La Pipe de cidre (recueil)/Texte entier

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La Pipe de cidre (recueil)
La Pipe de cidreE. Flammarion (p. 1-281).


La pipe de cidre


… Quand nous eûmes fini de déjeuner, maît’ Lormeau, notre hôte, un des plus gros fermiers du Perche, nous invita à visiter son cellier.

— Vous allez voir une chose rare, une drôle de chose, ben drôle ! nous dit-il.

Ce qui était drôle surtout, c’était cette idée bizarre qui lui avait poussé, tout à coup, après boire, et un jour d’ouverture de chasse, où toutes les minutes sont comptées. Nous aurions mieux aimé retourner à la poursuite des perdreaux et des lièvres. Mais il était entêté, le père Lormeau ; de plus, son entêtement naturel se compliquait, en cet instant, d’une légère griserie. Malgré notre visible mécontentement, il insista, il exigea, et force nous fut d’en passer par où il voulait.

— Vous regretterez point d’avoir vu ça ! ne cessait de répéter le bonhomme, en nous conduisant au cellier… parce que c’est une chose tout à fait drôle… Des perdreaux, des lièvres, y en a toujours… Mais le gibier que je vas vous montrer, personne dans le pays, ni ailleurs, ni nulle part, ne peut se vanter d’avoir son pareil !… Ah ! dame ! non.

Le cellier nous parut semblable à tous les celliers. C’était une vaste pièce, sombre, très fraîche, au fond de laquelle une vingtaine de grosses pipes de cidre étaient rangées symétriquement sur de solides chantiers. Dans un coin, gisait l’armature démontée d’un pressoir ; ailleurs, c’étaient des rangées de cercles neufs, et un tas de vieilles douves pourries, et encore des poulains, instruments de bois qui servent à décharger les lourdes futailles pleines. Une odeur aigre de marc ranci s’exhalait de tout cela.

— Nous y voilà, fit maît’ Lormeau. Attention !

Mais, soudain, il sembla se raviser, et, durant quelques secondes, se gratta la tête, songeur et perplexe.

— J’ai peut-être tort de vous faire voir ça ! murmura-t-il, parce que c’est point une chose naturelle… Enfin, vous êtes des amis, pas vrai ? des bons garçons ? Vous n’irez point jaser là-dessus, à droite et à gauche ?… Quand vous serez sortis d’ici, ni vu, ni connu ?… C’est-y comme ça ?

Nous flairions une mystification, comme les paysans, en état de gaieté, aiment parfois à en inventer. Pourtant ces paroles, ces précautions du père Lormeau nous intriguaient un peu.

— C’est-y comme ça ? répéta le fermier.

L’un de nous l’assura qu’il pouvait compter sur notre discrétion.

— Eh ben ! dans ce cas, vous allez voir une chose ben drôle ! Je ne vous dis que ça !

Il se dirigea vers la pipe du milieu, la plus grosse, la plus large de toutes, et dont la face ronde était barbouillée d’une sorte de croix noire, au goudron.

— Savez-vous ben ce qu’il y a dans cette pipe ? nous demanda-t-il.

— Du cidre, répondit quelqu’un.

Le bonhomme haussa les épaules.

— Du cidre !… Ben sûr que c’est du cidre !… Mais savez-vous ben ce qu’il y a dans le cidre ?…

— Des pommes ! criâmes-nous en chœur.

— Des pommes, ben sûr que c’est des pommes… Vous êtes ben malins à nuit, mes beaux messieurs…

— Allons, maît’ Lormeau, ne vous fâchez pas… et dites-nous bien vite ce qu’il y a dans votre cidre ?

Le vieux fermier nous examinait d’un regard oblique et méfiant.

— Et si je vous le disais pas ?… fit-il… Vous seriez attrapés, vous bisqueriez…

Avec tout cela, le temps passait ; et, par la porte ouverte du cellier, nous arrivaient des bruits lointains de coups de feu…

— Père Lormeau, dis-je, nous ne savons point ce qu’il y a dans votre cidre, et nous brûlons de le savoir, parce que ce doit être très curieux…

— Si c’est curieux ! Ah ! oui, c’est curieux… Personne n’a une chose curieuse comme celle-là !… Il faudrait peut-être faire le tour de la terre avant d’en rencontrer une pareille… Mâtin, oui ! c’est curieux… Ah ! bon sens !… Ah ! Mazette !…

— Voyons, père Lormeau, dites-le, dites-le vite !

Le vieux réfléchit un instant, dodelina de la tête…

— Oui… mais c’est ben entendu… Vous n’irez point conter ça aux gars de Paris ? C’est ici comme à confesse ?

— Oui, père Lormeau.

— Eh ben, mes gars… dans cette pipe-là, dans ce cidre-là, il y a un homme !

Nous nous récriâmes.

— En vérité du bon Dieu, il y a un homme dans cette pipe-là, dans ce cidre-là… un homme qui est haut, qui est gros… — un homme, si tant est qu’un Prussien, sauf vôt’ respect, soye un homme comme vous, comme moi, comme tout le monde… Et j’vas vous dire… Je suis sûr qu’il y a un homme là-dedans, parce que c’est moi qui l’ai mis, avec son sabre, son casque, ses bottes, et tout… Il est là-dedans… Attendez donc… il est là-dedans, d’pis… d’pis…

Maître Lormeau compta sur ses doigts…

— D’pis dix-sept ans ! Y aura dix-sept ans au mois de novembre… Approchez-vous… Tapez sur la pipe… c’est point ordinaire, hein ! de taper sur une pipe de cidre où il y a un homme d’pis dix-sept ans !… Approchez-vous…

Et il ajouta en ricanant :

— On ne pourra toujours pas dire que celui-là n’a pas été baptisé ! Approchez-vous donc !…

Nous étions consternés et nous regardions la pipe, et il nous semblait voir, sous ces douves pacifiques, flotter dans le liquide jaune des masses de chair informes et gluantes, qui avaient été autrefois une créature humaine.

Le père Lormeau revint près de nous. Il nous parut qu’il était alors dégrisé.

— On dit dans les journaux, que nous allons avoir encore la guerre, fit-il.

Et, désignant l’horrible pipe :

— C’est pourtant une chose triste, que la guerre !… ben triste !… Mais qu’est-ce que vous voulez !… Voilà l’histoire de ce pauvre bougre-là… C’était, comme de juste, en 1870… Nous n’avions point encore vu de Prussiens dans le pays… mais on savait qu’ils n’étaient pas loin… Un jour, tout de même, je vais porter du fumier dans les champs… Et pendant que je déchargeais le tombereau, je vois venir de loin un homme, à cheval, qui était tout blanc, et qui avait sur la tête quelque chose qui reluisait… Je pensai : « Cet homme-là, ben sûr, est un Prussien…. Il arrive sans doute pour me tuer ». En quelque temps de galop il fut arrivé près de moi… Il arrêta son cheval, mit pied à terre… Pardi ! Il n’avait point une trop méchante figure pour un Prussien… Et le voilà qui me baragouine un tas de choses que je n’entendais point, comme de juste… Pourtant, je compris qu’il s’était égaré et qu’il me demandait son chemin… Même qu’il tira une bourse de sa culotte et qu’il me montra des pièces de monnaie… Il m’offrait sans doute de le conduire… Écoutez, messieurs, je ne suis point un méchant homme et je ne ferais pas de mal à une mouche… Mais voilà la colère qui me prend et me monte aux oreilles… C’était peut-être parce que mes deux gars étaient partis à la guerre et que je n’en avais pas de nouvelles… C’était peut-être parce que je me disais que les Prussiens allaient venir dévaster nos champs, nos maisons… Enfin, je ne sais pas pourquoi… Je saisis ma fourche à deux mains, et de toutes mes forces, avec rage, je frappe l’homme… L’homme tombe… Et je l’achève en lui enfonçant ma fourche dans la poitrine… C’est drôle tout de même, ces choses-là… Sur le moment, ça ne me fit pas plus d’émotion que si j’avais enfoncé ma fourche dans du fumier… Je ne pouvais pas laisser cet homme-là dans le champ, parce que les autres l’auraient trouvé, et, dame ! c’était ma peau, n’est-ce pas ? Le cheval, lui, était reparti en galopant, en hennissant… Je chargeai l’homme dans le tombereau, mis du fumier par-dessus lui, et je rentrai à la ferme… S’il faut tout vous dire… je n’étais pas trop fier !… Non ! cet homme, ce Prussien me gênait… Qu’est-ce que j’allais en faire ?… Je pensai d’abord à l’enterrer… mais j’avais entendu dire que les Prussiens fouillaient la terre autour des maisons, pour y découvrir les provisions cachées… Et puis, je me méfiais des chiens, qui sentent les cadavres et qui vont gratter le sol au-dessus d’eux… Vraiment, j’avais du regret, maintenant ! Il fallait pourtant que je m’en débarrasse, car les Prussiens pouvaient arriver d’un moment à l’autre… Alors, voilà ce que je fis : la nuit, je me relevai, je transportai le militaire dans le cellier… je démontai ma plus grosse pipe de cidre… je mis l’homme dedans, je la remontai, la replaçai sur le chantier… et par la bonde, je fis couler du cidre, jusqu’à tant que la pipe fût pleine… Et cela tout seul !… C’était de l’ouvrage je vous assure… ben de l’ouvrage… et une pipe de cidre perdue ! Mais, qu’est-ce que vous voulez ? quand il faut, il faut ! Il n’était que temps du reste… Car les Prussiens vinrent le lendemain, et n’y virent que du feu !… Et voilà : l’autre est là-dedans depuis ce temps-là !… J’ai point osé l’enlever.

En ce moment, le facteur apparut à la porte du cellier.

— Bonjour, maît’ Lormeau, et la compagnie ! dit-il.

— Bonjour, mon gars !

— Un beau temps, maît’ Lormeau !

— Mais chaud, mon gars !

— Oui, ben chaud, maît’ Lormeau.

— Tu boirais ben un coup de cidre, mon gars ?

— Ce n’est pas de refus, maît’ Lormeau.

— Eh ben, mon gars, va-t’en chercher, à la maison, une vrille et un pot… Je vais t’en faire goûter un comme jamais tu n’en as bu !… Va !

Au bout de quelques minutes, le facteur revint, apportant la vrille et le pot. Mais Lormeau avait pris un fausset. Il se mit à percer la pipe de cidre, et le cidre jaillit en un petit filet mince… et remplit le pot. Après quoi, le fermier boucha le trou, qu’il venait de faire dans la pipe, avec le fausset.

— Bois ça, mon gars, dit-il au facteur, en lui tendant le pot plein jusqu’aux bords. C’est du pur jus.

Le facteur salua, sourit, essuya ses lèvres du revers de sa main.

— À votre santé, maît’ Lormeau, et la compagnie ! dit-il.

Mais il avait à peine avalé une gorgée, qu’il s’arrêta, fronça le sourcil, et fit une grimace.

— Eh ben, quoi ? mon gars, dit maît’ Lormeau… Ça ne va point ?…

Le facteur considérait le cidre.

— Oui, c’est du bon cidre, fit-il, ben sûr que c’est du bon cidre… Mais, c’est… drôle… il a un goût.., un goût… quasiment comme mes bottes… sauf l’ respect que je vous dois…




Un gendarme


J’ai été élevé dans le respect du gendarme et, je puis le dire, le gendarme fut ma première conception de la société. Simple d’ailleurs, comme toutes les belles choses, cette conception gendarmesque et sociale. D’un côté, le voleur ; de l’autre côté, le gendarme, le gendarme héroïque et paternel, abritant sous son grand manteau tous les braves gens du bon Dieu, et les défendant de son grand sabre : car tout était grand dans le gendarme, l’arme, l’homme et le rôle. Je n’imaginais rien au-delà. Né dans un petit village inconnu des Guignols, je n’avais pas été perverti par les dialogues démoralisants, par les conseils de révolte que soufflent aux enfants de Paris les marionnettes dominicales. Si, plus tard, au collège, sollicité par les hautes pensées qu’inculque aux jeunes cerveaux le commerce assidu du latin, j’avais eu à allégoriser la société, en une composition synthétique, à la mine de plomb, je ne l’eusse point représentée autrement que par un temple grec, ayant un gendarme à sa base, un gendarme à son faîte. Peut-être même, il m’eût paru grandiose d’y ajouter, au-dessus d’un paysage symbolique, dans le ciel clair, le chapeau légendaire irradiant sur le monde, comme un soleil. Hélas ! où sont les virginités des impressions de l’enfance ?… Je gardai cette généreuse illusion jusqu’à l’âge de quatorze ans, et ce fut un gendarme lui-même qui se chargea de me l’enlever. Il s’appelait Barjeot.

Barjeot était un énorme gaillard, dont la trogne reluisait splendidement, comme si, tous les matins, il eût pris le soin de l’astiquer en même temps que sa giberne. Et, de fait, il ne manquait point de l’astiquer, cette trogne éclatante, richement ornée de bubelettes vives, décorée d’un entrelacs de veines bleues, jaunes, violettes, écarlates ; mais ce n’était point avec du tripoli ni du blanc d’Espagne qu’il l’astiquait. Bon compagnon, farceur, toujours prêt à boire un verre de trois-six et à caresser le menton d’une fille, il avait conquis, dans le pays, une véritable popularité. Cette popularité venait surtout de ce que Barjeot se grisait régulièrement ; et, quand il était gris, jamais il ne querellait ni ne bataillait, ainsi que font tant d’ivrognes qui ne savent pas vivre. Bien au contraire, il n’y avait pas, dans le monde, de drôleries qu’il ne débitât, de sottises amusantes et spirituelles qu’il ne fût capable d’exécuter. Les gamins, les petits maraudeurs qui s’en vont, la nuit, voler des poires dans les vergers, et que la vue d’un tricorne met ordinairement en fuite, suivaient le gendarme dans les rues, glapissant et battant des mains :

— Hé ! Barjeot !… C’est Barjeot… V’là Barjeot !…

Quelquefois même, ils accrochaient à sa tunique, par derrière, une longue corde, au bout de laquelle ils avaient attaché un chat crevé ou quelque autre objet bizarre et malpropre.

— Hé ! Barjeot !

Les gens se mettaient sur le pas des portes, riaient, applaudissaient, criaient aussi :

— Hé, Barjeot !

Le prestige de la gendarmerie se trouvait bien un peu diminué par toutes les frasques de Barjeot, mais il était si bon enfant, si peu gendarme, « ce sacré lascar de Barjeot », qu’on n’y faisait point attention.

— Hé ! Barjeot !

La gendarmerie était située à l’extrémité du bourg, au fond d’un vaste jardin, en pleine campagne ; une belle maison carrée, en brique, avec un toit très haut et moussu. Au milieu de la façade, emmanché d’une hampe fine, flottait le drapeau tricolore, un drapeau de fer-blanc, délavé par la pluie, qui rendait des sons aigres et grinçants de girouette chaque fois que passait un coup de vent. Le jardin se divisait en cinq carrés, affectés chacun à chacun des cinq gendarmes. Naturellement, le brigadier, M. Luton, s’était réservé pour lui le plus grand et le meilleur, par droit de supériorité, et Barjeot, qui se moquait bien des légumes, lui avait, par surcroît, cédé le sien. D’où il résultait que Barjeot était notoirement protégé par Luton, et que Luton, outre sa consommation personnelle, trouvait encore le moyen de faire vendre par sa femme des choux, des salades et des carottes, le lundi, au marché.

Toute la journée, après le pansage des chevaux, les gendarmes, coiffés de leur képi bleu et vêtus de tricots de laine rouge, sarclaient, binaient, plantaient, arrosaient, taillaient leurs arbres. Souvent l’été, vers le soir, avant le coucher du soleil, M. Luton se reposait sous une tonnelle de vigne vierge et d’aristoloches qu’il avait édifiée dans un coin du jardin, et là, débraillé, soufflant, les mains terreuses, il cultivait son esprit en lisant des romans-feuilletons, des histoires de crimes tragiques que lui prêtait l’instituteur, lequel les tenait de la buraliste, qui les tenait du percepteur, lequel était un homme très au courant de la littérature de son temps. Les semaines, les mois, les années se passaient toujours de la même façon, hormis, toutefois, les jours « de correspondance » où il fallait bien monter à cheval et exécuter un semblant de service. Pendant ce temps, les braconniers fusillaient cerfs et chevreuils dans les bois, lièvres et perdreaux dans la plaine ; ils ne se cachaient plus, tiraient, colletaient, panneautaient, à la barbe des gendarmes qui avaient définitivement abandonné le bancal pour le sécateur, et la carabine pour la pomme d’arrosoir. Quant aux maraudeurs nocturnes, pourvu qu’ils ne vinssent point piller les laitues et les fruits du brigadier, tout leur était permis. Aussi s’en donnaient-ils à cœur-joie, les bons maraudeurs.

Barjeot, lui, ne jardinait pas. Semer des pommes de terre et lier des chicorées, « ça n’était pas son affaire ». Il avait d’autres occupations, comme on a vu plus haut. Régulièrement, avec une ponctualité militaire, il se rendait au bourg, sur la place, devant le café Bodin, où quelques soiffards d’importance avaient accoutumé de se réunir. Du plus loin qu’apparaissait sa trogne excitée et flambante, on levait les bras, on riait.

— Ah ! c’est Barjeot !… Eh ben, sacré Barjeot, on va prendre un verre, hein ?

— Tout d’ même !

Et l’on s’attablait. Le vin blanc d’abord, puis le mêlé-cassis, le trois-six, parfois quelques absinthes. Vers dix heures, Barjeot, très éméché, redescendait la Grande-Rue en zigzaguant, et rentrait à la Gendarmerie pour déjeuner.

Le brigadier, qui ramait des petits pois, sa femme, qui étendait du linge, les trois gendarmes : l’un bêchant, l’autre taillant la haie d’épines, celui-là arrachant des scorsonères, s’écriaient en chœur, la face réjouie :

— Hé ! Barjeot… as-tu ton plumet ? Sacré farceur de Barjeot !

Or voici ce qu’un jour il arriva.

À quelques kilomètres du bourg, dans une maison isolée, près du bois de Daguenette, habitait un braconnier très connu des revendeurs et des coquetiers, très redouté des honnêtes gens. On racontait de lui de sinistres histoires, des assassinats de gardes, des coups d’audace stupéfiante. Il se nommait Boulet-Milord. Pourquoi Milord ? Personne ne connut jamais la raison de ce sobriquet. Aussi l’appelait-on Milord, de préférence à Boulet. Barjeot entretenait avec Milord, paraît-il, des relations clandestines et cordiales. Assez souvent, il partait, le soir, sous prétexte de tournée, pour le bois de Daguenette, et passait des nuits en compagnie de Milord, à boire, à faire le diable sait quoi, car on prétendait que la maison du braconnier était hantée par les beautés forestières d’alentour. Ce qu’il y a de certain, c’est que Barjeot rapporta plusieurs fois un lièvre, un faisan, de ces visites nocturnes, et toute la gendarmerie s’en régala.

Une nuit, Milord dit à Barjeot :

— Pourquoi qu’ tu ne viendrais pas à l’affût avec moi ?

Et Barjeot répondit :

— À l’affût !… mais j’ suis gendarme !

— Gendarme, t’éi ! siffla Milord… Imbécile, si tu étais gendarme, est-ce que tu serais icite ? Allons, viens-tu ?…

Barjeot hocha la tête, se gratta le nez :

— À l’affût !… à l’affût !… Tout d’ même !

— Ah ! sacré Barjeot, va !

Ils partirent. La nuit était claire ; la lune brillait, très haut, dans le ciel.

Milord et Barjeot s’engagèrent dans le bois, traversèrent un taillis, puis une courte futaie. Milord huma le vent, comme un chien de chasse. Une belle clairière s’étendait devant eux et l’ombre des troncs d’arbres s’allongeait sur la clairière.

— C’est ben, dit Milord à voix basse… Arrêtons-nous.

S’adressant à Barjeot, il commanda :

— Té, allonge-té d’rière c’te âbre… Écarquille les yeux et tâche moyen de ne pas éternuer.

Barjeot ne répondit pas. Il se coucha sur la bruyère humide, mal à l’aise, inquiet du frémissement du bois. Au loin, un renard qui chassait aboya.

Il y avait un quart d’heure qu’ils attendaient, l’un près de l’autre, le fusil au poing. Deux lapins traversèrent lentement la clairière.

— Ne tire pas, dit Milord… Ren que des chevreuils ou ben des biches !

Et tout à coup, sur le sol, une ombre remua, rampa, puis un homme se dressa, tout droit, devant eux, immense dans la clarté lunaire.

— Ah ! j’ vous y prends, c’ coup-ci ! cria l’homme ; canaille !

Une arme reluisait dans ses mains, une plaque brillait sur sa poitrine.

Affolé, Barjeot s’était levé, fuyait, courbant le dos, essayant de se garer derrière les troncs d’arbres.

— Ne fiche pas le camp ! menaça l’homme, ou je tire.

Barjeot fuyait toujours… Une détonation retentit, et le gendarme sentit comme un coup de fouet lui casser le bras gauche, qui retomba inerte au long de la cuisse.

Mais il réfléchit et se fit ce raisonnement rapide :

— Cet homme m’a reconnu, bien sûr… S’il ne me tue pas de son second coup, il me dénoncera… Le conseil de guerre… Je suis perdu.

Il s’arrêta.

— C’est bon, dit-il… Ne tire pas… Je me rends.

Et, s’approchant de l’homme, Barjeot lui déchargea son fusil en pleine poitrine. L’homme tourna sur lui-même, étendit les bras, et s’abattit comme une masse sur la bruyère.

Milord s’était blotti au pied d’une touffe de houx, épaisse comme une muraille… Lentement il avança la tête et, d’une voix qui tremblait :

— C’est l’ garde d’ Blandé, tu sais ben… Est-y ben mô, au moins ?

— Vas-y voir, toi.

— Mé ?

— Oui, toi… Je n’ose pas… et puis je suis blessé : il m’a cassé le bras, cet animal-là.

À quatre pattes, comme un loup, Milord se dirigea vers le cadavre, se pencha sur lui…

— Il est ben mô… dit-il. Quoi qu’ j’allons en faire ?… Sacré Barjeot, va !

Et, par un instinct de voleur, l’ayant palpé, il fouilla dans les poches du garde…

Barjeot regardait Milord, perplexe, la main droite sur la crosse de son revolver.

Au petit jour, une charrette descendait la Grande-Rue, conduite par un paysan. Barjeot marchait derrière, l’uniforme taché de sang poisseux, sur lequel des feuilles mortes s’étaient collées ; le bras soutenu, au milieu de la poitrine, par un mouchoir à carreaux. Au fond de la charrette, sous une bâche de toile tannée, on distinguait la forme rigide de deux cadavres. Les portes s’ouvraient : les gens, à peine réveillés, sortaient de chez eux, et les hommes mi-vêtus, les femmes en camisole, les chiens rôdeurs, se mirent à suivre la funèbre voiture, silencieux, terrifiés…

Je venais de relever des lignes de fond, quand, près de la gendarmerie, j’aperçus une grande foule… Je m’approchai…

— … Alors, disait Barjeot, voilà que j’accours dans la direction du coup de feu… bon… Et qu’est-ce que je vois ?… Milord qui était sur un homme mort et qui le fouillait !… Rends-toi ! que je lui crie… Mais v’là Milord qui prend le fusil du garde, qui m’ajuste… Je fonce sur lui… Il tire, m’attrape le bras gauche… bon… Rends-toi, que je lui crie… Mais, voilà qu’il m’ajuste encore… bon… Alors, je fais ni une ni deux… Je prends mon revolver, pan !… Et v’là Milord qui toupine, les quatre fers en l’air… Alors, v’là que je vais auprès du garde… Il était tout chaud… Mais, bernique !… tué raide, le pauv’ diable… Le coup dans la poitrine, en plein mitan… Moi, j’ai l’bras cassé… C’est rien, ça !… Alors, j’ai été d’mander un coup d’ main à maitr’ Drouet.

— Sacré Barjeot ! murmura quelqu’un, dans la foule.

Mais ce n’était plus le « sacré Barjeot ! » goguenard, poussé par les gamins s’amusant du « soûlard », c’était un « sacré Barjeot » grave, recueilli, profond, le cri d’admiration exaltant le héros.

Trois mois après, Barjeot obtenait sa mise à la retraite… On le décora.


Piédanat


Je montais les Champs-Élysées, quand, à la hauteur de la rue de La Boétie, j’aperçus trottinant, ou plutôt roulant devant moi comme une boule, une vieille petite femme, toute ronde, et si grosse, et qui soufflait si fort, que les rares passants s’arrêtaient pour la regarder curieusement. Elle était vêtue d’une robe de toile, claire et flottante ; un chapeau de paille en forme de cône, chargé de rubans, couronnait une perruque rousse qui s’ébouriffait, aux tempes, en mèches tirebouchonnées et folâtres ; à son bras, pendait une sorte de panier à ouvrage, garni de ganses et de pompons rouges. Je la dépassai. La vieille petite femme tourna la tête, m’examina de coin, un peu étonnée.

— Mais je ne me trompe pas ? s’écria-t-elle en s’avançant et me tendant la main. Mais, c’est monsieur Henry ? En voilà une rencontre, par exemple ! Depuis si longtemps ! Ah ! ça me fait joliment du plaisir de vous voir.

Comme je ne répondais pas, cherchant dans mes souvenirs qui était cette vieille dame, elle me demanda presque timidement :

— Vous ne me reconnaissez pas ? dites ?… Mme  Piédanat… de la rue Oudinot… Vous savez bien…

Et, après un silence, elle ajouta :

— Je suis rudement changée, n’est-ce pas ?

Mme  Piédanat ! la femme du célèbre pianiste Piédanat ! Était-ce possible ! Mme  Piédanat, si grosse, si commune, avec ce panier, avec cet air gras et louche de marchande à la toilette ! Je demeurais stupide. Pourtant, je balbutiai quelques excuses.

— Ça ne fait rien ; ça ne fait rien, mon cher monsieur Henry, dit-elle. Vous n’êtes pas le seul, allez, des amis d’autrefois à qui ça arrive de ne pas me reconnaître… Tout de même, vrai, je suis bien contente.

Je ne savais que lui dire : je m’informai de sa santé.

— Ça ne va pas mal, comme vous voyez, me répondit-elle. Pour sûr, on a ses petits ennuis, comme tout le monde. Enfin, qu’est-ce que vous voulez !… Vous avez bien sûr appris la mort de mon mari… les journaux en ont parlé, Dieu de Dieu ! Oui, il est mort, il y aura bientôt cinq ans… Ah ! je n’ai pas toujours été heureuse avec lui !

— Et Charles ? demandai-je.

— Charles ? mon fils !… mais je vous remercie… Tenez, justement… c’est bien le cas de le dire… quand on parle du loup…

Elle me montra une élégante victoria qui descendait les Champs-Élysées, au trot de deux alezans. Et je reconnus Charles Piédanat, assis à côté d’une femme à cheveux rouges, dont le costume extravagant et l’effronté chapeau disaient le classement social.

— Oh ! pour ce qui est de lui, le cher enfant, me dit la grosse dame, en suivant la voiture de ses yeux attendris, il a bien réussi, je vous assure, bien réussi.

— Il est donc marié ?

— Ma foi, non, mon cher monsieur Henry, mais c’est tout comme… Elle est jolie, la petite, hein ?… Je vous promets qu’ils s’en donnent, les amours ! Et puis, entre nous, c’est pas les écus qui manquent !

J’étais de plus en plus ahuri et par ce que je voyais et par ce que j’entendais. La vieille femme continua :

— J’habite avec eux dans la rue Jouffroy. C’est plus commode, comprenez-vous, maintenant que je suis seule… Mais je m’oublie à bavarder… Il faut pourtant que j’aille porter sa petite commande à Marguerite Closvougeot, car voici l’heure du Bois et je pourrais la manquer.

Elle me tendit la main de nouveau.

— Ah ça ! voyons, quand venez-vous nous demander à dîner ? Vous savez, tous les soirs, à sept heures et demie… Charles sera joliment content de vous revoir.

Je rentrai chez moi, très mélancolique, l’esprit bouleversé par cette vision qui venait de surgir, inquiétante et tragique, des dessous les plus fangeux de la vie parisienne. Je me rappelai le temps déjà lointain où, toutes les semaines, nous allions, une bande de gais jeunes gens, dîner chez Mme  Piédanat, l’accueil simple et charmant qui nous y attendait, et, une grande tristesse au cœur, je comparai l’intérieur aisé et décent d’autrefois avec l’intérieur d’aujourd’hui, où la demoiselle à cheveux rouges roulait dans la boue des destinées perverties la mère proxénète et le fils infâme.

L’hôtel de la rue Jouffroy ressemblait à tous les hôtels de cocotte. De la peluche, et puis encore de la peluche. Un parfum violent qui, dès en entrant, vous saisissait aux narines, semblait s’échapper de toutes les tentures, de toutes les portières, de tous les tapis. On eût pu, au nombre des meubles entassés dans les pièces et des bibelots entassés sur les meubles, compter le nombre des amants qui avaient passé là, amants d’une heure, d’une nuit, d’une année. L’article-Paris pêle-mêle avec les plus beaux objets du Japon ; des choses rares et d’un art exquis, à côté de choses bêtes et d’un goût stupéfiant ; tout le disparate, tout le décousu, tout le fugitif de ces existences hagardes se retrouvait jusque dans les détails les plus intimes de l’ameublement. Je ne sais rien de triste comme ces appartements qui recèlent tant de bêtise irréparable ; où chaque meuble vous conte un mensonge, une impudeur, une trahison ; où l’on voit sur telle vitrine l’agonie d’une fortune, sur tel chiffonnier les traces encore chaudes d’une larme, sur tel lustre une goutte encore rouge de sang.

— Ah ! vous voilà enfin ! s’écria Mme  Piédanat, en entrant. Vous nous restez à dîner, n’est-ce pas, cher monsieur Henry ? Que vous êtes donc gentil !

Je refusai l’invitation.

— Charles ne sera pas content, pas content du tout… Enfin, ça sera pour une autre fois, n’est-ce pas ?… Vous regardez le mobilier !… C’est beau, hein ? La petite a du goût !… Et puis elle reçoit beaucoup de cadeaux.

Après un silence :

— Ça doit bien vous étonner, tout de même, franchement, de me voir ici ? dit-elle, subitement honteuse, et en jouant, d’un air embarrassé, avec les franges de son fauteuil. Mais qu’est-ce que vous voulez ! On ne fait pas toujours ce qu’on voudrait dans la vie… Tenez, il faut que je vous dise…

Elle se tourna, se retourna sur son fauteuil et, la figure grave, la voix légèrement émue, elle parla ainsi :

— À la mort de mon mari, je me trouvai ruinée. Nous avions payé pas mal de dettes pour Charles, puis mon mari s’était lancé dans des opérations de théâtre où nos économies avaient sombré complètement. Vous comprenez, Piédanat, absorbé par son art et toujours sorti, ne s’occupait ni de Charles, ni de moi, ni de ses affaires, et tout le monde – car il était très naïf au fond, – le trompait et le dupait. Vous jugez de ma situation. Mes affaires liquidées et mes meubles vendus, il ne me resta rien, rien, rien… pas ça. Comment vivre, une femme toute seule ? Impossible de compter sur Charles, qui avait essayé de tout : bourse, journalisme, administration, et n’avait réussi en rien… Ah ! j’en ai connu de la misère, je vous assure…

Pendant qu’elle parlait, j’examinais la triste vieille femme, sa face énorme, toute blanche et molle, et son triple menton qui s’arrondissait sur une poitrine pareille à l’arrière d’un brick. Sa main surtout attirait mon attention, une main courte et grasse, creusée de fossettes profondes, dont les doigts semblaient de caoutchouc, une patte répugnante de bête visqueuse qui paraissait faite exprès pour tripoter de sales choses. Elle avait, la Piédanat, malgré son émotion du moment, un tel air de vice inconscient et de honte acceptée que le dégoût me montait en nausées invincibles, du cœur aux lèvres. Elle continua :

— Vous vous rappelez, mon cher monsieur Henry, que j’étais assez adroite de mes mains, et vous avez vu bien des fois de mes petits travaux de tapisserie, de broderie, dont j’avais orné notre appartement de la rue Oudinot ! Je résolus de mettre ce talent à profit. Grâce à des recommandations charitables, je plaçai bientôt, un peu partout, mes ouvrages. Ma clientèle s’étendit… Ah ! dame ! qu’est-ce que vous voulez, quand le besoin commande, il ne faut pas être trop difficile sur le choix des clients… J’eus surtout beaucoup de succès parmi ces demoiselles qui, je dois le dire, payaient bien et sans jamais marchander. Dans les premiers temps, ça me rendait toute honteuse d’aller chez elles… Mais on se fait à cela, comme au reste, allez ! D’ailleurs, ces demoiselles étaient très aimables. Tante Piédanat par-ci, tante Piédanat par-là ; elles m’appelaient toutes : tante Piédanat. On m’invitait souvent à déjeuner, et souvent nous passions nos après-midi à siroter des verres de chartreuse, les coudes sur la table, ou bien à faire de longues parties de bésigue et des réussites. Elles me contaient aussi leurs petites histoires, leurs ennuis. J’ai pu leur rendre bien des services secrets qui m’étaient grassement payés en argent et de toutes les manières, car il ne se passait pas de semaine que je n’emportasse quelque chose de chez ces dames : une robe, des chemises, un chapeau, enfin de quoi me vêtir, me linger, et très chiquement, je vous promets…

Est-ce que je rêvais ? L’étonnement me fermait la bouche, me clouait sur mon siège. Il me semblait que j’étais le jouet d’une hallucination. Tante Piédanat, Charles, la femme aux cheveux rouges, la victoria, et toute cette peluche, et tous ces bibelots, et tous ces parfums, et le pianiste, et nos dîners d’autrefois, tout cela dansait dans ma pauvre cervelle une sarabande effrénée. La vieille reprit :

— C’est sur ces entrefaites que Charles fit connaissance de la petite. Il est si beau, mon Charles ! La petite en devint folle. Si vous saviez comme elle est gentille et bonne pour lui ! On ne peut pas le savoir, non, on ne le peut pas. Elle exigea qu’il vînt habiter avec elle : il n’y avait rien de trop joli, rien de trop cher pour mon Charles… Je voudrais vous montrer son cabinet de toilette, seulement ; tout en argent, à son chiffre, et des jeux de brosses en écaille ! Et tout, quoi ! C’est épatant ! Je suis venue aussi, vous comprenez, habiter avec mes enfants. La petite le désirait beaucoup, parce qu’elle manque d’ordre, voyez-vous. Elle n’était pas fâchée d’avoir auprès d’elle une femme sérieuse, pour tenir la maison et pour un tas de choses… Dame, vous pensez bien, dans sa position, il y en a des trucs et des trucs…

Tante Piédanat respira longuement, se moucha, hocha la tête.

— Pourtant, dit-elle, tout n’est pas rose, et je passe souvent par de rudes moments. Ainsi, hier soir, cher monsieur Henry, vous allez juger vous-même, vers le milieu de la nuit, voilà que j’entends des cris, des cris… C’était la petite qui criait : « Au secours ! à l’assassin ! » Ils ont bien souvent des disputes ensemble, mais jamais comme ça, jamais !… Je me lève toute frissonnante et je vais écouter à la porte de leur chambre… C’était terrible, cher monsieur Henry, terrible, c’était comme le bruit d’une lutte enragée : « Misérable ! » que disait Charles. « Au secours ! » que répondait la petite… Et des soufflets qui claquaient, et des choses qui tombaient, et comme un râle de femme qu’on étrangle !… Mon Dieu ! est-ce qu’ils allaient se tuer, maintenant ! Je restais là, mourant de peur, collant mon oreille contre le trou de la serrure, pour mieux entendre. Mais bientôt le bruit s’apaisa : « Tu m’aimes, dis que tu m’aimes ! » clamait la petite : « Oui, oui ! » répondait Charles d’une voix sourde. « Ah ! s… ! » — « Ah ! canaille ! » Et alors ce furent des baisers, des baisers haletants, sauvages, acharnés, des baisers qui retentissaient comme des coups. Pendant plus de vingt minutes, je suis demeurée là, immobile, écoutant… Ah ! cher monsieur Henry !

Il y eut un silence.

Oppressée, les regards perdus dans un rêve ignoble, elle murmura d’une voix presque pâmée :

— Je n’ai jamais eu ça, moi !… Jamais !


Le colporteur


— Et vous, Hurtaud ? demanda-t-on de toutes parts.

En entendant son nom, Hurtaud sembla se réveiller. Il se dressa à demi sur le divan où il s’était allongé, se frotta les yeux et regarda ses amis d’un air vague. C’était un gros homme, court et tassé, très étrange. Il avait un ventre énorme, qui croulait en bourrelets flasques sur des cuisses presque maigres, une face toute rose et glabre, des cheveux verts qui lui plaquaient aux tempes, et qui, droits sur le sommet du crâne, pointaient en s’effaçant dans l’air. Ses yeux pâles et sans prunelles ressemblaient aux yeux inachevés d’un portrait à l’aquarelle, et ses mains molles, gélatineuses, étaient creusées de fossettes profondes.

— Ah oui ! fit-il, comme s’il se fût souvenu, tout à coup… C’est à mon tour de conter une histoire… Parfaitement…

Il se leva tout à fait, passa la main entre l’échancrure de son gilet et le plastron de sa chemise qui godait, tira les revers de son habit, et s’assura que le nœud de sa cravate n’avait pas été dérangé.

— Une bonne farce, allez !… une bien bonne farce… Parfaitement… Donnez-moi du feu…

Hurtaud alluma un cigare à la flamme d’une bougie qu’on lui tendit, et se rassit lourdement. Pendant quelques secondes, il roula son cigare entre le pouce et l’index, à hauteur de l’œil droit, suivit du regard le mince filet de fumée qui montait en spirale bleuâtre, puis il dit :

— Un jour, la fille de ma femme de basse-cour, Rosalie Rigard, — une enfant de seize ans, — fut violée dans mon bois par un colporteur qui passait. L’affaire eut, dans le pays, un grand retentissement, car la petite faillit mourir, s’étant désespérément débattue, et l’on arrêta le colporteur, qui fut envoyé aux Assises et condamné à cinq ans de réclusion. Bien que je rencontrasse Rosalie tous les jours, jamais je n’avais pensé à la considérer comme une femme, et il ne fallut rien moins que cet événement pour que je m’aperçusse qu’elle était jolie, très jolie, jolie délicieusement. Très longue, la tête toute petite, la démarche lente, inclinée, avec je ne sais quoi d’aérien… on eût dit d’une âme. Elle semblait faite pour glisser, en robe blanche, dans des paysages liturgiques, une branche de lis ou un rameau d’or à la main. En réalité, elle trayait les vaches, cette âme, elle crochait le fumier dans la cour, ce rêve.

Dès le lendemain du crime, je devins éperdument amoureux de Rosalie. Je songeai aussitôt à en faire ma maîtresse, mais je me heurtai à une résistance entêtée et joviale, qui exaspéra et redoubla ma passion. À chaque tentative de caresses, elle répondait par ces simples mots, qui prenaient dans sa bouche – ou plutôt dans mon imagination – la suavité d’une musique exquise et rare :

— Hé là, nout’ maît’e ; hé là, donc !

Un matin, j’étais allé la retrouver dans l’étable. Elle me repoussa en riant.

— Hé là ! nout’ maît’e ! J’ suis-t-i eune vache, qu’ vous m’ maniez de c’te force-là ? Hé là, donc !

— Voyons, Rosalie, lui dis-je, sois raisonnable… Qu’est-ce que cela peut bien te faire ?… Souviens-toi du colporteur, dans le bois…

Elle fut prise d’un fou rire. La tête renversée, se tenant les côtes, elle riait, riait, riait… Au point que les vaches étonnées tournèrent leur mufle vers elle et se mirent à meugler. Et dans ce rire acharné, grandissant, dans ce rire, pareil à un réveille-matin qui se détraque, j’entendis ces mots, coupés de roulades sonores et de fusées sifflantes :

— L’ colporteux !… hé, hé, hé !… L’ sacré colporteux !… hi ! hi ! hi !

Je lui offris de l’argent, une robe neuve, une vache et une petite maison. Elle n’en voulut pas.

Au bout de deux mois, comprenant l’inutilité de mes séductions, et de plus en plus obsédé, irrité, hanté, par l’idée d’avoir cette femme, je l’épousai. Le lendemain même de mon mariage, j’étais le plus désenchanté des hommes. Ma passion tomba et, en s’effaçant, l’image du colporteur que j’associais toujours à l’image de Rosalie, emporta en même temps toute la poésie de cet amour… oui, messieurs, toute la poésie… Un peu de cognac, s’il vous plaît ?

Hurtaud but, d’un trait, le contenu d’un petit verre, ralluma son cigare qui s’était éteint, et continua ainsi d’une voix douce :

— Je ne suis pas bon… je suis même féroce, je crois… Étant tout gamin, j’ai tué ma sœur et de la plus comique façon du monde, je vous assure !… Ma sœur était très gourmande et un peu poitrinaire… Le médecin l’avait mise au régime de l’huile de foie de morue – c’était la mode alors –, une cuillerée à bouche tous les matins… Cela la dégoûtait fort, mais lui faisait beaucoup de bien… Un jour, désirant m’amuser, j’allai dans sa chambre, avec la bouteille d’huile, et une bonbonnière pleine de pastilles de chocolat… Et elle prit sa cuillerée, comme d’habitude, en grimaçant.

— Avale celle-ci, lui dis-je, et tu auras une belle pastille… Et encore celle-ci.

À chaque cuillerée, je lui donnais une pastille, et elle avalait la cuillerée d’huile pour manger la pastille de chocolat ; si bien qu’elle but ainsi, cuillerée par cuillerée, et pastille par pastille, toute la bouteille… Naturellement, elle fut très malade ; elle eut des vomissements, puis la fièvre, puis des convulsions… Finalement, elle mourut… Hé, hé, hé !

