense et infini comme Dieu même ? Non, ce n’est là qu’un vain scrupule, enfant de l’imagination et non de la raison. L’imagination confond sans cesse ce que la raison doit sans cesse distinguer : l’éternité et le temps, l’immensité et l’espace, l’infinité relative et l’infinité absolue. Le Créateur seul est éternel, immense, absolument infini ; la créature est répandue dans l’espace et dans le temps, sujette à la division et à la limite. Ce temps, dans l’écoulement inépuisable de ses instans, fait effort, si je puis ainsi dire, pour imiter l’éternité, autant que la nature le comporte. L’espace, par le déploiement infini de ses étendues, exprime aussi de son mieux l’immensité. En général, l’évolution inépuisable des choses finies représente, autant que la nature du fini le peut souffrir, l’évolution intérieure de la vie divine. Et cependant il reste toujours entre le modèle et l’image, entre la cause et l’effet, avec une certaine proportion, une différence infinie, non-seulement dans le degré des perfections, mais dans l’essence. Siècles, espaces, étoiles, plantes, êtres intelligens, terre et cieux, tout cela reste variable, incomplet, contingent, incapable d’être et de subsister par soi ; tout cela est donc enfermé d’une façon ineffable dans les profondeurs de l’être par soi, qui enveloppe les siècles de son éternité, les espaces de son immensité, les êtres changeans de son être immuable, seul vraiment infini, seul complet, seul en pleine possession de l’existence absolue. Me voilà donc, ce me semble, préservé tout à la fois du panthéisme et de la superstition. J’avais peur du Dieu abstrait de Spinoza et de Hegel ; mais j’avais peur aussi d’un Dieu humanisé, d’une création accidentelle arbitraire et capricieuse. Mes craintes sont dissipées. Je conçois un Dieu qui n’est pas l’être en puissance, germe stérile incapable de se féconder lui-même, mais l’être en acte, l’être parfait, possédant la vie parfaite, la vie de la pensée et de l’amour, et puis, comme expression de ce Dieu, un monde qui en imite autant que possible l’infinité, n’étant pas le produit éphémère du caprice et du hasard, mais l’ouvrage d’une toute-puissance infinie dirigée par la sagesse et inspirée par la bonté… »

Ce ne sont pas seulement les spéculations métaphysiques qui découvrent à nos intelligences éblouies l’infinité du monde ; les faits eux-mêmes, autant qu’on les peut consulter en telle matière, viennent confirmer de siècle en siècle cette conception sublime. Depuis l’immense essor des sciences mathématiques et physiques, les génies les plus fermes, les plus augustes prêtres du cosmos, ces hommes du XVIIe siècle, qui vivaient pour ainsi dire au sein de l’infini, ont proclamé tous, à l’exception d’un seul, le caractère infini de la création. Pascal, le grand chrétien, ne croyait pas que cette vérité pût porter ombrage aux divins mystères du christianisme ; il l’exposait avec un enthousiasme mêlé d’épouvante et d’amour, et la défendait au nom du christianisme lui-même contre les argumens de toute sorte que lui opposaient les consciences timorées. Si Newton, dans son ardeur à contredire toutes les idées cartésiennes, n’admettait qu’un univers borné, Leibnitz l’accusait d’abaisser à la fois et la création et le Créateur. Au moment où ce grand esprit affirmait si magnifiquement le principe que tout dans l’univers va à l’infini, le microscope, aux mains de quelques observateurs immortels, découvrait un infini d’ordre, de rapports, de gradation, jusque dans le monde de l’infiniment petit. Les travaux de Swammerdam sur les insectes, d’Antoine Leuwenhoeck sur les veines et les artères, de Marcel Malpighi sur la structure anatomique, toutes ces découvertes si précieuses, qui montrent dans l’œuvre de la nature une suite de degrés, de transformations, dont le commencement et la fin nous échappent, confirmaient les vues grandioses de Leibnitz et lui arrachaient des cris de joie. La démonstration est plus éclatante encore au XVIIIe siècle, puisqu’elle est fournie souvent par des esprits qui n’en comprennent pas la portée. Que de percées profondes depuis cent ans au sein du double infini qui nous enveloppe ! C’est dans la période des Laplace, des Lagrange, des Lamarck, que William Herschell compte vingt millions d’étoiles dans la voie lactée, et Ehrenberg quarante millions d’animalcules dans un pouce cubique de tripoli. Partout où le télescope perfectionné fait pénétrer nos regards, partout où le microscope s’avance en des domaines jusque-là inconnus, que dis-je ? bien au-delà des limites où s’arrêtent nos instrumens actuels, dans les abîmes de l’espace où le calcul va saisir ce que nos yeux ne sauraient voir, partout bouillonne l’intarissable vie, partout se déroule le mouvement éternel. « Le soleil n’est plus immobile, s’écrie M. Émile Saisset ; Argelander prouve qu’il a un mouvement de translation et se dirige actuellement vers un point situé dans la constellation d’Hercule. Bessel calcule la vitesse de ce mouvement progressif et l’évalue à plus de six cent mille myriamètres par jour. On connaît vingt-huit mille étoiles multiples qui ont des planètes circulant autour d’un commun centre de gravité dans des orbites elliptiques et suivant les lois de la gravitation universelle. Et certes Pascal avait raison de dire que notre imagination se fatiguera plutôt de concevoir que la nature de fournir, car le moyen pour l’imagination de se représenter la distance d’une étoile dont la lumière emploie deux millions d’années à parvenir jusqu’à nous ? »

