La Pipe de cidre (recueil)/La Pipe de cidre
La pipe de cidre
… Quand nous eûmes fini de déjeuner, maît’ Lormeau, notre hôte, un des plus gros fermiers du Perche, nous invita à visiter son cellier.
— Vous allez voir une chose rare, une drôle de chose, ben drôle ! nous dit-il.
Ce qui était drôle surtout, c’était cette idée bizarre qui lui avait poussé, tout à coup, après boire, et un jour d’ouverture de chasse, où toutes les minutes sont comptées. Nous aurions mieux aimé retourner à la poursuite des perdreaux et des lièvres. Mais il était entêté, le père Lormeau ; de plus, son entêtement naturel se compliquait, en cet instant, d’une légère griserie. Malgré notre visible mécontentement, il insista, il exigea, et force nous fut d’en passer par où il voulait.
— Vous regretterez point d’avoir vu ça ! ne cessait de répéter le bonhomme, en nous conduisant au cellier… parce que c’est une chose tout à fait drôle… Des perdreaux, des lièvres, y en a toujours… Mais le gibier que je vas vous montrer, personne dans le pays, ni ailleurs, ni nulle part, ne peut se vanter d’avoir son pareil !… Ah ! dame ! non.
Le cellier nous parut semblable à tous les celliers. C’était une vaste pièce, sombre, très fraîche, au fond de laquelle une vingtaine de grosses pipes de cidre étaient rangées symétriquement sur de solides chantiers. Dans un coin, gisait l’armature démontée d’un pressoir ; ailleurs, c’étaient des rangées de cercles neufs, et un tas de vieilles douves pourries, et encore des poulains, instruments de bois qui servent à décharger les lourdes futailles pleines. Une odeur aigre de marc ranci s’exhalait de tout cela.
— Nous y voilà, fit maît’ Lormeau. Attention !
Mais, soudain, il sembla se raviser, et, durant quelques secondes, se gratta la tête, songeur et perplexe.
— J’ai peut-être tort de vous faire voir ça ! murmura-t-il, parce que c’est point une chose naturelle… Enfin, vous êtes des amis, pas vrai ? des bons garçons ? Vous n’irez point jaser là-dessus, à droite et à gauche ?… Quand vous serez sortis d’ici, ni vu, ni connu ?… C’est-y comme ça ?
Nous flairions une mystification, comme les paysans, en état de gaieté, aiment parfois à en inventer. Pourtant ces paroles, ces précautions du père Lormeau nous intriguaient un peu.
— C’est-y comme ça ? répéta le fermier.
L’un de nous l’assura qu’il pouvait compter sur notre discrétion.
— Eh ben ! dans ce cas, vous allez voir une chose ben drôle ! Je ne vous dis que ça !
Il se dirigea vers la pipe du milieu, la plus grosse, la plus large de toutes, et dont la face ronde était barbouillée d’une sorte de croix noire, au goudron.
— Savez-vous ben ce qu’il y a dans cette pipe ? nous demanda-t-il.
— Du cidre, répondit quelqu’un.
Le bonhomme haussa les épaules.
— Du cidre !… Ben sûr que c’est du cidre !… Mais savez-vous ben ce qu’il y a dans le cidre ?…
— Des pommes ! criâmes-nous en chœur.
— Des pommes, ben sûr que c’est des pommes… Vous êtes ben malins à nuit, mes beaux messieurs…
— Allons, maît’ Lormeau, ne vous fâchez pas… et dites-nous bien vite ce qu’il y a dans votre cidre ?
Le vieux fermier nous examinait d’un regard oblique et méfiant.
— Et si je vous le disais pas ?… fit-il… Vous seriez attrapés, vous bisqueriez…
Avec tout cela, le temps passait ; et, par la porte ouverte du cellier, nous arrivaient des bruits lointains de coups de feu…
— Père Lormeau, dis-je, nous ne savons point ce qu’il y a dans votre cidre, et nous brûlons de le savoir, parce que ce doit être très curieux…
— Si c’est curieux ! Ah ! oui, c’est curieux… Personne n’a une chose curieuse comme celle-là !… Il faudrait peut-être faire le tour de la terre avant d’en rencontrer une pareille… Mâtin, oui ! c’est curieux… Ah ! bon sens !… Ah ! Mazette !…
— Voyons, père Lormeau, dites-le, dites-le vite !
Le vieux réfléchit un instant, dodelina de la tête…
— Oui… mais c’est ben entendu… Vous n’irez point conter ça aux gars de Paris ? C’est ici comme à confesse ?
— Oui, père Lormeau.
— Eh ben, mes gars… dans cette pipe-là, dans ce cidre-là, il y a un homme !
Nous nous récriâmes.
— En vérité du bon Dieu, il y a un homme dans cette pipe-là, dans ce cidre-là… un homme qui est haut, qui est gros… — un homme, si tant est qu’un Prussien, sauf vôt’ respect, soye un homme comme vous, comme moi, comme tout le monde… Et j’vas vous dire… Je suis sûr qu’il y a un homme là-dedans, parce que c’est moi qui l’ai mis, avec son sabre, son casque, ses bottes, et tout… Il est là-dedans… Attendez donc… il est là-dedans, d’pis… d’pis…
Maître Lormeau compta sur ses doigts…
— D’pis dix-sept ans ! Y aura dix-sept ans au mois de novembre… Approchez-vous… Tapez sur la pipe… c’est point ordinaire, hein ! de taper sur une pipe de cidre où il y a un homme d’pis dix-sept ans !… Approchez-vous…
Et il ajouta en ricanant :
— On ne pourra toujours pas dire que celui-là n’a pas été baptisé ! Approchez-vous donc !…
Nous étions consternés et nous regardions la pipe, et il nous semblait voir, sous ces douves pacifiques, flotter dans le liquide jaune des masses de chair informes et gluantes, qui avaient été autrefois une créature humaine.