Hurtaud laissa échapper un petit rire, doux et léger comme un son de flûte ; un petit rire qui gonflait et faisait onduler, sur sa cuisse, les plis de son ventre, d’un mouvement de vague expirante.

— Mais laissons ces souvenirs de la première enfance, poursuivit-il, et revenons à Rosalie… Je me repentis fort, ainsi que vous devez penser, d’avoir épousé cette pastoure… Et ce qui m’étonne, c’est que je n’aie rien tenté contre elle, à cette époque. Du reste, je dois vous dire qu’elle m’était devenue très indifférente, et ne me gênait en quoi que ce soit… Je la voyais fort peu, ayant pris l’habitude de passer presque toute l’année à Paris… Je ne venais guère chez moi que pour toucher mes fermages, et, lors de ces rares apparitions, Rosalie continuait de m’appeler : « Nout’ mait’e. » Voilà tout. Quatre années s’écoulèrent ainsi… Parfois il m’advint, me retrouvant en présence de l’étrange et si délicate beauté de ma femme, d’essayer d’évoquer l’image évanouie du colporteur. En vain. L’image était effacée, irrémédiablement ; le charme s’était enfui pour toujours… Ai-je dit « pour toujours » ? Oui… Cela ne fait rien… Écoutez, je vous prie, ce qui va suivre… Ma propriété est située à trois kilomètres d’Argentan, assez loin de la route, en pleine campagne… Je n’ai pas d’autres voisins que les gens de la ferme, séparée du château par un petit bois de hêtres… C’est très commode pour beaucoup de choses… Quelquefois, lorsque j’arrive, je préviens qu’on envoie une voiture me chercher à la gare ; souvent, je ne préviens pas, non que je répugne à déranger mes chevaux et mon monde, mais parce que, très souvent, le matin, à dix heures, j’ignore si je n’aurai point l’idée de partir à midi… D’ailleurs, je porte toujours sur moi une clé de la maison… C’était un mardi du mois d’août, à onze heures du soir, il y a de cela deux ans… J’avais pris par la traverse qui raccourcit de moitié la distance de la gare chez moi… Il faisait une nuit splendide, claire, étoilée. Je me souviens que, dans les champs, les grillons chantaient et que, très loin, à la lisière du bois, j’entendais le chat-huant sonnant les heures nocturnes… Malgré mon obésité, je marchais allègrement, tout heureux de décrasser mes poumons à cet air limpide, à cet air lustral des belles nuits d’été… Quand j’arrivai devant le château, je vis qu’il y avait de la lumière aux fenêtres de ma chambre… Cela m’étonna, car, à cette heure tardive tout le monde devait dormir depuis longtemps, et puis, pourquoi ma chambre était-elle éclairée ? Oui, pourquoi ma chambre ?… Très intrigué, j’allai quérir une échelle ; je rappliquai contre le mur et montai avec d’infinies précautions… Or, voici ce que distinctement j’aperçus : sur le lit défait, et dont les draps tombaient, couvrant le parquet tout autour, sur mon lit, un homme tout nu, et cet homme c’était le colporteur, sur mon lit une femme toute nue, et cette femme, c’était Rosalie… Ils devaient être épuisés de fatigue, car ils dormaient profondément, l’un près de l’autre, allongés, les bras collés au corps, comme des cadavres. Je les contemplai, longtemps, souhaitant qu’ils se réveillassent… Ainsi le colporteur était revenu !… De quel bagne, de quelle tanière, du fond de quel trou noir ?… Que m’importait !… Il était revenu et il était là !… Du haut de mon échelle, la tête appuyée contre la vitre lumineuse de ma chambre, je le voyais qui dormait, chez moi, dans mon lit !… Le colporteur !… Je m’emplissais les yeux de cette image retrouvée, de cette image que j’avais crue perdue à jamais ! Et dans mon cœur, dans toutes mes veines, je sentais peu à peu se rallumer et courir la flamme de passion, dont j’avais jadis brûlé, et dont je brûlais à nouveau pour cette femme — ma femme — deux fois souillée par lui !… Un flot de sang neuf jaillit jusqu’à mon cerveau ; j’eus comme un étourdissement, et je dus m’accrocher fortement aux rebords de la croisée, pour n’être pas précipité dans le vide… Ils dormaient toujours, gavés de luxures… Mon parti fut vite pris… Il fallait fixer l’image, dans mon esprit, par une épouvantable folie, de façon à ce qu’elle ne m’échappât plus… Je descendis…

À mesure que le récit se faisait plus haletant, la voix de Hurtaud se faisait plus douce, caressante et légère. Il continua, d’un ton plus suave encore :

— J’allai dans la sellerie, où je choisis des courroies solides dont j’éprouvai la force de résistance…, et, muni de mon paquet, j’ouvris prudemment la porte de la maison et m’engageai, à tâtons, dans les corridors et l’escalier… Un chat rôdeur passa entre mes jambes et faillit me renverser… Je mis dix minutes, peut-être davantage, pour pénétrer jusqu’à la chambre. Ils dormaient toujours. Je m’avançai sur la pointe des pieds, retenant ma respiration… À plusieurs reprises, sous mes pas, le parquet craqua, un verre d’eau résonna sur une table mal assujettie… Ils dormaient toujours ; j’entendais leur souffle fort et régulier, près de moi… Et tout d’un coup, comme une masse, je m’abattis sur le colporteur que je bâillonnai et ligotai en un clin d’œil… Rosalie s’était levée tout effarée… elle avait poussé un cri terrifié…

— Tais-toi, ma chère âme, lui dis-je… Je t’aime…, ne crains rien…, et aide-moi…

Je soulevai le colporteur et l’attachai solidement à l’une des colonnes du lit… Rosalie, tremblante, était venue se rouler en boule, comme un chien, à mes pieds.

— Ne crains rien, petite âme chérie, répétais-je… Pourquoi trembler ainsi, puisque je t’aime ?

Alors, je commençai à torturer le colporteur. Je lui arrachai, un par un, tous les ongles des mains et tous les ongles des pieds… Il ne pouvait hurler sous la douleur, car j’avais eu soin de lui bâillonner la bouche avec une serviette… Mais le sang coulait ; les tendons du cou, des mains et des jambes s’allongeaient et vibraient comme des cordes de violon ; une effroyable expression d’agonie tordait ses yeux ; toute sa chair humide de sueur et de sang palpitait, horriblement remuée ; et je vis les muscles se fondre sous la peau dans le creux des os décharnés, les côtes saillir et cercler le thorax, les cheveux se coller au crâne qui verdissait.

— Nout’ maît’e ! nout’ maît’e ! suppliait Rosalie folle d’épouvante.

Cela dura douze heures. Je ne perdis aucun des mouvements, aucune des grimaces, aucun des frissons de cette chair suppliciée. Et quand je fus certain que l’image ne s’en irait plus, comme le colporteur n’était pas mort, je l’assommai d’un coup de candélabre sur la tête.

Il y eut un silence douloureux. Toutes les poitrines étaient oppressées. Personne n’osait regarder Hurtaud. Celui-ci, calme, se leva, chassa d’une chiquenaude une petite parcelle de cendre de cigare tombée sur son pantalon, et prenant son chapeau :

— Eh bien, messieurs, depuis ce jour j’aime Rosalie, et je lui fais horreur… Mais je l’aime ainsi… Et Rosalie me dit : « Ah ! nout’ maît’e ! Quand vous m’embrassez, il me semble toujours que vous avez dans la bouche comme un petit goût de sang ». Que voulez-vous ?… De la bêtise et de la folie, beaucoup de boue et beaucoup de sang, c’est ça l’amour !… Serviteur !…


Rabalan


Le jour n’apparaissait pas encore au-dessus des coteaux de Saint-Jacques, quand Rabalan sortit de sa maison, misérable masure en torchis, croulante, à peine couverte de quelques paquets de lande sèche, en guise de toit, isolée, au milieu d’une bruyère qui la séparait du bourg de Trélotte, dont les petites habitations, à cinq cents mètres de là, sur la gauche, se tassaient, inégales et sombres, autour d’un clocher pointu. Le visage de Rabalan était si pâle qu’il semblait rayonner sourdement, comme fait un linge blanc, dans l’obscurité. Son casse-pierres sur l’épaule, le carnier de toile, bourré d’un morceau de pain bis, sur le dos, il dévala la bruyère, prit la route, traversa le bourg où des hommes qui partaient aux champs, s’écartèrent de lui, avec effroi, en faisant des gestes symboliques. À la sortie de Trélotte, il ne s’arrêta point devant l’auberge dans laquelle des ouvriers buvaient, le coude levé ; et il s’engagea dans une sente qui, par la vallée, mène au bois de Pied-Fontaine. Le jour parut, frileux et triste… De grandes brumes traînaient sur les prairies, le ciel était bas… Comme il marchait lourdement, en balançant la tête, dans la sente étroite que des flaques d’eau coupaient, de distance en distance, Rabalan rencontra une paysanne, les manches retroussées jusqu’au coude, qui portait un seau plein de lait… La paysanne aussitôt obliqua dans le pré, posa son seau sur l’herbe et se signa… Rabalan continua sa route… Plus loin, il croisa une vieille femme qui trottinait sur un âne…

— Hé ! la Thibaude, dit-il… Bonjour la Thibaude, bonjour !

Mais la Thibaude se mit à trembler, faillit tomber de son âne, et, tout effarée :

— Sainte Vierge !… implora-t-elle.

Et, se frappant la poitrine, elle marmotta d’étranges oraisons.

Rabalan courba le dos, balança davantage sa tête, et poursuivit son chemin.

Ayant quitté la vallée, passé la rivière sur un pont fait de deux arbres jetés d’un bord à l’autre, il montait une traverse qui longe les champs et s’enfonce sous le bois, rocailleux et raide… Une vache qui paissait l’herbe abroutée du talus leva son mufle vers lui… Elle était rouge, avec des taches plus blanches que du lait, sur les flancs, et ses fanons pendaient sous sa gorge, pareils à d’éclatants jabots.

— Une bié belle vache ! se dit Rabalan… bié belle.

Il s’approcha d’elle, lui parla gentiment, la caressa sur la tête, sur le poitrail, sur le dos, lui tâta le derrière, pour se rendre compte, sans doute, de ses qualités bouchères, s’amusa à regarder si les cornes étaient bien pointues du bout.

— Une bié belle vache ! répétait-il.

Tout à coup, un homme qui avait un grand bâton à la main, se montra dans la traverse… Il gesticulait, était très en colère, sacrait.

— Pourquè qu’ tu touches à ma vache, té ?

— J’ touche pas à ta vache, mé.

— J’ te dis qu’ tu y touches.

— J’ te dis qu’ j’y touche pas.

— J’ te dis qu’ si !

— J’ te dis qu’non !

L’homme invoqua Dieu, les saints, se signa trois fois, et faisant tournoyer son bâton dans l’air, il en asséna un coup furieux sur le crâne de Rabalan, qui chancela, étendit les bras, et s’abattit comme une masse, dans le chemin, inerte.

Durant quelques minutes, l’homme resta là, bouche ouverte, yeux écarquillés, stupide… Puis, il se pencha sur le corps de Rabalan, en ayant soin de ne pas le toucher.

— Es-tu mô ?… cria-t-il… Hé ! Rabalan, es-tu mô ?…

Se relevant, il se gratta la tête, perplexe.

— Il est mô, ben su… pisqu’y n’ dit ren… Quoi qu’y va m’arriver ?… Ah ! mâtin !… Hé !… Rabalan !

Rabalan, la face contre terre, ne remua pas.

— Il est mô, mô, mô !… se dit-il, devenant tout pâle…

Alors il cassa son bâton en deux, traça un cercle autour du corps étendu de Rabalan, jeta dans le cercle les deux bouts brisés, et poussant sa vache devant lui :

— Hue ! fit-il.

Il disparut dans le bois.

Le vent s’éleva, qui fit s’envoler et tourbillonner les feuilles jaunies des arbres, et la pluie tomba, fine, oblique, cinglante et froide.

Rabalan n’était point mort… Il remua une jambe, puis l’autre, secoua sa tête, posa les paumes de ses mains, à plat, sur le sol, se redressa à demi, regarda à sa droite, à sa gauche, devant lui, derrière lui… Il semblait très étonné de ne voir personne, et de se trouver couché ainsi, en travers d’un chemin. S’aidant de ses mains, de ses genoux, de ses coudes, il parvint enfin à se remettre debout. Il ramassa son casse-pierre, rajusta son carnier qui avait glissé sur sa poitrine, et continua sa route, le cerveau un peu étourdi et douloureux, les jarrets tremblants…

Rabalan était le dernier représentant d’une famille de sorciers qui, durant plus d’un siècle, régnèrent dans Trélotte. Son arrière-grand-père, son grand-père, son père, tous ses oncles et tous ses cousins avaient été sorciers, et l’on racontait d’eux des choses terribles et merveilleuses. Une autre fatalité pesait sur les Rabalan : ils se suicidaient. Depuis cent ans, on ne connaissait pas un seul Rabalan qui fût mort, comme tout le monde, dans son lit, de mort naturelle. Ceux-ci se pendaient, ceux-là se noyaient ; on citait même un Rabalan qui s’était enterré vif, avec un chat noir, un autre qui s’était élancé du clocher de l’église, un autre encore qui, sur les coteaux de Saint-Jacques, un soir, avait allumé un grand feu de lande et de tourbe, et s’était couché sur le brasier rouge, en chantant… Leur pouvoir était illimité : ils guérissaient les malades abandonnés des médecins, rendaient fécondes les terres stériles, arrêtaient les épidémies de bestiaux. Mais ils n’étaient point toujours d’humeur à ces sorcelleries bienfaisantes, et, plus volontiers, ils se servaient de leur puissance magique pour tourmenter les hommes et les bêtes. Il leur suffisait de tremper le bout des doigts dans une pipe de cidre ou une cuvée de vin pour changer cidre et vin en bouse liquide ; de passer la main sur le dos d’une vache pour que le lait tournât en urine. Rien qu’à frôler une bête, ou un homme, ils faisaient entrer en eux l’esprit du mal, et, par les champs, l’on voyait des êtres grimaçants courir en agitant les bras, comme des ailes de moulin à vent, se tordre sur les talus, se traîner dans les ornières boueuses, à plat ventre, en proie au diable, clamer dans le vent.

Pourtant, il était possible de se préserver des enchantements des sorciers ; dès qu’un sorcier vous avait touché, il fallait le battre à bras raccourcis, en répétant trois fois : « Sorcier, je te rends le mal ». De cette façon, l’on narguait le diable, et l’on paralysait l’influence mauvaise des sorciers. Chaque année, à la foire de Saint-Michel, le sorcier établissait une vaste tente sur la place de Trélotte, sous la tente posait une table, sur la table posait un crucifix, entre deux chandelles allumées. De tous les pays circonvoisins, des campagnes et des villes, malades et infirmes, paralytiques, culs-de-jatte et pieds-bots accouraient dans des carrioles, dans des calèches, sur des ânes, sur leurs moignons calleux. Des files d’êtres blêmes, rongés par des plaies hideuses, contrefaits, sans membres, s’allongeaient sur les routes, se bousculaient sur la place de Trélotte, s’entassaient sous la tente, autour du sorcier. Le sorcier imposait les mains sur les malades ; les malades donnaient une gifle au sorcier, et ils s’en retournaient guéris. Cela coûtait deux sous.

Notre Rabalan, lui, malgré toute la gloire de ses aïeux, n’avait aucun goût pour la sorcellerie ; il en ignorait même les pratiques fondamentales. C’était un pauvre diable, faible, timide, à moitié idiot, et qui aimait à parler aux bêtes. Il eût désiré être berger, mais aucun n’avait consenti à lui confier son troupeau ; dans les fermes où il était venu demander de l’ouvrage, on l’avait chassé. Il avait mendié, mais personne ne lui donnait rien. Rabalan serait évidemment mort de faim, si l’administration des ponts et chaussées ne l’eût employé à casser des pierres dans le bois de Pied-Fontaine, qui est un bois communal, où il y a beaucoup plus de cailloux que d’arbres. Quoiqu’il fût plus inoffensif qu’un mouton, on le redoutait beaucoup à Trélotte, plus qu’aucun des terribles Rabalan qui avaient passé dans le pays, parce qu’un sorcier qui se cache d’être sorcier, et qui n’exerce pas son art au grand jour, est mille fois plus dangereux. On le rendait responsable de tous les maux qui arrivaient, de la grêle qui dévastait les moissons, de la pluie qui détrempait la terre et pourrissait les semences, d’une vache qui avait mal vêlé, d’un enfant qui était mort. Et on le battait en disant : « Je te rends le mal ». Son corps était couvert de calus et de cicatrices. Souvent, dans les cas pressés, on accourait près de lui :

— Sorcier, guéris-moi.

— J’ suis point sorcier, répondait Rabalan.

— J’ te dis qu’ t’es sorcier.

— J’ te dis qu’ non !

Et les coups pleuvaient sur le malheureux qui ne se défendait pas, ne se plaignait jamais.

Il se contentait de dire :

— Pisque j’ suis point sorcier !

Le seul bon temps de Rabalan, c’était dans le bois de Pied-Fontaine, loin des regards humains, lorsque une vache, ayant quitté la pâture, s’approchait de lui, traînant ses entraves défaites. Il abandonnait son casse-pierres, soulevait son masque, causait longuement avec la vache, la caressait, était bien heureux… Il aimait aussi voir passer les chevrettes, derrière les cépées, et bondir les écureuils, la queue en l’air, au bout des pins…

Depuis deux heures Rabalan travaillait avec acharnement. Son casse-pierres se levait et s’abaissait, en un mouvement rythmique, sur les cailloux. De temps en temps, il s’arrêtait pour se frictionner le crâne qui lui faisait terriblement mal. Il ne pensait d’ailleurs à rien, et les petits éclats de pierre volaient autour de lui. Tout à coup, il entendit une voix qui l’appelait.

— Hé ! Rabalan !

Rabalan se détourna.

— Ah ! c’est vous, Maît’ Bottereau, dit-il respectueusement… Bonjour, Mait’ Bottereau !

— Bonjour, sorcier.

Maît’ Bottereau était un gros homme sec, couleur de vin, aux yeux vifs, à la bouche malicieuse. Maire de Trélotte, grand cultivateur, il possédait huit machines à battre qu’il louait dans le pays, sa récolte terminée, et avec lesquelles il gagnait chaque année, beaucoup d’argent… On l’estimait énormément.

— Rabalan, mon gâs, fit-il, faut qu’ tu viennes à quant et mé, à la Ferme-Neuve, tout tout d’ suite…

— Pour quoi faire, maît’ Bottereau ?… interrogea Rabalan.

— V’là ce que c’est, sorcier !… Mes huit machines ont un sô… A n’ marchent point… On a eu biau les graisser, les arranger, leur fout’ du charbon à même… a n’ marchent point !…

— Alors, vous créiez comm’ ça qué z’ont un sô ?…

— Je le crais ! affirma maît’ Bottereau.

Puis il ajouta :

— Faut qu’ tu leur outes c’ sô là… T’entends ?

— J’ peux point ! déclara Rabalan.

— Pourqué qu’ tu n’ peux point ?

— Dame, pasque j’ suis point sorcier.

— Si, t’es sorcier !

— Non, maît’ Bottereau… En vérité du Bon Guieu, j’ suis point sorcier.

Maît’ Bottereau éleva la voix.

— J’ te dis qu’ si, mé… T’as qu’ faire d’ mentir… Et pis, j’ suis-ti l’ maire, oui z’ou non ?… Allons, viens !

Rabalan se sentit troublé. Du moment que le maire affirmait d’une façon aussi autoritaire qu’il était sorcier, il fallait le croire… Ça l’étonnait pourtant.

— J’ viens, dit-il.

Et il suivit maît’ Bottereau qui, durant toute la route, s’écriait :

— Qui qu’a pu leur fout’ un sô… comme ça ?

Les huit machines étaient rangées dans la cour de la ferme, énormes et tristes, et bergers, charretiers, bouviers, les regardaient d’un air consterné, les bras ballants…

— Allons, dit maît’ Bottereau à Rabalan, dépêche-té…

Le pauvre diable hésita un instant, puis, subitement, il se mit à courir autour des machines, en agitant les bras et en clamant d’une voix forte :

— Baba !… Rourou !… Lu lu lu !

Rabalan, courait, courait, criait, criait. Pendant plus d’un quart d’heure on entendit :

— Baba !… Rourou !… Lu, lu, lu !

Épuisé, la sueur au front, le souffle lui manquait, il s’arrêta.

— Ça y est-y ?… demanda maît’ Bottereau.

Rabalan haletait. Il répondit :

— Ça y est… maît’ Bottereau !...

On essaya les machines… Elles ne marchaient pas.

Alors maît’ Bottereau s’emporta.

— Ah ! canaille, voleur, démon, hurla-t-il. C’est té qui leur as foutu le sô… c’ cati…

S’avançant vers Rabalan, il le frappa d’un énorme coup de poing en plein visage.

— J’ te rends l’ mal !… J’ te rends l’ mal !… J’ te rends l’ mal !…

Et, à chaque fois qu’il disait : « J’ te rends l’ mal ! » son poing furieux s’abattait sur le pauvre homme.

Rabalan aurait bien voulu s’enfuir, mais il avait les jambes rompues d’avoir tant couru. Il s’affaissa sur la terre en poussant un long, douloureux soupir.

— Pisque j’ suis point sorcier ! pleurait-il.

Maît’ Bottereau continua :

— J’ te rends l’ mal !… J’ te rends l’ mal !… J’ te rends l’ mal !…

Il s’acharna. S’armant d’un bâton, il en frappait Rabalan à tour de bras. Le sang coulait, s’étalait, le bâton devenait tout rouge.

— J’ te rends l’ mal !… J’te rends le mal !… J’te rends l’ mal !…

Quand il eut fini de le battre, maît’ Bottereau s’essuya le front, souffla.

— Et les machines ? demanda-t-il.

On essaya les machines. Elles ne marchaient pas.

Le fermier eut un geste désespéré.

— C’est donc un enragé que ce sacré sorcier-là !… Que qu’ j’allons faire, à c’t’ heure ?…

Rabalan sanglant ne remuait plus. On le souleva. Il était mort.


La belle sabotière


I

— Qué qu’ tu y as dit à ma mè ? interrogea Goudet, qui, se levant, repoussa du pied un gros tas de peaux de lapins, qu’il était en train de compter et de ficeler par paquets.

La Goudette, très vite, débita :

— J’y ai dit qu’elle était une vieille voleuse, une vieille saleté… Qué pouvait ben coucher avê l’gas Roubieux, si c’était son plaisir, et pis avê d’autres, itou… mais qu’ j’en avions assez d’trimer du matin au soir, pour voir s’engraisser, sous not’ nez, un salopiau, un feignant, un cochon qui la gruge, qui nous vole… que si elle continuait, j’ lui ferions son affaire, nà !

À bout de souffle, ayant longtemps couru, elle s’affaissa sur une chaise, essuya, haletante, avec le coin de son tablier, son front où la sueur ruisselait, et, les mains à plat sur ses cuisses, les coudes écartés, la voix tremblante de colère, elle vociféra :

— Ah ! la carne ! ah ! la sale carne !

Ses petits yeux noirs, aux paupières bridées, s’emplissaient d’une lueur farouche ; une expression de férocité bestiale crispait ses lèvres dont les coins s’amincirent, s’allongèrent, lui coupant la figure comme d’un hideux coup de sabre

Goudet demanda :

— Et qué qu’elle a dit, ma mè ?

— Elle a dit què se foutait d’mé, d’té, d’tout le monde… qu’elle avait gagné son bien toute seule… qu’il était à elle toute seule… qu’elle en ferait ce qu’elle voudrait… Et pis qué vendrait son pré, sa maison, ses frusques, le tremblement, plutôt que d’t’laisser une centime, t’entends bien, une centime !

— C’est-y tout ?

— Non, c’est point tout… Dans la rue, cont’e l’boucher, j’ai rencontré la femme à Sorieul… Sais-tu ben ce qué m’a dit ? « Paraît, qué m’a dit, que la belle sabotière, aujor d’aujord’hui, met tous ses billets au nom de Roubieux, pour vous faire du tort, après sa mort ! »… Enfin, elle n’sait pus quoi inventer, c’te garce-là !

La physionomie de Goudet se rassombrit… Deux fois, il fit le tour de la pièce en jurant et se grattant la nuque. Puis, se plantant droit devant sa femme, les poings sur la hanche, la bouche mauvaise, il dit :

— Quoi qu’j’allons faire ?

La Goudette regarda son mari bien en face. Un désir de meurtre luisait entre ses paupières, gonflait ses narines, abominablement.

— Ah ! malheur ! gémit-elle… Si t’étais un homme !…

— J’suis un homme ! affirma Goudet.

Elle haussa les épaules.

— Un homme !… Ah oui !… Un homme bon pour gueuler, mais v’là tout !

— J’te dis que j’ suis un homme, nom de Dieu ! répéta Goudet, qui serra les poings et frappa le sol du pied, avec colère.

Alors, d’une voix sourde, précipitée :

— Eh ben, si t’es un homme, montre-le, une bonne fois… Crèves-y la piau, mâtin, tords-y les tripes, piles-y sur la tête !…

Ses doigts remuaient, se tordaient, pareils à des griffes de bête féroce ; de sa bouche, des crocs sortaient, jaunes et pointus, impatients de déchirer des proies vivantes ; ses prunelles roulaient dans du sang, hagardes.

Goudet se recula, un peu effrayé. Il balbutia :

— J’peux point faire ça… c’est ma mè…

— Nà ! Qu’est-ce que je disais !… C’est-y une raison, bougre de grand lâche ?… Une femme qui nous laisse dans la misère, qui nous vole, attendiment qu’elle empifre, avec notre argent, un tas de Roubieux, un tas de goinfres… Ta mè, ça ?… Ah ! bon sens de bon sens !… Tu n’ seras jamais qu’une chiffe, tiens !

— C’est bon, c’est bon ! dit Goudet.

Il passa sa blouse et se dirigea vers la porte.

— Où qu’tu vas ? demanda sa femme.

— J’vas où j’vas.

De la Golardière, petit hameau où ils habitaient, à Bretoncelles où demeurait la mère Goudet, la distance est de deux kilomètres à peine. Goudet avançait rapidement. En un quart d’heure il fut sur la place. C’était jour de marché. Il se mêla aux groupes des paysans, causa avec celui-ci, arrêta celui-là, donna son avis sur la qualité du blé, dont les sacs, appuyés l’un contre l’autre, s’alignaient, sur un quadruple rang de dalles en pierre grise, s’enquit de la valeur des colzas.

— Ça va-t-il les affaires, maît’ Aveline ? demanda-t-il à un gros homme qui plongeait ses mains dans les sacs, en retirait des poignées de grains qu’il soupesait, flairait et rejetait ensuite, en hochant la tête d’un air mécontent.

— Point fô, mon gas, point fô, répondit maît’ Aveline… Et té ?

— Vous êtes ben honnête, maît’ Aveline… Je suis quasiment triste, rapport à ma mè.

— Quoi qu’y a cor, mon gas ?

— Y a… y a qu’Roubieux s’conduit ben mal avec elle, maît’ Aveline, ben mal… Paraît qu’ils ont des mots ensemble… ça fait une vie là-dedans, une vie des cinq cent mille diables ! Avant-z’hier, il l’a battue, qu’la maison en tremblait… Et puis il menace de la crever… Ça finira mal, c’t’ histoire-là, j’ai idée qu’ça finira ben, ben mal.

— Ça s’ peut, mon gas, ça s’ peut… Il n’est point c’mode, l’ paroissien… Qué qu’tu veux ? C’est pas ta faute, après tout, s’il arrive un malheur !… N’ t’ fais point de bile pour ça !… Quand on est honnête, on est honnête, je connais qu’ça !… Et pis, t’auras les écus.

— Ben sûr !… C’est tout d’même tracassant, maît’ Aveline… J’en dormons pus…

Il poussa un long soupir.

La cloche, annonçant la fin du marché, sonna… Des groupes se dispersèrent.

— Allons prendre un litre ! dit maît’ Aveline.

— À vot’ service, remercia Goudet.

Et, tous les deux, lentement et se dandinant, ils entrèrent au café Bodin.

II

Bien que, depuis longtemps, elle eût perdu son mari, qui était sabotier à Bretoncelles, et qu’elle comptât plus de cinquante ans, on continuait dans le pays d’appeler la mère Goudet la belle sabotière. C’était une femme grasse, avenante et propre, rouge de visage, hardie avec les hommes, dont les yeux très noirs restaient vifs et inquiétants. Malgré son âge, elle conservait encore, dans sa mise soignée, dans ses allures provocantes, des prétentions à la jeunesse et à la beauté. On la voyait toujours riant et plaisantant, toujours en veine de propos lestes et de gaillardes aventures. Vraiment, lorsque, le dimanche, coiffée de son bonnet à fleurs et à dentelles, parée de sa robe de soie noire, les épaules drapées joliment dans un menu châle à effilés rouges et bleus, elle traversait la place, la cour Barat, la rue de l’Église, pour se rendre à la grand-messe, on pouvait dire qu’elle n’avait point volé son surnom de belle sabotière. C’était même peut-être la seule chose dont on pût dire qu’elle ne l’eût pas volée.

Dès qu’elle fut veuve, elle monta, avec l’argent gagné pendant le mariage, un cabaret qui, grâce à ses yeux, à sa belle mine polissonne, et surtout à sa peu farouche et si complaisante vertu, fut très promptement achalandé. Roubieux, un charpentier paresseux et sombre, qui passait du vivant de Goudet pour être l’amant de la belle sabotière, vint s’installer dans le cabaret, habiter avec la veuve, au vu et au su de tout le monde. Roubieux était un homme très grand, très fort, bâti en hercule. On le redoutait beaucoup, non qu’il eût commis d’une façon certaine aucune action violente, mais rien qu’à considérer sa physionomie farouche, ses yeux fuyants et faux, son dos obstiné d’assassin, on le sentait capable de choses terribles. Cependant, en apparence, il ne faisait rien que de vivre grassement aux dépens de la veuve, ne gênant personne, sachant détourner la tête quand des mains impatientes s’égaraient sous les jupons de sa maîtresse, et s’en aller au moment précis, trouvant chaque fois, avec à propos, une raison déguisée et plausible. Mais ce calme sombre, cette complicité silencieuse ne laissaient pas que de troubler les galants, qui craignaient un réveil de colère et de jalousie. Et les larges épaules du charpentier, ses poings énormes, plus lourds que des marteaux de fonte, son cou puissant, les muscles tendus et souples de ses bras, faits pour les meurtrières étreintes, leur causaient un perpétuel effroi.

Roubieux était très utile à la veuve, et l’intérêt l’unissait à elle autant que l’amour, car ils s’aimaient, en dépit des tromperies, des saletés quotidiennes dont il ne se plaignait jamais, sachant bien que le plaisir n’y comptait pour rien — où la belle sabotière eût-elle trouvé un mâle dont les reins fussent plus robustes ? — et que le profit seul y était en jeu. La belle sabotière prêtait de l’argent à la petite semaine, aux cultivateurs gênés, aux ouvriers en chômage, et c’était Roubieux qui faisait le rabat des victimes, les amenait au cabaret où, sur les tables gluantes de liqueurs, dans l’étourdissement de l’ivresse, des ruines s’étaient accomplies. On racontait même — tant les imaginations vont vite en ces coins perdus de province ! — des choses sinistres, des scènes abominables d’ivrognerie et de luxure qui s’étaient terminées par des vols impudents, des billets signés sans remise d’argent, des dépouillements audacieux, sous le coup de menaces, lorsque le vin et les polissonneries de la veuve avaient manqué leur effet. La police s’émut, surveilla le cabaret, fit un commencement d’enquête, et ne trouva rien. En dehors de ces aventures secrètes et redoutables, le cabaret gardait un air de gaieté licencieuse et d’amusement, sous la direction de la belle sabotière, qui ne dédaignait point de boire avec ses clients, de se laisser chiffonner par eux, d’exciter les désirs par de savantes et furtives caresses inachevées.

Maître dans la maison, Roubieux obtint facilement de sa maîtresse de ne plus voir son fils, un feignant, un propre à rien qui n’avait jamais pu réussir en quoi que ce fût, et qui, sans cesse dénué d’argent, criant misère, lui avait été jusqu’à ce jour d’une charge trop lourde.

— Qu’il fasse comme moi, disait Roubieux, qu’il travaille !

Il y avait eu à ce propos, entre les deux hommes, des scènes sauvages, des disputes, des menaces, des batteries. Finalement, le fils Goudet fut chassé de la maison, la rage au cœur. Depuis dix ans, il vivait misérablement, d’un petit métier de revendeur. Jamais ni sa femme, ni lui n’avaient pu fléchir le cœur de la mère. Et voilà, maintenant, que la belle sabotière dénaturait sa fortune, qu’elle mettait l’argent prêté au nom de Roubieux, qu’après leur avoir refusé un seul sou, durant sa vie, elle les déshériterait à sa mort !…

III

La nuit est sombre, sans étoile et sans lune. Aucun bruit dans la campagne, aucun frémissement. Tout à l’heure, très loin, un chien a, dans l’ombre invisible, longtemps aboyé. Puis, de nouveau, le silence. L’air est pesant ; dans les arbres qui bordent la route, pas un souffle ne passe ; sur l’herbe des berges, pas un frisson. Seul, au milieu des ténèbres opaques, un ver luisant luit, reflet égaré d’une inaccessible étoile… Et voilà qu’une forme, plus noire que le noir de la terre, apparaît, s’avance, puis deux formes, noires également, qui la suivent. Bientôt les trois formes réunies ne font plus qu’une masse, étrangement agitée, qui tour à tour s’étend, se rétrécit, s’allonge, se découpe en profils de figures humaines, de bras levés, de mains tordues, d’angles sinistres semblables à des échines repliées, et de la masse mystérieuse partent des jurements, des bruits rauques de voix étranglées, et un cri désespéré, un appel affolé de victime qu’a immédiatement précédé quelque chose de sourd, comme la chute d’un corps sur le sol…

— Pèses-y sur l’ ventre ! Ah ! la mâtine ! comme a s’ débat !

C’est une voix de femme…

Et le cri reprend, plus douloureux.

— Mais, nom de Dieu ! arraches-y son fichu et fourre-lui dans la bouche, pour l’empêcher de gueuler !…

C’est une voix d’homme…

Le cri reprend encore, puis s’éteint brusquement en un petit râle…

Pendant quelques minutes, on n’entend que des coups furieux auxquels répondent des bruits mous de chairs écrasées et d’os broyés…

— Ça y est-y ? demande la voix d’homme.

— Ça y est ! répond la voix de femme. Tout d’ même elle avait la vie dure, ta mè !

— Ah ! la rosse ! j’en ai chaud !… Quoi qu’ j’allons en faire ?

— J’allons l’ laisser là !… Allons, viens nous-en !

Les pas vont s’éloignant sur la route.

Et la nuit, un instant troublée, retombe dans son silence et son immobilité.


Conte polynésien


Un matin, le fil spécial de l’Aurore-Télégramme annonçait à ses nombreux lecteurs que S. Exc. le colonel Thaoorawa allait venir à Paris pour resserrer au nom de Sa Majesté constitutionnelle, David Kalakaua, roi des îles Sandwich, les liens d’amitié qui, depuis les massacres d’Honolulu, unissent si étroitement la France et la Polynésie.

On sait en quoi consiste cette opération diplomatique.

Un monsieur, généralement nègre, souvent tatoué et toujours couvert de bijoux étranges, débarque au Grand-Hôtel avec fracas. Une suite nombreuse l’accompagne. Conduit par M. Mollard, il va présenter ses devoirs à M. Jules Grévy ; puis, après quelques salamalecs échangés, le monsieur file vers le Bois, où il fait la connaissance d’une horizontale qui, lui ayant juré un amour éternel, l’emmène aussitôt chez Boucheron. Le soir, on le revoit à l’Opéra ; le lendemain aux Folies-Bergère ; le surlendemain, au Panorama de la Bastille. Après quoi, on ne le revoit plus. On apprend seulement que le monsieur est reparti, sans payer sa note, mais non sans avoir distribué à tous les garçons — officiers, cuisiniers, sommeliers et maîtres d’hôtel, — le grand cordon de son ordre. Les liens d’amitié, resserrés de cette façon bien polynésienne, nous comptons une alliance de plus.

Or donc, dès qu’il eut appris la nouvelle de l’arrivée à Paris de S. Exc. le colonel Thaoorawa, le président du Cercle franco-hispano-américain eut une idée de génie qu’il s’empressa de communiquer à son comité.

— Messieurs, dit-il, la partie ne va plus, la cagnotte languit, les banquiers se font rares, les pontes se désagrègent. Cette situation ne peut plus se prolonger. Il faut frapper un grand coup. Voici. Il va venir en France, très prochainement, un colonel d’Hawaï. Nous lui offrirons un banquet, et ce banquet, nous le ferons annoncer par tous les journaux. En même temps, nous raconterons sur ce militaire des choses à stupéfier Boulanger lui-même ; des aventures de jeu prodigieuses ; et comme Hawaï est très loin d’ici, nous lui prêterons une fortune extraordinaire… Vous comprenez, les banquiers alléchés… les pontes rappliquant en toute hâte… alors, dame !…

Théophile Letourneux, un vaudevilliste honoraire, apprécié dans la littérature dramatique pour l’harmonie de ses gilets de satin crème et le coloris violent de ses cravates, pour sa gaieté à la père Dupin aussi, se leva et dit :

— Président, je laisse de côté la question de jeu, qui n’est point de ma compétence, et, j’ajouterai, qui n’est pas de ma dignité. Mais, au point de vue du patriotisme, au point de vue de notre vieux renom d’hospitalité écossaise, et, j’oserai dire, française, j’approuve votre idée. Président, je me charge donc de la rédaction des réclames et des insertions, étant très honorablement connu des journalistes, de Gustave Claudin principalement. Et quant au discours, je puis vous promettre que c’est moi qui porterai la parole, moi-même, et personnellement. Et nunc erudimini, comme disait Silvio Pellico.

On applaudit beaucoup, et chacun se retira très impressionné.

Les choses se passèrent ainsi qu’il est dit au précédent chapitre. Le colonel Thaoorawa vint à Paris, fut invité, accepta l’invitation. Dans les journaux on ne parlait que de Son Excellence, à raison de vingt francs la ligne, que le président du cercle payait joyeusement, en calculant tout ce que cela lui rapporterait. Les légendes les plus incroyables se formèrent autour de ce personnage exotique, qui marchait sur nos boulevards, suivi d’une armée de reporters, et dans une gloire pareille à celle qui illumine le front terrible des anciens dieux polynésiens, mangeurs de femmes et tueurs de petits enfants.

Le jour du grand banquet arriva enfin. En metteur en scène consommé, le président avait fait les choses admirablement. Le cercle était décoré avec un mauvais goût criard tout à fait exquis : partout des fleurs et des drapeaux bizarres et des plantes en zinc qui s’épanouissaient dans des vases prodigieux ; sur les murs, des tableaux inouïs, qu’on eût dit achetés par M. Turquet et peints par M. Flameng. La salle à manger présentait un aspect féerique, ainsi que l’avait remarqué un poète, récemment couronné par l’Académie.

Les présentations terminées, on se mit à table et chacun put examiner à loisir S. Exc. le colonel Thaoorawa, qui souriait de ses dents blanches, mangeait comme un ogre et buvait des pleins verres de fine champagne, suivant l’usage de son pays.

Le colonel était de taille haute, bien prise, assez élégante. Il y avait en lui un curieux mélange de nègre et de blanc. Son teint brun, d’un ton mat, ses cheveux très noirs et crépus, son front fuyant, son nez aquilin, ses pommettes saillantes, ses lèvres empâtées, ses yeux doux et vifs composaient une physionomie qui ne manquait ni d’imprévu, ni d’agrément. Sur son habit, de coupe anglaise, brillaient des décorations multicolores ; le plastron de sa chemise était orné de deux gros boutons, faits d’une dent de baleine, délicatement travaillée ; des chaînes de montre se croisaient, s’enchevêtraient sur son gilet ; des bagues chargeaient ses doigts, aussi serrées que les cercles d’un tonneau. De temps en temps on entendait un petit bruit qui sortait de ses lèvres, un bruit doux comme un son de flûte.

— Ri ri ri, lu lu lu, fi fi fi.

Et l’interprète, arrondissant les bras, se levait.

— Messieurs, disait-il, Son Excellence exprime sa satisfaction. Son Excellence est contente.

Bientôt les conversations devinrent très gaies. On racontait des anecdotes polynésiennes ; on débitait des nouvelles à la main, dans le plus pur goût sandwichien. Un membre de la Société de géographie conférenciait sur le sol volcanique de ces îles lointaines, leurs chétives productions agricoles, leurs constitutions politiques, leurs mœurs qui s’européanisaient. Théophile Letourneux, en sa qualité de psychologue dramatique, donna des détails précis sur la vie privée et publique de Son Excellence. Il expliqua comment le jeune Thaoorawa, ayant été surpris sous un cocotier en flagrant délit d’adultère avec la belle Türoï, fut condamné au supplice de la noyade, aujourd’hui aboli. Conduit en mer, nu, les épaules seulement couvertes du kikéi, qui est le vêtement d’infamie, on le plongea dans l’eau, et on l’y maintint par l’extrémité des pieds, jusqu’à ce qu’il fût presque mort. On renouvela cette opération cinq fois de suite, et comme le jeune Thaoorawa ne mourut point, on le nomma colonel.

Le dîner s’achevait dans un bien-être délicieux. Le président rayonnait de joie, portant ses regards attendris de Son Excellence, qui mangeait toujours et buvait de plus en plus, aux gros banquiers et aux gros pontes qui, tous, avaient répondu à son appel. Et l’on entendait la voix du colonel qui se faisait plus douce à chaque minute, et passait des sonorités joyeuses de la flûte aux sonorités mélancoliques du hautbois.

