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La Plus Heureuse Femme du monde/22

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C. Muquardt (p. 167-177).


XXII


Je demeurai terrifiée… Je compris à l’instant quels dangers menaçaient ce malheureux jeune homme contre lequel je venais d’exciter le courroux de la marquise de Lestanges… Je courus après elle pour lui promettre tout ce qu’elle voudrait, tout ce qu’elle exigerait, car j’avais peur pour lui… En traversant le salon je me trouvai arrêtée par M. Duval.

Qu’avez-vous eu avec votre mère, Hélène ? me demanda-t-il.

— Mais, rien… répondis-je.

— Allons donc ! Elle sort de votre appartement, elle paraît tout agitée et m’a dit à peine deux mots sous le vestibule, où nous nous sommes rencontrés ; de quoi s’agit-il donc entre vous ?

— Ma mère, répondis-je embarrassée, veut dominer toujours, et sur toutes choses… et enfin je ne suis plus un enfant…

— Vous êtes encore d’âge à recevoir des conseils, et vous avez très-tort d’indisposer votre mère ; elle m’est utile, fort utile.

— Cela n’est pas une raison pour tout souffrir…

— À vos yeux, peut-être interrompit-il avec humeur ; mes intérêts ne vous touchent guère, je le sais bien ! Mais si vous ne m’êtes bonne à rien dans les démarches que je fais pour conquérir l’importance sociale à laquelle ma grande fortune me donne des droits, au moins ne devriez-vous pas dégoûter les gens qui s’en occupent !

— Je ne sais en vérité sur quoi portent vos reproches ! dis-je, en retenant à grand’peine mes larmes.

— Ah bah ! vous ne sentez, vous ne comprenez rien ! La marquise de Lestanges a beaucoup de crédit, elle l’emploie à mon profit, et je vous répète que vous avez tort, mille fois tort de contrarier votre mère, entendez-vous ?… Hier encore elle est allée au château, elle a été chez tous les ministres ; elle a remué ciel et terre pour obtenir que je sois compris dans la promotion de pairs qui aura lieu pour la fête du roi ! Et c’est précisément le moment que vous choisissez pour la contrarier, pour faire de l’opposition à ses volontés ?… C’est abominable ! Vous avez un détestable caractère, Hélène, vous me forcez à vous le dire !

Et M. Duval disparut en refermant la porte avec violence.

— Oh ! oui, bien certainement, je suis la plus malheureuse des femmes ! m’écriai-je en sanglotant ; entre ma mère et mon mari, je suis seule et sans ami dans le monde.

C’est ainsi, Aline, que sans cesse froissée, rebutée par ceux que j’aurais voulu aimer, j’ai été entraînée à chercher ailleurs l’indulgente tendresse qu’ils me refusaient ! Qui, autour de moi, partageait mes douleurs et mes joies ?… Dans quel coeur pouvais-je me réfugier ?… Hélas ! le seul coeur qui répondit au mien n’était ni celui de ma mère, ni celui de mon mari ! Et en dehors de ces saintes et naturelles affections cependant, tout n’est que malheur, que misères dans la vie d’une femme !…

Je le sentais confusément, toujours j’avais voulu me rattacher à eux, et eux me repoussaient… Jamais, jamais nous ne pouvions nous entendre !

Avant l’explication que je venais d’avoir avec ma mère, je ne m’étais pas rendu compte de la nature de l’attachement que je portais à Albert. Cette scène répandit la lumière dans mon âme… Aux déchirements de mon coeur, je connus qu’il existait un sentiment plus fort que la raison, que la crainte… que j’aimerais toujours Albert malgré les défenses de ma mère… que ne plus le voir, ne plus m’occuper de lui, rompre l’échange de nos pensées, de nos affections, c’était la ruine de mes seules joies, c’était le néant…

En cherchant à m’humilier dans l’objet de ma préférence, en employant la rudesse et la raillerie pour m’en détacher, ma mère avait eu tort ; j’étais irritée, mais non persuadée… Il me semblait que, d’à présent seulement, j’appréciais à sa valeur celui dont on voulait m’éloigner, et je ne trouvais ni la force ni le vouloir du sacrifice exigé !…

Elle cessa de parler. Et comme perdue dans ses souvenirs, sa tête s’inclina sur sa poitrine, de grosses larmes coulaient lentement sur ses joues rosées. Pau vre femme couverte de gaze, de fleurs, de diamants… si jolie, si brillante, si misérable !

Les regards de madame de Rivers, en la considérant, exprimaient une peine profonde… Entrée malgré elle dans la confidence d’un amour qu’elle ne pouvait approuver, elle gardait le silence ; il eût été cruel de la blâmer, et elle ne voulait pas la plaindre.