Le père Lormeau revint près de nous. Il nous parut qu’il était alors dégrisé.
— On dit dans les journaux, que nous allons avoir encore la guerre, fit-il.
Et, désignant l’horrible pipe :
— C’est pourtant une chose triste, que la guerre !… ben triste !… Mais qu’est-ce que vous voulez !… Voilà l’histoire de ce pauvre bougre-là… C’était, comme de juste, en 1870… Nous n’avions point encore vu de Prussiens dans le pays… mais on savait qu’ils n’étaient pas loin… Un jour, tout de même, je vais porter du fumier dans les champs… Et pendant que je déchargeais le tombereau, je vois venir de loin un homme, à cheval, qui était tout blanc, et qui avait sur la tête quelque chose qui reluisait… Je pensai : « Cet homme-là, ben sûr, est un Prussien…. Il arrive sans doute pour me tuer ». En quelque temps de galop il fut arrivé près de moi… Il arrêta son cheval, mit pied à terre… Pardi ! Il n’avait point une trop méchante figure pour un Prussien… Et le voilà qui me baragouine un tas de choses que je n’entendais point, comme de juste… Pourtant, je compris qu’il s’était égaré et qu’il me demandait son chemin… Même qu’il tira une bourse de sa culotte et qu’il me montra des pièces de monnaie… Il m’offrait sans doute de le conduire… Écoutez, messieurs, je ne suis point un méchant homme et je ne ferais pas de mal à une mouche… Mais voilà la colère qui me prend et me monte aux oreilles… C’était peut-être parce que mes deux gars étaient partis à la guerre et que je n’en avais pas de nouvelles… C’était peut-être parce que je me disais que les Prussiens allaient venir dévaster nos champs, nos maisons… Enfin, je ne sais pas pourquoi… Je saisis ma fourche à deux mains, et de toutes mes forces, avec rage, je frappe l’homme… L’homme tombe… Et je l’achève en lui enfonçant ma fourche dans la poitrine… C’est drôle tout de même, ces choses-là… Sur le moment, ça ne me fit pas plus d’émotion que si j’avais enfoncé ma fourche dans du fumier… Je ne pouvais pas laisser cet homme-là dans le champ, parce que les autres l’auraient trouvé, et, dame ! c’était ma peau, n’est-ce pas ? Le cheval, lui, était reparti en galopant, en hennissant… Je chargeai l’homme dans le tombereau, mis du fumier par-dessus lui, et je rentrai à la ferme… S’il faut tout vous dire… je n’étais pas trop fier !… Non ! cet homme, ce Prussien me gênait… Qu’est-ce que j’allais en faire ?… Je pensai d’abord à l’enterrer… mais j’avais entendu dire que les Prussiens fouillaient la terre autour des maisons, pour y découvrir les provisions cachées… Et puis, je me méfiais des chiens, qui sentent les cadavres et qui vont gratter le sol au-dessus d’eux… Vraiment, j’avais du regret, maintenant ! Il fallait pourtant que je m’en débarrasse, car les Prussiens pouvaient arriver d’un moment à l’autre… Alors, voilà ce que je fis : la nuit, je me relevai, je transportai le militaire dans le cellier… je démontai ma plus grosse pipe de cidre… je mis l’homme dedans, je la remontai, la replaçai sur le chantier… et par la bonde, je fis couler du cidre, jusqu’à tant que la pipe fût pleine… Et cela tout seul !… C’était de l’ouvrage je vous assure… ben de l’ouvrage… et une pipe de cidre perdue ! Mais, qu’est-ce que vous voulez ? quand il faut, il faut ! Il n’était que temps du reste… Car les Prussiens vinrent le lendemain, et n’y virent que du feu !… Et voilà : l’autre est là-dedans depuis ce temps-là !… J’ai point osé l’enlever.
En ce moment, le facteur apparut à la porte du cellier.
— Bonjour, maît’ Lormeau, et la compagnie ! dit-il.
— Bonjour, mon gars !
— Un beau temps, maît’ Lormeau !
— Mais chaud, mon gars !
— Oui, ben chaud, maît’ Lormeau.
— Tu boirais ben un coup de cidre, mon gars ?
— Ce n’est pas de refus, maît’ Lormeau.
— Eh ben, mon gars, va-t’en chercher, à la maison, une vrille et un pot… Je vais t’en faire goûter un comme jamais tu n’en as bu !… Va !
Au bout de quelques minutes, le facteur revint, apportant la vrille et le pot. Mais Lormeau avait pris un fausset. Il se mit à percer la pipe de cidre, et le cidre jaillit en un petit filet mince… et remplit le pot. Après quoi, le fermier boucha le trou, qu’il venait de faire dans la pipe, avec le fausset.
— Bois ça, mon gars, dit-il au facteur, en lui tendant le pot plein jusqu’aux bords. C’est du pur jus.
Le facteur salua, sourit, essuya ses lèvres du revers de sa main.
— À votre santé, maît’ Lormeau, et la compagnie ! dit-il.
Mais il avait à peine avalé une gorgée, qu’il s’arrêta, fronça le sourcil, et fit une grimace.
— Eh ben, quoi ? mon gars, dit maît’ Lormeau… Ça ne va point ?…
Le facteur considérait le cidre.
— Oui, c’est du bon cidre, fit-il, ben sûr que c’est du bon cidre… Mais, c’est… drôle… il a un goût.., un goût… quasiment comme mes bottes… sauf l’ respect que je vous dois…