— Ri ri ri, lu lu lu, fi fi fi.

À chaque fois, l’interprète se levait, saluait à droite, à gauche, et, l’extrémité des doigts écartés posés sur la nappe, il disait :

— Son Excellence exprime sa satisfaction. Son Excellence est très contente, en ce moment, contente… contente.

L’enthousiasme déborda quand, après les toasts, le colonel, s’étant levé à son tour, distribua, en signe de reconnaissance, au président, à Letourneux, aux convives les plus importants, des étuis en bois de santal, renfermant des décorations, accompagnées de leurs brevets écrits en langue polynésienne.

Le président tomba dans les bras du colonel.

— Ah ! colonel !… Oh ! Excellence !…

Et le colonel hawaïen, essuyant une larme, pleurait d’une voix qui semblait le soupir de la brise à travers les feuilles :

— Ri ri ri, lu lu lu, fi fi fi.

On était dans la salle de jeu.

— Il y a cinq cents louis en banque ! criait le croupier en échafaudant devant lui des piles de jetons.

— Six cents ! dit une voix.

Le président se rapprocha de l’interprète.

— Est-ce que Son Excellence ne va pas nous faire l’honneur de prendre une petite banque ? lui demanda-t-il à l’oreille.

— Sept cents !

L’interprète répondit :

— Parfaitement… parfaitement… Seulement, je crois que Son Excellence ne s’attendait pas… et qu’Elle n’a pas eu la précaution de se munir…

— Huit cents !

Le président courut vivement vers la caisse, en rapporta une liasse de billets de banque.

— Neuf cents !

Il remit les billets à Son Excellence qui, étendue sur un divan, fumait un gros cigare d’un air épanoui.

— Ouverte ! cria l’interprète.

Il y eut un silence. Le croupier dit hautement :

— La banque est à son Excellence le colonel Thaoorawa.

Le colonel avait pris les billets. Il les compta, un par un, en se mouillant les doigts, puis il les déposa gravement dans son portefeuille. Et, serrant la main du président, distribuant à tous des petits saluts aimables, il s’en alla d’un pas tranquille, suivi de l’interprète, et tous les deux disparurent.

— Ri ri ri, lu lu lu, fi fi fi !


L’octogénaire


Depuis plus de vingt années, la mère Rosa Pelletreni vivait seule, toute seule, en un petit village de la campagne de Rome. Son mari était mort, dévoré par la pellagre ; les fièvres avaient emporté sa fille ; son fils, parti pour Paris, s’y était marié, avait eu des enfants, faisait le diable sait quoi. Et elle, la mère Rosa, avait quatre-vingts ans. Malgré la peur du voyage qui prend, d’ordinaire, les vieilles gens, et bien que, jusqu’ici, elle eût supporté, sans peine, une absence à laquelle, le plus souvent, elle ne songeait guère, elle désira, tout d’un coup, revoir ce fils presque oublié, connaître ses petits-enfants, ne pas mourir sans les embrasser. Elle ne possédait que très peu d’argent, juste de quoi suffire aux dépenses du voyage, un argent péniblement amassé, miette par miette, sou par sou, âprement gratté sur l’épargne continue des aumônes, car, ne pouvant plus travailler, la mère Rosa Pelletrini ne vivait que de charités publiques, de quêtes faites, le dimanche, sous le porche de l’église. Certes, cela l’effrayait beaucoup de se séparer à jamais de cet argent, tout son argent, et de courir, à son âge, l’incertaine chance d’un voyage hasardeux. Mais le désir, transformé bien vite en manie obsédante, étouffa les conseils de la prudence, triompha des résistances de l’avarice. D’ailleurs, à part de menues infirmités communes aux vieillards, elle était droite encore, et vaillante, se portait bien. Et puis, dans le fond, elle espérait que son fils serait riche, que l’affaire ne serait pas aussi folle, aussi mauvaise qu’il était permis de le craindre. N’ayant point lu Leopardi, la mère Rosa était optimiste. Elle brûla un cierge à la madone, et, confiante, gaie, la foi dans le cœur, elle partit.

Quand elle arriva, la tête un peu trouble, et très lasse, son fils, d’abord, ne la reconnut point. Et lorsqu’elle se fut nommée, il poussa un épouvantable juron.

— Que viens-tu faire ici ? cria-t-il.

— Te voir, mon enfant, eut peine à répondre la bonne femme.

Il s’emporta, l’air mauvais :

— Tu aurais bien pu rester là-bas, vieille coureuse… J’ai pas de pain pour toi, j’ai rien pour toi.

— Oh ! je ne mange guère, va !… Et pour loger, une paillasse dans un coin, ça me suffira…

Le fils réfléchit un instant :

— Non ! fit-il… Retourne d’où tu viens… Nous n’avons que faire de toi, ici…

Elle supplia :

— Mon fils !… Je t’en prie !… M’en retourner !… Comment le puis-je ?… Le peu que j’avais, je ne l’ai plus… Les voyages coûtent cher, ils m’ont tout pris… M’en retourner ?… Hélas, mes jambes sont trop faibles, elles ne me porteraient pas loin…

— Elles te porteront au diable !… Va-t’en…

— Mon fils !… Si longtemps sans te voir… Et voilà comme tu me reçois !

— Ah ! fiche-moi la paix !… Va-t’en…

— Tu veux donc que je meure, dis ?

Et la vieille mère se couvrant les yeux de son tablier, sanglota lamentablement.

Mais Pelletrini venait d’avoir une idée, étrangère d’ailleurs à la menace de mort de la vieille. Il se radoucit.

— Soit, dit-il, je te garde… à une condition…

— Tout ! je ferai tout, mon enfant !…

— C’est que tu travailleras, que tu gagneras ton pain…

— Je veux bien… En vérité, je veux bien… Mais je n’ai plus de force dans les bras… Je suis si vieille !…

— Hé ! crois-tu donc qu’il s’agit de décharger des bateaux ?… Tu feras comme moi, comme ma femme, comme mes enfants… Tu iras dans les ateliers et tu poseras, voilà !…

Elle ne savait pas ce que c’était que d’aller dans les ateliers, et de poser, et quand son fils le lui eut expliqué :

— Bonne vierge ! cria-t-elle en joignant les mains, doux Jésus ! Tu veux que je me mette nue devant un homme, moi qui, jamais, ne me suis montrée telle à personne, pas même à ton père, je le jure sur la croix, pas même à ton père !

Pelletrini ricana ; cette confidence transformait sa colère en jovialité.

— Tu crains que ta vieille peau n’excite les messieurs, ah ! ah ! ah ! ta vieille peau !

— Mon fils !… mon fils !… Tu te moques !…

Elle était devenue toute rouge, gênée. Elle murmura d’un ton plus bas :

— Et puis, voyons, je suis trop vieille ! Personne ne voudra faire mon portrait ainsi.

— T’occupe pas de ça !… Il y en a qui aiment les vieilles carcasses comme la tienne. J’en connais…

— Non ! non ! tu es un mauvais enfant !…

Mais le modèle, irrité de nouveau, se mit à battre sa mère ; et, l’ayant battue, il menaça de la jeter dehors. Alors il fut convenu qu’elle irait dans les ateliers.

Je l’ai vue hier, la mère Rosa, chez un sculpteur de mes amis.

Quand j’entrai dans l’atelier, une très vieille femme, toute nue, assise sur la table à modèle, posait. C’était elle. Immobile ainsi qu’une statue, elle avait le dos voûté ; la tête, aux cheveux rudes et rares, penchée sur l’épaule droite, en un mouvement douloureux. Ses mains et une partie des avant-bras plongeaient entre les cuisses rapprochées, pour cacher le bas du ventre et jeter un voile d’ombre épaisse sur la nudité attristante du sexe. Et, sur les murs peints à la chaux, dans cette atmosphère de plâtre, parmi les moulages d’une blancheur froide, qui encombraient l’atelier, ces vieilles chairs meurtries paraissaient plus jaunes, avec des lumières plus vertes, et prenaient des tons lisses et la chaude patine d’un ivoire ancien. À cette vue, je ne pus me défendre d’une grande mélancolie, cette mélancolie si poignante qu’inspirèrent toujours la ruine des êtres et la mort des choses. Et je me dis, pensant à celles que j’ai aimées : « Et bientôt, vous serez, vivantes, ô mes chères âmes, pareilles aux momies desséchées dans leurs tombeaux. Et les outres rosées de vos seins qui, tant de fois, me versèrent l’ivresse du désir, se tariront, ô mes douces amours, et pendront sur vos charmes abolis, plus fripées, plus aplaties, plus hideuses que des lambeaux d’amadou et des paupières mortes. Et vos bouches, ô mes reines où, dans les parfums de votre haleine palpita l’aile frémissante du baiser, vos bouches ne seront plus qu’un trou fétide et noir, qui soufflera la mort, ô vous, les lumières divines de mes yeux ! »

Pourtant, elle n’était point trop repoussante, la pauvre vieille. On voyait encore qu’elle avait dû être belle, autrefois. En dépit des rides du cou, des creux d’ombre qui évidaient sa gorge entre les tendons décharnés et les clavicules saillantes ; en dépit des mamelles, coulant ignoblement avec d’étranges flaccidités, sur des bourrelets qui lui cerclaient le torse ; en dépit des écroulements de la hanche, où la peau flottante lui battait comme une vieille étoffe trop lâche et usée, on retrouvait une élégance de lignes, une noblesse de contours, des beautés vives encore, éparses parmi toutes ses flétrissures. Les jambes, surtout, un peu maigres, un peu trop longues, mais droites et fermes, sans engorgements aux genoux, sans empâtement aux chevilles, avaient toujours je ne sais quoi de jeune et de souple qui me frappa. Le ventre lui-même, cette première hideur de la femme qui se déforme, le ventre gardait des rondeurs pleines, des modelés délicats, une courbure presque polie, malgré le pli terrible qui le sabrait, le coupait d’une entaille profonde, au-dessus du nombril.

Je la considérai, envahi par une presque douloureuse pitié, et, en même temps, tourmenté par une inquiétude. Assise sur la table elle ne bougeait point. Depuis que j’étais entré dans l’atelier, aucun des plis cotonneux de son épiderme n’avait tressailli, pas un frisson n’avait secoué ses pauvres muscles. Une mouche, qui bourdonnait autour d’elle, vint se poser sur son épaule, courut entre les rigoles de ses rides, s’enfonça dans les chiffes pendantes de ses seins, remonta vers ses bras, disparut derrière sa nuque sans que la vieille parût éprouver la sensation d’un chatouillement. À la voir aussi complètement inerte, elle semblait de pierre, et rien n’était plus effrayant que l’immobilité macabre de cet être délabré et vivant. La tête, penchée sur l’épaule, et rattachée au tronc par les tendons obliquement et violemment tirés comme des cordes, demeurait dans une si incomplète inertie que la peur, l’hallucination commençaient à me gagner. Car elle me regardait, la vieille toute nue, elle me regardait obstinément, et ses yeux, bien qu’il me fût impossible de percevoir le moindre mouvement des prunelles, le plus léger glissement des paupières, ses yeux s’élargissaient, toujours fixés sur moi, sans remuer. Ils s’effaraient, passaient de l’effroi à la colère, de la colère à la supplication, de la supplication à la honte, exprimaient, dans une même seconde, mille pensées contraires et violentes, sans remuer. Non seulement, ils ne remuaient pas, mais encore, à mesure que je les regardais, à mesure que se succédaient en eux les plus intenses, les plus bizarres, les plus anormales impressions, ils se pétrifiaient davantage, inexorablement. Au-dessous, ses lèvres rejointes s’enfonçaient dans la bouche, moulant les mâchoires édentées.

Tout à coup, le cercle des paupières s’humidifia ; une nappe plus brillante couvrit la convexité vitreuse des prunelles, et deux larmes, en même temps grossies, roulèrent sur ses joues, et rebondirent, légères et chaudes, sur la nudité insensible de ce corps supplicié. Elle pleura, longtemps, sans bouger. Et il n’y avait de vivant en elle que ces larmes qui versaient, goutte à goutte, sur le viol brutal de sa pudeur, les souffrances infinies de son âme inviolée.


La première émotion


C’était un vieux homme, un peu voûté, très doux, très silencieux, très propre, et qui, jamais, n’avait pensé à rien.

Sa vie était réglée mieux qu’une horloge, car il arrive que les horloges, quelquefois, s’arrêtent et se détraquent. Lui, jamais ne s’arrêtait, ni ne se détraquait. Jamais il n’avait connu la hâte d’une avance, l’émoi d’un retard, la fantaisie d’une sonnerie folle, dans son âme.

Il s’appelait M. Isidore Buche, était employé au ministère de l’Instruction publique. Chose curieuse et unique, il conservait, vieillard, la même place, les mêmes appointements, le même bureau, le même travail, que, jeune homme, lorsqu’il était entré dans la carrière administrative. Un avancement l’eût dérangé dans ses habitudes ; il était incapable d’en supporter l’idée, si l’idée lui en était venue. Mais il ne lui venait jamais aucune idée. L’intrusion, dans son existence, de quelque chose de nouveau, eût été pire pour lui, l’eût davantage effrayé que la mort.

M. Isidore Buche se levait à huit heures, hiver comme été, allait à son bureau, par les mêmes rues, sans s’attarder jamais devant une boutique, sans se retourner derrière un passant, sans baguenauder à suivre la marche alerte d’une femme, ou à contempler la joie d’une affiche sur un mur. Et, par les mêmes rues aussi, le soir, à six heures, il s’en revenait chez lui, du même pas mesuré, mécanique, toujours pareil. Frugalement, il prenait, dans sa chambre, un repas innommable que lui montait sa concierge, ressortait, achetait chez la même marchande, avec les mêmes gestes, le Petit Journal qu’il emportait, sous le bras gauche, pour le lire, dans son lit, jusqu’à neuf heures. Après quoi, il s’endormait.

Il était bon, et ça lui était facile, n’ayant personne à aimer ; ni femme, ni enfant, ni parent, ni ami, ni chien, ni pauvre, ni fleur ! Il était bon, j’entends qu’il ne disait pas de mal de ses chefs ; n’avait jamais dénoncé un collègue ; supportait, sans jamais répondre, les bourrades et les insultes. Par un singulier euphémisme, on disait de lui : « Ah ! quel brave homme que le père Isidore Buche ! » Le dimanche, toute la journée, il travaillait, — car ses appointements étaient modestes, — il travaillait à mettre au clair les comptes d’une vieille dame propriétaire, à Clichy, de cinq maisons d’ouvriers. Il avait soixante ans et jamais il n’avait pensé à rien.

Jamais il n’avait pensé à rien. Et, pourtant, un jour, tout à coup, il s’étonna de voir dans l’air en allant à son bureau, quelque chose de très haut et qu’il ne connaissait pas. Il ne connaissait ni le Louvre, ni Notre-Dame, ni l’Obélisque, ni l’Arc de Triomphe, ni le Panthéon, ni les Invalides ; il ne connaissait rien. Il avait passé auprès de ces divers monuments sans les regarder, sans les voir, et, par conséquent, sans se demander pourquoi ils étaient là, et ce qu’ils signifiaient. Il avait cependant, de leur présence médiate, un soupçon vague. Ces façades ouvragées, ces dômes, ces flèches, ces masses carrées de pierre, ces cintres ouverts sur le rêve du ciel, ces squares, ces horizons, ces trouées de rues, tout cela se fondait dans l’énorme néant qu’étaient, pour lui, la ville, la nature, toutes les choses, tous les êtres, en dehors de son bureau, de sa chambre, des huissiers du ministère, de sa concierge et du Petit Journal ; mais ce quelque chose de soudain, d’inhabituel, qui barrait le ciel, qui déroutait ce néant, il ne pouvait pas ne pas le voir, et, le voyant, il ne pouvait pas ne pas y penser. Le Petit Journal lui apprit que c’était la Tour Eiffel.

Alors, son esprit travailla.

Tous les matins, avec des angoisses torturantes, il se demanda ce que c’était réellement que cette Tour Eiffel, à quoi elle pouvait servir et pourquoi elle s’appelait Eiffel. Ce fut le seul moment de sa vie où, dans son cerveau, s’agita une sorte d’intellectuel tumulte. Il eut la conscience d’une vie probable au-delà de la sienne, d’une vie possible par delà celle de sa concierge, conscience vacillante et trouble où s’ébauchèrent des formes embryonnaires et des mouvements larveux correspondant à ces formes, et des bruits inharmoniques correspondant à ces mouvements. Mais cela lui faisait mal à la tête de songer à tant de choses. Avec une terreur, il disait, le matin, aux huissiers du ministère : « J’ai encore vu la Tour Eiffel ! » Et le soir, avec la même terreur avivée par des ressouvenirs bibliques, il répétait à sa concierge : « J’ai encore vu la Tour de Babel ! » En lisant le Petit Journal, il avait, maintenant, des distractions. Plusieurs fois, il s’était arrêté dans la rue, devant une affiche ; et il avait été surpris, un jour, par l’étrangeté du regard d’un passant. Et pressentant l’approche de quelques fantaisies indéterminées, un besoin sourd de s’évader, hors des cloisons de sa chambre, par delà les plafonds crasseux de son bureau, il s’effraya. Mais cet extraordinaire bouleversement de son être s’apaisa bientôt, la crise s’évanouit. Peu à peu, il recommença à ne plus rien dire, à ne plus rien voir, à ne plus rien entendre, à ne plus s’arrêter devant une affiche, à ne plus sentir la commotion d’un regard humain. Il retrouva le tic-tac régulier de son horloge intérieure. Et la Tour Eiffel se confondit avec le Louvre, Notre-Dame, l’Obélisque, l’Arc de Triomphe, le Panthéon, les Invalides, dans la brume intraversable dont s’enveloppaient la mort de son esprit et la mort de ses yeux. Il recommença de ne penser à rien.

Il recommença de ne penser à rien. Et, pourtant, il lui arriva une chose inattendue et stupéfiante.

Une nuit, il rêva !

Il rêva qu’il pêchait à la ligne, au bord d’un fleuve.

Pourquoi ce rêve ? Jamais il n’avait pêché à la ligne.

Pourquoi un rêve ? Jamais il n’avait rêvé.

Ses nuits étaient aussi vides de rêves que de pensées ses jours. Il dormait comme il vivait : le néant. Le jour et la nuit, c’étaient les mêmes ténèbres morales qui se continuaient.

Cela lui parut un événement grave, un événement terrible, l’introduction d’un rêve dans sa vie nocturne, aussi grave et aussi terrible qu’avait été l’introduction d’une pensée dans sa vie diurne. Mais il ne chercha pas à s’expliquer le pourquoi de ce nouveau mystère.

La nuit suivante, il rêva encore.

Il rêva qu’il pêchait à la ligne. Oui, il se voyait assis, sur une berge, parmi des herbes odorantes et fleuries. Il tenait à la main une longue gaule de roseau. De l’extrémité de la gaule, pendait un mince crin brillant qui traversait l’épaisseur d’un bouchon rouge, flottant sur l’eau. De temps en temps, le bouchon sautillait sur la surface immobile et dure comme un miroir. Il tirait, de toute la force de ses deux poings réunis, au manche de la gaule. Le crin se tendait, la gaule ployait, et il restait ainsi des heures, faisant des efforts acharnés pour amener l’invisible poisson. Alors, il se réveillait en sueur, à bout de force, haletant et, quelques minutes, dans le noir de la chambre qui s’illuminait de fantastiques, de phosphoriques carcasses de poisson, il gardait l’effroi de cette gaule ployée, de ce crin tendu, et de cette immobile surface d’onde que ne troublait aucun éclair d’ablette, aucun sillage de brochet, aucun remous autour du bouchon rouge.

Durant plusieurs mois, ce rêve le poursuivit, chaque nuit.

— Je n’en prendrai donc jamais ? se disait-il avec épouvante.

Car, tout le jour, il pensait à son rêve. Et il aurait bien voulu ne plus penser à rien.

Il aurait bien voulu ne plus penser à rien. Et, pourtant, à force de penser à ce rêve, il prit la passion de la pêche à la ligne.

Pour aller à son bureau, M. Isidore Buche fit des détours, longea les quais, et s’attarda à regarder des pêcheurs. Lorsqu’il s’en revenait, le soir, il s’arrêta, devant un magasin, où étaient exposés, à la vitrine, des lignes, des gaules, des accessoires variés et charmants, dont il ne connaissait pas l’usage et qu’il eût voulu posséder. Il trouva un émotionnant plaisir à considérer la carpe, en carton doré, qui se balançait en haut de la devanture, pendue à un fil de soie. Et il se répétait, le cœur battant, les veines tout envahies par des ondes de sang plus chaud : « Je n’en prendrai donc jamais ! »

Un samedi soir, il s’enhardit, entra dans le magasin, fit de fastueuses emplettes, et rentra chez lui, en proie à une agitation insolite. Cette nuit-là, il ne dormit point. Le lendemain, au petit jour, il s’achemina, muni de gaules, de lignes, d’épuisettes, les poches bourrées de boîtes, de trousses, il s’achemina vers la Seine, qu’il longea jusqu’à Meudon. À Meudon, il choisit une place où l’eau lui sembla profonde, où l’herbe était douce. En préparant sa ligne, suivant les indications qu’on lui avait données au magasin, il se disait : « Voyons !… Voyons !… Je n’en prendrai donc jamais ! » Puis il lança sa ligne à l’eau…

Le matin était en fête, l’eau chantait doucement sur la rive, dans une touffe de roseaux. Sur la berge, des promeneurs flânaient et cueillaient des fleurs.

M. Isidore Buche suivait, sur la surface tranquille du fleuve, le bouchon rouge et bleu. Il avait les lèvres serrées, le cœur mordu par l’angoisse. Quelque chose de dur et de brûlant enserrait son crâne, classiquement couvert d’un large chapeau de paille.

Tout à coup, le bouchon frissonna, et, autour du bouchon, de petites rides apparurent sur l’eau, s’élargirent…

— Oh ! oh ! fit M. Isidore Buche, très rouge…

Le bouchon glissa plus fort sur l’eau, et disparut dans un léger bouillonnement.

— Oh ! oh ! fit-il, très pâle.

Et il sentit une secousse… Et, ayant tiré, il vit le crin se tendre, la gaule ployer ; son cœur battit comme une cloche de Pasques… Une sueur froide roula sur ses tempes… et il tomba, sur la berge… mort !


En viager


Au bout de quinze ans d’exercice pharmaceutique, M. Latête, pharmacien de première classe, ex-interne des hôpitaux de Toulouse, lauréat de plusieurs Académies et Sociétés savantes de province, spécialités diverses, médaille d’or, etc…, s’aperçut qu’il n’arriverait jamais, en comptant sur les seuls bénéfices de son métier, à doter convenablement ses filles. Il en avait cinq, et, en bon père de famille, jaloux du bonheur de ses enfants, il ambitionnait pour elles de beaux établissements. Ambition légitime, d’ailleurs, car M. Latête était un homme fort considéré dans sa ville. Adjoint au maire, conseiller d’arrondissement, président du comité de concentration des électeurs indépendants, ami intime du député opportuniste, dont il avait assuré l’élection, fondateur d’une Société mutuelle des cyclistes régionaux, secrétaire et trésorier du groupe des archéologues du Sud-Ouest, décoré du Mérite agricole, officier d’Académie, on le désignait encore à de plus hautes fonctions, à de plus directs honneurs. Honnête, cela va sans dire, partisan de toutes les autorités, respectueux de toutes les lois, défenseur de toutes les institutions établies, c’était, de quelque façon qu’on l’envisageât, un citoyen modèle. Mais sa maison était lourde ; les dîners politiques, les toilettes de sa femme, l’éducation de ses filles qu’il voulait parfaite, lui « coûtaient gros », et, bien que la pharmacie fût d’un bon rapport – cent pour cent comme toutes les pharmacies – M. Latête ne parvenait pas, à la fin de l’année, à mettre de côté tout l’argent qu’il eût souhaité. Il est vrai qu’il avait été malheureux en diverses opérations extra-professionnelles et qu’il avait subi des pertes considérables en spéculant sur le Turc et le Panama, en commanditant des fours à plâtres et une entreprise de messageries qui n’avaient point réussi.

— Bah ! se disait-il je trouverai bien, un jour, quelque chose de sérieux.

Et il songeait, à l’exemple de quelques-uns de ses confrères, à la découverte de sirops merveilleux et de pastilles magiques.

Il découvrit mieux.

Souvent, venait à son magasin un brave homme, célibataire, sans héritiers directs et qui se plaignait toujours du mal que lui causait l’administration de ses biens. M. Latête l’avait du premier coup d’œil jugé faible de caractère et malade.

— Pourquoi ne mettez-vous pas votre fortune en viager ? lui dit-il un jour… Vous doubleriez vos revenus, et vous n’auriez aucun tracas…

Mais le brave homme se récria :

— En viager !… Ah ! bien, merci !… Ah ! mais non !… Je ne dors pas si bien ! On ne sait jamais à qui l’on cède sa fortune… Je ne serais plus tranquille… j’aurais peur !… Non, non !… Il y a tant de gens qui assassinent, aujourd’hui !… et des anarchistes !…

— Sans doute ! approuva le pharmacien… Et je ne vous conseillerais pas de faire l’affaire avec le premier venu… Diable ! c’est délicat, ces choses-là !… Mais vous trouveriez quelqu’un de tout repos, un homme sérieux, quoi !… Un brave homme ; il n’en manquera pas, Dieu merci ! avec les lois nouvelles. Ça vous soulagerait joliment, allez !… Plus de responsabilités, de tentations, de convoitises autour de vous !… La liberté absolue, la tranquillité complète !… Un vrai paradis !… Vous pourriez enfin jouir de la vie !… Et puis, vous savez, de cette manière, un sou vaut deux sous, un franc deux francs, mille francs deux mille francs… Hé ! Hé !… sans compter que vous êtes robuste comme un chêne.

— Moi ! interjeta piteusement le brave homme. Mais, je suis malade, affreusement malade !… Je ne dors pas… je ne mange pas…

— Ta, ta, ta ! répliqua M. Latête en haussant les épaules. Ce sont les médecins qui vous racontent ces balivernes ! Parbleu ! c’est leur métier… Mais moi, qui suis médecin aussi, moi, qui juge ce que les gens ont dans le ventre, du premier coup d’œil, eh bien ! je vous dis que vous vous portez admirablement… Ah ! je les enverrais promener, les médecins !…

Et il ajouta, d’un air de regret :

— Tenez, si, comme vous, je n’avais pas de famille à établir ; si j’avais une santé robuste comme vous, il y a longtemps que j’aurais mis mon bien en viager !…

Le brave homme s’exclama :

— Vous !… Monsieur Latête !

— Oui, moi !… ça, je vous le garantis ! Et voulez-vous que je vous dise ?… je le prends, moi, votre bien… Je le prends à dix pour cent d’intérêts… C’est une folie, je le sais… Mais qu’est-ce que ça me fait ?… Je suis comme ça !… J’aime à rendre service !… Vous n’avez pas peur de moi, je suppose ?

— Vous, Monsieur Latête !… Ah ! ça, par exemple !

Et le brave homme, dont la physionomie passait, en étranges grimaces, de l’expression de la plus vive surprise au ravissement, répéta :

— Ah ! ça, par exemple !…

Le lendemain, M. Latête alla rendre visite au médecin qui soignait le brave homme. Il désirait avoir sur ce dernier quelques renseignements confidentiels. Le médecin objecta tout d’abord le secret professionnel.

— Oh ! de médecin à pharmacien, argumenta M. Latête, en souriant, il ne saurait être question de cela… Et puis, le brave homme est un vieux parent, que j’aime beaucoup… Sa santé m’inquiète vraiment… Il se soigne très mal… il a des lubies qui pourraient devenir dangereuses… Il faut le surveiller… Voyons, de vous à moi, mon cher maître, qu’en pensez-vous ?

— Eh bien ! de vous à moi, répondit le médecin mis en confiance, je crois que le brave homme a une mauvaise pierre dans son sac… Mon Dieu ! avec des soins, avec un régime inflexible, il peut aller, comme ça, quelques années encore… Mais pas d’imprudences, surtout !… Il a une manie, contre laquelle j’ai toutes les peines du monde à le garer… Il veut se purger, il ne connaît que ça !… Or, une purgation pourrait lui être fatale… Il y aurait tout lieu de redouter une hémorragie intestinale, et, dame ! alors, va te promener…

Ils causèrent longtemps, en termes techniques, de l’affection du brave homme, discutèrent certaines éventualités, et conclurent à un régime émollient.

— Parfaitement ! résuma le pharmacien, qui se piquait d’imaginer les plus nobles analogies. Il faut à son ventre de la liberté, mais pas de licence !

— Comme en politique, cher monsieur, acheva le médecin… Tous les organismes se ressemblent… Ils fonctionnent par les mêmes besoins et se rompent par les mêmes causes. En médecine, de même qu’en sociologie, il faut être…

— Ventre gauche, lâcha l’honorable pharmacien, en prenant congé.

Le soir même, l’affaire était conclue. La semaine suivante, l’acte irrévocablement signé, enregistré selon toutes les prescriptions légales, passait au nombre des choses définitives. En même temps que la fortune sortait, par une porte, de la maison du bonhomme, la mort y entrait par une autre.

Trois jours après, le brave homme, qui ne quittait plus la pharmacie, se plaignait à M. Latête.

— Ça ne va pas ! gémissait-il… Je ne sais pas ce que j’ai… Ma tête tourne, j’éprouve comme des éblouissements… Mon estomac est bizarre, et mes intestins s’affolent… Ça ne va pas !

— C’est le printemps ! prononça catégoriquement l’honorable pharmacien… À moi aussi, le printemps produit de ces effets… À tout le monde… il ne faut pas vous inquiéter… Une petite purgation, et tout est dit… Je me suis purgé hier… Il faut vous purger demain !…

Le brave homme s’effraya :

— Une purgation !… Qu’est-ce que vous me dites !… Mais cela m’est formellement interdit…

M. Latête ricana.

— Parbleu ! les médecins n’aiment pas les vrais remèdes… Ils font traîner les choses… Ça se comprend ! Enfin, c’est votre affaire !… Comme vous voudrez !

— Franchement ! insista le brave homme, vous croyez ?…

— Une fiole d’eau-de-vie allemande… un verre à vin, toutes les dix minutes, voilà ce que je prends… Et le lendemain, frais comme une rose, gai comme un oiseau, fort comme un Turc.

— Eh ! bien, donnez !… Après tout, ces médecins en prennent trop à leur aise !…

Il emporta la fiole.

Et quand le brave homme fut parti, M. Latête se frotta joyeusement les mains et, à l’idée de la nouvelle qu’il ne manquerait pas d’apprendre le lendemain, il murmura, facétieux :

— Purge légale !…


Paysage de foule


— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Au secours !… au secours !

Et M. Rodiguet, sur le seuil de sa porte, brusquement ouverte, apparut, la barbe en désordre, les bras en l’air, le regard hagard, la bouche convulsée.

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Au secours !… au secours !

C’était justement l’heure de sa promenade quotidienne. Aussi la stupéfaction de le voir en cet état fut-elle générale et profonde. Il y eut dans le petit bourg comme un ralentissement soudain, comme un arrêt de la vie. Il se passait une chose incroyable. M. Rodiguet, d’ordinaire si calme, si doux, si méthodique, dans sa façon de sortir de chez lui ; lui qui marchait si lentement, à pas comptés, les genoux en dehors, les jambes écartées symétriquement, au même angle, le dos humble, voûté, toujours souriant et poli, il faisait, en ce moment, des gestes extravagants, grimaçait d’horribles grimaces, se démenait, était si pâle, avait la figure si tordue, qu’on l’eût dit en proie à une attaque d’épilepsie. Revenus de leur première surprise, des voisins, des passants, des chiens accoururent, se groupèrent autour de M. Rodiguet.

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… s’écria de nouveau M. Rodiguet, dont l’étrange et incompréhensible mimique allait, à chaque minute, s’accentuant dans l’effarement et dans l’épouvante.

Alors, des voix crièrent çà et là.

— Quoi ?… Quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Monsieur Rodiguet, que vous est-il arrivé ?… Êtes-vous malade ?… Qu’est-ce qu’il y a ?

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Au secours !… J’ai… Ma… Au secours !

Le hululement de cette plainte insolite, la douleur de cet appel imprévu, coururent dans la rue, de porte en porte, de fenêtre en fenêtre, mirent à toutes les ouvertures des visages subitement consternés et curieux. Des interrogatoires se croisèrent.

— Hein !… Quoi ?… Qu’est-ce qu’il y a ?… Où sont-ils ?… Où allez-vous ?…

Quelqu’un demanda :

— Est-ce un cirque qui arrive ?

Un autre demanda encore :

— Est-ce le feu ?…

Des gens sortaient, en hâte, prudents :

— Le feu !… le feu !… Où est le feu ?

Des gamins en train de jouer, des femmes en train de coudre se précipitèrent dehors, leurs yeux clignant vers le ciel, au-dessus des toits.

— Le feu !… le feu !… où est le feu ?…

— Pourquoi ne bat-on pas la générale ?

— Pourquoi n’entend-on pas le tocsin ?

En une seconde, l’un suivant l’autre, une foule s’amassa devant la porte de M. Rodiguet, sans savoir pourquoi.

— Mais qu’est-ce qu’il y a ?… Ce n’est donc pas le feu ?… Où donc sont les pompiers ?

— On ne voit pas les pompiers !

— On ne voit pas les flammes !

— On ne voit rien…

Un homme qui tenait dans ses bras un petit enfant, s’écria :

— Vous ne voyez donc pas qu’il est fou !

Et plusieurs, aussitôt, de tous les côtés, répétèrent :

— Il est fou !… Il est fou !

— Qu’est-ce qui est fou ?… Qu’est-ce qui est fou ?

— Prenez garde !… N’approchez pas !… Il va vous mordre.

— Il faudrait lui jeter un sac sur la tête !… N’approchez pas !

— Allez chercher les gendarmes !

La foule grossissait, et ce mot : « Il est fou ! » circulait, bondissait, de bouche en bouche. Les nouveaux survenants demandèrent :

— Mais qui est fou ?…

— Vous ne voyez donc pas… Il bave, ses yeux se tournent ?…

— Qui ?… Qui ?… Quoi ?… Est-ce un chien ?

— M. Rodiguet, on vous dit !… M. Rodiguet est fou !

— M. Rodiguet !… M. Rodiguet !…

— Ah ! ben !… En voilà une histoire !

— N’approchez pas !…

Pour la cinquième fois, M. Rodiguet, en tordant ses bras :

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Mes bons amis… mes bons… mes chers…

Et il s’abattit, dans le demi-cercle étroit formé par la foule, qui recula, d’instinct, épouvantée.

Il y eut un cri d’horreur, puis un silence.

M. Rodiguet, sur le sol, gisait, inerte, les deux bras en avant, ses jambes contre la marche de la maison, les pieds en l’air.

Une voix dit :

— Est-ce qu’il est mort ?

Une autre répondit :

— On dirait qu’il est mort.

La première dit ensuite :

— Allez voir s’il est mort.

Ensuite, la deuxième voix répondit :

— Oui, je crois qu’il est mort… Il ne saigne pas… mais je crois qu’il est mort…

Et le mot « mort » qui passait de lèvres en lèvres, raidit tous les cols, tendus simultanément dans la direction de M. Rodiguet, couché sur le ventre, immobile, sa barbe dans la poussière.

Alors, un homme dont les bras étaient nus et velus, et qui portait, sanglé aux reins, un tablier de cuir comme en ont les charrons, se détacha de la foule, s’approcha du corps étendu, tourna autour de lui, se pencha sur lui, mit sa main noire sur lui… et il dit :

— Il bouge… Il a bougé… Il bouge encore !

— Mais alors, s’il bouge, c’est qu’il n’est pas mort, peut-être… Retourne-le.

— Non, tape-lui dans le dos…

Et le charron annonça :

— Ses yeux remuent… Oui, ils ont remué… Ils remuent encore !

— Mais alors ?… Si ses yeux ont remué… Emmenons-le…

— Portons-le dans sa maison.

— Mettons-le sur son lit.

— Le médecin !… un médecin !… vite !

L’homme aux bras velus souleva M. Rodiguet dans une forte étreinte. Il geignait, les veines du cou gonflées par cet effort :

— Qu’il est lourd !… bon Dieu ! qu’il est lourd !

La foule s’était rapprochée, enhardie, secourable :

— Taisez-vous ! Il parle… Il a parlé !

— Il a parlé !

— Oui, il a parlé.

— Qu’est-ce qu’il dit ?… Mettez-le sur la marche… Vous l’étouffez !… Mais taisez-vous donc, puisqu’il parle…

Et, parmi le léger frémissement des voix, subitement tues, l’on entendit, comme un souffle, M. Rodiguet, qui soupirait :

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !…

L’homme le déposa sur la marche, déboutonna le col de sa chemise.

— Eh bien ! monsieur Rodiguet ?…

M. Rodiguet respira longuement et regarda la foule, étonné de tout ce monde qui le regardait. De grosses gouttes de sueur roulaient sur son visage.

— Allons, monsieur Rodiguet, dit l’homme au tablier de cuir, vous êtes malade. Nous allons vous porter dans votre chambre, nous allons vous mettre sur votre lit…

— Non, non… Laissez-moi ici… Je ne veux pas…

Ses dents claquaient, une épouvante crispait sa face. Il balbutia encore :

— Laissez-moi ici… Je ne veux pas aller dans ma chambre… Je ne veux pas qu’on me mette sur mon lit.

— Monsieur Rodiguet ! Ça n’est pas raisonnable.

— Non… non… Je ne veux pas… Allez-vous… Allez… et tâtez si son cœur bat toujours.

Un murmure s’éleva de la foule.

— Qu’est-ce qu’il dit ?… Il a parlé de son cœur ?…

— Fermez-lui les yeux ! supplia M. Rodiguet.

— Mais quel cœur ?… Mais quels yeux ?… Il a perdu la raison… il déménage !

— Allez !… Allez !… Elle va être toute froide !… Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !… Moi, je n’irai plus jamais dans ma chambre !… Moi, je ne dormirai plus jamais dans mon lit !… Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !

— Il est fou ! Il est fou !

— Tiens, parbleu ! Bien sûr qu’il est fou ! Je l’avais dit tout de suite.

— Moi aussi, je l’avais dit… Ça se voit bien… Faut pas être malin.

L’homme accota M. Rodiguet à l’angle de la porte, il entra dans la maison… Au bout de quelques minutes, il revint, stupide, lui aussi, et les yeux effarés.

— Au secours ! À l’assassin ! Elle est morte !

— Elle est morte ! Qui est morte ?

Mme  Rodiguet.

Mme  Rodiguet est morte ?

— Oui… Il l’a tuée.

— M. Rodiguet l’a tuée ?

— Oui, il l’a tuée… Elle saigne par le crâne… Elle est toute roide !…

— Au secours !… À l’assassin !

— Allez chercher les gendarmes !

— Et le maire ?… Où est le maire ?… Allez chercher le maire !

— Entrons dans la maison… Allons voir ça !… Elle est toute roide !… Il l’a tuée !…

— Il y a peut-être beaucoup de sang !…

— Un homme si doux, si poli !…

— Vous savez qu’elle le battait !

— Elle ne lui donnait que des os à manger…

— Elle le faisait coucher par terre.

— Un jour elle lui a jeté de l’eau bouillante dans la figure !…

— Oui… Oui… Et puis elle couchait avec le facteur !…

— À l’assassin !… À l’assassin !

La foule grossit. De toutes les rues, de toutes les ruelles, de toutes les maisons, les curieux affluèrent :

— Qu’est-ce qu’il y a ?… On dit qu’il l’a tuée !…

— Les gendarmes ! Voilà les gendarmes !

Les gendarmes, très rouges, arrivèrent… Le brigadier, énorme, demanda :

— Qu’est-ce qu’il y a ? Allez-vous-en !… Circulez !… Qu’est-ce qu’il y a ?

— Laissez passer les gendarmes !

— Qu’est-ce qu’il y a, nom de Dieu ?…

— Elle est morte !

— Elle est morte ?… Qui est morte ?… Allez-vous-en.

— Il l’a tuée !

— Il l’a tuée ?… Qui l’a tuée ?… Circulez !… Mais circulez donc, nom de Dieu !

Des poings, des coudes, de la poitrine, les gendarmes s’enfoncèrent dans la foule, jurant, interrogeant… Ils purent enfin pénétrer jusqu’au seuil de la maison, où M. Rodiguet, affolé, gémissait toujours :

— Ah ! mon Dieu !… Ah ! mon Dieu !…

De-ci, de-là, dans la foule, quelques voix commandèrent :

— Arrêtez-le !… C’est lui !…. Il l’a tuée !…

— Qui, lui ?… Où ça, lui ?…

— Rodiguet !… Rodiguet !… Rodiguet !… À mort !

— Oui ! Oui ! À mort ! À mort ! À mort !

À ce moment, le brigadier aperçut M. Rodiguet, affaissé, comme un paquet, contre la porte…

— Oui ! Oui ! C’est lui !… À mort !…

Mais M. Rodiguet, d’une voix triste et faible, soupira :

— Ce n’est pas moi !… C’est elle !… Elle est tombée tout d’un coup, contre la cheminée… Ce n’est pas moi !

— Si… Si… criaient les mêmes voix, dans la foule… C’est lui !… Nous l’avons vu !… Elle saigne par le crâne !… Elle est toute roide !

— Pourquoi voulez-vous que ce soit moi ? reprit M. Rodiguet… Pourquoi ? Ah ! mon Dieu ! Ah ! mon Dieu !

— Taisez-vous ! ordonna le brigadier. Il se tourna vers la foule qui poussait toujours de violentes clameurs de mort :

— Allez-vous-en !… Circulez ! Qu’est-ce que vous foutez ici, vous autres ?… Allez-vous-en !