Mais au fond de son âme elle lui trouvait des excuses… Les révélations d’Hélène ajoutaient une désolante page à ce grand livre de famille ou s’inscrivent à huis clos de si tristes mystères, tant d’intimes misères…

Aline, reprit-elle d’une voix brève et saccadée, ce qui me reste à vous dire est affreux… Oh ! le sort et ma mère, tous deux ont été impitoyables !

L’effet a suivi la menace… Quelques mois plus tard, Albert Morrans a reçu un ordre de départ pour la Martinique…

C’était une disgrâce éclatante ; c’était tuer toutes les espérances de fortune de ce pauvre jeune homme ; car il n’avait pas mérité d’être éloigné de Paris où il était aimé et estimé de es chefs. Et pourtant sans avancement on l’expatriait, sans jugement on le frappait d’une condamnation… Il demanda une audience au ministre, elle lui fut refusée… et l’ordre de partir dans les vingt-quatre heures, pour rejoindre le vaisseau qui devait le transporter à sa destination, lui fut signifié.

Un billet tracé à la hâte m’annonça cette foudroyante nouvelle, et son départ dans la soirée du lendemain…

— Oh ! non, il ne partira pas ! il ne partira pas, mon Dieu !… m’écriai-je en tombant à genoux, éperdue, folle de douleur…

À ce moment, ce cruel moment, M. Duval entra chez moi…

Je ne sais comment je me retrouvai sur mes pieds, dressée devant lui… mes yeux rencontrèrent une glace placée devant moi, je me fis peur…

Lui ne s’aperçut de rien, il tenait une lettre à la main ; sa figure était radieuse.

— Victoire ! victoire ! s’écria-t-il triomphant, ivre de joie. Cette lettre est du ministre, elle m’annonce que ma nomination est à la signature du roi… Enfin je suis pair de France.

Demain, continua-t-il sans remarquer ma pâleur et mon abattement, la liste des nouveaux pairs paraîtra dans le Moniteur, j’aurai cent visites dans la matinée, je vous le parie ! Hélène, donnez les ordres pour vingt cinq couverts, je retiendrai quelques personnes à dîiner. Qu’avez-vous donc ? vous n’avez pas l’air de m’entendre ?… dit-il d’un ton piqué.

— Je vous fais mon compliment, monsieur… répondis-je machinalement.

— Il faut convenir que vous y avez mis le temps… Mais, poursuivit-il tout à son idée, le soir probablement nous aurons tout Paris… assurez-vous de Tolbecque, et si l’on veut danser, il se trouvera là… prévenez aussi qu’on se tienne en mesure à l’office. Nous ferons au moins passer agréablement la soirée à nos amis rassemblés pour me féliciter.

Ma chère, ce que j’éprouvai en entendant le programme du supplice qui m’était imposé, ne peut s’exprimer. En quoi ! le cœur déchiré, il me fallait m’occuper des préparatifs d’une fête… en faire les honneurs, à l’heure même où un autre partait pour l’exil… c’en était trop !

J’avais des vertiges, tout tournoyait autour de moi, je me sentais défaillir…

— Vous avez l’air d’une mater dolorosa, Hélène, aujourd’hui ! s’écria en riant M. Duval. Qu’y a-t-il donc encore ?

— Je suis souffrante… répondis-je en portant la main à mon front brûlant.

— Ah ! pour Dieu ! ne soyez pas malade demain, toujours ! Avant et après, tout à votre aise… dit-il en me tendant la main, et il sortit en fredonnant joyeusement.

Et le lendemain à onze heures du soir, cent personnes aux félicitations desquelles j’avais dû répondre… dansaient dans mes salons… Ce monde, ces lumières étincelantes, cette suave musique, ce bal… moi-même, revêtue d’habits de fête… Oh ! cette lutte était au-dessus de mes forces.

Frissonnante, la respiration courte, saccadée, les yeux fixés sur la pendule, je suivais avec angoisse la marche lente de l’aiguille : minuit sonna… Le roulement d’une voiture se fit entendre, les claquements criards d’un postillon bruirent à mes oreilles, dans mon cœur… Je franchis la foule, je me précipitai sur le balcon, une chaise de poste traversait la rue… nous échangeâmes un dernier adieu… le dernier à toujours ! Je tombai évanouie.

Et elle reprit à travers les sanglots : Il est mort, Aline, mort, pour expier le crime d’avoir été aimé par la fille de la marquise de Lestanges !… Ce climat meurtrier l’a tué… Il dort glacé sous le ciel brûlant où sa fosse avait été marquée à l’avance !  !  !

— Pauvre, pauvre Hélène ! s’écria madame de Rivers en lui tendant les bras.

Elle s’y jeta et pleura longtemps sur ce cœur où elle trouvait enfin pitié et sympathie !