L’idée de la Providence s’agrandit en nous avec l’idée du cosmos. Ce sont encore les sciences, représentées par les plus illustres maîtres et les découvertes les plus fécondes, qui fournissent à M. Saisset la glorification de cette Providence véritablement infinie. Tout cela est grand et nouveau. J’admire aussi la hardiesse de ce spiritualisme viril, lorsque, parlant de la Providence dans l’homme, il repousse les chimères de nos jours et proteste contre l’abolition de la douleur. La douleur, ah ! nous avons beau la maudire quand notre âme fléchit sous ses coups, c’est elle qui est notre guide et notre sauvegarde en ce divin mystère où nous sommes engagés. Âme pusillanime qui te plains de ta souffrance, que serais-tu donc sans elle ? Une chose, non une personne. Au milieu de la lutte de tes penchans, c’est la douleur qui crée ta personnalité en t’obligeant à gouverner les puissances désordonnées de ton être. Terrible lutte parfois ! ton cœur saigne, tu pleures, tu cries,… réjouis-toi, tu es un homme ! Cette douleur qui te fait naître à la vie morale assure par là même ton immortalité. « Tout en toi tient de l’infini, la douleur comme le plaisir, l’ignorance comme le savoir, la vertu et la beauté comme le vice et la laideur. Tes douleurs sur la terre n’ont pas de limite, il est vrai, ne t’en plains pas, car cela signifie que ta puissance de connaître, de vouloir, de sentir et d’aimer a pour carrière la suite illimitée des siècles et pour objet l’être infini. »