Puis, il s’adressa aux deux gendarmes qui le suivaient :

— Verbalisons… Allez chercher le médecin… Allez chercher le juge de paix… Verbalisons. Et posant sa large main sur l’épaule de M. Rodiguet, tandis que la foule hurlait à la mort, il dit :

— Au nom de la loi, je vous arrête !…


Le Polonais


La maison où demeure le Polonais est, sur la route, près de la forêt, pour ainsi dire, enclavée dans la forêt ; une cahute indiciblement misérable, dont les murs en torchis s’écaillent, dont le toit de chaume, çà et là crevé, s’effondre, montrant les lattes pourries. Devant la maison s’étend un petit jardin, un petit carré de terre où poussent librement les herbes sauvages, et qu’entoure une palissade en ruines. L’été, quelques soleils dressent au-dessus des herbes, vers la lumière, leur capitule orangé. Quand vous passez sur la route, devant cette maison, une odeur vous vient qui fleure la crasse, le fauve, la pourriture cutanée et vous pique aux yeux. Des quatre enfants qui grouillaient, comme des vers, dans cette ordure, trois sont morts, emportés dans une épidémie de diphtérie ; le dernier n’est jamais là… Il rôde, dans les rues de la ville, sur les trottoirs, à la fois maraudeur et mendiant. Il ne revient qu’à la nuit dans la maison, battu quand ses poches sont vides, encouragé d’un seul mouvement de tête approbatif lorsqu’il dépose sur la table le produit de ses larcins.

Les promeneurs fuient cette maison, dont les fenêtres, à la tombée de la nuit, luisent comme des regards de crime…

Assis sur le seuil, le Polonais confectionne, sans enthousiasme, des balais de bouleau, pour le prochain marché. On voit que cette besogne répugne à sa force. C’est un petit homme trapu, carré d’épaules, de membres puissants et de reins souples. De son visage enfoui sous les broussailles d’une barbe rousse, on ne voit que deux yeux étrangement brillants, des yeux d’orfraie, et deux narines sans cesse battantes comme celles des chiens qui ont humé dans le vent des odeurs de gibier.

Sa femme, grande, sèche, ridée, tresse des paniers d’osier, dans la maison… Le profil de son visage coupant, sa silhouette plate se devinent plutôt qu’ils ne se voient dans l’ombre lourde de cette sinistre demeure. Tous les deux, ils ne se disent rien. Quelquefois ils s’arrêtent de travailler. Et le silence de ces deux êtres a quelque chose de terrible et de meurtrier.

Des faisans passent sur la route ; des faisans volent au-dessus de la route. Le Polonais les regarde passer, les regarde voler. Ses yeux brillent davantage, ses narines frémissent plus vite. Des traînées d’or luisent, ondulent, dans sa barbe remuée.

Tout à coup, sans qu’on ait pu savoir d’où il venait, un garde paraît sur la route, la carnassière au dos, à la main le bâton de cornouiller. Il s’arrête devant la palissade. Son visage est dur, sa moustache rude, sa peau tannée comme les guêtres de cuir qui enveloppent ses mollets. Un rayon de soleil tardif fait étinceler sur sa poitrine la plaque d’acier, indice de son autorité.

— Hé ! Polonais !… appelle-t-il.

Le Polonais lève lentement sa tête de fauve vers le garde et ne répond pas. Ses yeux, tout à l’heure si brillants, se sont éteints. On distingue à peine leur lueur ternie sous les broussailles de la barbe. Les narines ont cessé de battre.

— Hé ! Polonais !… réitère le garde, es-tu donc sourd ?… M’entends-tu ?…

Alors, d’une voix bourrue, le Polonais répond :

— Je ne suis pas sourd, et je t’entends… Passe ton chemin… Nous n’avons pas à causer ensemble.

Le garde se dandine, une pâle grimace aux lèvres.

— Si, nous avons à causer ensemble… dit-il… Je ne viens pas en ennemi…

Le Polonais hoche la tête.

— Je t’ai dit de passer ton chemin… Tu n’as rien à faire ici… Ah ! Est-ce clair ?…

Et il se remet à son ouvrage, tandis que, du fond de la maison, une voix aigre de femme glapit :

— Puisqu’on te dit de passer ton chemin, canaille !

Le garde insiste et veut franchir la palissade, par une brèche. Mais le Polonais se dresse, d’un bond, vers lui, et, gesticulant, furieux, une flamme de meurtre dans les yeux, il crie :

— Je te défends d’entrer chez moi !… Fais bien attention… si tu entres… aussi vrai que je suis le Polonais… tonnerre de Dieu !… je te fais ton affaire.

La voix de femme répète, dans l’ombre de la maison :

— Oui ! oui ! Fais-lui son affaire…

— Eh bien ! écoute-moi… ordonne le garde en haussant les épaules… J’ai encore vu tes traces, dans le bois, cette nuit.

— Tu mens !…

— Et où as-tu coupé ces brins de bouleau ?

— Ça ne te regarde pas… Je les ai coupés où il m’a plu…

— Bon !… Je ne t’ai pas pris, tu peux dire ce que tu veux. Mais il ne s’agit pas de ça. Veux-tu vendre ta maison ?

— Ma maison ?… rugit le Polonais.

— Oui, ta maison. On t’en donne mille francs.

— Ah ! ah ! elle vous gêne, toi et ta crapule de maître !… Tiens, regarde-moi bien. Tu m’en donnerais trois cent mille écus, que je te dirais non.

— C’est ton dernier mot ?

— Oui.

— C’est bon. Seulement je t’avertis qu’on te surveille.

— Je me moque de toi, entends-tu, de toi, et de celui qui t’envoie !… Et moi aussi, je t’avertis que ça finira mal, toutes vos tracasseries… Ne pas laisser vivre en paix un pauvre homme !… Ah ! malheur !

Et, tout d’un coup :

— Pourquoi as-tu tué mon chien ?

— Il chassait les faisans.

— Tu mens… Et mes trois poules que tu as tuées aussi ?… Est-ce qu’elles chassaient tes faisans ?

— Elles grattaient les semis de pin.

— Pourquoi m’as-tu fait chasser du château ?… J’y gagnais ma vie, honnêtement…

— Pourquoi braconnais-tu ?

— Tu mens ! Tu mens !

Dans l’ombre de la maison, la voix de femme, de plus en plus colère, souligne toutes les répliques du garde, par ces mots :

— Canaille !… Canaille !… Assassin !…

Mais le garde ne s’émeut pas.

— Fais attention à toi, Polonais… Car, cette fois, on ne te ménagera pas…

— Fais attention à toi, plutôt… affameur des pauvres gens… parce que… Oui… j’en ai assez de crever la faim, à cause de vous tous… Vous m’avez tout pris… Et crever pour crever !…

Alors, le garde, très calme, dit :

— Je ne te crains pas… et je ne suis pas méchant pour toi, puisque je t’avertis… À toi de voir la chose… Je m’en vais…

Et, remontant sur l’épaule, d’un coup de reins, sa carnassière, il saute, légèrement, sur la route, et s’en va, sans retourner la tête.

Le soleil décline, s’enfonce derrière les massifs plus sombres de la forêt.

Le Polonais se remet à son travail, maugréant :

— J’en ai assez… On a trop de misère… Crever pour crever !…

La nuit est venue, le Polonais rentre dans la maison. La huche est vide… Tous les deux, la grande femme maigre et le petit homme trapu, ils restent là, dans l’ombre, silencieux.

Soudain :

— Homme ! fait la femme.

— Eh bien ?

— Il n’y a pas de lune, cette nuit.

— Non !… La nuit sera noire.

— Sûr qu’il erre, cette nuit, dans la sente aux bouleaux.

— Oui…

— Eh bien ?

Et la femme, à tâtons, lève une pierre, sous la cheminée, une grande pierre sous laquelle un trou se creuse. Elle retire du trou un fusil, l’essuie, fait jouer les batteries et, d’une voix basse, rauque :

— Eh bien ?… Si t’as du cœur… t’iras aussi…

— Donne ! fait le Polonais… Crever pour crever.

Le Polonais sort de la maison. La nuit est toute noire, en effet. Il écoute. Personne sur la route… Aucune voiture, aucun bruit… Il écoute encore…

Très loin, un hibou chante, dans le silence, sa lugubre chanson de mort…


Monsieur Quart


On enterrait hier Monsieur Quart.

Ce fut une émouvante formalité.

Ne voulant pas me distinguer par une abstention unique qui eût été sévèrement jugée, en ce petit pays très impressionnable, très jaloux de son particularisme, je fis comme tout le monde, et j’accompagnai le vénérable Monsieur Quart à sa dernière demeure.

Au cimetière, sous une pluie de neige, fine et glacée, qu’accélérait obliquement un aigre vent du nord-ouest, M. le maire prit la parole, ce qui n’arrive jamais que dans les exceptionnelles occasions de la nécrologie locale, par exemple à la mort d’un conseiller municipal, ou d’un chevalier du Mérite agricole.

Bien que, par système, Monsieur Quart n’eût été rien de tel, et même que, par tempérament, il n’eût été rien du tout, personne ne fut étonné de ce considérable honneur ajouté à l’insolite pompe de ces funérailles, qui rappelaient celles de M. Thiers, en petit. On sentait que quelque chose de national planait au-dessus des liturgies plus humbles et des cortèges moindres.

Après avoir, d’une voix ânonnante et consécratoire, célébré toutes les vertus privées de Monsieur Quart, M. le maire, en veine d’éloquence, conclut comme suit :

« Il ne m’appartient pas, Mesdames et Messieurs, de juger la vie de Monsieur Quart. D’autres, plus autorisés que moi, rendront à cet admirable concitoyen ce mérité et suprême hommage. Si Monsieur Quart, que nous pleurons tous, ne se signala jamais à la reconnaissance de ses compatriotes et de la Ville que, grâce à votre confiance, j’ai l’honneur d’administrer, par des libéralités matérielles, des actes directs de bienfaisance, ou par l’éclat d’une intelligence supérieure et l’utilité d’une coopération quelconque — pécuniaire ou morale — au développement de notre petite vie municipale, qu’il me soit permis néanmoins — et je crois être l’interprète des sentiments unanimes de notre chère population — qu’il me soit permis, dis-je, de rendre à la mémoire de Monsieur Quart la justice qui lui est due !

« Oui, Messieurs, Monsieur Quart, en qui je veux voir plus qu’un homme, — un principe social — nous aura toujours donné l’exemple, le haut et vivifiant exemple d’une vertu — ah ! bien française, celle-là ! — d’une vertu merveilleuse entre toutes, d’une vertu qui fait les hommes forts et les peuples libres : l’Économie !

« Monsieur Quart aura été, parmi nous, le vivant symbole de l’épargne… de cette petite épargne, courageuse et féconde, que nulle déception n’atteint, que nul malheur ne lasse et qui, sans cesse trompée, volée, ruinée, n’en continue pas moins d’entasser, pour les déprédations futures et au prix des plus inconcevables privations, un argent dont elle ne jouira jamais, et qui jamais ne sert, n’a servi et ne servira qu’à édifier la fortune, et à assouvir les passions… des autres.

« Abnégation merveilleuse ! Tire-lire idéale, ô bas de laine !

« Ce sera l’honneur de Monsieur Quart, dans une époque troublée comme la nôtre, d’être demeuré fidèle, per fas et nefas, comme dit le poète, à des traditions nationales et gogotesques, où notre optimisme se réconforte, si j’ose m’exprimer ainsi, car, comme l’a écrit un grand philosophe, dont je ne sais plus le nom : « l’épargne est la mère de toutes les vertus, et le principe de toutes les richesses nationales. »

« Et, maintenant, Joseph-Émile Quart, adieu ! »

Malgré ses réticences et ses obscurités, ce discours me fut comme une soudaine illumination. Je compris tout de suite la signification humaine de Monsieur Quart, son importance sociale, et les sentiments correspondants de la foule qui l’admirait et le pleurait, comme un héros. Tout cela me parut d’un enchaînement solide et d’une implacable logique. Je trouvai Monsieur Quart harmonique à la foule, la foule harmonique à Monsieur Quart, et le maire harmonique à celui-ci et à celle-là ! Et je rougis de ne pas avoir compris cela plus tôt !…

Monsieur Joseph-Émile Quart était d’une construction physique lumineusement évocatrice de son âme. Courtaud, gras et rondelet, il avait, entre des jambes grêles, un petit ventre bien tendu, sous le gilet ; et son menton, sur le plastron de la chemise, s’étageait congrûment, en un triple bourrelet de graisse jaune. Sous ses paupières boursouflées, ses yeux jetaient l’éclat triste et froid d’une pièce de dix sous.

Il représentait exactement l’idéal que l’Économie politique, les gouvernements libéraux et les sociétés démocratiques se font de l’être humain, c’est-à-dire quelque chose d’absolument impersonnel, improductif et inerte ; quelque chose de mort qui marche, parle, digère, gesticule et pense, selon des mécanismes soigneusement calculés… quelque chose, enfin, qu’on appelle un petit rentier !

Et, je revis Monsieur Quart sortant de sa maison, chaque jour, à midi, descendant, sur le trottoir de gauche, la rue de Paris, allant jusqu’au quarante-cinquième arbre, sur la route de Bernichette ; puis rentrant, chez lui, par le trottoir de droite, ayant fait le même nombre de pas que la veille, et n’ayant dépensé de mouvements musculaires et d’efforts cérébraux que ce que pouvait lui en permettre le petit compteur intérieur, réglé et remonté par l’État chaque matin, qui lui tenait lieu d’âme !

La foule s’écoula lentement, du cimetière, en proie à une tristesse visible. Je rejoignis le maire qui s’essuyait la bouche, encore enduite de la salive épaisse de ses paroles. Nous jetâmes une dernière pelletée de terre gelée dans la fosse où l’on avait descendu le cercueil de Monsieur Quart. Et nous revînmes ensemble vers la ville.

— Oui, mon cher monsieur, me dit le maire, notre Quart fut un héros, et l’on élève des statues à des gens qui ne le valent pas ; à des écrivains, par exemple, à des philosophes et des savants qui troublent la vie des hommes et la compliquent d’inutiles pensées, et de gestes plus inutiles encore… Il y aurait eu bien plus à dire, sur la tombe de cet admirable Monsieur Quart, que ce que j’ai dit… Mais que voulez-vous !… Cette foule n’aurait rien compris !… Ce qui me touche dans le cas de Monsieur Quart, c’est que jamais il ne goûta la moindre joie, jamais il ne prit le moindre plaisir… Même au temps de sa richesse, il ne connut — ce que les plus pauvres des mendiants connaissent parfois — une heure de bon temps. Il se priva de tout et vécut, à côté de son argent, plus misérable et plus dénué que le vagabond des grandes routes… Dans ses promenades quotidiennes, il ne dépassait pas le quarante-cinquième arbre de l’avenue de Bernichette. De même, dans toutes les directions de la connaissance et de la fantaisie humaines, il n’a point dépassé le quarante-cinquième arbre. Il ne voulut accepter ni un honneur, ni une responsabilité, quelle qu’elle fût, dans la crainte d’avoir à payer cela par des obligations et des charges qui l’eussent distrait de son œuvre. Il économisa !… Il épargna !… Voilà son œuvre !… Rien ne l’arrêta, ni les vols domestiques, ni les conversions de la Rente, ni les catastrophes financières !… Et comme il avait, en toutes choses, des idées justes et saines !… Un jour, il me vit donner un sou à un pauvre qui semblait mourir de faim. « Pourquoi donner de l’argent aux pauvres ? me dit-il… Vous encouragez leurs vices, vous facilitez leurs instincts de gaspillage et de débauche… Croyez-vous donc que les pauvres économisent ?… Ils boivent, mon cher Monsieur, ils boivent votre argent !… Moi, je n’ai jamais rien donné… Jamais je ne donnerai rien… » Il avait de ces paroles profondes !…

Le temps laissé à l’admiration, il ajouta :

— En effet, Quart conforma rigoureusement sa conduite et ses principes de morale sociale… Il ne donna jamais rien… On lui prit tout… les Lots turcs, le Panama et d’autres choses !… Il est mort ruiné !… S’il avait vécu plus longtemps, nous eussions été obligés de le prendre à l’hospice, comme un indigent !… Quelle admirable existence !…

Nous étions arrivés devant la porte du maire, qui, me serrant la main, conclut mélancoliquement :

— Gambetta a dit que les temps héroïques étaient passés !… Eh bien ! il ne savait pas ce que c’est qu’un petit rentier.


Les âmes simples


Dès que M. le curé eut appris que M. Rouvin, malade depuis deux jours seulement, était au plus mal, il accourut auprès de lui. Introduit dans la chambre par la vieille bonne abêtie de douleur, à peine s’il put contenir son émotion, et des larmes lui emplirent les yeux. Il les essuya vite et, faisant un effort sur soi-même, il donna à son visage bouleversé une expression presque souriante.

M. Rouvin, très pâle, très faible, les narines un peu pincées, une grosse sueur au front, reposait sur son lit. Ses mains grattaient la toile du drap, mais sans brusques crispations, et, de sa gorge, un sifflement léger sortait, mais sans râles douloureux. Il ne paraissait pas souffrir. L’agonie ne tordait aucun de ses muscles, ne convulsait aucun de ses traits, restés pacifiques. Il mourait comme on s’endort.

La chambre était toute claire et rayonnante avec ses murs blancs, ses rideaux à gaies fleurettes, son atmosphère de pureté et de paix morale. Par les fenêtres ouvertes sur le jardin, le soleil du soir entrait avec les arômes des fleurs, et, là-bas, au-dessus des coteaux qui poudroyaient dans une brume dorée, un grand ciel apaisé, un grand ciel très doux, d’un bleu nacré, faisait un fond de lumière adorable à ce drame auguste et terrible de la mort.

M. le curé s’approcha du lit, en marchant sur la pointe des pieds. Il crut voir passer une inquiétude dans les yeux du moribond, interrogativement fixés sur lui. Alors, il se pencha tout près, et il dit :

— Je ne viens pas pour ce que vous croyez… Je ne viens pas en prêtre… J’ai toujours respecté votre vie… je respecterai votre mort… Soyez tranquille, mon ami… Endormez-vous sans crainte de moi.

Puis, d’une voix un peu plus tremblante, et que l’émotion étranglait :

— Je viens en ami vous dire un dernier adieu, un dernier et fraternel adieu !…

Il prit tendrement la main du mourant qui, déjà se refroidissait, la serra avec une force délicate, et il dit encore :

— Je viens aussi vous demander si vous n’avez pas à me confier quelques recommandations particulières. Toutes vos volontés, mon ami, seront obéies fidèlement, avec piété, quelles qu’elles soient ! Je vous le jure !

M. Rouvin, d’un regard vague, désigna un secrétaire, placé contre le mur, entre les deux fenêtres… Ses lèvres remuèrent si faiblement que le prêtre devina, plutôt qu’il ne les entendit, ces mots légers comme un souffle très lointain :

— Demain !… là… pour vous… une lettre… Merci !

— Bien, fit gravement le curé…

Et, comme on prononce un serment, il répéta :

— Quelles qu’elles soient !…

Le curé s’assit sur un fauteuil, près du chevet, la main glacée de l’agonisant dans la sienne, et il resta là, longtemps, sans dire une parole, immobile et désolé. Il pensait à l’exceptionnelle et presque miraculeuse beauté qu’avait été l’existence de M. Rouvin, à sa charité inventive qui sauva de la faim tant de malheureux et leur fit connaître la joie de vivre, la douceur d’être bon. Il pensait surtout à cette faculté, pour ainsi dire évangélique, qu’il avait de ramener au bien les âmes dévoyées et les pauvres cœurs pervertis sans jamais leur parler de Dieu, auquel il ne croyait pas, sans jamais recourir aux consolations religieuses, qu’il jugeait dangereuses, immorales et vaines. Ses moyens de calmer les haines, de dompter le crime, de conquérir les débauches, étaient purement humains. Il n’y employait que cette force, mystérieuse et candide, à laquelle, bien dirigée, rien ne résiste : l’amour ! Le brave curé comprenait que cet héritage de bienfaits, M. Rouvin allait le lui léguer, et il le sentait trop lourd pour lui.

— Oui ! oui !… Ce sera trop lourd pour moi !… Je ne m’en tirerai jamais, se répétait-il intérieurement… Et pourtant, j’ai l’aide de Dieu, moi, et l’exorable complicité de tous les saints de la sainte Église !… Ah ! Dieu n’est pas tout, peut-être !… Il faut aussi de l’administration !… Et voilà, moi, je n’ai pas d’administration !…

Durant qu’il réfléchissait à ces choses troublantes, le soir vint, puis la nuit. La vieille bonne alluma une veilleuse qui répandit, dans la chambre, une lueur funèbre ; ensuite, elle s’accouda au dossier du fauteuil, où le prêtre songeait, et elle se mordit les lèvres pour ne point éclater en sanglots. Une beauté nouvelle, une beauté de blanche et lumineuse éternité prenait possession du visage de M. Rouvin, qui, à mesure que la vie l’abandonnait, se simplifiait, jusqu’à ne plus rien conserver d’humain, et se transfigurait, en une sorte de rêve, sous les doigts invisibles de ce magique sculpteur qu’est la mort.

Comme d’autres devoirs rappelaient le prêtre à sa cure et à l’église, il se leva, l’heure arrivée, baisa pieusement le front du moribond, calme et profond ainsi qu’un ciel, et sortit de la chambre, où, dans quelques moments, quelque chose de grand, de presque divin, allait disparaître. Alors, la vieille bonne, qui le reconduisait dans l’escalier, se mit à fondre en larmes.

— Un homme comme ça !… Un homme comme ça !… Mourir sans le bon Dieu !… Quel malheur !

— Ne le jugez pas ! dit le prêtre son index levé vers l’infini. Ne le jugez pas, pas plus que je ne le juge moi-même, pas plus que Dieu, qui sait tout, ne le jugera… C’est un saint !

En regagnant le presbytère, il songeait, l’esprit envahi par les terreurs du doute :

— Sans Dieu, il a vécu une admirable vie… Il meurt, sans Dieu, paisible et rayonnant, comme un saint ! Dieu !… Est-il donc possible que Dieu soit inutile à qui possède une conscience !

M. Rouvin s’éteignit au matin, en même temps que les étoiles.

Voici ce que contenait la lettre, trouvée, le lendemain, dans le secrétaire. Elle portait, simplement, sur l’enveloppe, le nom du curé.

« Mon cher ami,

« Je désire être enterré civilement et sans pompe. J’ai vécu loin du bruit, je veux m’en aller dans le silence. Je veux surtout que l’Église ne vienne pas, par le mensonge de ses prières, rompre l’harmonie de toute une vie passée hors son culte et ses croyances.

« Vous m’avez généreusement aidé à accomplir quelques œuvres utiles aux hommes, et que je vous laisse le soin de continuer, selon les idées inscrites en mon testament. Je compte donc sur votre tolérante amitié, sur votre grand cœur pour assurer l’exécution de cette volonté suprême, quelque pénible qu’elle puisse être à votre âme de croyant, quelque contraire qu’elle soit réellement à votre caractère de prêtre catholique. Et je vous remercie.

« Louis Rouvin. »


Quand il eut fini de lire cette lettre si effrayante et si brève, M. le curé demeura anéanti. Il n’avait pas songé à cela. Il avait songé à tout, excepté à cela. Cela seul ne lui était pas venu à l’esprit. Et pourtant, cela devait être ! Cette mort était logique avec cette vie.

— Je ne peux pas !… Non, non, je ne peux pas participer à cet acte d’impiété, se dit-il.

Qu’un homme, qu’une créature de Dieu, sous ma protection de ministre de Dieu, s’en aille de la vie terrestre, sans une prière, sans un chant sacré, sans une goutte d’eau bénite, cela ne sera pas, cela ne se peut pas !…

Puis, soudain, il se rappela son serment au chevet du mourant : « Quelles qu’elles soient ! » avait-il juré. Que faire ? Ou il allait être parjure, ou il allait être infâme ! Il se rendit à l’église, et, à genoux sur les marches de l’autel, les yeux et les mains tendus dans une supplication déchirante vers la face du Christ, il resta, une partie du jour, en prières.

Le lendemain, une foule en deuil stationnait devant la maison mortuaire. Dans le vestibule, l’humble cercueil, recouvert d’un drap noir, disparaissait sous un amoncellement inusité de fleurs et de couronnes. Tous les visages exprimaient l’affliction la plus vive ; le deuil était non seulement sur les habits, mais dans tous les cœurs. On entendait des sanglots étouffés sous des mouchoirs.

Tout à coup, un personnage, étrangement vêtu, parut au milieu de la foule étonnée. On ne le reconnut pas d’abord. Il portait une antique redingote, à basques plissées, et qui craquait aux épaules. Un pantalon trop court et fripé flottait autour de ses jambes, chaussées de brodequins tout neufs ; son chapeau de haute forme était jauni par le temps, et rappelait de lointaines époques, d’exhilarantes caricatures.

— Monsieur le curé ! Monsieur le curé !

Ce cri courut dans la foule et se répéta de bouche en bouche. Bientôt, l’étonnement fit place à de l’admiration. Quoiqu’il fût accoutré comme « un masque », on trouva le curé beau, on le trouva sublime. Les hommes, émus, s’approchèrent de lui, lui sourirent, lui baisèrent les mains ; les femmes pleurèrent d’attendrissement.

— Monsieur le curé ! Monsieur le curé !

Et lui, un peu gêné de tant d’hommages, balbutiait :

— Laissez !… Laissez !… Je ne fais que mon devoir !

Résolument, il prit la tête du cortège, derrière le corbillard, et, tête nue, la démarche noblement assurée, il conduisit le deuil.

Au cimetière, il s’avança vers la fosse et il dit :

— Mes chers amis, celui que nous pleurons fut un saint… un grand saint… Honorons sa mémoire et inspirons-nous de ses vertus… Il fut un saint… je vous en réponds… Et Dieu le sait, qui m’entend… car Dieu, mes chers amis…

Ému, troublé, il s’embrouilla, chercha ses phrases… et, ne les trouvant pas, il bégaya :

— Car Dieu n’est pas une bête…

Et, par une habitude involontaire, balança sa main au-dessus de la terre remuée, comme s’il maniait l’aspersoir.


Pour s’agrandir…


M. Jules Pasquain, ancien mercier, et Mme Sidonie Pasquain, son épouse, se trouvant trop à l’étroit dans leur petite maison de la place de l’Église, achetèrent une propriété plus vaste et qu’ils convoitaient depuis longtemps. Les deux demoiselles Pasquain, personnes sèches quoique mûres déjà, furent enchantées. Il y avait de quoi. Songez donc ! Une grille de fer ouvré, de très vieux arbres, une charmille, un verger, et, parmi des rocailles écroulées, les restes d’un ancien jet d’eau : ce n’était point chose si banale et qu’on vît tous les jours. L’habitation surtout était remarquable ; toute blanche et basse, avec de larges fenêtres cintrées, avec son haut toit d’ardoises, elle offrait, de la route, aux regards des passants, un aspect confortable, imposant, et presque « seigneurial », au dire de Mlle Gertrude, l’aînée des demoiselles Pasquain, laquelle avait des goûts «  aristocratiques », et souffrait beaucoup de demeurer dans une petite maison, semblable à toutes les petites maisons du pays.

De fait, l’achat de cet immeuble, qui avait appartenu jadis à l’intendant d’une famille noble, classait les Pasquain, les élevait d’un rang, au-dessus des menus bourgeois non hiérarchisés. Les demoiselles Pasquain prirent tout de suite des airs plus hautains, des manières plus compliquées, et tout de suite, elles « jouèrent à la grande dame », ce que les voisins trouvèrent, d’ailleurs, naturel et obligatoire. Il fallait bien faire honneur à une aussi belle propriété. Elles espéraient aussi — espoir formellement partagé par toute la famille — dénicher, avec le prestige de ce presque château, de prochains et sortables maris.

Mais tout cela ne s’était pas accompli sans de longues réflexions, sans de longues, émouvantes, angoissantes hésitations. Durant des mois et des mois, on avait pesé, à toutes les balances de la sagesse, le pour et le contre ; on avait élevé de formidables objections, établi des comptes enchevêtrés, mesuré la hauteur des plafonds, la largeur des fenêtres, la profondeur des placards, — car il y avait des placards, dans toutes les pièces, ce qui est très commode, — sondé la solidité des murailles, espionné le tirage des cheminées. Chose curieuse, ce fut Mme  Pasquain qui activa les négociations, et pourtant, ce n’était pas son habitude d’activer les négociations. D’ordinaire, elle manquait de décision en toutes choses ; elle ne pouvait se résoudre à prendre un parti, même dans les actes les plus répétés de la vie de ménage ; et pour changer une table de place, pour l’achat d’une robe, d’un paquet de navets, d’une pelote de fil, elle n’aboutissait à un résultat que talonnée par la nécessité. Et c’étaient des froncements de sourcils, des soupirs, des « si j’avais su ! » qui n’en finissaient pas.

Mais la maison lui plaisait. Elle avait vu comment elle pourrait l’aménager et voulait y entrer tout de suite.

L’affaire terminée, l’acte de vente signé, Mme  Pasquain fut comme écrasée de sa hardiesse. Non, cela n’était pas possible !… Cette résolution irréparable, qui coupait court aux réflexions, aux objections, aux hésitations, aux mais, aux si, aux car, lui parut une surprise violente, une criminelle effraction de sa volonté, quelque chose comme une catastrophe terrible, soudaine, à laquelle il était impossible de s’attendre. Et, sans cesse, elle gémissait :

— Une si grande maison !… Et peut-être de l’humidité !… Et les serrures qui ne marchent pas !… Et tant de terrain !… Jamais je ne m’en tirerai !… Ah ! mon Dieu, qu’allons-nous devenir, là-dedans ?

La pensée d’une installation nouvelle, discutée pourtant, prévue dans les plus méticuleux détails, l’accabla comme une tâche trop lourde pour elle, lui cassa les bras, lui aplatit le cerveau. Elle chercha des moyens bizarres de rompre le marché.

— Mais, puisque c’est signé, enregistré, payé ?… disait M. Pasquain… puisque tu as signé, voyons !

— J’ai signé… j’ai signé… reprenait l’infortunée dame… Eh bien ! ce n’est pas une raison … je puis m’être trompée… Il doit y avoir des motifs d’annulation… D’abord, je n’ai pas signé de bon cœur… Et puis, admets que la toiture s’effondre demain. Car enfin…

— Eh bien ?

— Eh bien ! je dis que ça n’est pas juste… qu’on aurait pu attendre… et que si tu voulais bien…

Et comme M. Jules Pasquain, impatienté, haussait les épaules :

— Oh ! toi, je sais, reprochait-elle… Toi, d’abord, tu n’as jamais su ce que c’est que l’argent…

Il lui fallut plusieurs semaines pour s’habituer à cette effarante idée que le marché était irrévocable, qu’il n’y avait pas à y revenir, ainsi que M. Pasquain le lui expliquait, le Code en main.

— Le Code, le Code !… essayait-elle encore de discuter. On lui fait dire tout ce qu’on veut, au Code. C’est toi-même qui le prétends.

Mais sa résistance devenait plus molle. Un beau jour, elle finit par déclarer :

— Après tout, nous avons été si longtemps gênés et mal à l’aise, que nous pouvons bien nous payer le plaisir d’un peu de confortable.

— Mais oui, appuya M. Pasquain. Et te voilà enfin raisonnable !… Mon Dieu ! la vie n’est déjà pas si longue… Un peu de bon temps, va !… Ça n’est pas de trop, quand on peut !…

— Ça c’est vrai !

Elle s’attendrissait :

— Et puisque les enfants sont contents !… Qu’est-ce que je demande, moi ? Que les enfants soient heureux. Le reste n’est rien. Avoue tout de même que nous nous sommes trop précipités. Ça n’a pas été très sage… Et puis, cette grande maison, jamais nous ne pourrons l’entretenir avec nos deux domestiques.

— Mais si ! mais si ! déclara M. Pasquain. Tu te fais des monstres de tout. Eh bien ! tu prendras une petite fille, en plus, une petite fille de dix francs par mois.

— Enfin ! Pourvu qu’on soit heureux ! Pourvu qu’on soit bien !…

À partir de ce moment Mme  Pasquain, sérieuse et active, alla tous les jours rôder dans la maison, s’arrêtant devant chaque objet, ayant avec chaque chose d’étranges colloques.

Un matin, elle dit, au déjeuner, avec un air très grave :

— Il va falloir faire de grandes économies… J’ai beaucoup réfléchi… Ainsi, par exemple, le salon !… Nous n’avons pas besoin d’un salon… Nous voyons si peu de monde !… On pourrait vendre les meubles du salon.

— Oh ! mère ! fit Gertrude… Moi qui pensais qu’on l’aurait arrangé encore mieux !

— Est-ce toi qui paies ? interrogea Mme  Pasquain, avec un regard dur et une voix toute brève… Tais-toi… C’est comme le piano… vous n’en jouez jamais… À quoi sert-il, le piano, je te le demande !… Oui, oui… pas d’encombrement, pas de bric-à-brac. J’ai horreur de ça !… J’ai horreur des choses inutiles.

— Mais, petite mère, osa répondre l’entêtée Gertrude… le piano, tu l’as acheté avec nos petites économies, nos petits cadeaux du Jour de l’An… Si nous n’en jouons pas, c’est parce que tu ne veux que l’accordeur vienne le réparer… Enfin, il est à nous, ce piano…

— Rien n’est à vous, ici, entendez-vous !… gronda Mme  Pasquain.

Et, s’adressant à son mari, qui ne disait rien, elle dit :

— C’est comme le cheval, la voiture… je vous demande un peu… qu’avons-nous besoin de cela ?… Nous ne sortons presque jamais… Je crois que nous pourrions les vendre… C’est cela qui ferait une fameuse économie !

M. Pasquain objecta d’un ton irrité :

— Mais, sapristi ! on ne peut pourtant pas tout vendre !… Nous n’avons pas acheté cette maison pour nous priver de tout ce qui nous fait plaisir…

Le lendemain, ce fut encore plus terrible. Et quand elle eut déclaré :

— Nous renverrons les domestiques… Les enfants feront le ménage, moi la cuisine… Nous prendrons une femme de journée pour les gros travaux… tout le monde sursauta. Monsieur Pasquain intervint, très ferme, très digne :

— Comment ! toi-même tu disais que tu ne pourrais jamais entretenir la maison avec ton monde… C’est de la folie !… Et le jardin ? Y penses-tu, au jardin ?… Moi, tu sais, je tiens à mes légumes, à mes arbres, à mes fruits !

— Tes fruits !… Ah ! tu fais bien d’en parler… Nous avons eu vingt poires, cette année… Je n’ai même pas pu faire de la gelée de pommes, avec tes fruits ! Non, non, plus de gaspillage, plus d’encombrement… Nous n’avons pas de millions, nous autres… Tu agiras, avec ton jardin, comme moi avec ma maison… Tu prendras un homme de journée, une fois par semaine…

— Ce n’était pas la peine, alors, d’acheter une maison plus grande, si tu dois tout vendre, tout renvoyer, nous priver de tout… de tout !

Mme  Pasquain eut un regard de triomphe, et elle s’écria :

— Ah ! te l’ai-je assez dit !… T’ai-je assez averti que tu commettais une sottise, une folie…

— Mais, c’est toi qui as eu l’idée de cette maison… C’est trop fort, à la fin !… Toi qui te trouvais trop petitement ici… Il faut être juste, aussi…

— Allons ! voilà que c’est moi, maintenant… Je suis fâchée de te le dire… mais tu mens… Ce n’est pas beau, pour un homme de ton âge…

Les scènes se renouvelèrent souvent. Il fut décidé qu’on n’allumerait plus de lampe, le soir, dans le couloir ; qu’on supprimerait un plat, au repas, et l’abonnement au journal de modes ; qu’on remplacerait le feu de bois par du feu de coke ; qu’on ne garderait rien, rien de ce qui avait été leur humble bien-être et leur pauvre petit luxe.

Et, un matin, dans la grande maison presque vide, ils entrèrent, silencieux et mornes, Mme  Pasquain, d’abord, ensuite M. Pasquain flanqué de ses deux filles. Les enchères publiques avaient éparpillé aux quatre coins du pays leurs meubles, leurs habitudes, leurs menues joies quotidiennes… Il ne restait que, çà et là, une armoire, quelques chaises, une table, deux lits. Et c’était si triste cette maison, ces immenses pièces froides et revêches, ces fenêtres nues par où s’apercevaient la détresse des pelouses, l’abandon des allées, qu’ils se mirent tous les quatre à pleurer, comme de pauvres bêtes !…


Les bouches inutiles


À Ferdinand Brunetière.


Le jour qu’il fut bien avéré que le père François ne pouvait plus travailler, sa femme, beaucoup plus jeune que lui et très vive, avec deux petits yeux brillants d’avare, lui dit :

— Qué qu’tu veux, mon homme !… Quand tu seras là à te désoler pendant des heures !… Tout a une fin sur c’te terre… T’es vieux comme le pont de la Bernache… t’as près de quatre-vingts ans… t’as les reins noués, quasiment une vieille trogne d’orme… Faut t’ faire une raison… repose-toi…

Et ce soir-là elle ne lui donna pas à manger.

Quand il vit que le pain et le pot de boisson n’étaient pas sur la table, selon la coutume, le père François eut froid au cœur. Il dit d’une voix tremblante, d’une voix humiliée et qui implorait :

— J’ai faim… ma femme… j’ voudrais ben ma p’tite croûte…

Alors elle répondit, sans colère :

— T’as faim !… t’as faim… c’est un malheur, mon pauv’ vieux… et j’y peux ren… Quand on ne travaille pas… on n’a pas le droit de manger… il faut gagner le pain qu’on mange… Est-ce vrai, ça ?… Un homme qui ne travaille pas, c’est pas un homme… c’est pus ren de ren… c’est pire qu’une pierre dans un jardin… c’est pire qu’un arbre mort contre un mur…

— Mais pisque j’ peux pas… là… tu le sais ben… objecta le bonhomme… j’ voudrais ben… mais pisque j’ peux pas… pisque les jambes et les bras n’en veulent plus…

— Est-ce que je te reproche quelque chose ?… C’est-y cor de ma faute, là, voyons ?… Faut être juste en tout… Moi je suis juste… T’as travaillé, t’as mangé… Tu ne travailles plus… eh ben, tu ne manges plus… Voilà l’affaire !… Y n’y a ren à dire à ça !… C’est comme deux et deux font quatre. Est-ce que tu garderais, à l’écurie, le râtelier plein, et de l’avoine dans la mangeoire, un vieux carcan de cheval qui ne tiendrait plus sur ses jambes ?… Le garderais-tu ?…

— Non, ben sûr ! répondit loyalement le père François que cette comparaison parut accabler par son implacable justesse…

— Alors !… tu vois !… Faut s’ faire une raison…

Et, d’une voix gouailleuse, elle recommanda :

— Si t’as faim, mange ton poing… et garde l’autre pour demain !…

La femme allait et venait, dans la pièce très pauvre mais très propre, rangeant tout avec ordre, pour avancer son ouvrage le lendemain — car il fallait désormais qu’elle travaillât pour deux, — et, afin de ne pas perdre de temps, elle déchirait de ses dents rapides un morceau de pain bis et une pomme pas mûre qu’elle avait ramassée, sous les arbres, dans la cour…

Le bonhomme la considéra avec des yeux tristes, de tout petits yeux clignotants, qui, pour la première fois, peut-être, connurent ce que c’est qu’une larme. Il sentit passer sur lui, sur ses vieux os ankylosés, une immense et lourde détresse, car il savait que nulle discussion, nulle prière ne pourraient fléchir cette âme plus dure que le fer. Il savait aussi que cette terrible loi qu’elle lui appliquait, elle l’eût acceptée pour elle-même, sans aucune défaillance, car elle était stricte, simple et loyale comme le meurtre. Pourtant, il hasarda, sans conviction, avec une grimace sournoise des lèvres :

— J’avons quelques rentes…

Vivement, la femme se récria :

— Quelques rentes !… Quelques rentes !… Ah ben, merci !… T’as perdu la tête, pour sûr ?… S’il fallait toucher à nos rentes, ousque j’irions, veux-tu me le dire ?… Et le fils, pour qui nous les avons gagnées, qu’est-ce qu’il dirait ?… Non, non… Travaille et t’auras du pain… Ne travaille pas et t’auras rien !… C’est juste… c’est comme ça que ça doit être !…

— C’est bon !… fit le père François.

Et il se tut, l’œil avidement fixé sur la table vide, et qui désormais serait toujours vide pour lui… Il trouvait cela dur, mais au fond il trouvait cela juste, car son âme de primitif n’avait jamais pu s’élever des ténèbres farouches de la Nature jusqu’au lumineux concert de l’Égoïsme humain et de l’Amour.

Il se redressa péniblement, en poussant de petits cris de douleur : « Oh ! mes reins ! oh ! mes reins ! » Il gagna la chambre, à côté, dont la porte s’ouvrait, toute noire devant lui, comme une tombe.

Ce terrible moment devait arriver, pour lui, comme il était arrivé jadis, pour son père, pour sa mère, auxquels, bras impotents et bouches inutiles, il avait, lui aussi, avec une implacable rigueur, refusé le pain des derniers jours sans travail. Depuis longtemps, il le voyait venir, ce moment. À mesure que ses forces diminuaient, diminuaient aussi les portions parcimonieusement réglées de ses repas. On avait d’abord rogné sur la viande du dimanche et du jeudi, puis sur les légumes de tous les jours. C’était au tour du pain, maintenant, qu’on lui retirait de la bouche. Il ne se plaignit pas et s’apprêta à mourir, silencieusement, sans un cri, comme une plante trop vieille, dont les tiges desséchées et les racines pourries ne reçoivent plus les sèves de la terre.