— Et depuis, reprit-elle, je n’ai plus compté une heure heureuse dans ma vie !… je n’ai plus rien aimé… Ce monde vain, impitoyable, dont les odieuses exigences me coûtaient si cher, je l’avais en horreur. Combien de fois, succombant sous la charge, n’ai-je pas, les yeux en pleurs, les mains jointes, supplié M. Duval de me laisser reposer un instant, reprendre haleine… qu’il me permit d’aller passer quelque temps dans une de ses terres, seule, toute seule !…

— Et qui donc ferait les honneurs de ma maison pendant que vous vous livreriez à vos fantaisies champêtres ? Vous déraisonnez, ma chère ! m’était-il répondu avec ce rire cruel qui retombe au cœur de l’affligé.

En effet, ce n’est que pour cela qu’il m’a épousée. Il a entendu faire l’acquisition d’un meuble indispensable dans ses salons ; dans sa pensée, c’est la lettre du marché conclu, du contrat passé entre le bourgeois millionnaire et la fille de qualité pauvre… Oh ! ma mère ! ma mère !…

J’ai cru mourir de douleur… mes larmes ne sont pas toutes taries… mais après de longs mois de désespoir, j’ai retrouvé une espérance… j’ai entrevu une fin à cette existence misérable, et je la subis !

— Et pourtant, chère Hélène, dit avec un triste sourire madame de Rivers, vous avez l’air de jouer en enfant gâté avec la vie.

— Avec la mort… répondit-elle avec une expression sardonique ; ne voyez-vous pas que, forcée de prendre un masque, je l’ai choisi gracieux ? Ces couleurs qui donnent de l’animation à mes joues, à mes yeux, sont artificielles, Aline… cette force qui me fait soutenir la fatigue d’une représentation continuelle, des veilles dévorantes, cette force est factice, est puisée dans une surexcitation nerveuse…

Mais quand ma journée de ce rude travail est finie ; quand, mes portes closes, je puis être chez moi, je tombe sur ma couche, épuisée, agonisante… alors je tâte mes meurtrissures, j’interroge les pulsations désordonnées et rapides de mon pouls, je calcule les jours, les heures qui me restent encore à vivre… à souffrir… Là, là… dit-elle avec un horrible mouvement de satisfaction en appuyant la main sur son cœur, je sens là une douleur aiguë, incessante : je mourrai en dansant, Aline.

— Taisez-vous, Hélène, taisez-vous ! s’écria madame de Rivers en interrogeant d’un regard inquiet ce visage toujours rosé, et sur lequel à cette heure elle reconnaissait une altération effrayante ; Hélène ! pitié pour vous… vous offensez Dieu aussi !

— Ils n’ont pas eu pitié de moi, eux ! dit-elle avec amertume. Et Dieu me pardonnera ; j’ai pardonné… je ne suis pas la femme frivole, superficielle que vous croyiez, Aline ; mes dispositions dernières sont faites. L’avocat de Julien, resté notre ami à tous, m’a guidée ; mon mari, dans notre contrat de mariage, m’a reconnu en toute propriété trois cent mille francs, pour en disposer, après moi suivant ma volonté… et j’ai également partagé entre ma sœur bien-aimée… et ma mère…

— Bonne ! admirable Hélène ! s’écria madame de Rivers avec une expression d’indicible tendresse.

— Et maintenant, reprit-elle en tendant la main à son amie, vous, ma bien chère Aline, vous ne pensez pas que je suis la plus heureuse femme du monde ?… Vous ne les répéterez plus avec la foule ces mots jetés comme une amère dérision à la face de mon malheur… ces mots qui se mêleront encore aux vibrations de mon glas de mort… ces mots, ces mots odieux qui, comme une dernière insulte à ma triste destinée, me poursuivront encore jusque sous la pierre qui recouvrira mes douleurs.

La pendule tinta un coup.

— Minuit et demi ? mon Dieu ! s’écria Hélène en se levant.

Madame de Rivers, avec un mouvement plein d’affection, passa son bras sous celui de son amie, posa sa bouche sur sa joue en lui disant avec une douce insistance :

— Hélène, vous viendrez quelquefois causer avec moi ?… je vous aiderai à porter le fardeau… Promettez moi courage et résignation, chère Hélène.

— Oh ! répondit-elle avec un de ces sourires à faire pleurer, et en saisissant convulsivement son éventail posé sur la cheminée, j’ai du courage et de la résignation… à ce point, voyez… que je vais passer le reste de la nuit au bal, chez le prince de Polignac.

Et remarquant la surprise de madame de Rivers :

— Il le faut, Aline, il le faut ! ajouta-t-elle avec une inflexion ironique : j’ai reçu l’ordre d’aller, en sortant des Bouffes, y joindre ma mère et mon mari. Le prince de Polignac est sur le point de devenir le dispensateur de toutes les grâces, de toutes les faveurs… ne le savez-vous donc pas ?

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