Aller au contenu

La Plus Heureuse Femme du monde/4

La bibliothèque libre.


IV


— Depuis mon retour, je surprenais quelquefois les regards de mon père fixés sur moi avec une expression de tendresse que sa manière d’être habituelle me rendait inexplicable : il ne s’était jamais occupé de moi ni de mon éducation, et d’ailleurs de quoi que ce fût dans sa maison, où il était la personne qu’on y rencontrait le moins souvent. Plus tard, j’en ai connu la raison…

Il passait ses matinées, jusqu’à quatre heures, dans son appartement ; ses soirées invariablement dehors ; rarement il dînait avec nous, mais toujours à cinq heures et demie précises mon père entrait au salon, s’informait de la santé de ma mère, me donnait un baiser sur le front, s’asseyait, prenait le journal, le parcourait sans le lire, j’en suis sûre, jusqu’au moment où l’on venait avertir que le dîner était servi : alors il passait avec nous dans la salle à manger, ou bien il prenait son chapeau et s’en allait.

Du reste, l’attitude froide et réservée de mes parents entre eux n’excluait ni la politesse ni les égards dans leurs relations, et du moins les scènes d’aigreur et de reproches étaient épargnées…

Mais, ma chère, quel désolant réveil succédait à mes beaux songes dorés ! Mon imagination m’avait créé hors des murs de mon couvent tous les bonheurs, une vie bariolée de plaisirs, de fêtes non interrompues. On ne peut se faire une idée de tout ce qui se passe dans une tête de jeune fille !… Vous vous le rappelez bien ? J’aurais donné dix années de l’avenir, pour racheter une heure du temps qui me séparait du malheureux jour de ma sortie de pension ! Et, ce monde chatoyant que j’avais rêvé, que je désirais tant connaitre, je n’avais pu encore l’apercevoir même à travers une porte entre-bâillée ! Quel mécompte, mon Dieu !

Je m’ennuyais à mourir entre mon père et ma mère qui paraissaient s’apercevoir à peine de ma présence ; dans mon isolement, j’en étais presque à regretter mes heures occupées avec mes compagnes ; l’animation, le papillonnage auxquels j’étais habituée. Rien, rien n’était plus monotone, plus triste, que notre maison.

Il n’en avait pas toujours été ainsi ; mes ressouvenirs de petite fille me reportaient au temps où ma mère, toujours très-parée, très-élégante, allait sans cesse dans le monde, en recevait beaucoup, donnait des fêtes. Bien des changements s’étaient successivement opérés dans les neuf années de mon absence. Nous n’habitions plus un hôtel à nous seuls, ma mère n’avait plus de voiture, elle sortait rarement et ne recevait plus ; de notre nombreux domestique il ne restait que Saint-Jean, Angélique la vieille femme de chambre de ma mère, et une cuisinière.

Malgré tout, la position de mes parents paraissait encore très convenable ; l’appartement qu’ils occupaient rue de Grenelle, près la place des Invalides, au premier, était vaste ; l’ameublement ancien, mais riche et confortable ; et, quand Saint-Jean, vêtu de noir, et qui avait conservé les us et coutumes des domestiques de bonne maison, la poudre, les culottes courtes, les souliers à boucles, annonçait en ouvrant la porte du salon à deux battants, pour les visiteurs, tout cela avait encore bon air. Les apparences étaient sauvées !…

Mais pour ma mère, je l’ai compris depuis, cet état de choses, c’était l’infortune. Tout est relatif. Pour des gens accoutumés, comme elle l’avait été toute sa vie, à une grande existence, le malaise, c’est la pauvreté, presque la misère… Ma pauvre mère ! Oh ! bien certainement le malheur a desséché son cœur, a aigri son caractère… J’ai tant besoin de lui trouver des excuses !…

Un soir, je faisais tristement seule de la musique au salon, en attendant ma mère qui était allée au château faire sa cour à madame la dauphine, dont elle a toc jours été traitée avec bonté. J’entends ouvrir la porte à petit bruit, je me retourne vivement tout heureuse que quelque chose vint rompre la solitude qui régnait autour de moi. C’était Saint-Jean s’avançant d’un air solennel et tenant à la main un énorme bouquet de belles fleurs toutes blanches, artistement nouées avec un ruban blanc à longs bouts.