Lui qui n’avait jamais rêvé, il rêva, cette nuit-là, à sa dernière chèvre. C’était une très vieille, une très douce chèvre, toute blanche, avec de petites cornes noires et une longue barbiche pareille à celle des diables de pierre qui gambadent sur le portail de l’église. Après avoir longtemps donné de jolis chevreaux et du bon lait, son ventre était devenu stérile et ses mamelles s’étaient taries. Elle ne coûtait rien, pourtant, en nourriture et en litière, et ne gênait personne. Au piquet, tout le jour, à quelques mètres de la maison, elle broutait les pointes d’ajonc de la lande communale et se promenait, de la longueur de sa corde, bêlant joyeusement sur les gens qui passaient au loin, dans la sente. Il aurait pu la laisser mourir aussi. Mais il l’avait égorgée, un matin, parce qu’il faut que tout ce qui ne rapporte plus rien, lait, semences ou travail, disparaisse et meure. Et il revoyait l’œil de la chèvre, son œil tendrement étonné, son doux œil plein d’un affectueux et mourant reproche, quand, la maintenant abattue entre ses cuisses serrées, il farfouillait la gorge sanglante de son couteau. En se réveillant, l’esprit encore occupé de son rêve, le père François murmura :

— C’est juste… Un homme est un homme, comme une chèvre est une chèvre… Je n’ai rien à dire… C’est juste !…

Le père François n’eut pas une récrimination, pas une révolte. Il ne quitta plus sa chambre ; il ne quitta plus son lit. Couché sur le dos, les jambes étendues et se touchant, les bras collés au long de ses jambes, la bouche ouverte et les yeux clos, il se fit immobile comme un mort. Dans cette position de cadavre, il ne souffrait plus de ses reins, ne pensait plus à rien, s’engourdissait dans une torpeur molle, dans une somnolence continue, qui l’emportait loin de la terre, loin de l’atmosphère de son grabat, dans une sorte de grand vague blanchâtre, illimité, que traversaient de petits éclairs rouges et où fourmillaient de minuscules insectes de feu. Et une puanteur s’élevait de son lit, comme d’un fumier.

En allant à l’ouvrage, le matin, sa femme l’enfermait à triple tour de serrure. Le soir, en rentrant, elle ne lui disait rien, ne le regardait même pas, et se couchait près du lit, sur une paillasse, où elle s’endormait d’un sommeil lourd, d’un sommeil qu’aucun rêve et qu’aucun réveil n’interrompaient. Elle se livrait, dès l’aube, à ses travaux ordinaires, avec la même activité tranquille, avec la même entente de l’ordre et de la propreté.

Le dimanche qui suivit, elle l’employa à réunir les hardes du vieux, à les raccommoder, et elle les rangea soigneusement dans un coin de l’armoire. Le soir elle alla chercher le prêtre, afin qu’il administrât son homme, car elle sentait sa fin prochaine.

— Qu’est-ce qu’il a donc, le père François ? demanda le prêtre.

— Il a la vieillesse… répondit la femme, d’un ton péremptoire… Il a la mort, quoi !… C’est son tour, à ce pauv’ vieux bonhomme.

Le prêtre oignit les membres du vieillard de ses huiles saintes, et récita quelques prières.

— Il croyait qu’il aurait été plus loin que ça… dit-il en se retirant.

— C’est son tour !… répéta la femme…

Et le lendemain, en entrant dans la chambre, elle n’entendit plus l’espèce de petit râle, de petit glou-glou qui sortait du nez du bonhomme ainsi que d’une bouteille qui se vide. Elle le tâta au front, à la poitrine, aux mains et le trouva froid.

— Il a passé ! dit-elle avec un attendrissement, mais avec un ton de respect grave.

Les paupières du père François s’étaient révulsées au moment de l’agonie finale et dévoilaient l’œil terne, sans regard. Elle les abaissa d’un coup de pouce rapide, puis elle considéra, songeuse, durant quelques secondes, le cadavre, et elle pensa :

— C’était un homme rangé, économe, courageux… Il s’a ben conduit toute sa vie… il a ben travaillé… J’vas lui mettre une chemise neuve, son habit de mariage… un drap bien blanc… Et puis… si le fils le veut… on pourrait lui acheter une concession de dix ans… dans le cimetière… comme un riche…


Deux amis s’aimaient


L’histoire morale de M. Anastase Gaudon et de M. Isidore Fleury peut s’écrire en deux lignes. Employés dans le même ministère, ils avaient vécu côte à côte, pendant trente-cinq ans, sans passions, sans idées, sans brouilles, d’une même existence ponctuelle, paresseuse et léthargique. Ce qu’ils avaient pu avoir de jeunesse, jadis, avait tout de suite disparu dans le grand ensommeillement du bureau. La parité de leurs goûts inconscients, de leur travail mécanique, de leur néant, les avait liés par une habitude d’eux-mêmes en quelque sorte végétale, plus forte qu’une amitié raisonnée. De la vie qui s’agitait autour d’eux, ils n’avaient rien vu, jamais, rien compris, rien senti. Incapables d’imaginer quoi que ce fût au-delà de soi, ils s’en tenaient à quelques préceptes de morale courante et d’honneur établi, qui constituaient, en leur esprit, toute la science et le but de l’existence humaine. Jamais un rêve « d’autre chose » n’avait pénétré leurs pauvres cervelles, réglées comme une montre par l’administration.

Une seule chose au monde les troublait, en leur constante quiétude : un changement de ministère. Et encore, les impressions indécises qu’ils en avaient étaient-elles le résultat de l’influence excitatrice du milieu, plutôt que de l’événement direct. Durant quelques jours, ils étaient inquiets ; leur pouls battait plus vite ; ils s’élevaient jusqu’à la conception vague d’un renvoi ou d’un avancement possible. Et, le nouveau ministre installé, la paix revenue dans les bureaux, ils reprenaient aussitôt leur vie régulière et neutre de larve endormie. Les habitudes sédentaires, l’indigeste nourriture des crèmeries, jointes à la dépression cérébrale qui allait, chaque jour, s’accentuant, les avaient préservés des dangers spirituels ainsi que des besoins physiques de l’amour. Trois ou quatre fois, à la suite de banquets administratifs, ils avaient été entraînés dans de mauvaises maisons. Et ils en étaient sortis mécontents, plus tristes et volés.

— Ah ! bien, merci ! disait M. Anastase Gaudon… pour le plaisir qu’on a, vrai, c’est cher !

— Faut-il être bête ! opinait M. Isidore Fleury, pour dépenser son argent à ça !

— Mais qu’est-ce qu’on trouve de drôle à ça !… récriminait aigrement M. Anastase Gaudon.

Et M. Isidore Fleury, déclarait non sans dégoût :

— Quand je pense qu’il y a des hommes qui font ça tous les jours… et qui se ruinent pour faire ça !… Non, c’est incroyable !

Pendant plusieurs semaines, après ces fâcheuses aventures, ils pensaient à l’emploi meilleur et vraiment profitable qu’ils auraient pu faire de leur argent, et ils le regrettaient.

Il n’y eut point d’autre incident dans leur vie. Mais à mesure qu’ils avancèrent en âge, de nouvelles images hantèrent le désert si vaste et si vide de leur cerveau. Des rêves de repos, de campagnes lointaines s’insinuèrent en eux, indécis d’abord. Puis, ils se précisèrent, peu à peu, davantage. M. Anastase Gaudon se voyait en manches de chemise dans un jardin. Il voyait des bêches, des pots de fleurs, une petite maison blanche, une levrette dansant, devant lui, sur ses pattes grêles. Son intelligence s’enrichissait de mille notions, de mille formes, auxquelles il n’avait pas songé jusqu’ici. M. Isidore Fleury, lui, suivait des rêveries en chapeau de paille, en veste de toile, et sur des fonds de saulaie, entre des nénuphars, il distinguait nettement un bouchon rouge s’en aller, au bout d’une ligne, à la dérive des eaux profondes, avec d’énormes poissons, nimbés de poêles à frire.

M. Anastase Gaudon, prit, le premier, sa retraite. Il acquit, près de Bezons, un petit terrain et y bâtit une petite maison. M. Isidore Fleury acquit le terrain voisin, séparé seulement de celui de Gaudon par une simple palissade qu’interrompait un puits mitoyen. Une sente passait au bout de la palissade ; puis, à droite et à gauche, entre des champs dénudés, sans un arbre, des champs couverts alors de chaumes roussis, de gravats, et parsemés, çà et là, de maisons pareilles à des jouets d’enfant sur une table. Au loin, sur la détresse du ciel suburbain, brouillé de vapeurs lourdes, quelques cheminées d’usine crispaient leurs colonnes noires, et l’horizon, au delà de la plaine tout endeuillée de la tristesse morne des banlieues, se confondait avec les nuages couleur de suie.

Ce fut M. Gaudon qui, expérimenté déjà dans la bâtisse, surveilla la construction de la maison de Fleury. Celui-ci venait le dimanche. La mitoyenneté du puits fournissait aux deux amis l’occasion de plaisanteries intarissables et harmonieuses.

— Nous aurons une femme de journée, mitoyenne ! disait Gaudon. Ce sera notre bonne mitoyenne… Nous aurons aussi un chien… mitoyen…

Et l’œil plus brillant, les pommettes enflammées, il pinçait son ami aux genoux, clamant :

— Ah ! sacré vieux Fleury, va ! Toi aussi, tu es mitoyen… tu es un ami… toyen…

À quoi Fleury, répondait en tapant sur l’épaule de Gaudon :

— Mitoyen… citoyen… ami… toyen… Est-il farce, ce sacré Gaudon !…

Depuis deux mois, la maison de M. Fleury est bâtie. Elle est pareille à celle de Gaudon. Les deux jardins se ressemblent aussi. Ils ne diffèrent que par le choix des fleurs qui les ornent. M. Gaudon n’aime que les géraniums ; M. Fleury préfère les pétunias. Ils sont parfaitement heureux. Presque toute la journée, assis sur la margelle du puits mitoyen, ils ne se quittent pas, et rêvent à de vagues et réciproques améliorations. L’heure du coucher seule les sépare. Ils ont une bonne qui les satisfait par sa propreté et sa connaissance du mironton. Quant au chien projeté, ils en ont remis l’acquisition à l’année suivante. Tous les matins, en se levant, ils viennent s’asseoir à la margelle du puits.

— As-tu bien dormi ? demande M. Gaudon.

— Heu !… heu !… Et toi, as-tu bien dormi ?

— Ho !… Ho !…

Puis, M. Fleury regarde le prunier : une mince tige défeuillée et qui déjà se dessèche.

Et M. Gaudon contemple longtemps son cerisier qui n’a pas donné de cerises.

— C’est aujourd’hui vendredi, hein ? fait M. Gaudon.

— Oui… c’était, hier, jeudi…

— Et ce sera samedi, demain, par conséquent.

— Comme le temps passe, tout de même !…

— Oui, mon vieux Fleury !

— Oui, mon vieux Gaudon !

Les bras croisés, les yeux vagues, ils ont l’air de réfléchir à des choses profondes. En réalite, ils ne pensent à rien. Au delà de la sente, la plaine est nue et jaune uniformément. La Seine coule, invisible, dans ce morne espace. Aucune ligne d’arbres, aucun bateau n’en dévoile le cours sinueux, perdu dans la monotonie plate et ocreuse du sol… Mais ils ne voient même pas cela… Parfois, un souvenir du ministère traverse leur esprit, mais déjà si lointain, si perdu, si déformé !… De ces trente-cinq années passées là, il ne leur reste de vraiment net que l’image imposante de l’huissier, avec sa chaîne d’argent…

— Oh ! qu’on est heureux d’être indépendant ! murmure de temps à autre M. Gaudon.

— Indépendant !… oui, oui ! c’est ça !… répond M. Fleury… Indépendant, chez soi… In-dé-pen-dant !…

Et ce mot qu’ils répètent, avec des temps entre les syllabes, tandis que s’étiolent ici les géraniums et, là, les pétunias, n’éveille en eux aucune autre idée correspondante.

Un soir, après le dîner, M. Gaudon propose :

— Il faudrait enfin peindre la palissade.

— Ah ! oui ! c’est ça ! répond M. Fleury… Et comment la peindrons-nous, la palissade ?

— En vert !

— Non, en blanc !

— Moi, je n’aime pas le blanc.

— Et, moi, je déteste le vert… Le vert n’est pas une couleur !

— Pas une couleur, le vert ?… Et pourquoi dis-tu que le vert n’est pas une couleur ?

— Parce que le vert, c’est laid.

— Laid ?… le vert ?

Et M. Gaudon se lève, ému, très rouge et très digne.

— Est-ce une allusion ?

— Prends cela comme tu voudras.

— Fleury !

— Gaudon !

Et, brusquement, M. Fleury s’emporte, gesticule et grimace.

— Je dis que le vert est laid… parce que j’en ai assez de tes tyrannies… Tu as bâti ma maison, tu as dessiné mon jardin, tu te mêles toujours de mes affaires… J’en ai assez de tes tyrannies…

— De mes tyrannies ?… souffle M. Gaudon… Mais tu es une canaille !

— Et toi, tu es un imbécile… une bête… une bête !…

— Monsieur Fleury !

— Monsieur Gaudon !

Tous les deux, visage contre visage, le poing levé, l’œil furieux, la bouche frémissante, ils s’injurient et se provoquent.

— Je vous défends, monsieur, de remettre jamais les pieds chez moi…

— Si vous osez me regarder en face… je… je…

Le lendemain, dès l’aube, M. Gaudon commençait à élever un mur entre sa propriété et celle de M. Fleury… Ils vont plaider.


Le tambour


Saint Latuin était — et il est toujours, j’aime à le croire — le patron vénéré de notre paroisse. Premier évêque de Normandie, au premier siècle de l’ère chrétienne, il avait chassé du pays percheron, à coups de crosse, les druides, sacrificateurs de sang humain. On raconte, dans des livres très anciens, que son ombre, seule, guérissait les malades et ressuscitait les morts. Il avait encore des pouvoirs bien plus beaux, et pareils, j’imagine, à ceux que possédait le révérend père Mounoir, lequel, par une imposition de ses mains sur les lèvres des étrangers, leur inculquait immédiatement le don de la langue bretonne, ainsi que cela est figuré sur une fresque de Ian-d’Argent, sur les murs de la cathédrale de Quimper. De ces merveilleux pouvoirs de saint Latuin, je ne me souviens plus guère, bien que mon enfance en ait été bercée. Mais tout cela est un peu brouillé dans ma mémoire aujourd’hui, et je serais fort en peine s’il me fallait conter tous les prodiges qu’on lui doit.

La cathédrale diocésaine gardait précieusement, enfermés dans un reliquaire de bronze doré, quelques restes authentiques et poussiéreux de ce magique saint Latuin : une dent, entre autres, et des fragments de tibias menus, menus comme des allumettes. Son culte, entretenu dans les âmes par les savantes exégèses et les miraculeuses anecdotes de notre bon curé, était très en honneur chez nous. Malheureusement, la paroisse ne possédait de son aimé patron qu’une grossière et vague image de plâtre, indécemment délabrée et tellement insuffisante et si authentiquement apocryphe, que les vieux du pays se rappelaient l’avoir connue, dans leur jeunesse, pour figurer tour à tour et selon les besoins de l’actualité liturgique, les traits de saint Pierre, de saint Fiacre et de saint Roch. Ces successifs avatars manquaient vraiment de dignité et servaient de thème aux irrespectueuses plaisanteries des ennemis de la foi.

Cela navrait le bon curé, qui ne savait comment remédier à une situation causée, non point par l’indifférence des fidèles, mais par la pauvreté des ressources paroissiales. À force de démarches et d’éloquentes prières, le curé obtint de Monseigneur qu’il se dessaisît du reliquaire et qu’il en fît don à notre église. Ce fut une grande joie que cette nouvelle, annoncée, un dimanche, au prône. Et l’on se prépara aussitôt à célébrer par d’inoubliables fêtes la translation des reliques, si longtemps et si ardemment convoitées.

J’avais alors douze ans et je jouais du tambour comme un homme.

Or çà, dans le pays, vivait un singulier personnage, nommé M. Sosthènes Martinot. Je le vois encore, gros, dodu, avec des gestes onctueux, des lèvres fourbes qui distillaient l’huile grasse des sourires, et un crâne aplati, glabre et rouge, pareil à une tomate trop mûre. Ancien notaire, M. Martinot avait été condamné à six ans de réclusion, pour vols, abus de confiance, escroqueries, faux, six ans durant lesquels il édifia la prison de Poissy de sa résignation admirable, et de son habileté à tresser des chapeaux. Sa peine terminée, et rentré dans sa maison, il reconquit vite l’estime de ses concitoyens par une gaieté de bon aloi, et une piété sagace, sincère peut-être, après tout… Car, que sait-on ? Ce qu’il y a de certain, c’est que personne ne lui marquait de froideur ni de mépris. Les familles les plus honorables, les plus rigides, le recevaient comme un vieil ami revenu d’un long voyage. Lui-même parlait de son absence, avec des airs calmes et lointains. Et quels talents !

Aucun ne savait mieux que lui organiser une solennité religieuse ; mettre en scène une procession, décorer un reposoir. Il était l’âme de toutes les fêtes, ayant beaucoup d’imagination et de poésie, et les cantiques qu’il composait spécialement pour ces cérémonies devenaient rapidement populaires. On les chantait, non seulement à l’église, mais encore dans les familles, le soir autour des tables de veillées… En ai-je chanté, grand Dieu, de ces cantiques-là !

M. Sosthènes Martinot fut naturellement chargé d’exécuter le plan de la fête en l’honneur de saint Latuin. J’ose dire que ce fut admirable.

Il vint, un matin, à la maison et dit à mon père :

— Je vous demande Georges… j’ai besoin de Georges. Oui, j’ai pensé que Georges, comme tambour, pourrait conduire la procession. Il n’est pas grand… ce n’est pas, mon Dieu ! un tambour-major… mais il bat très bien… il bat d’une façon extraordinaire pour son âge… il a du feu et des principes… Bref, c’est ce qu’il me faut… Et c’est un honneur que j’ai voulu lui réserver… Car on en parlera longtemps, de cette fête, mon bon ami, je vous en réponds.

Joignant les mains comme un saint en prières, M. Sosthènes Martinot reprit :

— Quelle fête !… mon bon ami… J’ai déjà tout le plan, ensemble et détails, dans la tête !… Six arcs de triomphe, pensez donc !… Conduite par Georges, la procession va recevoir Monseigneur sur la route de Chartres, au carrefour du Moulin-Neuf… La musique de la pension jouera des marches que j’ai faites… Des chœurs de jeunes filles en blanc, portant des palmes d’or, chanteront des cantiques que j’ai faits !… Il y aura un groupe de druides enchaînés ! Et les bannières, et ça !… et ça !… et ça !… Ce sera beau comme une cavalcade. Voulez-vous que je vous chante mon principal cantique ? Écoutez ça !…

Sans attendre la réponse de mon père, M. Martinot entonna d’une voix ferme le cantique, dont je me rappelle ce couplet lyrique :

Au temps jadis, d’horribles dieux
Trônaient partout sur nos montagnes
Et les chrétiens, dans les campagnes,
Tremblaient sous leur joug odieux.
Ô père tendre,
Qui pourra rendre
Les cieux plus doux ?
Saint-Latuin, ce sera vous (bis)
Honneur à vous (ter).

Mon père était ravi. Il félicita M. Martinot de ses talents « sur la poésie », et le remercia de sa proposition.

Quand mon père m’apprit l’incomparable honneur auquel j’étais destiné, je pleurai très fort.

— Je ne pourrai jamais ! bégayai-je.

— On peut ce qu’on veut ! prononça mon père… Travaille… Applique-toi… Soigne tes roulements !… Comment ! une procession pareille ! Une fête unique dans les annales de la paroisse !… et toi en tête !… Et tu pleures !… Tu ne te rends donc pas compte !… Voyons, tu ne comprends donc pas !… Sapristi ! Il ne m’est jamais arrivé une chance pareille, à moi !… Et pourtant, je suis ton père !

Ma mère, mes sœurs, mes cousines me raisonnèrent, elles me firent honte de ma faiblesse et de ma timidité. Ma mère, surtout, se montra exaltée et colère.

— Si tu ne veux pas… cria-t-elle, écoute-moi bien… je te reprendrai ton tambour… je le donnerai à un pauvre !

— C’est ça !… c’est ça !… applaudit toute la famille. On lui reprendra son tambour !…

Braves gens ! Comme vous êtes loin, aujourd’hui !

Il fallut bien me résigner. Durant un mois, tous les jours, je piochai douloureusement mon tambour, tantôt sous la présidence de mon père, tantôt sous celle de M. Martinot qui, l’un et l’autre, de la voix et du geste, encourageaient mes efforts.

Le grand jour arriva enfin. Il y avait dans la petite ville une animation insolite et fiévreuse. Les rues étaient pavoisées, les chaussées et les trottoirs jonchés de fleurs. D’immenses arcs de verdure, reliés par des allées de sapins, donnaient au ciel, à l’horizon, aux maisons, à toute la nature, d’impressionnants aspects de mystère, de triomphe et de joie.

À l’heure dite, le cortège s’ébranla, moi en tête, avec le tambour battant sur mes cuisses. J’étais bizarrement harnaché d’une sorte de caban dont le capuchon se doublait de laine rouge : une fantaisie décorative de M. Martinot, lequel pensait que le caban avait quelque chose de militaire et s’harmonisait avec le tambour. Il pleuvait un peu, le ciel était gris.

— Allons, mon petit Georges, me dit M. Martinot… du nerf… de la précision, et de l’éloquence !… Plan, plan !… Plan, plan !…

À partir de ce moment, je n’ai plus de cette journée historique que des souvenirs confus… Je me rappelle qu’une immense tristesse m’envahit… Tout me paraissait misérable et fou… J’aurais voulu m’enfuir, me cacher, disparaître, tout d’un coup, dans la terre, moi, mon caban et mon tambour… Mais M. Martinot me harcelait ; je l’avais, sans cesse, derrière moi, qui disait :

— Très bien !… Du nerf !… battez plus fort… On n’entend rien !

La pluie détendait la peau de mon tambour qui, sous le mouvement accéléré des baguettes, ne rendait que des sons étouffés, sourds, lugubres.

Je ne vis pas Mgr l’évêque ; je ne vis pas le reliquaire, je ne vis rien, rien qu’une grande foule vague où d’étranges figures se détachaient, passaient et disparaissaient sans cesse. Je n’entendis rien, rien qu’un bourdonnement confus de voix lointaines, de voix souterraines. Je ne voyais que M. Martinot, le crâne rouge de M. Martinot, conduisant la musique, poussant des Druides enchaînés, dirigeant les chœurs de jeunes filles, qui chantaient dans des glapissements cacophoniques :

Au temps jadis, d’horribles dieux…

Et je battais du tambour, machinalement, d’abord, puis avec rage, avec frénésie, emporté dans une sorte de folie nerveuse, qu’exaspéraient encore les encouragements de M. Martinot :

— C’est ça !… bravo !… Du nerf !… Plan, plan !… Plan, plan !…

Cela dura longtemps, cela dura un siècle, à travers des routes, des chapelles, des arcs de triomphe, des fantômes…

Le soir, notre curé offrait un grand dîner. Je fus présenté à Monseigneur :

— C’est le petit garçon qui a joué si bien du tambour, Monseigneur ! dit le curé en me donnant sur la joue une tape amicale.

— Ah ! vraiment ! fit l’évêque, mais il est tout petit !

Et lui aussi me donna une tape sur la joue. Le grand vicaire fit comme l’évêque, et tous les convives, qui étaient plus de vingt, firent comme avait fait le grand vicaire.

— Vois-tu, me dit mon père, au comble de la joie… M’écouteras-tu, une autre fois ?

Et comme je ne répondais pas, il déclara d’une voix sévère :

— Tiens ! tu ne mérites pas ce qui t’arrive !

Ce qui m’arriva ? Accablé de tant de secousses et d’émotions, je pris la fièvre, le lendemain. Une méningite me tint longtemps, entre la vie et la mort, dans le plus affreux délire… Et si je n’en mourus pas, m’a dit souvent mon père, je le dois à mon tambour qui fut entendu de saint Latuin…


Les deux voyageurs


Le 1er décembre 1899, Cyrille Barclett, chef de bureau à la « Moon of Chicago », Compagnie d’assurances sur la vie, au capital de cent millions de dollars, entra vers dix heures, dans le cabinet de son cousin Earl Butwell, sous-directeur du personnel, à la même Compagnie, et, après le traditionnel « shakehand », il lui dit :

— Earl, je vais vous demander une chose très importante.

— Laquelle, Cyrille ?

— Earl, il me faudrait un congé d’un mois.

Le sous-directeur sursauta :

— Et pourquoi, ce congé, je vous prie, Cyrille ?

— Pour aller à New-York, Earl.

— Et pourquoi voulez-vous aller à New-York ?

— Pour me marier !…

Earl reçut la nouvelle sans broncher.

— Vous vous mariez ?… fit-il.

— Parfaitement !… Et voici !… Huit jours pour aller, huit jours pour revenir, quinze jours pour le mariage !… Je serai au bureau, le 2 janvier 1900, à dix heures.

— Et quand part le paquebot, Cyrille ?

— Demain soir, Earl !

Earl Butwell réfléchit un instant, puis :

— Cyrille, dit-il, je ne puis vous donner ce congé… Vous avez la surveillance de l’inventaire de fin d’année… Vous ne pouvez partir avant le 5 janvier…

Cyrille Barclett répondit :

— Earl, c’est impossible !… Il faut que je parte… Tout est prêt !… Mais écoutez.

Il alla consulter une sorte d’horaire illustré, qui était appliqué dans un cadre noir, sur le mur du cabinet.

— Écoutez, reprit-il… Je puis revenir le 24 décembre… Voyez vous-même !… Je ne resterai là-bas que trois jours… Le temps de me marier… Et je reprends le paquebot qui part de New-York le 14… Voyez-vous-même… Et quand je dis le 24… Je puis être ici, parfaitement, le 23. Jeromy me remplacera très bien durant cette courte absence…

— Alors, partez, Cyrille, consentit le sous-chef, après avoir vérifié l’exactitude de la date indiquée par son cousin, sur l’horaire. Mais ne manquez pas le paquebot au retour !…

— « All right !… » C’est entendu… le temps de me marier… vous me trouverez au bureau le 23 décembre, à dix heures !…

Earl Butwell était un homme curieux, et ce matin-là il avait le temps de causer un peu. Il demanda :

— Et qui épousez-vous, Cyrille ?…

— Minnie Hookson… Vous connaissez ?…

— Du tout !…

— Ni moi !… Une très agréable personne, Earl !… Vingt-sept ans, mince, grande, blonde… Du moins, je le crois… C’est miss Saunders qui a arrangé cette affaire… Vous connaissez ?…

— Du tout !

— Ni moi !… Miss Saunders est une très agréable personne aussi !…

— C’est très bien !…

Cyrille Barclett poursuivit gravement :

— J’ai reçu de miss Saunders, je pense, les photographies de Minnie Hookson depuis l’âge de un an… Il y en a vingt-sept !…

— Vingt-sept, Cyrille ?

— Vingt-sept, Earl. Voilà une fort précieuse personne. Voulez-vous voir ?

Le sous-directeur, décidément en veine de flânerie, répondit aimablement, avec cette amabilité impérative et brève qu’il avait, en toutes les circonstances de la vie :

— Montrez… je vous prie.

Et Cyrille tira d’une serviette de cuir qu’il portait sous le bras, tira l’une après l’autre, vingt-sept photographies, qu’il étala méthodiquement, sur le bureau, parmi les papiers.

— Vous êtes sûr, au moins, interrogea Earl, que ce sont là les photographies de Minnie Hookson ?…

— Je le crois, Earl, je le crois… Et pourquoi, je vous prie, ne seraient-ce pas les photographies de ma chère Minnie ?

— Je n’en sais rien… Elles pourraient être les photographies d’une autre personne.

Cyrille sourit finement, retourna les vingt-sept portraits, et malicieusement :

— Voyez vous-même, Earl, si ce ne sont pas là les réelles photographies de ma chère fiancée.

Au dos de chacun de ses vingt-sept portraits, il y avait, inscrite en grosses lettres et en gros chiffres, l’indication de la taille, de la mesure, du poids du baby Minnie, puis de l’adolescente Minnie, puis de la jeune fille Minnie, puis de la femme Minnie… Toute une anthropométrie très précise… Toute une comptabilité, très stricte, tenue année par année, minutieusement.

Earl examina rapidement, silencieusement, les chiffres des premières photographies, et s’arrêtant à la dernière, avec plus de complaisance, il s’écria, presque enthousiaste :

— Un mètre soixante !… Soixante-deux kilos !…

— Parfaitement !…

— Je crois, Cyrille, que vous serez heureux !

— Je le crois aussi, Earl !…

Les deux hommes échangèrent une forte poignée de main… Puis, Cyrille ayant remis dans la serviette de cuir, et à l’ordre de leurs dates, les vingt-sept photographies de sa chère Minnie, il partit en répétant :

— Je le crois aussi…

Cyrille Barclett habitait avec sa mère, depuis cinq ans, un confortable appartement de l’avenue Kléber. Ils s’aimaient beaucoup tous les deux… Aussi avait-il été convenu que le mariage ne les séparerait pas et que Cyrille installerait sa femme dans cet appartement ; résolution qui conciliait la tendresse et l’économie.

Mistress Barclett était une honorable, très honorable vieille dame, blanche de cheveux, blanche de visage, et qui souffrait d’une maladie de cœur. Bien des fois, elle avait failli mourir, emportée dans une syncope. Et avec l’âge, les syncopes devenaient de plus en plus fréquentes… Durant l’absence de son fils, mistress Barclett avait préparé, orné, remis à neuf, l’appartement de l’avenue Kléber, afin d’y recevoir sa chère bru, Minnie, qu’elle chérissait déjà pour son poids de soixante-deux kilos, et pour son mètre soixante de taille ! Mais elle s’était très fatiguée en ces préparatifs, et le matin du 23 décembre, elle se plaignait vivement de n’être pas bien et de souffrir du cœur…

À neuf heures et demie, un omnibus, chargé de malles, s’arrêtait devant la maison de l’avenue Kléber. Cyrille fit descendre sa femme, donna quelques ordres au concierge, et, comme il avait promis d’être à son bureau, lequel était situé rue de Châteaudun, à dix heures sonnant, il pria sa chère petite Minnie de monter à l’appartement et se fit conduire, au siège de la Moon of Chicago.

En effet, au coup même de dix heures Cyrille entra dans son bureau. Il ne s’y trouvait pas depuis dix minutes, que la sonnerie du téléphone l’appela :

— Allô !… qui parle ?

— Moi… Jules, le valet de chambre…

— Qu’est-ce que c’est ?

— La mère de Monsieur est prise d’une attaque… allo !… allo !… Elle est presque morte !… Que Monsieur vienne…

— Je viens !… répondit Barclett…

Et il raccrocha le récepteur à l’appareil… remit son pardessus, écrivit un mot sur sa carte, qu’il fit passer à son cousin, et remonté en voiture, il accourut près de sa mère, trop tard pour lui dire adieu… Mistress Barclett était morte !…

Cyrille pleura amèrement… Puis, quand il eut donné aux larmes le temps qu’un Américain peut donner à ces démonstrations inutiles de la douleur, il retourna à son bureau… Earl Butwell l’attendait…

— Earl, dit-il… je viens vous apprendre une chose très importante !

— Quelle, Cyrille ?

— Earl, ma mère est morte !…

— Je pense que vous ne venez pas me demander un congé de trente jours, encore !

— Non, Earl… Mais je suis très perplexe… Ma mère avait toujours manifesté l’intention que son corps, quand elle serait morte, fût renvoyé en Amérique !…

— Eh bien, Cyrille, il faut le renvoyer.

— Sans doute… mais comment ?… Je suis dans un grand embarras !… Vous avouez, vous-même, que je ne puis l’accompagner.

— Certainement, non… vous ne le pouvez pas…

— Le paquebot prochain ne part que dans huit jours. Je ne puis garder le corps de ma mère chez moi, pendant ce temps-là.

— C’est fort juste !

— Alors ?…

Earl Butwell réfléchit un instant, et, très grave :

— Cyrille, il faut acheter un cercueil très solide… y mettre votre chère mère, l’honorable mistress Barclett… et le déposer… à la consigne… du chemin de fer !…

Et comme Earl Buttwell ne manquait pas de littérature, à ses moments perdus, il ajouta :

— Les morts vont seuls… Les morts vont vite !…

Cyrille approuva d’un mouvement de tête :

— Earl, mon cher Earl, vous avez raison… Je ferai cela !…

Et il se mit à piocher l’inventaire, sans plus : l’inventaire de la « Moon of Chicago », Compagnie d’assurances sur la vie, au capital de cent millions de dollars.


Paysage de foule


C’était la veille de Noël. Contrairement aux poèmes des poètes et aux images des chromo-lithographes qui veulent que, ce jour-là, le ciel soit couleur de plomb, les maisons et les jardins couverts de neige, les pauvres gens grelottants de froid, il faisait un soleil chaud et gai… un bon soleil qui dorait les maisons et les visages et qui caressait le dos des petits vieux assis sur les bancs de la promenade, en face de la mer… Les rues de la ville de C… étaient pleines de lumière, et les promeneurs y circulaient lentement, paresseusement, par groupes familiaux, parés de leurs beaux et ridicules habits des dimanches… Les ateliers chômaient, les boutiques resplendissaient… l’air charriait partout des odeurs d’oranges et de bois verni… Fleurs plus riches, bijoux plus faux, friandises plus rares, les vitrines, somptueusement décorées, offraient avec plus de pompe, plus d’éclat, plus de malice que d’habitude leurs tentations différentes et répétées… Ce n’était pas de la joie — car la joie n’est jamais parmi les foules, surtout parmi les foules en fête, — c’était quelque chose de grave et de recueilli, de presque austère, dont on surprenait l’expression silencieuse dans les regards en arrêt devant les guirlandes de dentelles, les soies drapées, les écrins étincelants, les architectures de fruits confits et les petits cochons de lait, gras, roses, lisses, chanoinesques, mollement couchés, une rose au groin, sur un lit de feuillages et de gelées multicolores, précieusement ornementales… Et chacun, bras dessus, bras dessous, poursuivait un profond rêve intérieur, selon la dominante de sa sensualité…

Très élégante, très jolie, une femme descendit de sa voiture devant la boutique d’un confiseur. C’était une dame étrangère à la ville, mais fort connue d’elle, car elle venait, tous les ans, demander au climat de C… et à son existence tranquille une santé que Paris, avec ses hivers tourmentés et boueux, lui refusait. Riche et généreuse, propriétaire, sans ostentation, d’une villa dont les jardins étaient célèbres et où les pauvres savaient, aux heures de détresse, trouver un bon accueil, on l’aimait, ou plutôt on la respectait à cause de son luxe et des dépenses qu’elle faisait dans le pays… Mais elle intriguait les gens par ses habitudes, qui n’étaient pas celles de tout le monde. Elle apportait, dans cette petite ville extrêmement bourgeoise, un parfum exquis de liberté, un individualisme original et charmant, un souci de vivre pour elle et non pour les autres, bien faits pour troubler les habitants, encroûtés dans la crasse des préjugés anciens et des traditions périmées… Et puis, n’était-elle pas mariée à un Juif ?

Elle entra dans la boutique, déjà pleine de monde. Cette boutique, fort renommée, où le marchand accumulait les imaginations les plus bizarres, scènes en sucre, anecdotes sentimentales en bonbons, terribles histoires militaires en fruits confits, était le point de mire de toutes les curiosités en balade… On venait là comme à une représentation de théâtre, comme à un panorama. Des foules, constamment y stationnaient devant cet étalage, s’y succédaient, tout le jour, encombrant cette partie du trottoir, et, malgré les efforts d’un homme de police pour le dégager, rendant la circulation difficile. Tout à coup, profitant de l’inattention générale et ayant aperçu sur les coussins de la voiture, probablement oublié par la dame, un joli petit sac de velours à monture d’or, un être lamentable, une sorte de mendiant décharné, la peau toute jaune, couvert de guenilles, fit le geste de s’en emparer… Mais le cocher, s’étant retourné à ce moment précis, poussa un grand cri :

— Au voleur !… Au voleur !…

La foule, en extase devant la vitrine, s’était aussi retournée à ce cri… Subitement, toutes les faces s’étaient crispées, une lueur d’hébétude farouche ; et presque d’épouvante, dans les yeux…

— Quoi ?… quoi ?… hurla la foule…

Le cocher, terrible, la bouche mauvaise, répéta :

— Au voleur !… Au voleur !…

Quelqu’un demanda, en montrant le poing :

— Quel voleur ?

— Où est le voleur ?… fit un autre, dont les yeux arrondis exprimaient la haine et la peur.

Tous se mirent en état de défense, et, tous, d’une même voix unie et fraternelle, crièrent :

— Où est le voleur ?

— Là !… Là !… C’est lui !…, indiqua le cocher.

Et, du bout de son fouet, il toucha la face décharnée du mendiant.

Aussitôt, celui-ci fut entouré, cerné. Quarante poings se levèrent sur lui… Vingt bouches lui jetèrent, comme un vomissement, l’injure au visage :

— Il a volé !… Il a volé !…

— Quoi ?… quoi ?… Il a volé quoi ?

— Le commissaire de police !… le commissaire de police !

Justement le commissaire de police se promenait dans la rue, avec sa famille… Voyant un rassemblement, des poings tendus, des faces crispées, il s’était élancé…

— Qu’est-ce qu’il y a ?…

— Il a volé !… Il a volé !…

— Qui a volé ?

— Le voleur, parbleu !…

— Où est-il ?

— Le voilà !… le voilà !…

— Il a volé quoi ?…

La foule ne savait pas. Le cocher, très digne, expliqua :

— Il a volé le sac de madame !

Et, du bout de son fouet, encore, il montra le petit sac, qui, navré de tant de bruit, se dissimulait dans un coin de la voiture, honteusement…

— Ah ! ah !… fit le magistrat, très grave… c’est abominable !… Qu’on l’empoigne !… Qu’on empoigne le voleur !… À la prison !…

— À la prison !… oui… oui ! à la prison !… La foule battit des mains, transportée de joie vengeresse.

À ce moment, la dame élégante sortait de la boutique. Elle s’arrêta sur le seuil, étonnée, inquiète de cette agitation… Elle en demanda la raison… On l’acclama… quelques chapeaux, en signe de triomphe, dansèrent au bout des cannes levées.

— On l’a pris !… on l’a pris !

— On a pris qui ?… interrogea la dame.

— Le voleur !… le voleur !…

— Quel voleur ?

— Le voleur, parbleu !… le voleur !…

Mais le commissaire s’avançait, solennel, le chapeau à la main.

— Oui, madame !… dit-il, en s’inclinant très bas… On l’a pris !… Heureusement !… pour le bon renom de la ville !…

La dame, de plus en plus étonnée, répéta :

— On a pris qui ?

— Le voleur !…

— Quel voleur ?

— Le voleur qui a volé votre sac… Son affaire est certaine !…

— Oui, oui ! scanda la foule.

— C’est un mendiant… un homme en loques !

— Oui !… oui !…

— Il sera salé, je vous en réponds !…

— Bravo !… bravo !…

Et la dame vit alors le petit sac dans sa voiture, et le mendiant à la face décharnée, sur l’épaule de qui s’accrochait une main brutale d’agent de police.

— À la prison !… commanda le commissaire.

— Oui !… oui !… à la prison !… Tapez dessus !…

— Arrachez-lui les cheveux !…

— La peau !…

— Cassez-lui la gueule !…

La dame avait tout compris… Elle dit :

— Pardon, monsieur le commissaire… Cela n’est pas grave… cela n’est rien… Puisque j’ai mon sac, je n’exige pas que vous emmeniez ce pauvre homme en prison !…

La foule commença de murmurer… Des oh ! oh !… des ah ! ah !… se firent entendre, çà et là…

— Impossible autrement, madame… expliqua le commissaire… Il faut un exemple… pour le bon renom de la ville…

— Il ne s’agit pas du bon renom de la ville, monsieur… Je ne suis pas lésée. Je ne porte aucune plainte… Je vous demande de relâcher cet homme.

Le commissaire s’obstina :

— La loi !… madame… la ville… le respect… mon devoir… comme magistrat… comme habitant…

— Relâchez cet homme !…

Les grondements s’accentuèrent parmi la foule… Des regards étonnés d’abord… puis des regards furieux… puis des regards pleins de haine se dirigèrent vers elle… Elle ne les vit pas… Quelques paroles malsonnantes… injurieuses, éclatèrent… Elle ne les entendit pas… Impatientée, elle ordonna, d’une voix impérieuse :

— Je veux que vous relâchiez cet homme… Je le veux… Est-ce clair, cette fois ?

Ce fut une explosion dans la foule… La colère, l’indignation qui s’étaient portées sur le mendiant, se reportèrent sur la dame… Des outrages orduriers se précisèrent… des menaces ignobles se dessinèrent… Durant quelques secondes, elle eut à subir quelque chose de hideux, comme le viol de toute sa personne par cette foule frénétique… Un gamin, la bouche tordue d’insultes, se précipita à la bride des chevaux.

— Gueuse !

— Gourgandine !

— Enlevez-la !

— Mort aux Juifs !…

— Vous êtes des sauvages !… s’écria la dame.

Puis, elle resta, impassible, sous les huées, attendant que le mendiant fût délivré.

Celui-ci avait la face en sang… tout un côté de la barbe arraché… la tête nue, son chapeau, son misérable chapeau ayant roulé dans la rue… Il s’éloigna… tout tremblant sur ses jambes…

Alors, seulement la dame, toute frémissante, remonta dans sa voiture, poursuivie par les huées de cette foule aux griffes et aux crocs de qui les petits doigts d’une femme venaient d’arracher un peu de chair humaine.