L’infinité du monde, la Providence infinie, l’infini développement des destinées de notre âme, toutes ces grandes théories exposées par l’auteur avec autant de prudence philosophique que d’enthousiasme et de force ont pour couronnement naturel l’idée de la religion. Qu’est-ce que la religion dans ce qui fait son essence ? — La foi à un premier principe profondément distinct de tout ce qui passe, la foi à une cité céleste, origine, modèle et fin de la cité d’ici-bas. — Or c’est précisément ce que la philosophie vient d’enseigner à l’auteur. Après cette longue critique des systèmes qui ont agité le monde, après cette lutte ardente contre les difficultés sans cesse renaissantes que nous oppose la recherche des causes premières, nous sommes arrivés sur les hauteurs d’où nous apercevons la conformité de la philosophie et de la religion. Seulement il ne s’agit ici que de la religion en général, de la religion considérée dans ses élémens primordiaux, et non de telle ou telle croyance positive et précise. « Est-ce à dire, se demande M. Saisset, que tous les cultes aient le même sens et la même valeur morale ? Non certes, et les symboles religieux qui ont entouré et protégé mes premières années ont laissé dans mon âme une impression trop vive de leur pureté singulière et de leur incomparable sublimité pour que je les égale à ceux d’aucun autre temps ni d’aucun autre pays. » Philosophe et s’adressant à des philosophes ennemis qu’il combat avec leurs propres armes, l’auteur a craint de quitter le domaine de la science : de là sa discrétion et sa réserve quand il parle du christianisme. Il nous semble pourtant qu’une âme aussi élevée que la sienne, un métaphysicien aussi assuré de ses principes aurait pu faire un pas de plus dans les voies qu’il a ouvertes. L’auteur de l’Essai de Philosophie religieuse sait mieux que personne que la religion indéterminée n’est pas la religion vraie, pas plus que le Dieu indéterminé des spinozistes n’est le véritable Dieu. Qui a prouvé ces vérités avec plus de vigueur que lui ? Qui a démontré plus victorieusement que toute détermination, loin d’être une privation de l’être, est au contraire un accroissement de force et de vie ? Les objections des panthéistes contre le Dieu personnel qu’adore le genre humain sont les mêmes qu’on oppose à la religion révélée ; les mêmes argumens doivent servir à repousser les unes et les autres. Je lis ces mots dans la réfutation de Spinoza par M. Saisset : « Quel est l’être le moins réel, l’être le moins être pour ainsi dire ? C’est l’être le plus indéterminé, et par conséquent quel est l’être le plus réel, le plus être, le plus parfait ? C’est l’être le plus déterminé. » Ces principes simples et profonds que M. Saisset applique si heureusement à la théodicée, appliquez-les à la théorie des religions, et vous verrez quelle lumière nouvelle en jaillira. Ce n’est donc pas au nom des souvenirs de l’enfance, c’est au nom de la raison, au nom de la dialectique la plus solide qu’il faut proclamer la supériorité du christianisme, non-seulement sur toutes les religions humaines, mais sur cette religion indéterminée que la philosophie toute seule nous enseigne. Qu’importe pourtant cette espèce de lacune ? L’observation que je viens de faire contient un remercîment plutôt qu’un reproche. Si M. Émile Saisset, enchaîné par les légitimes scrupules de la science, n’a pas voulu sortir du pur domaine philosophique, il nous fournit le moyen de nous élever plus haut. S’il nous laisse sur le seuil du christianisme, les sentimens dont il remplit notre cœur et les principes dont il arme notre esprit peuvent fournir aux âmes religieuses des argumens nouveaux en faveur de la révélation de Jésus-Christ.

On voit que de richesses contient cet Essai de Philosophie religieuse ; puissent les mâles doctrines de ce spiritualisme contribuer pour leur part à la guérison de nos misères morales ! Il ne s’agit pas pour nous de questions d’école où de brillans esprits se disputent la victoire ; ce sont les plus chers intérêts de la patrie qui sont ici en jeu. À l’époque où Leibnitz, en face du scepticisme et du matérialisme de son temps, proférait les prédictions sinistres que nous citions plus haut, les publics spirits dont parle ce noble maître étaient entretenus par le besoin de réformer une société caduque… Le XVIIIe siècle venait de commencer, on marchait vers la lumière de 89, et un enthousiasme secret, un spiritualisme qui n’avait pas conscience de lui-même, rectifiait en maintes rencontres l’influence fatale des doctrines à la mode. Aujourd’hui que les grands principes, d’égalité, de justice, de droit commun, inscrits dans nos lois civiles, nous ont presque rendus indifférens à d’autres droits non moins précieux, aujourd’hui qu’aucune lutte élevée, aucune ambition généreuse n’anime, comme il y a cent ans, la société tout entière, les erreurs d’une philosophie sans Dieu ne seraient que trop conformes à nos défaillances morales. Qu’on veuille bien songer à tous les périls d’une telle situation : il s’agit de vie ou de mort. Si les doctrines qui, détruisant la personnalité de Dieu, détruisent aussi la personne humaine, si les doctrines des sceptiques, des critiques, des panthéistes, venaient à triompher définitivement sur notre sol, cela voudrait dire que nos destinées sont finies. Il n’y aurait plus qu’à sceller un sépulcre et à graver sur la pierre : « Ci-gît tout un monde, la France a cessé de vivre. » Mais loin de nous des craintes si lâches ! loin de nous ces pensées de désespoir ! La France, à qui il reste tant de progrès à faire, tant de fautes à réparer, a encore de glorieuses destinées à accomplir, et le spiritualisme est immortel.


Saint-René Taillandier.