— Oh ! le joli bouquet, le joli bouquet ! m’écriai-je.

— C’est demain la fête de mademoiselle, dit-il en souriant, et aussi la veille de son jour de naissance…

— Ma fête ?

— Mademoiselle se nomme Marie-Hélène, et elle est née le 15 août 1807 à huit heures du soir, dit-il en portant les yeux sur la pendule qui tinta huit coups. Mademoiselle a maintenant seize ans !

C’était la première fois qu’on me souhaitait la fête, j’étais ravie, je pris une fleur que je plaçai dans mes cheveux, une autre à mon côté, et, toute joyeuse de me voir si belle, je me mis à figurer un pas d’avant-deux devant la glace. Le brave homme me regardait d’un air heureux.

— Saint-Jean, pourquoi donc ma mère ne donne-t-elle plus de beaux bals comme autrefois ? lui demandai-je.

— Mademoiselle, c’est que… c’est que… madame la marquise n’est plus aussi jeune, et qu’elle n’aime plus de bal, je pense…

— Quel malheur ! moi qui l’aimerais tant !… Pour quoi donc aussi n’avons-nous plus de voiture ? demandai-je encore.

Il baissa la tête, toussa et répondit en hésitant :

— Mademoiselle, les chevaux sont morts de vieillesse… et madame la marquise n’a pas voulu en racheter, peut-être…

— Nous pourrions nous aller promener, au moins.

Comme c’est triste à présent chez mes parents !… Notre hôtel rue de Varennes était bien plus gai, il y avait un beau jardin ; pourquoi donc l’avons-nous quitté ?

Pendant toutes ces questions, la physionomie du vieux serviteur de la famille exprimait la contrainte, la peine…

— Est-ce que nous sommes devenus pauvres ? ajoutai-je, frappée d’une idée subite.

— Pauvres ? répéta à voix basse Saint-Jean, en regardant autour de lui avec inquiétude, comme s’il eût craint que ce mot ne dépassât les murs.

— Oh ! non, mademoiselle, reprit-il, M. le marquis peut avoir éprouvé des pertes de fortune… mais la noble famille de Lestanges est à l’abri d’inspirer au dehors la commisération ; Dieu merci, tout est encore convenable… dit-il en jetant un regard satisfait sur ces restes assez bien conservés d’un somptueux mobilier, dont il soignait l’arrangement avec un soin et une propreté luxueuse, bon Saint-Jean !

Le bruit de la voiture qui ramenait ma mère interrompit le cours de mes questions et soulagea Saint-Jean d’un grand poids… Il sortit précipitamment pour aller lui ouvrir la portière.

Elle rentra tout d’abord chez elle, se déshabilla et me fit appeler.

Sa figure était rayonnante :

— Hélène, assieds-toi.

Et elle me désigoait la place auprès d’elle sur le divan.

Ma mère me tutoyait rarement, et quand cela arrivait, j’en éprouvais un contentement, un bonheur !… J’avais bien de la peine à m’empêcher de me jeter dans ses bras en lui disant : Tu m’aimes donc ?…

— Ma fille, reprit-elle, dans quinze jours tu seras mariée. Ton père et moi nous avons donné notre parole.

Je tombais des nues, mon cœur battait à se rompre… mais ma mère m’imposait trop pour que j’osasse articuler la question qui brûlait mes lèvres ; A qui ?… je me mourais de le savoir.

Mon regard peut-être traduisit ma curiosité, et ma mère, qui ne voulait être ni interrompue ni interrogée, reprit brièvement :

— Le mari qui vous est destiné, ma fille, est immensément riche ; cette considération a dominé toutes les autres… La fortune, pour des personnes de notre rang, est une des conditions essentielles de bonheur, et vous n’en avez pas… La protection que madame a daigné me promettre pour votre mari est la seule dot que vous lui apporterez : ne l’oubliez pas.

Du reste, M. Duval… sembla-t-elle articuler avec effort, est bien de sa personne, il a trente-deux ans, des manières convenables : demain à trois heures M. Duval… vous sera présenté.

Cela dit, ma mère se leva, me donna un baiser sur le front, me congédia, et je me retirai toute tremblante.