Jour de congé


Nous étions allés prendre le funiculaire qui monte à la T…, où nous devions passer la journée. Il était dix heures, le matin, et personne encore dans la gare… Le train attendait, seul avec sa machine trapue et bizarre, qui semble une protestation contre les lois de l’équilibre, une machine comme il en passe parfois dans les rêves de fiévreux. Le temps était doux, un soleil clair allumait les herbes, parmi des ombres déjà dures, sous un petit bois d’oliviers, qui, de terrasses en terrasses, escaladait le flanc de la montagne… Et déjà nous attendions, depuis dix minutes, quand deux employés sortant de la gare se mirent à se promener, de long en large, sur la voie, à pas très lents, les mains croisées derrière le dos.

Un voyageur qui s’impatientait demanda :

— Est-ce qu’on ne part pas ?… Qu’est-ce qu’on fait ici ?

Les deux employés ne répondirent pas, et ils continuèrent leur promenade, silencieux et encore plus lents. Le voyageur se fâcha :

— Dites-donc… espèces de gourdes… cria-t-il, la tête furieuse hors de la portière… vous pourriez bien répondre quand on vous parle ?… Est-ce qu’on part bientôt ?…

L’un des deux employés se décida à répondre.

— Je ne sais pas, moi.

L’autre appuya d’une voix hautaine :

— Nous ne sommes pas d’ici, nous… Nous sommes du grand chemin de fer, nous autres !

Et il prit une attitude pleine de noblesse et d’orgueil…

— Alors, qu’est-ce que vous fichez ici ?

— Nous regardons, tiens… Nous sommes en congé, donc !… On vient s’instruire un peu… pas vrai ?

Le compagnon interpellé hocha la tête :

— Tiens !… Bien sûr !… fit-il.

Le voyageur continua de maugréer, quelques secondes, puis, se rencognant avec des gestes protestataires dans le wagon, il finit par se taire, et alluma une cigarette… Les deux employés reprirent leur promenade qu’avait interrompue ce colloque… Ils examinèrent les rails… les compartiments de fer où viennent mordre les dents de la crémaillère, et la voie étroite qui, au sortir de la gare, rampe, en pente brusque et rapide, sur le flanc de la montagne… Ils ne disaient rien, ne se communiquaient aucune de leurs réflexions, qui, pourtant, à en juger par leur expression sévère, et le pli creusé à leur front, devaient être très laborieuses… De temps en temps, pour bien marquer leur étonnement, ou pour faire croire qu’ils pouvaient être étonnés de quelque chose, ils laissaient échapper, l’un :

— Ainsi !…

L’autre :

— Tiens !… tiens !… tiens !… sans s’expliquer davantage…

Au bout de quelques minutes, ils s’arrêtèrent de nouveau.

Le premier demanda :

— Et comment qu’ils appellent ça ?…

Le second répondit, avec des grimaces sur les lèvres :

— Un furiculaire… un furonculaire… T’as donc pas vu à l’entrée ?… C’est écrit en lettres rouges !…

— Un furiculaire !… Ainsi !… Je vous demande un peu !

— Où qu’ils ont été chercher ça ?

— Ah ! dame !…

— C’est tout de même point comme un autre chemin de fer !…

— Bien sûr !…

— Moi… je peux pas comprendre que ça grimpe des rampes pareilles !…

— Ça grimpe… pourtant !… Tu vas voir quand il va démarrer…

— Et si ça lâche ?…

— Si ça lâche ?

— Oui !…

— Ah ! dame !…

Et il fit un geste qui exprimait quelque chose comme un saut périlleux…

— Voilà !

L’autre secouait la tête d’un air très triste. Il dit :

— Je suis content de voir ça !…

— On a bien fait de venir ici…

— Pour sûr !…

Après un temps :

— Et tu dis qu’ils appellent ça… un furiculaire ?

— Un furiculaire… un formiculaire… C’est écrit…

— Tiens… tiens !… tiens !…

Après s’être gratté la nuque, ils reprirent leur marche, lourde et dandinée, sans plus s’adresser la parole… Et ils marchaient côte à côte, les bras ballants, la tête penchée sur le sol… Et ils ne regardaient plus les rails… la crémaillère, la pente abrupte, ni le ciel, très bleu, au-dessus d’eux… ni la montagne… toute fleurie d’euphorbes et de marjolaines devant eux… ni le petit bois d’oliviers, dont une brise douce faisait doucement frémir et retroussait, dans un joli mouvement aérien, les feuilles argentées… Ils ne disaient rien, ne regardaient rien, ne voyaient rien… Et ils continuaient de marcher du même pas lent et lourd, sans penser à rien, sinon, sans doute, que c’était jour de fête… et qu’ils s’amusaient… et qu’ils allaient s’amuser ainsi, toute cette longue journée de repos et de joie…

Enfin, le train partit…

Les deux employés le regardèrent partir d’un œil morne. La machine soufflait, haletait, toussait, d’une toux rauque de pulmonique. Elle montait lentement, lentement, avec des plaintes, avec un air de souffrir et de s’époumonner… Après quelques minutes, je me penchai à la portière du wagon et regardai, en arrière, vers la gare que nous venions de quitter… Les deux employés étaient là, immobiles, au même endroit, et ils regardaient monter la machine…

Nous rentrâmes le soir, à cinq heures…

Les deux employés étaient toujours là, à leur poste, les bras plus veules, les reins plus tassés, l’expression du visage encore plus inexpressive…

Comme il n’y avait plus de train, et qu’on fermait la gare, ils eurent une minute de désarroi… Après s’être consultés du regard :

— Qu’est-ce que nous allons faire ? dit l’un.

— Ah ! dame ! dit l’autre en balançant sa tête.

— Où aller, maintenant ?

— Ah ! dame !…

Ils cherchèrent longtemps, sans doute, par la pensée, des endroits merveilleux… des parcs en fête… des plaisirs… et ne trouvant rien :

— Si on rentrait, à la maison ?… proposa l’un.

À quoi l’autre répondit :

— Ah ! non !… Un jour de congé !… ça ne serait pas à faire…

— C’est juste !… Faut un endroit où l’on s’amuse !

— Bien sûr !…

Après un temps de réflexion :

— Si on allait faire un petit tour à la gare… à notre gare…

— Ça… c’est une idée…

— Ça… c’est un chemin de fer… On va s’amuser à regarder ! un vrai !

— Bien sûr !…

— Eh bien !… allons !…

— Allons !…

Et s’éloignèrent d’un pas redevenu plus leste, plus aisé… comme s’ils allaient… enfin… vers le bonheur…


Les souvenirs d’un pauvre diable


I

Ces pages que j’écris ne sont point une autobiographie selon les normes littéraires.

Ayant vécu de peu, sans bruit, sans nul événement romanesque, toujours solitaire, même dans ma famille, même au milieu de mes amis, même au milieu des foules un instant coudoyées, je n’ai pas la vanité de penser que ma vie puisse offrir le moindre intérêt, ou le plus petit agrément, à être racontée.

Je n’attends donc, de ce travail, nulle gloire, nul argent, ni la consolation de songer que je puisse émouvoir l’âme de quelqu’un.

Et pourquoi quelqu’un sur la terre se préoccuperait-il du silencieux insecte que je suis ? Je suis, dans le monde qui m’entoure de son immensité, un trop négligeable atome. Volontairement, ou par surprise, je ne sais, j’ai rompu tous les liens qui m’attachaient à la solidarité humaine ; j’ai refusé la part d’action, utile ou malfaisante, qui échoit à tout être vivant. Je n’existe ni en moi, ni dans les autres, ni dans le rythme le plus infime de l’universelle harmonie. Je suis cette chose inconcevable et peut-être unique : rien ! j’ai des bras, l’apparence d’un cerveau, les insignes d’un sexe ; et rien n’est sorti de cela, rien, pas même la mort ! Et si la nature m’est si persécutrice, c’est que je tarde, trop longtemps sans doute, à lui restituer ce petit tas de fumier, cette mince pincée de pourriture qu’est mon corps, et de tant de formes, charmantes, qui sait ?… tant d’organismes curieux attendent de naître, pour perpétuer la vie dont, en réalité, je ne fais rien, sinon que l’interrompre. Qu’importe donc si j’ai pleuré, si, du soc de mes ongles, j’ai parfois labouré ma sanglante poitrine !… Au milieu de l’universelle souffrance, que sont mes pleurs ? Que signifie ma voix déchirée de sanglots ou de rires, parmi ce grand lamento qui secoue les mondes affolés par l’impénétrable énigme de la matière ou de la divinité ?

Si j’ai dramatisé ces quelques souvenirs de l’enfance qui fut mienne, ce n’est pas pour qu’on me plaigne, qu’on m’admire ou qu’on me haïsse. Je sais que je n’ai droit à aucun de ces sentiments dans le cœur des hommes. Et qu’en ferais-je ?

Est-ce la voix du suprême orgueil qui parle en moi, à cette minute ? Tentai-je d’expliquer, d’excuser par de trop subtiles et vaines raisons la retombée de l’ange que j’aurais pu être, à la croupissante, à l’immonde larve que je suis ? Oh ! non ! je n’ai pas d’orgueil, je n’ai plus d’orgueil ! Chaque fois que ce sentiment a voulu pénétrer en moi, je n’ai eu, pour le chasser, qu’à porter les yeux vers le ciel, vers ce gouffre épouvantant de l’infini, où je me sens plus petit, plus inaperçu, plus infinitésimal que la diatomée perdue dans l’eau vaseuse des citernes. Oh ! non, je le jure, je n’ai pas d’orgueil.

Ce que j’ai voulu, c’est, en donnant à ces quelques souvenirs une forme animée et familière, rendre plus sensible une des plus prodigieuses tyrannies, une des plus ravalantes oppressions de la vie – dont je n’ai pas été le seul à souffrir, hélas ! – : l’autorité paternelle. Car tout le monde en a souffert, tout le monde porte en soi, dans les yeux, sur le front, sur la nuque, sur toutes les parties du corps où l’âme se révèle, où l’émotion intérieure afflue en lumières attristées, en déformations spéciales, le signe caractéristique, l’effrayant coup de pouce de cette initiale, de cette ineffaçable éducation de la famille. Et puis, il me semble que ma plume, qui grince sur le papier, me distrait un peu de l’effroi de ces poutres, d’où quelque chose de plus lourd que le ciel du jardin pèse sur ma tête. Et puis, il me semble encore que les mots que je trace deviennent des êtres, des personnages vivants, des personnages qui remuent, qui parlent, qui me parlent — oh ! concevez-vous la douceur de cette chose incompréhensible ! — qui me parlent !…

J’ai aimé mon père, j’ai aimé ma mère. Je les ai aimés jusque dans leurs ridicules, jusque dans leur malfaisance pour moi. Et, à l’heure où je confesse cet acte de foi, depuis qu’ils sont tous les deux là-bas, sous l’humble pierre, chairs dissolues et vers grouillants, je les aime, je les chéris plus encore, je les aime et je les chéris de tout le respect que j’ai perdu. Je ne les rends responsables ni des misères qui me vinrent d’eux, ni de la destinée indicible que leur parfaite et si honnête inintelligence m’imposa comme un devoir. Ils ont été ce que sont tous les parents, et je ne puis oublier qu’eux-mêmes souffrirent, enfants, ce qu’ils m’ont fait souffrir. Legs fatal que nous nous transmettons les uns aux autres, avec une constante et inaltérable vertu.

Toute la faute en est à la société qui n’a rien trouvé de mieux pour légitimer ses actes et consacrer, sans contrôle, son suprême pouvoir, surtout pour maintenir l’homme servilisé, que d’instituer ce mécanisme admirable de crétinisation : la famille.

Tout être, à peu près bien constitué, naît avec des facultés dominantes, des forces individuelles, qui correspondent exactement à un besoin ou à un agrément de la vie. Au lieu de veiller à leur développement, dans un sens normal, la famille a bien vite fait de les déprimer et de les anéantir. Elle ne produit que des déclassés, des révoltés, des déséquilibrés, des malheureux, en les rejetant, avec un merveilleux instinct, hors de leur sein ; en leur imposant, de par son autorité légale, des goûts, des fonctions, des actions qui ne sont pas les leurs, et qui deviennent, non plus une joie, ce qu’ils devraient être, mais un intolérable supplice. Combien rencontrez-vous, dans la vie, de gens réellement adéquats à eux-mêmes ?

J’avais un amour, une passion de la nature bien rares chez un enfant de mon âge. Et n’était-ce point là un signe d’élection ? Oh ! que je me le suis souvent demandé ! Tout m’intéressait en elle, tout m’intriguait. Combien de fois suis-je resté, des heures entières, devant une fleur, cherchant, en d’obscurs et vagues tâtonnements, le secret, le mystère de sa vie ! J’observais les araignées, les fourmis, les abeilles, les féeriques transformations des chenilles, avec des joies profondes, traversées aussi de ces affreuses angoisses de ne pas savoir, de ne pas connaître. Souvent, j’adressais des questions à mon père ; mais mon père n’y répondait jamais et me plaisantait toujours.

— Quel drôle de type tu fais ! me disait-il… Où vas-tu chercher tout ce que tu me racontes ?… Les abeilles, eh bien ! ce sont les femelles des bourdons, comme les grenouilles sont les femelles des crapauds… Et elles piquent les enfants paresseux… Es-tu content, maintenant ?

Quelquefois, il était plus bref.

— Hé ! tu m’embêtes avec tes perpétuelles interrogations !… Qu’est-ce que cela peut te faire ?…

Je n’avais ni livre, ni personne pour me guider. Pourtant, rien ne me rebutait et c’était, je crois, une chose vraiment touchante que cette lutte d’un enfant contre la formidable et incompréhensible nature.

Un jour qu’on creusait un puits à la maison, je conçus, tout petit et ignorant que je fusse, la loi physique qui détermina la découverte des puits artésiens.

J’avais été souvent frappé, dans mes quotidiennes constatations, de ce phénomène de l’élévation des liquides dans les vases se communiquant. J’appliquai, par le raisonnement cette théorie innée et bien confuse encore dans mon esprit, aux nappes d’eau souterraines, et je conçus, oui, par une explosion de précoce génie, je conçus la possibilité d’un jaillissement d’eau de source, au moyen d’un forage, dans un endroit déterminé du sol.

Je fis part de cette découverte à mon père. Je la lui expliquai du mieux que je pus, avec un afflux de paroles et de gestes, qui ne m’était pas habituel.

— Qu’est-ce que tu me chantes là ? s’écria mon père… Mais c’est le puits artésien que tu as découvert, espèce de petite brute !

Et je vois encore le sourire ironique qui plissa son visage glabre, et dont je fus tout humilié.

— Je ne sais pas, balbutiai-je… Je te demande…

— Mais, petite bourrique, il y a longtemps que c’est découvert, les puits artésiens !… Ah ! ah ! ah ! Je parie que, demain, tu découvriras la lune !…

Et mon père éclata de rire. Ce rire, comme il me fit mal !

Ma mère survint. Elle ne m’était pas indulgente non plus.

— Tu ne sais pas, lui dit mon père… Nous avons un grand homme pour fils ! Le petit vient de découvrir les puits artésiens !… ma parole d’honneur !

— Oh ! l’imbécile ! glapit ma mère… Il ferait bien mieux d’apprendre son histoire sainte…

Ce fut au tour de mes sœurs qui accoururent, avec leurs visages pointus et curieux.

— Saluez votre frère, mesdemoiselles… C’est un grand inventeur !… Il vient de découvrir les puits artésiens !

Et mes sœurs, désagréables et méchants roquets, jappèrent, et, grimaçant, et me tirant la langue :

— Il ne sait quoi inventer pour être ridicule !… Bête, bête, bête !…

Puis enfin, les amis, les voisins, tout le pays, surent tôt bien que j’avais découvert un moyen de creuser les puits, comme on enfonce une cuiller dans un pot à beurre. Ce fut, autour de ma pauvre petite personne humiliée, un éclat de rire méprisant, et des moqueries qui durèrent longtemps. Je sentis la déconsidération de toute une ville peser sur moi, comme si j’eusse commis un crime.

Et je faillis mourir de honte.

II

Je ne dépassai pas l’école primaire où, d’ailleurs, je n’obtins aucun succès, je dois le dire. Mon père avait déclaré à l’instituteur, en me confiant à lui, que j’étais excessivement borné, et qu’il ne tirerait rien de moi. Celui-ci s’en tint respectueusement à cette opinion, et n’essaya même pas, une seule fois, de se rendre compte de ce qu’il pouvait bien y avoir derrière cette stupidité que m’octroyait, avec tant d’assurance, l’autorité paternelle. Et, naturellement, cette opinion bien constatée et indiscrètement répandue, je devins le souffre-douleur de mes camarades, comme j’avais été celui de ma famille.

Il fut pourtant question, un moment, de m’envoyer au collège ; mais réflexion faite, et toutes raisons pesées, on décida que mon éducation était suffisante ainsi.

— Il est bien trop bête, pour aller au collège !… disait ma mère… Nous n’en aurions que des ennuis.

— Des mortifications !… appuyait mon père, qui aimait les grands mots.

— Oui ! Oui ! Qu’est-ce qu’il ferait au collège ?… Rien, parbleu !… Ce serait de l’argent perdu !

Mes sœurs consultées, car elles montraient, en toutes choses, un précoce bon sens, glapirent :

— Au collège !… Lui ?… Ah ! l’imbécile !…

D’un autre côté, on ne voulait pas me garder, toute la journée, à la maison où j’étais une cause de perpétuel agacement, surtout depuis la si malheureuse invention du puits artésien. Je voyais nettement, dans les huit regards de ma famille, la crainte que je ne découvrisse quelque chose de plus extraordinaire encore ; et, pour m’en ôter l’idée, il ne se passait pas de jour qu’on ne me rappelât, aigrement, avec de lourdes ironies, et de persistantes humiliations, le souvenir de cette ridicule aventure. Moi, qui n’avais plus le droit, sous peine de dures réprimandes ou d’intolérables moqueries, de faire un geste, ni de toucher à un objet ; moi, qu’on rendait responsable de ce qu’il advenait de fâcheux, de la pluie, de la grêle, de la sécheresse, de la pourriture des fruits, j’étais prêt à accepter, comme une délivrance, tout ce que la fantaisie saugrenue de mes parents pourrait leur suggérer, en vue de mon avenir, comme ils disaient. De mon avenir !

Il fut donc résolu que je travaillerais chez le notaire comme « sous-saute-ruisseau », étrange et nouvelle fonction que le tabellion n’hésita pas à créer, en considération de l’amitié qui le liait à notre famille.

— On verra plus tard ! conclut mon père… L’important, aujourd’hui, est de lui mettre le pied à l’étrier…

Mes sœurs se marièrent à quelques mois de distance, et peu après mon ordination dans le notariat. Elles épousèrent des êtres vagues, étrangement stupides, dont l’un était receveur de l’enregistrement, et l’autre, je ne sais plus quoi. Non, en vérité, je ne sais plus quoi. À peine si je leur adressai la parole, et je les traitai comme des passants.

Quand ils eurent compris que je ne comptais pour rien dans la famille, ils me négligèrent totalement, me méprisèrent tous les deux pour ma faiblesse, pour mes façons solitaires et gauches, pour tout ce qui n’était pas eux, en moi.

C’étaient de grands gaillards, bruyants et vantards, ayant beaucoup vécu dans la lourde, dans l’asphyxiante bêtise des petits cafés de village. Ils y avaient appris, ils en avaient gardé des gestes spéciaux et techniques. Par exemple, quand ils marchaient, avançaient le bras, saluaient, mangeaient, ils avaient toujours l’air de jouer au billard, de préparer des effets rétrogrades, importants et difficiles. Et, naturellement, il leur était arrivé des aventures merveilleuses, de frissonnantes histoires, où ils s’étaient conduits en héros. Dans la famille et dans le pays, on les trouva excessivement distingués.

— Sont-elles heureuses ! s’exclamait-on, en enviant mes sœurs.

Le receveur de l’enregistrement avait débuté, comme fonctionnaire, dans un petit canton des Alpes. Il y avait chassé le chamois, ce qui le rendait un personnage admirable, auréolé de légende et de mystère. Lorsqu’il racontait ses prouesses, il mimait avec des gestes formidables les gouffres noirs, les hautes cimes, les guides intrépides, et les chamois bondissants ; ma sœur, extasiée, atteignait les purs, les ivres, les infinis sommets de l’amour. Et qu’elle était laide, alors !

L’autre n’avait pas chassé le chamois, mais il avait sauté des barrières, et il les sautait encore. Il les sautait avec une hardiesse, une souplesse qui faisaient battre le cœur de mon autre sœur comme si son fiancé eût pris une ville d’assaut, dispersé des armées, conquis des peuples. Le dimanche, à la promenade, tout d’un coup, à la vue d’une barrière, il interrompait la conversation, prenait son élan, sautait et ressautait la barrière ; puis, revenant près de nous, il nous défiait l’un après l’autre :

— Faites-en autant !

Il s’adressait à moi, avec une insistance qu’on trouvait fort spirituelle et d’un goût délicat.

— Voyons ! Essayez ! faites-en autant.

Et c’étaient des rires moqueurs.

— Oh ! lui !… Il ne sait rien faire, lui !… Il ne sait même pas courir… il ne sait même pas marcher !…

Alors, jusqu’au soir, il fallait entendre le récit — telle une épopée — de toutes les barrières qu’il avait franchies, des barrières hautes comme des maisons, comme des chênes, comme des montagnes — et des barrières vertes, rouges, bleues, blanches, et des murs, et des haies… En racontant, il tendait le jarret, le raidissait, le faisait jouer, fier de ses muscles… Mon autre sœur défaillait d’amour, elle aussi, emportée, par l’héroïsme de cet incomparable jarret, dans un rêve de joies sublimes et redoutables.

On les trouva, une après-midi, sur le banc de la tonnelle, ma sœur à demi pâmée entre les jarrets de son fiancé. Il fallut avancer le mariage.

Et je me souviens de scènes horribles, de répugnantes et horribles scènes, le soir, dans le salon, à la lueur terne de la lampe, qui éclairait, d’une lueur tragique, d’une lueur de crime, presque, ces étranges visages, ces visages de fous, ces visages de morts.

La mère du receveur de l’enregistrement vint une fois pour régler les conditions du contrat et l’ordonnance du trousseau. Elle voulait tout avoir et ne rien donner, disputant sur chaque article, âprement ; son visage se ridait de plis amers ; elle coulait sur ma sœur des regards aigus, des regards de haine, et elle répétait sans cesse :

— Ah ! mais non !… On n’avait pas dit ça !… Il n’a jamais été question de ça !… Un châle de l’Inde !… Mais c’est de la folie !… Nous ne sommes pas des princes du sang, nous autres !…

Mon père qui avait cédé sur beaucoup de points s’emporta, lorsque la vieille dame eut contesté le châle de l’Inde.

— Nous ne sommes pas des princes du sang, c’est possible ! dit-il avec une dignité… Mais nous sommes des gens convenables, des gens honorables… Nous avons une situation, un rang… Le châle de l’Inde a été promis… Vous donnerez le châle de l’Inde…

Et d’une voix nette, catégorique, il ajouta :

— Je l’exige… J’ai pu faire des sacrifices au bonheur de ces enfants… Mais ça !… je l’exige !

Il se leva, se promena dans le salon, les mains croisées derrière le dos, les doigts agités par un mouvement de colère… Il y eut un moment de dramatique silence.

Ma mère était très pâle ; ma sœur avait les yeux gonflés, la gorge serrée. Le receveur de l’enregistrement ne pensait plus aux chamois et fixait un regard embarrassé sur une chromo-lithographie, pendue au mur, en face de lui. La vieille dame reprit :

— Et ça nous avancera bien, tous, que cette petite ait un châle de l’Inde, si elle n’a rien à manger.

— Ma fille !… rien à manger ? interrompit mon père, qui se plaça tout droit et presque menaçant devant la vieille dame, dont le visage se plissa ignoblement… Et pour qui me prenez-vous, Madame ?

Mais elle s’obstina :

— Un châle de l’Inde !… Je vous demande un peu !… Savez-vous ce que cela coûte, seulement ?

— Je n’ai pas à le savoir, Madame… Je n’ai à savoir que ceci : une chose promise est une chose promise !

Ma mère de plus en plus pâle, intervint :

— Madame !… C’est l’habitude !… Un trousseau est un trousseau !… Nous n’avons pas demandé de dentelles, bien que dans notre position, nous eussions pu exiger aussi un châle de dentelles… Mais, le châle de l’Inde !… Voyons, Madame, les filles d’épiciers en ont !… Ça ne serait pas un mariage sérieux !

La vieille dame, qui était à bout d’arguments, frappa sur le guéridon, de sa main sèche.

— Eh bien, non ! cria-t-elle, je ne donnerai pas de châle de l’Inde… Si vous voulez un châle de l’Inde, vous le paierez… A-t-on vu ?… C’est mon dernier mot !

Ma sœur dont les yeux étaient pleins de larmes, n’y put tenir davantage. Elle sanglota, s’étouffa dans son mouchoir, hoquetant douloureusement, et si déplorablement laide que je détournai d’elle mes yeux pour ne pas la voir.

— Je n’en veux pas… du châle… de l’Inde… gémissait-elle… Je veux me marier !… Je veux me marier !

— Ma fille ! s’écria mon père.

— Ma pauvre enfant ! s’écria ma mère.

— Mademoiselle ! Mademoiselle ! s’écria le receveur de l’enregistrement dont les bras allaient et venaient comme s’ils eussent poussé une longue queue sur un long billard.

Entre ses hoquets, ses sanglots, ma sœur suppliait d’une voix cassée, d’une voix étouffée dans l’humide paquet de son mouchoir :

— Je veux me marier !… Je veux me marier !

On l’entraîna dans sa chambre… Elle se laissait conduire, ainsi qu’une chose inerte, répétant :

— Je veux me marier… Je veux me marier…

Ce fut sur moi que se passa la colère de la famille. Mon père m’apercevant, tout à coup, me gifla et me poussa hors du salon, furieux.

— Et pourquoi es-tu ici ?… Qui t’a prié de venir ici ?… C’est de ta faute, ce qui arrive… Allons, va-t’en…

Ainsi, d’ailleurs, se terminaient toutes les scènes.

Ma sœur se maria, sans châle de l’Inde ; puis elle partit. Mon autre sœur se maria également, sans châle de l’Inde, puis elle partit… Et je n’entendis plus le glapissement de mes sœurs.

Un silence envahit la maison. Mon père devint très triste. Ma mère pleura, ne sachant plus que faire de ses longues journées. Et les serins de mes sœurs, dans leur cage abandonnée, périrent, l’un après l’autre.

Moi, je copiais des rôles chez le notaire, et je regardais, d’un œil amusé, le défilé, en blouses bleues et en sabots, de toutes les passions, de tous les crimes, de tous les meurtres que souffle à l’âme des hommes l’âme homicide de la Terre.

III

Je suis né avec le don fatal de sentir vivement, de sentir jusqu’à la douleur, jusqu’au ridicule. Dès ma toute petite enfance je donnais, au moindre objet, à la moindre chose inerte, des formes supravivantes, en mouvement et en pensée. J’accumulais sur mon père, ma mère, mes sœurs, des observations irrespectueuses et désolantes, qui n’étaient pas de mon âge. D’autres eussent tiré parti, plus tard, de ces qualités exceptionnelles ; moi, je ne fis qu’en souffrir, et elles me furent, toute la vie, un embarras.

En même temps que cette sensibilité suraiguisée par l’ironie, j’avais une grande timidité, si grande que je n’osais parler à qui que ce fût, pas même à mon père, qui m’en avait ôté toute envie, pas même au chien de mon père, le vieux Tom, lequel participait à la répulsion et à la crainte dont j’englobais toute la famille, car il affectait, lui aussi, de ne pas me comprendre.

Ne pas être compris par un chien, n’est-ce point le dernier mot de la détresse morale ? J’avais donc fini par garder tout pour moi et en moi. À peine répondais-je aux questions qui m’étaient adressées. Bien souvent, sans raison, je n’y répondais que par des larmes.

Vraiment, je n’ai pas eu de chance. J’ai grandi dans un milieu tout à fait défavorable au développement de mes instincts et de mes sentiments. Et je n’ai pu aimer personne, moi qui, par nature, étais organisé pour aimer trop et trop de gens. Dans l’impossibilité où j’étais d’éprouver de l’amour pour quelqu’un, je le simulai, et je crus écouler ainsi le trop-plein des tendresses qui bouillonnaient en moi. En dépit de ma timidité, je jouais la comédie des effusions, des enthousiasmes ; j’eus des folies d’embrassements qui me divertirent et me soulagèrent un moment. Mais l’onanisme n’est pas l’amour. Loin d’éteindre les ardeurs génésiques, il les surexcite et les fait dévier vers l’inassouvi.

Quelques mois après le mariage de mes sœurs, j’eus une fièvre typhoïde, qui se compliqua de méningite, et, par miracle, j’en guéris.

La maladie liquéfia, en quelque sorte, mon cerveau. Dès que je bougeais la tête, il me semblait qu’un liquide se balançait, entre les parois de mon crâne, comme dans une bouteille remuée. Toutes mes facultés subirent un temps d’arrêt. Je vécus dans le vide, suspendu et bercé dans l’infini, sans aucun point de contact avec la terre. Je demeurai longtemps en un état d’engourdissement physique et de sommeil intellectuel, qui était doux et profond comme la mort. Sur l’avis du médecin, mes parents, inquiets et honteux de moi, me laissèrent tranquille, et décidèrent que je ne retournerais pas chez le notaire.

Ce fut pour moi une époque d’absolu bonheur, et dont je n’ai véritablement conscience qu’aujourd’hui. Durant plus d’une année, je savourai – incomparables délices de maintenant – la joie immense, l’immense paix de ne penser à rien. Étendu sur une chaise-longue, les yeux toujours fermés à la lumière, j’avais la sensation du repos éternel, dans un cercueil. Mais la chair repousse vite aux blessures des enfants ; les os fracturés se ressoudent d’eux-mêmes ; les jeunes organes se remettent promptement des secousses qui les ont ébranlés ; la vie a bien vite fait de rompre les obstacles qui arrêtent un moment le torrent de ses sèves. Je repris des forces, et, avec les forces revenues, peu à peu, je redevins la proie de l’éducation familiale, avec tout ce qu’elle comporte de déformations sentimentales, de lésions irréductibles et d’extravagantes vanités.

Alors, tous les jours, à toutes les minutes, j’entendis mes parents, à propos de choses que j’avais faites ou que je n’avais pas faites, dire sur un ton, tantôt irrité, tantôt compatissant : « C’est désolant !… Il ne comprend rien !… Il ne comprendra jamais rien… Quel affreux malheur pour nous que cette méningite ! » Et ils regardaient avec effroi, mais sans oser me les reprocher — car c’étaient d’honnêtes gens, selon la loi, — les morceaux que je dévorais avidement, dans le silence des repas, dont ils savaient très bien qu’ils ne seraient pas payés.

Loin que ma sensibilité eût été diminuée par le mal qui avait si intimement atteint mes moelles, elle se développa encore, s’exagéra jusqu’à devenir use sorte de trépidation nerveuse. Quand mon père, avec une insouciance de perroquet, me demandait : « As-tu bien dormi, cette nuit ? », je sanglotais à perdre la respiration, à m’étouffer. De quoi, mon père, qui était un homme pratique, s’étonnait grandement. Ce mutisme éternel, coupé de temps à autre par ces inexplicables larmes, ressemblait à un incurable abrutissement, et ma famille ne pouvait s’y faire. Tout me fut une souffrance. Je recherchais je ne sais quoi dans la prunelle des hommes, aux calices des fleurs, aux formes si changeantes, si multiples de la vie, et je gémissais de n’y rien trouver qui correspondît au vague, obscur et angoissant besoin d’aimer qui emplissait mon cœur, gonflait mes veines, tendait toute ma chair et toute mon âme vers d’inétreignables étreintes et d’impossibles caresses.

Une nuit que je ne dormais pas, j’ouvris la fenêtre de ma chambre et, m’accoudant sur la barre d’appui, je regardai le ciel, au-dessus du jardin noyé d’ombre. Le ciel était mauve, de ce mauve si tendre, si pur, si doucement irradiant, et, dans ce mauve, des millions d’étoiles brillaient. Pour la première fois, j’eus conscience de cette immensité formidable, de cette immensité couleur de fleur, que j’essayais de sonder — est-ce comique ? — avec de pauvres petits regards d’enfant, et j’en fus tout écrasé. J’eus la terreur de ces étoiles si muettes, dont le clignotement recule encore, sans l’éclairer jamais, l’affolant mystère de l’incommensurable. Qu’étais-je, moi, si petit, parmi ces mondes ? De qui donc étais-je né ? Et pourquoi ? Où donc allais-je, vile fibre, imperceptible atome perdu dans ce calme tourbillon des impénétrables harmonies ? Et qu’étaient mon père, ma mère, mes sœurs, nos voisins, nos amis, les passants, toute cette poussière vivante, toute cette minuscule troupe d’insectes emportée par on ne sait quoi, vers on ne sait où ? Je n’avais pas lu Pascal — je n’avais rien lu encore — et, quand, plus tard, cette phrase que je cite de mémoire, me tomba sous les yeux : « Je ne sais qui m’a mis au monde, ni ce que c’est que le monde, ni que moi-même. Je suis dans une ignorance terrible de toutes ces choses », je tressaillis de joie et de douleur, de voir exprimés si nettement, si complètement, les sentiments qui m’avaient agité cette nuit-là.

Toute cette nuit-là, je restai appuyé contre la fenêtre ouverte, sans un mouvement, le regard perdu dans l’épouvante du ciel mauve, et la gorge si serrée que les sanglots dont était pleine ma poitrine ne pouvaient s’en échapper et me suffoquaient. Mais le matin, enfin, reparut. L’aube se leva et, avec elle, la vie, qui dissipe les songes de mort et qui couvre de bruits familiers le silence oppressant de l’infini. Des portes s’ouvrirent, des volets claquèrent sur les murs, une pie s’envola d’une touffe de troènes, les chats, bondissant dans l’herbe humide, rentrèrent de leurs chasses nocturnes. Je vis la cuisinière qui balaya le seuil de notre maison ; je vis ma mère descendre dans le jardin, étendre sur la pelouse des linges grossiers et des carrés de laine brune. De la fenêtre où je l’observais, elle était douloureusement hideuse. Sa silhouette revêche chagrinait le réveil si frais, si pur du matin ; les fleurettes du gazon s’offensaient de son sale bonnet de nuit et de sa camisole fripée. Son jupon noir, mal attaché aux hanches, clapotait sur d’infâmes savates qui traînaient dans l’herbe, pareilles à de répugnants crapauds. Elle avait une nuque méchante, un profil dur, un crâne obstiné. Rien de maternel n’avait dû jamais faire frissonner ce corps déformé. Tout d’abord sa vue m’irrita comme une tache sur une belle étoffe de soie claire. Et puis, j’eus une immense pitié d’elle, qui me fit fondre en larmes. J’aurais voulu, à force de baisers et de caresses, faire pénétrer dans ce crâne, sous ce bonnet, un peu de la clarté de ce virginal matin. Je descendis au jardin, et, courant vers ma mère, je me jetai dans ses bras :

— Maman !… maman !… maman !… implorai-je… Pourquoi ne regardes-tu pas les étoiles, la nuit ?

Elle poussa un cri, effrayée de ma voix, de mon regard, de mes larmes, et, s’arrachant à mes embrassements, elle s’enfuit.

Ce jour-là, j’accompagnai mon père aux obsèques d’un vieux fermier que je connaissais à peine. Au cimetière, durant le défilé devant la fosse, je fus pris d’une étrange tristesse. Quittant la foule des gens qui se bousculaient et se disputaient l’aspersoir, je courus à travers le cimetière. Je me heurtais aux tombes et pleurais à fendre l’âme d’un fossoyeur. Mon père me rejoignit.

— En bien ? Qu’est-ce que tu as ?… Pourquoi pleures-tu ? Pourquoi t’en vas-tu ? Es-tu malade ?

— Je ne sais pas, gémis-je… Je ne peux pas…

Mon père me prit par la main, et me ramena à la maison.

— Voyons, raisonna-t-il… Tu ne le connaissais pas, le père Julien ?

— Non !

— Par conséquent, tu ne l’aimais pas ?

— Non.

— Alors, qu’est-ce qui te prend ?… Pourquoi pleurer ?

— Je ne sais pas…

— Regarde-moi, voyons !… Je le connaissais, moi, le père Julien… C’était un homme qui payait régulièrement ses fermages… Sa mort me laisse dans un grand embarras. Peut-être que je ne retrouverai jamais un fermier pareil à lui… Eh bien !… Est-ce que je pleure, moi ?

Et, après un silence, d’une voix plus sévère, mon père ajouta :

— Ce n’est pas bien, ce que tu fais là. Tu ne sais quoi inventer pour me mortifier… Je ne suis pas content, du tout ! Ce matin, tu dis à ta mère, on ne sait quoi… Maintenant, tu pleures à propos de rien… Si tu continues, je ne t’emmènerai plus jamais avec moi…

IV

Autrefois, habitait avec nous une cousine de ma mère. Elle était fort difficile à vivre et si singulière, « si originale », si déséquilibrée en ses actions, qu’on « ne savait jamais à quoi s’en tenir avec elle ». Tantôt elle m’accablait de tendresses et de cadeaux, et, la minute d’après, elle me battait sans raison. Pif ! paf ! des claques, à propos de rien. Souvent, elle me pinçait le bras, sournoisement, quand je passais près d’elle dans les corridors, ou bien, si je la frôlais dans l’escalier, elle m’embrassait avec furie. Et je ne savais jamais à quoi attribuer ses effusions ou ses coups, également désobligeants.

En tout ce qu’elle faisait, elle semblait obéir aux suggestions d’une folie incompréhensible. Quelquefois, elle restait enfermée des journées entières, dans sa chambre, triste, pleurant ; le lendemain, prise de gaietés bruyantes et de dévorantes activités, elle chantait. Je l’ai vue remuer, dans le bûcher, d’énormes bûches qu’elle déplaçait sans utilité, et, dans le jardin, piocher la terre, plus ardente au travail qu’un terrassier. Elle était fort laide, si laide que personne jamais ne l’avait demandée en mariage, malgré ses six mille livres de rente. On pensait dans la famille qu’elle souffrait beaucoup de son état de vieille fille, et que c’était là la cause de ses actes désordonnés. La figure couperosée, la peau sèche et comme brûlée, et soulevée en squames cendreuses par du feu intérieur, les cheveux rares et courts, très maigre, un peu voûtée, ma pauvre cousine était vraiment bien désagréable à voir. Ses subites tendresses me gênaient plus encore que ses colères imprévues. Elle avait, en m’embrassant furieusement, des gestes si durs, des mouvements si brusques, que je préférais encore qu’elle me pinçât le bras.

Un jour, à la suite d’une discussion futile et qui, tout de suite, dégénéra en querelle, elle partit. Elle partit sans nous dire où elle allait. Elle partit avec ses malles et ses meubles, et si colère qu’elle ne voulut même pas nous embrasser. Et, pendant quatre ans, nous n’entendîmes plus parler d’elle. On finit, à force de recherches, par savoir qu’elle vivait seule dans une petite bourgade de Normandie, près de la mer. Au dire des gens qui nous renseignèrent, il y avait bien du mystère dans sa maison. Il y venait, presque tous les dimanches, un adjudant de cuirassiers, en garnison dans la ville voisine.

— Ça ne m’étonne pas, disait ma mère… Ça la tracassait !… C’était visible que ça la tracassait…

Elle ne pouvait se faire à l’idée de perdre un héritage qu’elle avait toujours considéré comme assuré. Cet adjudant hantait sans cesse son esprit et la poursuivait jusque dans ses rêves. Très souvent, dans un silence, tout à coup, elle disait, sans s’adresser particulièrement à l’un de nous :

— Pourvu qu’elle ne fasse pas la bêtise de l’épouser !

Elle écrivit plusieurs lettres affectueuses à ma cousine, qui ne daigna pas répondre.

Quelque temps après, nous apprîmes qu’à l’adjudant de cuirassiers, parti pour une garnison lointaine, avait succédé un adjudant de dragons, lequel fut à son tour remplacé par un autre adjudant de je ne sais plus quelle arme. Décidément, ma pauvre cousine ne montait pas en grade.

Et, un soir d’hiver, je me souviens, un soir de pluie battante, l’omnibus de l’hôtel s’arrêta devant la grille, chargé de malles et de paquets. Ma cousine en descendit, secoua la sonnette furieusement, et au milieu des ébahissements, des exclamations de toute la maisonnée mise en branle, elle entra, vive et nerveuse comme autrefois, mais encore plus maigre, plus voûtée, plus couperosée. Elle dit simplement :

— C’est moi !… Je reviens… Voilà…

— As-tu tes meubles ? demanda ma mère…

— Oui, j’ai mes meubles ! répondit ma cousine… J’ai tout… Je reviens… Voilà !

Et la vie recommença comme par le passé…

Ma cousine m’avait trouvé changé et grandi.

— Mais tu es très joli… Tu es un homme… Un vrai homme, maintenant… Approche un peu que je te voie mieux.

Elle m’examina, me tâta les bras, les mollets.

— Un amour d’homme, un amour de petit homme ! conclut-elle, en m’embrassant à me briser la poitrine, contre sa sèche et dure carcasse de vieille folle.

Bientôt, son affection comme ses méchancetés prirent une forme exaspérée qui m’épouvanta. Quelquefois, après le déjeuner, elle m’entraînait en courant, ainsi qu’une petite fille, vers le fond du jardin. Il y avait là une salle de verdure, et dans cette salle, un banc. Nous nous asseyions sur le banc sans rien nous dire. Ma cousine ramassait sur le sol une brindille morte et la mâchait avec rage. Sa couperose s’avivait de tons plus rouges ; sa peau écailleuse se bandait sur l’arc tendu de ses joues et, dans ses yeux congestionnés, et virant comme des barques sur des remous, d’étranges lueurs brillaient.

— Pourquoi ne me dis-tu rien ?… demandait-elle, après quelques minutes de silence gênant.

— Mais, ma cousine…

— Est-ce que je te fais peur ?…

— Mais non, ma cousine…

— Oh ! regarde !… comme tu es mal cravaté !… Quel petit désordre tu fais !

Et, m’attirant près d’elle, elle arrangeait le nœud de ma cravate avec des gestes vifs et heurtés… Je sentais les os de ses doigts se frotter à ma gorge ; son souffle fade, d’une chaleur aigre, offusquait mes narines. J’aurais bien voulu m’en aller, – non que je soupçonnasse un danger quelconque, mais toutes ces pratiques m’étaient intolérables.

— Voyons !… parle donc !… Es-tu bête !… Es-tu empoté !

Et, tout à coup, comme poussée par un ressort, elle se levait, piétinait la terre avec impatience et me lançait un vigoureux soufflet.

— Tiens ! attrape !… Tu es un sot !… tu es une petite bête… une vilaine petite bête…

Et elle partait vivement, étouffant dans sa course le bruit d’un sanglot…

Un après-midi, nous étions assis sur le banc, dans la salle de verdure, ma cousine et moi.

Il faisait très chaud ; de lourdes nuées d’orage s’amoncelaient dans l’Ouest.

— Pourquoi regardes-tu Mariette avec des yeux comme ça ?… me demanda brusquement ma cousine.

Mariette était une petite bonne que nous avions alors, et dont j’aimais, il est vrai, sans y mêler de coupables pensées, la peau fraîche et blanche, et la nuque blonde.

— Mais, je ne regarde pas Mariette, répondis-je, étonné de cette question.

— Je te dis que tu la regardes… Je ne veux pas que tu la regardes… C’est très mal… Je le dirai à ta mère…

— Je t’assure, ma cousine, insistai-je…

Je n’eus pas le temps d’achever ma phrase…

Enlacé, étouffé, broyé par mille bras, on eût dit, dévoré par mille bouches, je sentis l’approche de quelque chose d’horrible, d’inconnu ; puis l’enveloppement sur moi, l’enroulement sur tous mes membres, d’une bête atroce. Je me débattis violemment… Je repoussai la bête qui semblait multiplier ses tentacules à chaque seconde ; je la repoussai des dents, des ongles, des coudes, de toute la force décuplée par l’horreur.

— Non… non… je ne veux pas… criai-je… Ma cousine, je ne veux pas… je ne veux pas…

— Mais tais-toi donc !… tais-toi, petit monstre ! râlait ma cousine dont les lèvres roulaient sur mes lèvres.

— Non ! cessez, ma cousine… cessez… ou j’appelle maman…

L’étreinte mollit, quitta ma poitrine, mes jambes… Les tentacules rentrèrent dans leur gaine… Mes lèvres délivrées purent aspirer une bouffée d’air frais… Et, entre les branches, je vis ma cousine fuyant, à travers les plates-bandes, vers la maison…

Je n’osai rentrer que le soir, à l’heure du dîner, inquiet, à l’idée de revoir ma cousine.

— Ta cousine est partie, me dit mon père, le front soucieux. Elle a eu une discussion avec Mariette. Je la connais. Cette fois, elle ne reviendra plus. C’est embêtant !

Le dîner fut silencieux et morose. Chacun regardait la place vide de six mille livres de rentes.

Nous n’avons jamais revu ma cousine.

Et voilà comment je connus ce que c’était que l’amour !

V

Je veux maintenant conter le seul amour qui ait, un instant, illuminé ma vie, comme disent les poètes. Et l’on verra de quelle lumière.

J’avais grandi. Un duvet roux dessinait, sur mes lèvres, l’arc d’une moustache naissante à peine, et, quoique je fusse à l’époque difficile, peu harmonieuse, de la croissance, avec de trop grands bras et de trop grandes jambes qui rendaient ma démarche dégingandée et un peu comique, avec un buste trop court et de trop gros os, sous la peau, — imperfections plastiques qu’accentuaient singulièrement les prodigieux costumes, retaillés dans les défroques paternelles, dont ma mère m’affublait, — je n’étais pas laid. Au contraire. Mes yeux avaient une grande douceur, un éclat triste et profond, fort touchant, par quoi se tempérait de grâce rêveuse le ridicule que me valaient les ajustements économiques haussés, par une fantaisie de coupe presque géniale, jusqu’au rire grinçant de la caricature. J’ai conservé longtemps une photographie faite, un jour de prodigalité, par un artiste forain, de passage chez nous. Elle me représentait à l’âge dont je parle, et sous ce déguisement, que je considère presque comme un crime de lèse-enfance. En dépit de toutes les mélancolies, en dépit de tous les souvenirs de haine que cette ancienne image remuait en moi, il m’arrivait souvent de la regarder et il ne m’était point difficile d’y reconnaître, sous l’accoutrement baroque, certaines beautés qui avaient le don de m’émouvoir jusqu’aux larmes.

Jusqu’au jour où, dans la salle de verdure, ma pauvre et douloureuse cousine avait tenté sur ma personne ce demi-viol que j’ai raconté, j’étais demeuré parfaitement chaste. La puberté s’établissait en moi, lente et calme, sans violences, sans secousses, sans troubles d’aucune sorte. À ce phénomène physiologique correspondait une plus grande expansion de tout mon être dans la nature, voilà tout. J’aimais davantage, j’aimais d’un inexprimable amour, les fleurs, les arbres, les nuages, les étoiles du firmament nocturne ; j’aurais voulu épouser toutes les formes ambiantes, me fondre dans toutes les musiques. C’étaient, on le voit, des sensations très vagues, dans lesquelles aucun désir ne se précisait. Mais de ce jour où, si brutalement et si incomplètement, je dois le dire, me fut révélé le mystère de l’acte sexuel, je n’eus plus une minute de tranquillité physique et morale. D’étranges hantises survinrent qui secouèrent ma chair réveillée et peuplèrent d’images brûlantes mes rêves, d’où la pureté s’envola.

Les femmes que je n’avais pas considérées, alors, autrement que les hommes, et dont le contact me laissait insensible, je les regardai davantage, avec des persistances étonnées, avec des doutes et de fatigantes curiosités. Je regardai leurs yeux, leurs lèvres, leurs mains, cherchant ce qu’ils pouvaient contenir de significations nouvelles. Je regardai les plis de leurs corsages, ouverts sur les nuques et sur les gorges, et les dévêtant par la pensée j’essayai, au moyen de comparaisons insuffisantes, de reconstituer la ligne des corps, la courbe des hanches, la rondeur du ventre, la floraison somptueuse des poitrines, et tout ce que j’ignorais de leurs formes voilées, de tous leurs organes interdits. Rien que de les frôler en passant, cela me faisait courir dans les veines un sang plus chaud, accélérait, quelquefois, jusqu’au galop furieux, les battements de mon cœur.

Je n’avais d’autres indications que celles, si furtives, si rapides, si grimaçantes, de vue et de toucher, acquises dans la lutte mémorable avec ma cousine ; d’un autre côté, je n’avais jamais rien lu, car on me cachait tous les livres, de peur qu’ils ne me pervertissent ; je n’avais, non plus, jamais vu une seule image de nudité, car les tableaux, les gravures, qui ornaient les murs de la maison, ne reproduisaient que des chiens, des fruits, des oiseaux, un moulin au bord d’une rivière, des saints et des bonnes Vierges. Ma vie avait été préservée de tout contact avec des camarades, dont je n’avais pu recevoir de confidences, ni aucun éclaircissement sur des questions qui ne me préoccupaient pas, d’ailleurs. J’acceptais, avec une bonne grâce passive, que les enfants naquissent spontanément, dans les jardins, sous les choux. Les oiseaux sur les branches, au printemps, les coqs dans la basse-cour, les chiens rencontrés, dans les rues, en d’étranges postures, les insectes accouplés dans l’herbe, rien, dans ce rapprochement incessant des formes vivantes dans lesquelles je vivais, n’avait pu troubler l’impassible sérénité de mon âme, ignorante et pure comme une petite étoile du ciel. Et voilà que, maintenant, pour avoir été effleuré par les mains et par la bouche d’une femme laide et vieille, pour avoir senti sur ma peau la peau eczémateuse d’une femelle en folie, je m’épuisais en de continuelles imaginations, dont l’impudeur ingénue et la naïveté luxurieuse devaient s’effacer – ah ! si douloureusement ! – devant la réalité.

Le pays manquait de jolies filles et de femmes convenables à l’expérience que je voulais tenter. Elles étaient toutes vulgaires ou repoussantes, ou si grossières de paroles et de gestes qu’il me suffisait de leur parler pour les fuir. Pourtant, bien des fois, à la nuit tombante, je rôdai autour de la demeure d’une ignoble créature, presque toujours ivre, et qui, pour quelques verres d’eau-de-vie et pour deux sous, se livrait aux terrassiers.

Une seule me plut. Brune de cheveux et de peau bronzée, les reins souples et les yeux ardents, elle exhalait, comme une fleur sauvage, l’odeur d’une forte et puissante jeunesse. Chose rare chez nous, elle avait des dents très blanches, et une bouche très rouge, gonflée d’une pulpe humide et généreuse. Tous les jours, vers midi, un paquet de linge en équilibre sur sa tête, elle allait au lavoir. Le col nu, les manches retroussées jusqu’au coude, la mince étoffe de sa jupe bien collée sur ses cuisses, et toute sa chevelure sombre et mate parsemée d’écume savoureuse, elle travaillait comme un homme et chantait comme un oiseau. Tous les jours, moi aussi, je me rendais au lavoir, aux heures où j’étais sûr de la rencontrer. Mais comme elle n’était jamais seule, et que je redoutais les railleries des hardies commères, ses compagnes, je n’osai pas lui parler, ni même une seule fois l’aborder. D’ailleurs, ma famille, intriguée par ces sorties fréquentes, qui ne m’étaient pas habituelles, m’ayant surveillé, me confina sévèrement à la maison.

C’est alors que je songeai à Mariette, notre petite bonne, à qui ma cousine m’avait si injustement et si prophétiquement accusé de prodiguer mes attentions et mes désirs. Elle était vraiment charmante, cette Mariette, et je me reprochai de m’en apercevoir pour la première fois. Toute blonde et fraîche, d’une fraîcheur irradiante de fleur, le buste flexible, les hanches rondes et pleines comme un bulbe de lis, les yeux bleus étonnés et languides, elle m’apparut soudain, malgré ses rudes vêtements de paysanne et ses lourds sabots, elle m’apparut pareille à une petite fée ou à une petite reine. Cette vision illumina mon âme d’une éblouissante lumière. Depuis qu’elle était à la maison, à peine si je lui avais adressé deux ou trois fois la parole. D’être toujours rebuté et toujours, sous peine d’intolérables moqueries, condamné au silence, cela rend peu communicatif.

— Est-il possible que je ne l’aie jamais vue ! me disais-je avec de grands regrets… Moi qui vivais près d’elle !… Ô Mariette !… Mariette !… ai-je pu être aussi longtemps aveugle ? Ai-je pu, pendant tant de mois, mépriser un pareil trésor ?

Je disais « trésor », parole d’honneur ! sans avoir jamais lu un livre d’amour ; tout le vocabulaire amoureux, tout le dictionnaire des tendresses bêtes et des élans ridicules me venait spontanément à l’esprit. Et pourtant, je n’étais point amoureux au sens poétique de ce mot. Je ne rêvais ni dévouements surhumains, ni sacrifices extra-terrestres, ni de parcourir avec elle, parmi les vols d’anges, les espaces célestes et les hyperlyriques régions où les poètes conduisent leurs incorporelles amantes. Je n’éprouvais pas l’ivresse mystique de mourir et le besoin de transmuer mon corps en âme de colombe ou de cygne. Non, ce que je voulais, c’était me jeter sur Mariette, comme ma cousine s’était jetée sur moi ; c’était surtout d’arracher, de mes doigts griffus, ces voiles de grossière indienne qui s’interposaient entre elle et mon désir de la connaître toute… C’était de jouir de sa splendeur nue !

L’amour m’avait rendu hardi. Et puis, Mariette n’était pas, pour moi, comme eût été une autre femme. Elle était notre domestique soumise et respectueuse. J’avais sur elle ma part d’autorité, et, si peu établi qu’il fût, le prestige du maître.

Je ne quittai plus la cuisine, aux heures où j’avais chance de ne pas être surpris par mes parents. Et le moment ne tarda pas à venir où, après une courte et molle lutte, après des : « Finissez donc, monsieur Georges ! » timides et langoureux, Mariette se donna à moi, sur une vieille chaise, près de la table, entre un vase de terre où trempaient des morceaux de morue et un poulet qu’elle venait d’éventrer.

VI

Ce fut une révolution complète de mes sentiments, et, par conséquent, de mon existence. À l’inverse de ce que les poètes disent de l’influence « sublimatoire » de l’amour, l’amour tua en moi toute poésie. Je ne vis plus les choses à travers le voile miséricordieux et charmant de l’illusion, et la réalité dégradante m’apparut, qui n’est pas, d’ailleurs, plus réelle que le rêve, puisque ce que nous voyons autour de nous, c’est nous-mêmes, et que les extériorités de la nature ne sont pas autre chose que des états plastiques, en projection, de notre intelligence et de notre sensibilité.

Ce qui causa la déchéance de mon idéal ancien, était-ce le lieu vulgaire où le prodige s’était accompli ? Était-ce l’objet même de ma passion, ce pauvre petit être insignifiant et borné, inconscient et passif, qui ne pouvait favoriser par son prestige et maintenir par sa beauté cette exaltation de l’univers en moi, par quoi ma vie s’était toujours embellie jusque dans la médiocrité et la souffrance, et s’était aussi dramatisée jusque dans la somnolence et l’abrutissement ? Je ne sais… Non, en vérité, je ne le sais pas…

J’avais pourtant assez d’imagination pour transformer cette morne cuisine en palais de marbre, en forêt enchantée, en jardin magique. Il m’eût fallu peu d’efforts pour que les casseroles de cuivre s’animassent en fleurs magnifiques ; pour que le poulet mort ressuscitât en paon orgueilleux de son étincelante parure ; pour que le vase plein d’eau figurât une source, un lac, une mer. Et Mariette elle-même, quelle difficulté à ce que, sous le coup de baguette de l’amour, elle m’apparût comme une éblouissante divinité, diadémée d’étoiles, et trônant sur des nuages ? Ces phénomènes d’hallucination daltonique ne sont point rares chez les amoureux et les poètes, pour qui, si dénués qu’ils soient, les plus pauvres serges et les plus calamiteux droguets n’ont point de peine à devenir, subitement, fastueux brocarts, tissus d’or, et pourpres royales. Les inconnues dont ils immortalisent, dans leurs poèmes, sur des fonds de paysage symbolique ou de colonnades sardanapalesques, les vertus héroïques ou les sanglantes luxures, n’ont été, le plus souvent, que des êtres chétifs et répugnants, Béatrix d’hôpital et Elvires de trottoir ; ou bien de patientes cuisinières, de roublardes maritornes, qui ont conquis l’âme du chantre éthéré, par la sauce.

Il ne m’arriva rien de tel et je ne cherchai, dans cet amour, rien que le plaisir physique, violent et nouveau qu’il me procurait.

À défaut de ce mensonge fastueux où ma vanité aurait pu se complaire à dresser, idole de mystère, de débauche ou de sacrifice, l’image surhumanisée de Mariette, j’aurais pu, du moins, me servir de cette créature de Dieu pour y répandre mes effusions, mes inquiétudes et toutes les ardeurs intellectuelles que le silence, depuis si longtemps, depuis l’éveil de ma conscience, avait accumulées en moi. J’aurais pu me payer cette illusion ennoblissante de faire de cette petite souillon la confidente et la conseillère de mon âme. Jamais je n’avais parlé à personne, jamais personne n’avait été quelque chose pour moi. Mon père, ma mère, mes sœurs, c’étaient moins que des passants, moins que les arbres et moins que les cailloux, lesquels ne protestent pas quand on se confie à eux, et qui recueillent, sans rire, les larmes de ceux qui pleurent. L’occasion était bonne — il me le semble maintenant — de transvider le trop-plein de mon cœur dans un cœur qui m’appartenait. Eh bien ! je n’y songeai pas une minute. Non que je trouvasse excessif et ridicule d’attribuer ce rôle à une fille stupide, qui en eût été fort embarrassée. Mais, c’est qu’en vérité mes inquiétudes avaient disparu, et je ne sentais plus la nécessité d’effusions autres que celles de mon sexe, de pénétrations autres que celles de sa chair. Tout ce par quoi j’avais été, jadis, si ému, si tourmenté : mes adorations mystiques, mes tendresses panthéistes, mes enthousiasmes confus, mes élans désordonnés vers des poésies imprécises et violentes, et les énigmes angoissantes de toute la vie, et la terreur du ciel nocturne, tout cela qui avait été mon enfance, tout cela, aujourd’hui, se résumait nettement, impitoyablement, dans l’unique désir charnel.

Je crois bien que jamais je n’adressai une seule parole tendre à Mariette. Et nous n’éprouvions pas le besoin, moi de la dire, elle de l’entendre. Ce petit argot des sentimentalités bébêtes et naïves par quoi j’avais débuté de la séduire — de la séduire ! — je ne l’employai plus dans nos rencontres, presque quotidiennes, ni aucun autre argot, ni aucun autre langage. Elle non plus, si bavarde avec les autres, elle que le saut d’une mouche faisait rire aux larmes, ne me disait jamais rien, sinon, avec terreur, lorsqu’on entendait du bruit dans la maison, ceci : « Prenez garde, monsieur Georges… c’est Monsieur ». Ce n’était pas toujours Monsieur, ce n’était rien qu’un craquement de meuble, ou le grattement d’un rat mangeant, dans l’office, à côté de nous, un reste de fromage. Quand je venais dans la cuisine, elle savait pourquoi, et se préparait, sans joie, sans emportement, avec méthode et ponctualité. On eût dit que cela faisait partie de son service, comme de mettre les bifteaks sur le gril ou de balayer la salle à manger. D’ailleurs, je n’aimais à me trouver près d’elle qu’aux heures du Désir. Et le Désir satisfait, je m’en allais, silencieux, ainsi que j’étais venu. Elle se remettait à son ouvrage, en imprimant à ses jupes un petit mouvement, comme font les poules qui se secouent après l’attaque brutale du coq.

Cependant, j’étais jaloux d’elle, et lorsque je la voyais parler et rire avec les fournisseurs, surtout avec le menuisier dont elle savourait les grosses plaisanteries et l’obscène gaieté, cela me causait un véritable déplaisir et presque une souffrance.

Cela dura six mois ainsi, sans heurts, sans alertes, sinon que mon père me regardait avec plus d’obstination que de coutume.

Un soir, ma mère s’était rendue à l’église où se célébrait l’office du mois de Marie. Il ne faisait pas nuit encore, et le crépuscule était charmant et très doux. Il rôdait dans la maison une odeur puissante de lilas. Mon père devait être au jardin en train de chasser les escargots. Je me rendis à la cuisine. Mariette n’y était pas. Je la cherchai dans les autres pièces, je la cherchai dans toute la maison. Vainement. Alors, je descendis au jardin. Mon père non plus n’y était pas. Je fis le tour des allées et des massifs, vainement. Je pensai que mon père était peut-être sorti. Mais elle, Mariette, où donc était-elle ? Un peu surpris et, le dirai-je, mordu par la jalousie, je retournai à la cuisine, et là, je remarquai que Mariette avait laissé son souper inachevé.

— Le menuisier sera venu, songeai-je… Elle sera allée quelque part avec lui…

Je me dirigeai vers la grille, en faisant un détour par la basse-cour. Si je ne la trouvais pas dans la basse-cour, peut-être l’apercevrais-je sur la route, en train de gaminer avec des hommes, avec ce maudit menuisier dont je me plaisais à exagérer les qualités de séduction. Et voilà que, devant la porte de la grange, je vis le chien, assis sur son derrière, et qui flairait obstinément le seuil. Il ne se dérangea pas à mon approche. Je connaissais sa manière de sentir les rats et les souris, et je compris tout de suite que ce qu’il flairait en ce moment, ce n’étaient point des bestioles ordinaires.

— Mariette est là ! me dis-je… Elle est là, avec le menuisier.

Et, pour la première fois, je ressentis au cœur comme un coup.

Je fis quelques pas, doucement, sans bruit ; puis écartant le chien avec d’adroites précautions, je m’approchai de la porte, et j’y collai mon oreille.

D’abord, je n’entendis que mon cœur qui battait. Ensuite, un bruit se précisa, un bruit de paille remuée. On eût dit que des bottes de paille dégringolaient les unes sur les autres. Ensuite, une voix, une voix étouffée, dont il me fut impossible de distinguer si c’était une voix d’homme ou de femme… Ensuite, deux voix ensemble, deux voix étouffées, deux voix qui semblaient rire, ou pleurer, ou râler, je ne savais.

Et, tout à coup, n’y tenant plus, impatient de surprendre ces deux voix, dont l’une me semblait être celle de Mariette, je poussai la porte d’un coup de poing furieux, et j’entrai dans la grange. Mais l’étonnement — plus que de l’étonnement — une sorte de terreur m’arrêta sur le seuil ; et je vis, dans la pénombre que dorait un reste de jour pénétrant, avec moi, par la porte ouverte, je vis mon père se dresser, hirsute, blême, et retenant, de ses deux mains, ses habits en désordre, tandis que Mariette, effarée, et la poitrine nue, s’efforçait de plonger, pour y disparaître, dans un gouffre de paille.

Je restai là quelques secondes, ne sachant pas si je devais avancer ou bien m’enfuir ; à la fin, je pris ce dernier parti.

Le lendemain, mon père m’aborda, au jardin. Il me donna vingt francs, et, sans me regarder, il me dit :

— Hier… dans la grange… oui, tu sais bien, hier… il y avait une fouine… Je la cherchais… tu comprends… Voilà, je la cherchais… Et puis, il ne faut pas… en parler à ta mère… parce que ta mère… tu comprends… a peur des fouines… Ça la tracasserait…

Et je vis, sur son front, de grosses gouttes de sueur rouler…


Mémoires pour un avocat


I

Mon cher Maître,

Vous m’avez demandé de vous fournir ce que vous appelez « des éléments » pour la plaidoirie que vous devez prononcer dans mon instance en divorce.

Les voici.

Je vous les envoie tels quels, un peu pêle-mêle, il me semble. Mais avec la grande habitude que vous avez de déchiffrer les dossiers les plus compliqués, vous aurez vite fait de rétablir l’ordre qui manque à ces notes hâtives.

Je vous l’ai dit, et je vous le répète ici, ne vous attendez pas à des récits dramatiques ou croustilleux, ainsi qu’en comportent d’ordinaire ces procès. Je n’ai rien à reprocher à ma femme, du moins rien de ce que la loi et les bienséances mondaines peuvent considérer comme délictueux ou attentatoire à l’honneur d’un homme. Sa conduite fut toujours parfaite, et je crois bien — c’est là qu’est le côté défectueux de l’affaire, — que jamais une mauvaise pensée, jamais un désir impur n’entra dans son âme. Elle se montrait, même avec moi, très réservée — très indifférente, devrais-je dire, — sur cette sorte de choses. J’ajoute que, souvent, j’eus à souffrir de sa naturelle froideur, car elle est très jolie, et j’étais plein de passion.

Ce que je reproche à ma femme, c’est de comprendre la vie d’une façon autre que moi, d’aimer ce que je n’aime pas, de ne pas aimer ce que j’aime ; au point que notre union, loin d’être un resserrement de sensations pareilles et de communes aspirations, ne fut qu’une cause de luttes perpétuelles. Je dis « luttes », et j’ai tort. Ce mot définit très mal notre situation réciproque. Pour lutter, il faut être deux, au moins. Et nous n’étions qu’un seul, car j’abdiquai, tout de suite, entre les mains de ma femme, ma part de légitime et nécessaire autorité. Ce fut une faiblesse, je le sais. Mais que voulez-vous ? J’aimais ma femme, et je préférai l’effacement momentané de ma personnalité maritale à la possibilité de conflits immédiats que tout, dans le caractère de ma femme, me faisait prévoir dangereux et violents, irréparables peut-être. Cela remonte au jour même de notre mariage.

Il avait été décidé que nous ferions un voyage dans le Midi de la France. Ma femme s’enthousiasmait à cette idée.

— Oh ! le Midi ! disait-elle… Le ciel bleu, la mer bleue, les montagnes bleues… Et tous ces paysages de lumière que je ne connais pas, et qui doivent être si beaux ! Comme je serai heureuse, là-bas !…

Et elle battait des mains, la chère âme, et elle rayonnait de joie, comme un petit enfant à qui l’on a promis de merveilleuses poupées.

Je me félicitais, et tout le monde autour de nous, dans nos deux familles, se félicitait, que j’eusse élu une âme si parfaitement concordante à la mienne, car nous aimions les mêmes poètes, les mêmes paysages, la même musique, les mêmes pauvres. Nous partîmes, comme il est d’usage, après la cérémonie.

À peine installée dans le wagon que j’avais retenu à l’avance et décoré de ses fleurs préférées, ma femme tira de son nécessaire de voyage un livre et se mit à lire.

— Ma chère Jeanne, insinuai-je tendrement, ne trouvez-vous pas que ce n’est guère le moment de lire ?

— Et pourquoi ne serait-ce pas le moment ? fit-elle d’un ton et avec des regards que je ne lui connaissais pas, et qui donnèrent à son visage une expression de dureté imprévue…

Je répondis, troublé :

— Mais, chère petite femme, parce que nous avons, ne vous semble-t-il pas, bien des choses à nous dire… maintenant que nous sommes seuls, tout à fait !…

— Eh bien ! mon ami, je ne vous empêche pas de les dire…

J’éprouvai un froid au cœur, un froid douloureux. Ce livre m’était, réellement, comme une personne qui se fût maladroitement interposée entre ma femme et moi. Et cette voix qui me parlait, une voix brève et coupante, je l’entendais pour la première fois. Et elle me rendait, pour ainsi dire, cruellement étrangers ce visage charmant, cette bouche, ces yeux, ces cheveux, toute cette fraîcheur de jeunesse, toute cette beauté d’amour, autour de quoi mes rêves avaient si follement, si gravement, si infiniment vagabondé. Je demandai, en tremblant, car j’avais alors la sensation de je ne sais quoi de lointain, entre ma femme et moi :

— Et quel est donc, cher petit cœur, ce livre que vous lisez avec tant d’attention ?…

— Le dernier roman de M. de Tinseau ! fit-elle.

— Oh !

— Comme vous avez dit : « Oh ! » Il ne vous plaît pas, M. de Tinseau ?

— Pas beaucoup… je l’avoue…

— Moi, je l’adore… Je trouve qu’il écrit divinement…

Puis, tout à coup :

— Que ces fleurs entêtent, mon ami !…

Et les détaillant, un peu étonnée, comme si elle ne les eût pas encore remarquées, elle ajouta, d’une voix de reproche contenu :

— Tant de fleurs, mon ami !… Mais c’est de la folie !

— Ce n’est pas de la folie, Jeanne, puisque vous les aimez !

Elle répliqua :

— Je n’aime pas les prodigalités.

Durant le voyage, jusqu’au soir, je tentai vainement d’intéresser son esprit aux paysages que nous traversions… Elle levait, un instant, les yeux vers la portière, et les rabaissait ensuite sur son livre en disant :

— C’est très joli… Des arbres, des champs, des maisons, comme partout !

— Jeanne, Jeanne, ma chère petite Jeanne, m’écriai-je, je voudrais que vous aimiez la nature… Je voudrais voir votre âme s’exalter aux beautés de la nature…

— Mais certainement, mon ami, j’aime la nature… Comme vous êtes drôle ! Et pourquoi me dites-vous cela avec une voix si déchirante ?… Je ne peux pourtant pas me passionner des choses que je vois tous les jours !

La nuit vint… Ce fut un désenchantement pour moi… Je ne trouvai rien des ivresses que je m’étais promises.

Le lendemain se passa à Nice, en promenades délicieuses, dans les rues, au bord de la mer, à travers les montagnes. La nouveauté de ces horizons lumineux, la douceur changeante de la mer qu’une petite brise agitait légèrement, l’inhabitude de ces spectacles urbains qui font, de cette curieuse ville, une sorte de gare immense ou de gigantesque paquebot en route vers on ne sait quelle folie, tout cela dissipa un peu ce que, la veille, j’avais entrevu de menaçantes nuées sur le front de ma femme, et dans le ciel profond de ses yeux. Elle fut gaie, d’une gaieté méthodique, il est vrai, et qui craint de se dépenser toute en une seule fois, d’une gaieté sans émotion, sans une de ces émotions qui vous révèlent tout à coup, par l’entremise d’un visage heureux, ce qui s’allume de flammes de joie cachée, de trésors de bonté enfouis dans le cœur d’une femme. Mais je ne m’attardai pas à des réflexions inquiétantes sur cette réserve que je m’efforçai de prendre pour de l’élégance d’esprit. Nous rentrâmes à l’hôtel le soir, tard, un peu fatigués, un peu grisés par cette chaleur, par cette lumière.

Son manteau et son chapeau enlevés, ma femme s’installa devant une table, tira de son nécessaire une foule de petits carnets, un encrier, une plume et me dit :

— Maintenant, soyons sérieux… Qu’avez-vous dépensé, aujourd’hui, mon cher trésor ?

Je fus abasourdi par cette question.

— Je n’en sais rien, mon amour… répondis-je… Comment voulez-vous que je le sache ?… Et puis, vraiment, est-ce bien l’heure ?

— C’est toujours l’heure d’avoir de l’ordre ! formula-t-elle… Voyons, rappelez-vous.

Ce fut une longue et fastidieuse besogne.

Les comptes terminés et la balance établie, il arriva qu’il manquait dix francs, dix francs dont on ne pouvait retrouver l’emploi ! Ma femme fit et refit les comptes, la bouche soucieuse et le front obstiné, un front où, dans la pureté radieuse d’un épiderme nacré, se creusaient deux plis horribles, comme en ont les vieux comptables.

— Parbleu ! je me souviens, m’écriai-je pour en finir avec une situation qui m’était douloureuse, ce sont les dix francs de pourboire que j’ai donnés au garçon du restaurant.

— Dix francs de pourboire ! s’exclama ma femme. Est-ce possible !… Mais je pense que vous êtes fou…

Et, après m’avoir longtemps examiné d’un regard aigu, d’un regard inexprimable, où il y avait plus encore d’étonnement que de blâme, elle ajouta :

— Voilà ce que je craignais… Vous n’avez pas d’ordre, mon ami… Vous ne savez pas ce que c’est que l’argent, mon cher trésor… Eh bien ! dorénavant, c’est moi qui aurai les clés de la caisse… Ah ! nous serions vite ruinés, avec vous… Dix francs de pourboire !…

Se levant, après avoir remis méthodiquement carnets, encrier et plume à leur place respective dans le nécessaire, elle me tapota les joues, et moitié tendre, moitié grognonne, elle dit :

— Oh ! vilain petit mari qui ne sait pas ce que c’est que l’argent !

Cette nuit-là — la seconde de notre mariage, — nous nous endormîmes comme un vieux ménage.

II

Je ne vous ferai pas le récit de ces quelques semaines passées dans le Midi pour célébrer notre mariage. Les mille détails de mon asservissement conjugal, tous ces menus faits quotidiens, par quoi s’acheva l’abandon de mon autorité — non seulement de mon autorité, mais de ma personnalité morale, — entre les mains d’un autre, encombreraient ces notes de redites inutiles et fatigantes. Ce que je puis vous dire, c’est que je revins de ce voyage, que j’avais rêvé si plein de bonheur, de fantaisies généreuses, de voluptés violentes, complètement annihilé. J’étais parti avec quelque chose de moi, un esprit à moi, des sensations à moi, une façon à moi de comprendre et de pratiquer la vie domestique, l’amour, l’altruisme ; je rentrai avec rien de tout cela. La transformation de mon individu agissant et pensant s’était accomplie avec une si grande rapidité qu’il ne m’avait plus été possible de lutter, de me défendre contre ce dépouillement continu de mon être. D’ailleurs, l’eussé-je pu que je ne l’aurais pas tenté. J’ai horreur de la lutte. Et puis, ma femme avait un tel regard de volonté, que lorsque ce regard tombait sur moi, je me sentais tout à coup comme paralysé. Il y avait, dans toute sa personne, sous le rayonnement de sa chair et l’éclat de sa jeunesse en fleur, une telle expression de décision irrésistible que, tout de suite, j’avais compris que la lutte équivalait à la rupture. Or, cela, je ne le voulais pas, je ne le voulais à aucun prix.

N’allez pas croire qu’elle ne m’aimait pas. Je suis convaincu, au contraire, qu’elle m’aimait beaucoup, mais à sa manière. Elle ne m’aimait ni comme un amant, ni comme un époux, ni comme un ami ; elle ne m’aimait même pas comme on aime une bête. Elle m’aimait comme une chose à elle, inerte et passive, comme un meuble, une boîte d’argenterie, un titre de rentes. Je lui appartenais ; j’étais sa propriété, cela dit tout. Dans le sentiment qu’elle éprouvait pour moi, nulle émotion, nulle tendresse ; jamais l’idée d’un sacrifice, si insignifiant fût-il. Elle disposait de moi, sans mon assentiment, de mes goûts, de mon intelligence, de ma conscience, selon la direction de son humeur, mais, le plus souvent, selon les calculs de sa vie domestique. Je faisais partie de sa maison, et rien de plus ; j’occupais une place — importante, il est vrai, — dans la liste de ses biens, meubles ou immeubles, et c’était tout !… Et c’était beaucoup, car ma femme était une propriétaire soigneuse et brave. Si elle avait été menacée dans la possession, dans la propriété de son mari, avec quelle énergie, avec quelle vaillance elle l’eût défendu contre les attaques, contre les dangers, contre tout, jusqu’à l’oubli total d’elle-même.

Et dire que durant les longs mois, les mois bénis, les mois d’impatience sacrée, où je fus admis à lui faire ma cour, je n’ai rien vu de tout cela ! Aveuglé par l’amour, je n’ai vu que sa beauté. Je n’ai rien compris à son regard, si étrangement, si implacablement dominateur ; je n’ai rien compris à sa bouche si admirablement tentatrice, et où je surprends maintenant des plis terribles, qui me glacent l’âme, et qui ne parviennent à s’effacer que sous l’humilité de ma soumission, que sous la lâcheté de mon obéissance !

Il avait été convenu que nous habiterions une jolie propriété que je tiens de ma mère, et que j’avais aménagée avec passion et selon mes goûts. J’étais fier de ce petit coin de terre, pour ainsi dire créé par moi, et où j’avais mis ce que je pense avoir en moi de sensibilité artiste, et de conception de poète. Je l’avais encore embellie pour la venue de ma femme, voulant un décor de jardin et de maison digne de sa beauté.

Le lendemain du jour où nous nous installâmes, ma femme me dit, après une promenade rapide :

— Vous avez fait, mon ami, dans ce jardin et dans cette maison, des folies que ne comporte pas notre situation de fortune. Tout cela est beaucoup trop lourd pour nous, et je ne saurais prendre la responsabilité d’une telle administration. Certes, je loue votre goût : il est parfait. Ce que je vous reproche, c’est de ne pas le proportionner à nos ressources. Vous allez… vous allez… sans vous préoccuper de savoir comment vous pourrez faire face à de telles exigences. Oh ! les âmes d’artistes !… Cela n’entend rien à la vie pratique.

Elle eut un sourire amer. Mais sa voix restait douce, quoique un peu brève ; et son front se barrait de ces plis, signes de calculs profonds et de ténébreuses arithmétiques.

Elle continua :

— Je suis d’avis que nous devons simplifier notre état de maison, et supprimer beaucoup, beaucoup de choses qui me paraissent inutiles… D’abord, qu’avez-vous besoin d’un jardinier ?… Le fumier, les semences, l’entretien et les gages de deux hommes… ce qu’ils gâchent, ce qu’ils volent, font que les légumes nous reviennent à des prix excessifs, fous… invraisemblables… Avez-vous seulement calculé ce que vous coûte un navet ou une tomate ?… Je parie que non… Nous planterons des pommes de terre dans le potager, et nous vendrons le surplus de notre provision… Quant aux fleurs !… une pelouse devant la maison, avec une corbeille de géraniums, et quelques rosiers çà et là… Cela doit suffire à vos besoins d’esthétique florale… Nous ferons du foin, du bon foin avec le reste. Notre cheval aimera cette combinaison… Et comme en ces sortes d’exécutions je pense qu’une décision prompte est tout ce qu’il y a de meilleur, je vous prierai de signifier, aujourd’hui même, son congé à votre jardinier…

J’étais atterré.

— Mais, ma chère Jeanne, répondis-je en balbutiant, vous n’y songez pas… Mon jardinier est un vieux jardinier… Il a servi ma mère pendant quinze ans ; voilà cinq ans qu’il est avec moi… C’est le meilleur, le plus honnête, le plus dévoué des hommes… Il est en quelque sorte de la famille…

Elle répliqua :

— Eh bien !… votre mère ne l’a-t-elle pas payé ?… Vous-même ne l’avez-vous pas payé ?… On ne lui doit rien, j’imagine… Que demande-t-il ? Aujourd’hui même, vous entendez, mon ami… Je ne veux plus le revoir demain…

C’est en tremblant, comme si j’allais commettre une mauvaise action, un crime, que j’abordai, dans le jardin, le pauvre vieux jardinier… Juché sur une échelle, je me souviens, il taillait ses espaliers… Et brusquement, avec une voix dure, avec une voix forte, pour ne pas entendre les voix de reproche qui montaient du fond de mon âme, en grondant :

— Il faut vous en aller, père Valentin, criai-je… Je ne vous garde pas… je ne puis plus vous…

Le père Valentin chancela sur son échelle… Je crus qu’il allait tomber…

— Vous ne me gardez plus… monsieur Paul ? bégaya-t-il… Vous n’êtes plus content de moi ?… Je vous ai peut-être fait du tort ?…

— Non, père Valentin… mais il faut vous en aller, il faut vous en aller tout de suite !… tout de suite !

Jamais je ne reverrai, sur une figure humaine, l’expression de douloureuse tristesse dont se martyrisa la figure du vieil homme.

— Bien… bien !… monsieur Paul, fit-il le corps secoué d’un frisson… Je serai parti demain… Ah ! pauv’ monsieur Paul !

Je sentais les larmes me venir aux yeux :

— Pourquoi dites-vous ce : « Pauv’ monsieur Paul ! », père Valentin ?…

Mais le bonhomme ne répondit pas. Il descendit de son échelle, ramassa son sécateur, et partit.

Le soir même de ce triste jour, ma femme avait pris possession de la maison, de l’écurie, du bûcher, du poulailler, de la remise, des greniers. Et, partout, son regard avait dit aux choses, soumises et domptées, comme je l’avais été moi-même :

— Il n’y a plus qu’un maître, ici, et ce maître, c’est moi !… Fini de rire, mes amis !

III

J’avais des amis, de chers, de fidèles, de merveilleux amis.

C’étaient des poètes, des artistes, des contemplateurs de la vie.

Ils réjouissaient mon cœur et surexcitaient mon esprit. C’est par eux, c’est en eux que je me sentais vivre réellement. Ils avaient le pouvoir généreux de réveiller mon intelligence, qui sommeille un peu dans la solitude, et de me révéler à moi-même. J’aimais à les réunir souvent, à leur livrer ma maison, et je n’étais jamais si heureux que lorsque je les avais là, autour de moi. C’était comme une belle, comme une ardente flambée dont s’embellissait mon foyer, qui éclairait mon âme, réchauffait mes membres engourdis de froid.

Peut-être dans le bonheur que j’éprouvais de leur présence, cordiale aussi comme un bon vin, se mêlait un sentiment de pur égoïsme. J’avais nettement conscience de leur influence protectrice, de leur utilité morale, et « du coup de fouet », dirai-je, qu’ils donnaient à l’activité de mon esprit. Mais si mon amitié n’était pas absolument désintéressée, si elle n’allait pas jusqu’à l’oubli total de moi-même, elle n’avait rien de bas, de calculateur et de parasitaire. Je leur étais reconnaissant de la bonne chaleur qu’ils savaient communiquer à tout mon être.

Parmi eux, il en était un que je préférais à tous, dans le fond de mon cœur. Il s’appelait Pierre Lucet. Je le connaissais depuis l’enfance. Ensemble, nous avions passé bien des défilés dangereux de la vie. Jamais le moindre nuage n’obscurcit le calme ciel de notre intimité. Je ne crois pas que j’eusse aimé un frère comme je l’aimais. Doué de magnifiques dons de peintre, mais toujours arrêté dans ses élans créateurs par une perpétuelle inquiétude, une constante défiance de soi-même, et aussi par les objections sans cesse multipliées et lancinantes d’un esprit critique suraiguisé jusqu’à l’absurde, il avait fini par ne plus peindre. Il me disait, sous l’amertume qu’on entend trembler dans la voix des ratés et des impuissants :

— Que veux-tu que je fasse, en présence de cette écrasante beauté de la vie ?… Copier la nature ? Triste métier, auquel ne peuvent s’assouplir ni mon cerveau, ni ma main… L’interpréter ?… Mais que peut être mon interprétation, fatalement restreinte, à la faiblesse de mes organes, à la pauvreté de mes sens, devant le mystère de ces inaccessibles, de ces incompréhensibles merveilles ? Ma foi, non !… Je n’ai pas tant de sot orgueil, ni d’imbécile foi !… Crois-tu donc que l’homme a été créé pour faire de l’art ?… L’art est une corruption… une déchéance… C’est le salissement de la vie… la profanation de la nature… Il faut jouir de la beauté qui nous entoure, sans essayer de la comprendre, car elle ne se comprend pas elle-même… sans essayer de la reproduire… car nous ne reproduisons rien… que notre impuissance, et notre infimité d’atome perdu dans l’espace…

— Pourtant, répondais-je… il est nécessaire de fixer un but à ses activités, à ses énergies… à ce dynamisme obscur par quoi nous sommes menés…

— Il est nécessaire de vivre… voilà tout !… La vie n’a pas de but, ou plutôt, elle n’a pas d’autre but que de vivre… Elle est sans plus… C’est pourquoi elle est belle… Quant aux poètes, aux philosophes, aux savants qui se torturent l’esprit pour chercher la raison, le pourquoi de la vie, qui l’enferment en formules contradictoires, qui la débitent en préceptes opposés… ce sont des farceurs ou bien des fous… Il n’y a pas de pourquoi !…

Et c’était un étonnement que de constater la profusion de ses idées, la nouveauté toujours neuve de ses images, l’habileté dialectique de ses arguments, pour arriver à ceci, toujours : « Il n’y a rien que de la beauté inconsciente et divine. »

Par un reste d’habitudes anciennes, quand il allait dans la campagne, il emportait toujours son chevalet, sa boîte à couleurs, une toile et un pliant. Il choisissait « un motif », s’asseyait sur le pliant, bourrait sa pipe, se gardait, comme d’un crime, d’ouvrir sa boîte ou de piquer son chevalet dans la terre, et là, durant des heures, il regardait… Il regardait les choses, non de cet œil bridé et clignotant qu’ont les peintres, mais de l’œil panthéiste des bêtes, au repos, dans les prairies.

Possédant de quoi ne pas absolument mourir de misère, mal tenu de corps, négligé en ses vêtements, la barbe inculte et les cheveux impeignés, il avait réduit ses besoins au seul nécessaire de la vie. Et comme un buisson qu’éclabousse la boue du chemin, et que salit la tombée des feuilles mortes, son âme était pleine de chansons.

D’abord, Jeanne consentit à recevoir mes amis. Elle les accueillit avec politesse, mais sans enthousiasme. Eux-mêmes, comprenant que « ce n’était plus la même chose », ne retrouvant plus les mêmes habitudes cordiales, la même liberté, un peu débraillée, je dois le dire, de nos réunions, espacèrent leurs visites. Ils se sentaient, d’ailleurs, gênés par le regard froid de ma femme, par sa bouche impérieuse d’où ne leur venait jamais une bonne parole. Je n’essayai pas de les retenir, quoi qu’il m’en coûtât. Et puis, j’avais fini par douter d’eux, du désintéressement de leur amitié.

Sans brusqueries, avec un art merveilleux d’observation mesurée et profonde, Jeanne, lorsqu’ils étaient partis, me faisait descendre jusque dans le fond de leur âme. Elle avait tout de suite deviné leurs défauts, leurs vices, qu’elle grossissait, qu’elle exagérait, mais avec une telle habileté, une telle vraisemblance, que ça avait été, au bout de peu de temps, un retournement presque complet de mes sentiments envers ces amis si aimés. Elle se servait d’un mot échappé dans la conversation pour me montrer des côtés inattendus de leur caractère, de plausibles infamies, de vraisemblables hontes. Je me défendais, je les défendais, mais de plus en plus mollement, car le doute était en moi, salissant ce que j’avais aimé, dévorant un à un mes plus chers souvenirs d’autrefois…

— C’est curieux ! me disait-elle… On dirait que vous ne connaissez pas la vie… Et c’est moi, moi, presque une jeune fille encore… qui doit vous l’apprendre !… Ah ! mon cher Paul, votre bon cœur vous fait voir les gens comme vous-même… Votre sensibilité vous aveugle à un point que je ne saurais dire !… Mais ils ne vous aiment que parce que vous êtes riche !

C’est sur mon ami, Pierre Lucet, que s’exerçait de préférence son esprit de démolition…

— Un paresseux, et voilà tout !… Il veut donner à son inexcusable paresse des excuses transcendantes et philosophiques, dont vous ne devriez pas être la dupe… C’est vraiment trop de naïveté !… Et puis, croyez-vous qu’il soit flatteur pour une femme délicate de recevoir chez elle, d’avoir à sa table un tel goret !… Sa saleté me répugne, me soulève le cœur, me rend malade… S’il avait de l’amitié pour vous, il aurait du respect pour moi… il décrasserait ses guenilles, se laverait les mains, et ne se tiendrait pas devant moi, comme devant une fille de brasserie… Il viendrait, de temps en temps… tous les trois ou quatre mois… déjeuner avec nous… Soit !… Mais, s’installer ici, lui et sa hotte d’ordures, pendant des semaines… je vous assure que cela m’est pénible !…

Un jour que Pierre était parti seul dans la campagne, Jeanne me dit :

— Il faut en finir, mon cher Paul. Je ne veux pas que ma maison se désorganise à cause de votre ami… Voilà encore une femme de chambre qui me quitte, parce qu’elle ne veut pas — et je comprends sa répugnance — faire le ménage de M. Lucet… C’est un vrai fumier, sa chambre. Et son linge… on ne le prendrait pas même avec un crochet !… De quoi avons-nous l’air, je vous le demande, vis-à-vis de nos gens ?… Je vous prie de vous arranger de façon à ce que M. Lucet soit parti ce soir… ce soir !… Vous inventerez, vous prétexterez ce que vous voudrez… Mais, pour Dieu ! qu’il parte !… qu’il parte !…

Et comme soudain ma figure s’était attristée, Jeanne ajouta :

— Cela vous gêne ?… Eh bien ! c’est moi qui lui ferai comprendre… à ce goujat !

En effet, comme ce pauvre Pierre rentrait, les souliers pleins de boue, le chapeau tout dégouttant de pluie, ma femme, qui guettait son retour, l’apostropha :

— Vraiment, monsieur Lucet, vous auriez pu essuyer vos chaussures… et penser que mes tapis ne sont pas des garde-crotte !… Les domestiques n’ont affaire qu’après vous, ici !… Ma maison n’est pas une étable !…

— C’est peut-être le tort qu’elle a, répondit Pierre, de sa voix douce… Elle serait plus heureuse, mais j’ai compris… Paul est-il là ?

— Non, Paul est à la ville…

— C’est bien !… vous lui direz que je l’aime toujours, ce pauvre Paul !… Et quand il aura envie de pleurer, qu’il vienne chez moi !… Ça lui fera du bien…

J’étais derrière la porte du salon, quand se passait cette scène cruelle… Je n’avais qu’un mot à dire, qu’un geste à faire — mais je ne le prononçai point, et je ne fis point le geste !

Je tombai sur un siège, anéanti, la tête dans les mains, avec un poids si lourd sur mes épaules que j’eus la sensation que quelque chose de maudit venait de descendre sur moi !…

Et lui aussi, Pierre Lucet, il avait dit : « Pauvre Paul ! » quand on l’avait chassé, comme j’avais chassé le vieux jardinier !

IV

Bientôt, notre maison devint silencieuse, et presque farouche. De même qu’elle avait chassé les amis, elle chassa les pauvres, ces amis inconnus, ces amis éternels de nos révoltes et de nos rêves. Aux misérables qui passent, elle ne souriait plus, comme une espérance, une promesse de joie et de réconfort. Par les routes, par les sentes, sur les talus, derrière les murs, ils s’étaient dit, sans doute, la mauvaise nouvelle. Aucun ne s’arrêtait plus devant sa claire façade, autrefois si hospitalière, si inviteuse, maintenant protégée contre l’imploration des sans-pain et des sans-gîte, par l’effroi de deux dogues, gardiens de nos richesses, et aussi par l’insolence des domestiques qui aiment à se venger sur les faibles des duretés de leur asservissement.

Jadis, quand je rentrais de la promenade, le soir, et que j’apercevais sur le coteau notre maison, surgissant de son bouquet d’arbres verts, notre maison avec ses fenêtres pareilles à de bons regards, je sentais descendre, couler en moi, quelque chose d’infiniment doux : une paix délicieuse, la conscience d’avoir accompli un devoir d’amour et de solidarité humaine. Aujourd’hui, rien que sa vue m’était comme un remords, et je détournais les yeux de ce toit, qui n’abritait plus qu’un égoïsme implacable et glaçant… J’avais honte d’elle, et il me semblait qu’en me voyant passer, les gens disaient : « C’est celui qui habite la maison où ne s’arrêtent plus les pauvres ! »

Ma mère, âme tendre, cœur de pitié, avait fait de sa maison une sorte de refuge. Elle en avait ouvert les portes toutes grandes aux misères errantes, aux désespoirs qui cheminent vers le crime ou vers la mort. Pour ceux qui ont faim et qui ont froid, il y avait toujours chez nous une table prête, un foyer allumé. Elle visitait les pauvres du pays et soignait les malades. Des malheureux, elle n’exigeait pas qu’ils eussent des vertus héroïques : il lui suffisait, pour les secourir, qu’ils eussent du malheur.

— Il n’y a pas de hiérarchie dans la douleur, me disait-elle souvent. Toutes les douleurs, d’où qu’elles viennent, sont également respectables, et elles ont droit à notre émotion !

Je me souviens qu’elle avait — avec son habituelle et discrète bonté, et au grand scandale des honnêtes gens — accueilli, recueilli, devrais-je dire, une fille de la ville, chargée du mépris universel, même du mépris des pauvres. Cette fille rôdait, le soir, dans les ruelles obscures, se livrait pour un sou, pour un verre d’alcool, pour rien, à qui voulait la prendre. Le jour, quand elle passait sur les trottoirs, sale, dépeignée, couverte de guenilles puantes, ramassées dans les ruisseaux, volées aux gadoues des maraîchers, on la chassait à coups de pierres, on lui jetait des ordures, à cette ordure. Ceux-là même à qui, la veille, elle s’était prostituée sur un banc d’avenue ou une borne du quai, l’insultaient. Elle ne répondait jamais, ne se plaignait jamais ; elle fuyait, plus vite, devant les pierres, les coups, les outrages, et, baugée dans quelque trou fétide, elle attendait, en dormant, que la nuit vînt, pour recommencer son inexorable métier. Elle eut, un jour, un enfant, graine de hasard qui germa dans cette terre pourtant si infertile de la ribote et de la débauche. Et ce petit être, conçu sur la borne du chemin dans les baisers d’ivrognes qui meurtrissaient comme des coups, elle l’aima avec une frénésie d’indicible passion. Par quel prodige cette femelle inconsciente, qui n’avait gardé des sentiments humains que les obscurs et sauvages instincts de la brute originelle, devint-elle une mère admirable ? C’est dans la pourriture, dans la décomposition organique que la vie s’élabore, pullule et bouillonne ; c’est dans le fumier qu’éclosent les plus splendides fleurs et les plantes les plus généreuses.

Je crois bien que jamais un enfant de riche ne fut choyé, caressé, pourvu de tout, comme le fut l’enfant de cette pauvresse. Et, à mesure que ce petit corps, soigné, baigné, parfumé, nourri de bonnes choses, vêtu de chauds lainages et de linges bien blancs, s’emplissait de santé radieuse, de joie, et de vie luxuriante, le corps de la mère s’amaigrissait, se décharnait, devenait spectre ambulant, ambulant cadavre, un cadavre qu’animait seulement ce qui lui restait encore de chaleur acquise. Le soir, quand l’enfant gorgé de nourriture et de caresses s’endormait, elle trouvait encore la force de s’en aller offrir du plaisir aux rôdeurs nocturnes, et de râler l’amour, au fond des bouges, avec les passants.

Ma mère s’émut à la profonde tristesse de ce drame. Elle fit venir cette fille avec son enfant, l’habilla, la nourrit, lui donna de l’ouvrage généreusement payé, tenta de l’arracher à l’abjection de sa vie.

— Je ne peux pas… je ne peux pas… gémissait la malheureuse. C’est plus fort que moi… Il y a quelque chose qui me pousse, qui me brûle…

Alors, ma mère l’attira vers elle, la baisa tendrement au front, et elle lui dit :

— Je n’ai pas à vous juger, ma pauvre enfant… Dieu seul sait ce qu’il a mis de boue dans le cœur de l’homme…

Je me plaisais à raconter cette histoire lamentable à ma femme, qui s’en indignait.

— Une pareille créature !… En vérité, mon ami, je crois que votre mère était un peu folle… Ne voyez-vous pas que de pareilles et incompréhensibles bontés ne sont que des primes données à la paresse, au vice, au crime ?

Et généralisant ses idées, elle professait :

— Moi, j’ai horreur des pauvres !… Les pauvres sont des brutes !… Je ne conçois pas qu’on puisse s’occuper d’eux. Mais vous êtes socialiste… À quoi bon essayer de vous faire comprendre ce qu’il y a de stupide, et d’illusoire, dans ce qu’on est convenu d’appeler : la charité ?… Certes, si je rencontrais un vrai malheur, je serais la première à le soulager… Mais je ne veux pas être la dupe d’un sentimentalisme ridicule, qui vous porte à trouver intéressants et dignes de pitié tous ces affreux ivrognes, toutes ces dégoûtantes prostituées que sont les pauvres… Je pense que la société est parfaite ainsi : les honnêtes gens, d’un côté, c’est-à-dire nous ; les criminels de l’autre… c’est-à-dire les pauvres… Et toute votre poésie ne changera rien…

— Écoutez, ma chère Jeanne, lui répliquai-je timidement… Peut-être avez-vous tort de juger les choses ainsi. Il n’y a rien d’éternel dans les sociétés humaines. Les riches d’aujourd’hui peuvent devenir les pauvres de demain, et réciproquement… Je ne fais pas appel à vos sentiments d’altruisme… Je fais seulement appel aux sentiments que vous devez avoir de votre propre sécurité… Il n’est pas bon d’exaspérer le pauvre… Avez-vous remarqué quelquefois le regard de meurtre que vous jettent, en passant, le charretier, sur la route, et le paysan, dans son champ ?… Et n’en avez-vous jamais frissonné ?…

— Tu tu tu tu ! interrompit ma femme, je me moque des charretiers et de leurs regards… Il y aura toujours des gendarmes, n’est-ce pas ?… Et puis, franchement, quand on donne à un pauvre, il faut donner à tous !… On n’en finirait pas, mon ami…

Et soudain, prenant un air découragé :

— Si vous saviez comme vous me faites de la peine, avec vos idées !… Il ne vous manquait plus que d’être un révolutionnaire !…

V

Un soir d’automne, au crépuscule, je marchais dans le jardin.

Un vent aigre soufflait de l’Ouest ; le ciel, chargé de nuages cuivreux, avait des regards mauvais. De la fièvre passait dans l’air. Sur les plates-bandes abandonnées, pas une fleur, sinon quelques tiges mortes, et quelques mornes chrysanthèmes de hasard, çà et là brisés, çà et là couchés sur la terre nue. Et les feuilles, jaunies, roussies, desséchées, s’envolaient des arbres, tombaient sur les pelouses, tombaient sur les allées, décharnant les branches, plus noires que le ciel.

Je ne sais pourquoi, ce soir-là, je marchais dans le jardin. Depuis le départ de mon jardinier, et la mort de mes fleurs, je m’étais, pour ainsi dire, claquemuré dans mon cabinet de travail, et j’évitais de sortir au dehors, ne voulant plus revoir ces coins si vivants de mon jardin, où tant de petites âmes me faisaient fête jadis, où j’aimais à m’enchanter l’esprit de la présence toujours renouvelée de ces amies charmantes, maintenant disparues et mortes. Peut-être le bruit, dans la pièce voisine, d’une discussion entre Jeanne et sa femme de chambre, m’avait-il chassé, m’avait-il poussé, devant moi, jusqu’à un endroit de silence où je n’entendrais plus cette voix colère, cette voix dure, cette voix implacable, si détestée des pauvres, des pauvres bêtes, des pauvres choses. Je ne me souviens plus.

Je me sentais infiniment triste, plus triste encore que ce ciel, que cette terre, dont je résumais, dont je décuplais en moi, à cette heure angoissante de la fin du jour, l’immense tristesse et l’immense découragement. Et je songeais que pas une fleur, non plus, n’était demeurée dans les jardins de mon âme, et que, tous les jours, à toutes les minutes, à chaque pulsation de mes veines, à chaque battement de mon cœur, il se détachait, il tombait quelque chose de moi, de mes pensées, de mes amours, de mes espoirs, quelque chose de mort à jamais et qui jamais plus ne renaîtrait… Je suivais une à une toutes ces petites chutes, toutes ces petites fuites, toutes ces petites enallées de la vie dans le néant, et il me semblait que j’en éprouvais, dans mon être intérieur tout entier, la commotion physique, douloureuse, répercutée, comme un mystérieux écho, de la fibre de l’arbre, aux nerfs de ma chair.

On sonna à la grille. Comme je n’étais pas loin, j’allai ouvrir. Et je me trouvai en présence d’un très vieux homme qui portait, sur son dos, une grosse botte d’églantiers. Je le reconnus, malgré la nuit qui faisait de l’homme et de sa botte une seule masse d’ombre.

— Père Roubieux ! m’écriai-je.

— Ah ! c’est monsieur Paul ! fit le vieux homme… Monsieur Paul lui-même !… Je vous apporte vos églantiers, monsieur Paul, comme tous les ans… Ah ! dame ! ils sont beaux, beaux, beaux !… Je les ai choisis, pour vous, comme de juste.

Il avait franchi la grille ouverte, et déposé, à terre, son fardeau. Et malgré le vent glacial le bonhomme était en sueur. Il s’essuya le front du revers de sa manche :

— Y a du nouveau, à ce qu’on m’a dit… Paraît que vous êtes marié, monsieur Paul !… C’est bien ! C’est bien !… Et votre défunte mère serait joliment contente !… Moi aussi je suis content !… Fallait ça, voyez-vous, pour vous, pour la maison, pour le pays… Un homme sans femme, c’est comme un printemps sans soleil…

Pendant que le père Roubieux parlait, je songeais que je n’avais pas les vingt francs que je lui donnais tous les ans, quand il venait m’apporter ses églantiers. Les demander à Jeanne, c’eût été des questions, des reproches, une scène pénible que je ne voulais pas affronter.

— Je n’ai pas besoin d’églantiers, cette année, mon père Roubieux… balbutiai-je en tremblant.

Mais le bonhomme se récria :

— Comment, cette année… l’année de votre mariage !… Mais ce n’est pas cinquante que je vous apporte, c’est cent… Cinquante pour vous, cinquante pour votre petite dame !

Et, d’un ton que je m’efforçai de rendre bref, impératif :

— Non, pas cette année, je vous assure…

Le père Roubieux gémit :

— Ah ! ben ! ah ! ben !… Depuis trois jours que je suis dans la forêt pour vous trouver les meilleurs !… Qu’est-ce que vous voulez que j’en fasse, à c’t’heure ?… Bien sûr que je ne les remporterai pas jusqu’à Loudais… Je suis trop vieux, je n’aurais plus la force…

En levant les yeux vers la maison, je remarquai que les fenêtres de l’appartement de ma femme étaient éclairées.

— Elle est chez elle, me dis-je ; elle ne descendra pas avant le dîner.

Cela m’enhardit.

— Venez avec moi, père Roubieux.

Je le conduisis à la cuisine, où je lui fis servir un reste de viande, du fromage et une bouteille de vin.

Et pendant que le vieux mangeait, je me disais :

— Voilà un pauvre être qui, durant toute sa vie, a travaillé durement, comme un cheval de ferme. Il n’en peut plus… Son dos est courbé, ses jambes flageolent, ses bras ne peuvent plus étreindre les lourds fardeaux. Chez lui, il n’y a pas un sou… Tout ce qu’il a gagné, dans son atroce vie de travail, lui a suffi, à peine, pour se nourrir maigrement, pour ne pas aller absolument nu par les chemins… Et il a élevé six enfants, qui triment à leur tour, on ne sait où… Moi, je suis riche ! Et je vais, tout à l’heure, renvoyer ce vieillard qui, pendant trois jours, s’est exténué pour moi ; je vais le renvoyer sans un sou, avec ses églantiers que je lui refuse, je vais le renvoyer pour ne pas attirer sur moi la colère de ma femme… Est-ce donc vrai que j’en suis venu à cet état d’incomparable lâcheté ?

Le vieux mangeait toujours. Et, assis en face de lui, de l’autre côté de la table, je le regardais. Je regardais son corps usé, déformé par la misère, sa face ridée où la peau, durcie comme un cuir, moulait une ossature décharnée de squelette ; et mes yeux s’emplissaient de larmes. Est-ce sur lui que je pleurais, est-ce sur moi ? Je n’eus pas le temps de me poser cette question. La porte de la cuisine s’ouvrit et ma femme entra. Oh ! cet œil dur, ce pli de mépris qui tordit le coin de ses lèvres, cette figure d’étonnement et de dédain, je les revois encore. Elle passa sans prononcer une parole. Le vieux ne l’avait même pas vue, occupé qu’il était à s’emplir le ventre, tout entier à son extase d’affamé devant la viande et le vin.

Je le reconduisis jusqu’à la grille.

— Et vos églantiers, père Roubieux ?

Il se sentait plus fort d’avoir mangé. Sans une plainte, il les rechargea sur son épaule, et, les calant d’un mouvement de reins sur son dos d’octogénaire, il dit même gaiement en me remerciant :

— J’arriverons pas de bonne heure à la maison, aujourd’hui… trois lieues de chemin ! Mais on est lesté. À l’année prochaine, monsieur Paul !…

Quand je retrouvai Jeanne, une heure plus tard, au dîner, elle me dit simplement :

— Ma maison n’est pas un repaire de vagabonds, et je vous serai obligée, à l’avenir, de recevoir vos amis ailleurs que chez moi.

VI

Je fis une longue et dangereuse maladie. La vie, refoulée au-dedans de moi-même, privée de ses expansions nécessaires, protesta violemment. Mes organes ne purent résister à ce manque d’air, de chaleur, de lumière, survenu dans mon existence morale et mes habitudes physiques, après notre mariage. En proie à la fièvre, je demeurai au lit durant six semaines, six lentes, interminables semaines. Jeanne me soigna fidèlement, correctement, sans émotion, il est vrai, avec cette ponctualité administrative qu’elle avait dans l’accomplissement de n’importe quelle fonction domestique. Elle mettait à me soigner l’intérêt qu’elle mettait, par exemple, à surveiller la réparation d’un meuble précieux, et rien d’autre. On n’eût pas dit que la mort était là, toute proche, qui menaçait une moitié de sa vie, dans la mienne. Dans les accalmies de la fièvre, pendant les intervalles du délire, je souffrais cruellement de cette insensibilité, bien que je me rendisse parfaitement compte que Jeanne n’épargnait pas sa peine. Elle passait les nuits à mon chevet, ne voulant déléguer à personne ce fatigant devoir. Étrange et douloureuse sensation, je ne lui en avais aucune reconnaissance. Quand elle se penchait sur moi, je détournais les yeux pour ne point voir cette physionomie d’impassible courage, et ce regard de dur devoir. L’inquiétude en était si complètement absente, et il m’eût été si doux de saisir dans ce regard une expression de peur, de bouleversement intérieur, une trace de larme, quelque chose de fugitif et d’angoissé par quoi j’eusse senti que son cœur battait, s’affolait, saignait ! Même lorsqu’elle m’obligeait, avec des gestes doux et habiles, à boire mes potions, elle restait, malgré soi, impérieuse et dominatrice. Jamais elle n’eut une de ces câlineries dont on berce les malades, ainsi que les petits enfants. Ses prières conservaient, sous la douceur de la voix, la dureté, presque l’insolence d’un ordre.

Souvent, le soir, je me souviens, en me réveillant des torpeurs de la fièvre, je l’apercevais, au fond de la chambre, en face de mon lit, assise entre les deux fenêtres, devant un petit bureau qu’elle avait fait apporter là. Elle griffonnait des chiffres sur ses carnets, établissait ses comptes de maison, se livrait à des opérations absorbantes et compliquées de caissier. Je ne voyais que son dos et sa nuque inclinée, presque noirs sur le fond éclairé de la tenture murale ; une ligne de lumière rose cerclait les formes si belles, si pures de ses épaules ; l’admirable et souple contour de son buste, puissant et délicat comme un bulbe de lis, vaporisait ses cheveux d’un mystère d’auréole. Au sortir des terreurs de la fièvre, j’aurais dû éprouver une délicieuse sécurité à cette présence protectrice de ma femme ; j’aurais dû en jouir comme, après un passage dans les ténèbres, on jouit d’un paysage de fraîcheur et de lumière. Non seulement je n’en jouissais pas, mais le froissement des papiers dont s’accompagnait cette présence, les notes accumulées, le retournement des pages des livres de comptes, et le craquement de la plume, m’étaient un intolérable agacement :

— Jeanne, gémissais-je… ma chère Jeanne… je vous en prie… venez près de moi.

Et sans se retourner à ma voix plaintive, sa plume entre les dents, elle répondait :

— Avez-vous besoin de quelque chose ?… Voulez-vous boire ?

— Non, je n’ai pas besoin de boire… je n’ai besoin de rien… je n’ai besoin que de vous !

— Tout à l’heure, mon ami… j’ai fini… Et ne parlez pas… tâchez de dormir.

— Je ne puis pas dormir tant que vous n’êtes pas près de moi… Si vous saviez comme le bruit de vos papiers, de vos tiroirs, de votre argent, m’énerve !

— Il faut pourtant bien que je termine ces comptes… je suis en retard de plus de huit jours, mon ami…

— Jeanne, Jeanne, qu’est-ce que cela fait que vous soyez en retard, pour ces comptes ?…

Et je sentais des petits sanglots trembler dans ma gorge.

— Je suis venue ici, mon ami, pour ne pas vous laisser seul… Mais si ma présence vous irrite, j’irai dans ma chambre, désormais… Il faut bien que je termine ces comptes.

— Ce n’est pas votre présence, ma chère Jeanne… c’est la présence de ces… chiffres… de ces comptes !

Alors, elle rangeait ses carnets, ses tiroirs, ses notes, refermait son bureau et venait s’asseoir près de moi, silencieuse et glaçante, le buste raide, les bras croisés, les yeux très loin, la pensée plus loin encore que les yeux.

— Ah ! ma chère Jeanne, sanglotais-je… souriez-moi, je vous en prie… Vous ne me souriez jamais… Jamais vous ne m’avez souri… Un sourire de vous, une bonne parole de vous… une toute petite, toute petite tendresse de vous… et il me semble que je serais tout de suite guéri !…

Toujours impassible, sans la moindre secousse dans son être, sans le moindre sursaut au cœur, elle m’imposait silence :

— Chut !… Il ne faut pas que vous parliez… il faut que vous dormiez… Vous êtes un enfant !

Et il me semblait, à la voir près de moi, immobile, sans une chaleur dans son masque d’insensible divinité, qu’un mauvais ange me gardait.

Un jour, c’était pendant ma convalescence, je reposais dans un grand fauteuil, devant la fenêtre ouverte de ma chambre. Ma femme était près de moi, assise aussi. Nous regardions le ciel. L’air était charmant, léger, d’une fluidité caressante et chaude. Des souffles de résédas, des parfums de roses lointaines arrivaient jusqu’à nous. Je crus qu’une détente s’opérait dans la chair et dans l’âme de ma femme.

Il me semblait qu’une lueur nouvelle avait brillé dans ses yeux. Je lui pris les mains.

— Jeanne, m’écriai-je… Ah ! si vous pouviez m’aimer !

— Mais est-ce que je ne vous aime pas ?…

— Non, non… Vous ne m’aimez pas.

— Je ne vous aime pas !… Pourquoi dites-vous de pareilles choses ?… Et que me reprochez-vous ?… Tenez !… justement, j’ai terminé mes comptes de l’année… Eh bien ! savez-vous ce que j’ai fait ?…

J’espérai une action héroïque :

— Qu’avez-vous fait, ma chère Jeanne ? demandai-je, haletant.

— Eh bien ! j’ai fait quinze mille francs d’économies ! dit-elle.

Et ses yeux brillèrent comme deux étoiles. Un sourire angélisa ses lèvres.

— Et vous dites que je ne vous aime pas !

J’avais, à ces paroles, vivement retiré mes mains des siennes ; mon cœur s’était serré, comme sous l’approche d’un dégoût nauséeux…

— Eh bien ?… Qu’avez-vous ? demanda Jeanne… C’est tout ce que vous trouvez à me dire ?…

Je ne trouvais rien à dire, en effet. J’étais abasourdi, comme après un coup, une chute, un évanouissement. Jeanne s’était levée, me regardait durement. Pour la première fois, j’éprouvais en moi quelque chose de plus que de la douleur, une frénésie aiguë qui ne pouvait être que de la haine. Et, tout d’un coup, la langue déliée, le cerveau fouetté comme par des ondes de feu, je criai :

— Quinze mille francs !… Et c’est pour ça que vous avez pris toute la beauté de ma vie, que vous avez volé aux pauvres leur morceau de pain et leur part de joie !… Pour ça !… pour ça ! Allez-vous en !… Je ne veux plus vous voir !… Allez-vous en !… Je… je…

— Vous êtes un misérable ! interrompit froidement ma femme.

La secousse avait été trop violente, et j’étais trop faible pour en supporter l’atteinte. Au moment où, par un effort insensé, je tentais de me lever, pour chasser ma femme de la chambre, le ciel, la chambre, ma femme, tout, autour de moi, s’évanouit dans une blancheur morne de suaire, et je tombai lourdement sur le parquet.

VII

Cette scène violente ne me fut pas profitable. Ma femme m’en garda une rancune silencieuse, mais persistante, que ne purent effacer les humilités de mon repentir. Elle continua de veiller sur ma convalescence, comme elle avait veillé sur ma maladie, avec la même stricte ponctualité, un peu plus glacée, voilà tout. C’est tout ce que je gagnai à cet accès de révolte qui fut plus fort que ma volonté. Durant cinq jours — les cinq jours qui suivirent ce fâcheux et inutile drame, — Jeanne ne répondit que par de secs, par de durs monosyllabes, aux questions, d’ailleurs embarrassées et timides, que je lui adressais. Une fois, j’osai l’implorer.

— Jeanne !… Jeanne !… m’écriai-je. Vous pensez toujours à ces vilaines choses ?

— Pas du tout, je vous assure.

— Si, si… vous y pensez ! Je le sens, je le vois… Vous ne parlez plus… Vous êtes toute triste… Je vous fais horreur !… Jeanne, écoutez-moi… Venez plus près de moi… Donnez-moi votre main.

Elle allongea sa main vers moi, sa main froide et molle, une main de morte… Je poursuivis en couvrant cette main de baisers :

— Il ne faut pas faire attention à ces mauvaises, ces injustes, à ces odieuses paroles — oui, odieuses ! qui me sont échappées, l’autre jour, sans raison… Vous voyez bien que je suis encore malade… Je n’avais pas ma tête… C’était un reste de fièvre, de cette fièvre maudite… Non, je vous le jure, je n’ai pas eu conscience de ce que je vous ai dit… Je ne sais même plus ce que je vous ai dit…

— Ne parlons plus de ça !… puisque je n’y pense plus.

J’insistai vivement, pétrissant dans la mienne cette main qu’aucune chaleur n’animait.

— Si… si… vous y pensez toujours, vous y pensez plus que jamais. Quel malheur ! Vous croyez que j’ai voulu vous faire de la peine. Et pourquoi vous eussé-je fait de la peine, ma chère Jeanne ?… Là… voyons !… C’est de la folie ! De la peine à vous, qui avez été si admirable pour moi, qui m’avez soigné avec tant de dévouement… avec tant de… tant d’héroïsme !

— Oh ! d’héroïsme ! fit-elle avec un froid et ironique sourire.

— Oui… oui… d’héroïsme, mon cher petit cœur. Vous avez été héroïque, vous avez été…

Je cherchai un mot plus grandiose, plus formidable et, ne le trouvant pas, je répétai, en remplaçant par des gestes enthousiastes, ce mot qui ne me venait pas à l’esprit :

— Héroïque… héroïque… Vous avez été héroïque… Il n’y pas d’autre mot !…

Je n’étais pas sincère… J’exagérais à plaisir les éloges. Il y avait, je le sentais, dans le ton de ma voix, quelque chose qui sonnait faux. Jeanne ne fut point la dupe de cette comédie, je le vis clairement au regard tout embrumé de mépris qu’elle me jeta dans un haussement d’épaules. Alors, à bout d’arguments attendrissants, à bout d’arguments apologétiques, je ne pus que réitérer, en bégayant :

— C’était un reste de fièvre… Je n’avais pas ma tête…

Pendant quelques secondes, Jeanne, visiblement, s’éjouit de mon embarras. Puis, d’une voix tranquille, elle dit :

— Non, mon ami, vous n’aviez pas la fièvre… Vous étiez, au contraire, dans toute votre raison… Vous m’avez montré, dans un éclair de vérité, le fond de votre nature ingrate et brutale… Vous avez bien fait, et je ne vous en veux pas… Il vaut mieux savoir à quoi s’en tenir sur la véritable pensée des gens… si douloureux, si désillusionnant que cela puisse être… Je préfère votre franchise à cette longue hypocrisie de soumission…

Et, tout à coup, persifleuse, avec des mots qui sortaient de sa bouche, cinglaient comme des coups de fouet :

— La beauté de votre vie !… Je vous ai pris la beauté de votre vie !… Pauvre cher chéri !… Ah ! je suis une bien grande sacrilège !… La beauté de votre vie ! Aussi, pourquoi ne m’avoir pas expliqué qu’il y avait tant de beauté, et si rare, dans votre vie !… Me laisser dans une telle ignorance de cette beauté merveilleuse et sacrée, quelle négligence, mon cher Paul !… Mais maintenant que je la connais, cette beauté de votre vie, ne craignez plus que je vous la prenne à nouveau.

— Oh ! Jeanne, ne raillez pas… ce n’est point généreux… Cela me fait trop de mal !…

— Mais je ne raille pas, mon ami… Je m’accuse, au contraire… Et, sans doute aussi, que j’ai pris la beauté de la vie de votre ami, M. Pierre Lucet !… N’avoir pas respecté l’esthétique — c’est bien l’esthétique, n’est-ce pas ? — de ses chaussettes qui traînaient sur les meubles, de ses pantalons troués, de ses souliers boueux, n’avoir rien compris à toute la beauté de sa crasse, combien je me le reproche !… Ah ! je fus une grande coupable, vraiment !

J’avais le cœur serré de dépit, de colère, de douleur, je ne sais plus… Il me semble bien, pourtant, que j’eusse marché avec plaisir sur ma femme ; oui, je crois que j’aurais eu une sorte de volupté barbare à lui sauter à la gorge, à lui faire rentrer dans la bouche tous ces mots horribles dont elle me poignardait. La renverser, la terrasser, lui imprimer mes genoux sur le ventre, lui frapper le crâne contre l’angle des murs, je me rappelle que j’y songeai un instant. Je parvins à contenir l’effrayante colère qui grondait en moi. Et, m’humiliant plus encore, masquant d’un repentir imbécile tout le désir de meurtre par quoi j’étais remué, je lui dis :

— Vous vous vengez, ma chère Jeanne… Vous avez raison… J’ai eu tort, je vous en demande pardon… Oubliez cette minute de folie… Jeanne, ma chère petite Jeanne, dites-moi que vous l’oubliez.

— Mais certainement, mon ami…

— Dites-le-moi mieux que cela.

— Et comment voulez-vous donc que je vous le dise ?

Pas un pli de son visage n’avait bougé… Je compris que mes prières se briseraient contre le mur de son cœur… Je détournai la tête, et restai silencieux.

Alors ma femme reprit sa place devant le petit bureau, au fond de la chambre, entre les deux fenêtres. La nuit tombait, triste comme la mort. Jeanne alluma sa lampe. Et, durant toute la soirée, j’entendis le froissement des notes, le bruit de l’argent compté, le glissement aigre de la plume qui traçait des chiffres. À la fin, mes nerfs se détendirent, et je fondis en larmes.

Au bruit de sanglots que je ne parvenais pas à étouffer complètement dans l’oreiller, Jeanne, sans détourner la tête, me demanda :

— Qu’avez-vous ?… Vous pleurez ?

— Non ! répondis-je.

— Comme vous voudrez ! fit-elle.

Et elle se remit à écrire.

VIII

J’aurais peut-être accepté l’infamie de cette existence monstrueusement égoïste, de cette criminelle et abjecte existence, si contraire à tous mes besoins d’expansion, à tous mes désirs d’unité morale, à toutes mes idées de sociabilité et d’harmonie ; peut-être me serais-je résigné à ces écroulements de mes rêves, et, l’habitude aidant, peut-être serais-je arrivé à n’en pas souffrir, si j’avais trouvé dans la libre possession physique de ma femme une compensation à ces continuels renoncements, et, comment dirais-je cela ? une sorte de récompense pour tout ce que je lui abandonnais lâchement, pour tout ce que je lui sacrifiais honteusement de ma personnalité, de ma conscience, de ma liberté individuelle, qui est, cependant, la seule raison pour quoi il soit amusant de vivre !

Souvent, je me suis posé cette question, et, malgré le remords où me laissait la constatation de mon irrémédiable déchéance, chaque fois je l’ai résolue, dans un sens affirmatif. Oui, je crois bien que je serais allé à l’oubli que donne la volupté, comme un pauvre diable se rue vers ce terrible narcotique, vers cet effrayant endormeur de la souffrance, qu’est l’alcool. Je concevais parfaitement que l’abrutissement consécutif aux violents plaisirs que j’imaginais, et les lourdes cuvées de cette saoulerie de luxures, dont la frénésie croissait en raison de leur inassouvissement, m’eussent permis d’attendre leur retour quotidien, dans l’abolition de ma vie intellectuelle.

Cette suprême ressource, qui m’était le seul lien par quoi j’eusse été retenu à ma femme, puisque celle-ci avait tranché, volontairement, tous les autres, me fut interdite. Non que Jeanne me refusât ce que les juristes, dans leur langage odieux et comique, appellent « le devoir conjugal », et ce que j’appelle, moi, « le devoir humain », délit caractérisé dont j’aurais pu me prévaloir devant la loi. Elle n’en partagea jamais les ivresses, ce qui est pire. Jamais, à un seul moment, je n’eus la joie de voir, de sentir cette chair splendide, si miraculeusement ornée pour l’amour, s’animer sous mes caresses, se réchauffer sous mes baisers, frissonner à l’approche du merveilleux prodige. Baisers, caresses, spasmes, elle les subissait, ainsi qu’on subit la visite de quelque importun ou indifférent voisin. L’acte d’amour lui était insupportable, non comme une souffrance, mais comme un de ces mille petits ennuis coutumiers à la vie domestique, qu’on accueille avec de menues impatiences, de menus dépits, sans révoltes, sans cris de colère, et qui font dire aux yeux résignés, à la bouche chargée de moues, au front plissé : « Comme c’est embêtant !… Mais, puisqu’il le faut ! » De cela, je souffris cruellement, plus, peut-être, que de tous mes rêves évanouis.

Je considère la volupté, non seulement comme un des plus impérieux droits de l’homme, mais surtout comme un de ses plus hauts, de ses plus sacrés devoirs. La nature a compris admirablement que la Vie doit se transmettre dans une magnifique exaltation de tout l’être vers l’infini. C’est par la volupté seule que l’homme, véritablement, connaît l’idéal suprême, et qu’il atteint, dans la minute inoubliable, à ce qu’il peut y avoir de mystérieux, de formidable, de divin dans sa destinée et dans sa mission de créature vivante. En lui, réside le dépôt sacré du germe, dont il doit un compte sévère à l’Espèce.

Je tentai d’amener Jeanne à la compréhension de la vie sexuelle. Je lui montrai la nature tout entière pâmée pour le divin aiguillon du désir. Je lui expliquai l’instinct qui pousse le mâle vers la femelle, et qui les accouple et qui les complète, éternel vainqueur de la mort. Elle ne fit que hausser les épaules. Je lui dis :

— De même que les abeilles et les papillons fuient les fleurs stériles, de même Dieu se détourne des créatures qui n’ont point été réjouies dans leur sexe. Elles sont maudites.

— Oh ! ne mêlez point Dieu à ces saletés-là ! fit-elle.

Alors, je tentai d’exalter ses sens par la représentation d’images voluptueuses, par des lectures passionnées si puissantes sur l’esprit des femmes. J’eus recours aux caresses les plus étranges, aux baisers les plus savants. Elle resta de marbre, étonnée de ces manœuvres pour lesquelles elle manifestait plus de mépris que de dégoût. Elle ne s’en trouvait pas souillée dans son âme, dans sa chair, car elle était sans pudeur ; elle s’en trouvait — comment dire ? — ridiculisée… Un jour que je mettais à la convaincre une frénésie presque ordurière, elle éclata, tout d’un coup, d’un rire nerveux, d’un rire qui dura longtemps, et quand le rire s’éteignit, elle me dit :

— Ah ! mon pauvre ami !… Si vous aviez pu vous voir dans une glace !… Que vous étiez comique !… Que vous étiez laid !…

J’ai renoncé à faire vibrer ce corps inerte, dont aucune chaleur, jamais, ne réchauffera l’insensibilité de marbre. La vue de sa beauté m’est odieuse, aujourd’hui. Elle me répugne et me fait peur comme une monstruosité.

Quelquefois, étonnée de la réserve que je garde maintenant vis-à-vis d’elle, elle vient s’offrir. Mais elle est sans passion ; le plaisir n’obscurcit pas une seule minute, de son voile humide, ses yeux calculateurs qui semblent me dire :

— Si je fais cela, c’est pour que tu n’ailles pas chercher ailleurs un plaisir que tu paierais peut-être…

Elle sauvegarde la caisse, voilà tout !

Une fois, comme je la repoussais, elle a voulu, telle une prostituée, me retenir par des caresses anormales, que je lui avais apprises, et j’ai supporté le supplice de les subir vainement, pour me payer la joie affreuse, l’immense et affreuse joie, de la mépriser, de la haïr…