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La Plus Heureuse Femme du monde/6

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VI


C’est ainsi que je me mariai, ma chère. Je n’ai pas été tyrannisée, je n’ai pas été contrainte ; j’ai accepté, sans savoir ce que je faisais, il est vrai, mais aucune répugnance, l’époux qui m’a été donné par mes parents : j’apportais dans cette union du bon vouloir, toutes les belles et généreuses illusions de la jeunesse, toutes les qualités, tous les défauts de l’inexpérience : le mal, je ne le connaissais pas, le bien était dans mon cœur. De mon mari dépendait le sort de notre intérieur !

Mais il avait bien autre chose à faire vraiment, que de m’étudier, que de me guider, que de m’aimer ! Ce n’était pas dans ma tendresse, dans ma confiance qu’il avait placé, lui, ses espérances de bonheur…

Mon mari m’avait prise sans amour : j’avais un nom, des alliances ; lui, de l’argent, beaucoup d’argent, de l’ambition… Il avait épousé la jeune fille pour lui servir de marchepied et parvenir… Tout ce qu’il voulait d’elle, c’était qu’elle l’aidât au succès de l’entreprise… tout ce qu’il lui demandait, c’était d’être infatigable, d’aller tous les jours dans le monde, d’en recevoir, de rendre sa maison la plus brillante, la plus agréable de Paris pour y attirer la ville et la cour : ces conditions tacites du contrat remplies, il n’exigeait rien de plus ; et le succès obtenu, il se trouverait suffisamment heureux.

Avant que ces tristes vérités ne se fussent déroulées fatalement à mes yeux, je ne voyais que le côté poétique de ma position… je me crus heureuse… Lancée dans cet étourdissant tourbillon du monde, j’en éprouvai toutes les fascinations, tous les enchantements, tous les enivrements factices, jusqu’au jour où je rencontrai celui que Dieu devait avoir créé pour être le compagnon de ma vie !… J’avais dix-huit ans… et alors je découvris que j’avais une âme, que j’avais un cœur… Je connus ce sentiment qui complète l’existence d’une femme !…

Je n’ai pas été séduite, Aline, j’ai été entraînée tout naturellement à répondre à un amour passionné tel que je l’éprouvais moi-même bien avant d’avoir interrogé mon cœur ! Je n’ai pas réfléchi, je n’ai rien calculé… Je m’élançais avec ivresse dans une existence nouvelle… Pendant deux années j’ai vécu dans le ciel !…

Elle s’arrêta émue, et sur sa physionomie mobile se reflétait l’ineffable bonheur attaché à ce souvenir…

Madame de Rivers, silencieuse, considérait la jeune femme avec tristesse…

— Il possédait tout ce qui plaît et attire, reprit-elle avec entraînement.

Il était bien, très-bien de sa personne, je n’y songeais pas… Ses manières parfaites et réservées, l’expression de bonheur qui animait sa physionomie en m’approchant, en me parlant, m’avaient seules frappée…

Bien des mois s’écoulèrent sans que je me fusse rendu compte de ce que j’éprouvais, du charme qui nous entraînait l’un vers l’autre, sans que nous nous fussions expliqué pourquoi dans ces relations si superficielles qui existaient entre nous, il nous semblait cependant que nous n’étions pas des étrangers l’un pour l’autre ! Nous nous aimions bien avant d’en avoir échangé l’aveu !

Dans la simplicité de mon cœur, Aline, je ne désirais rien de plus que ce bonheur de l’apercevoir, de causer avec lui un moment au milieu de cent personnes, de danser avec lui quelques contredanses… de répondre à la douce pression de sa main, quand nous en fûmes là !…

J’aurais voulu qu’il fût mon frère, pour le recevoir à toute heure, pour le faire asseoir chaque jour à ma table, pour prendre son bras et lui dire : « Viens, Albert, tu m’accompagneras à la promenade, au spectacle, au bal, » pour lui raconter tout ce que je faisais, oh ! je ne rêvais que de nobles et pures jouissances ! Ce fut à cette époque que je perdis mon père ; et à cet événement se rattachent des circonstances qui ont décidé du sort du reste de ma vie…

Mon père, dont la santé était depuis quelque temps altérée, tomba sérieusement malade. Ma présence, mes soins semblaient lui être particulièrement agréables : heureuse de l’affection qu’il me témoignait, je m’établis auprès de lui et ne le quittai plus un moment. Un soir, nous étions seuls, la journée avait été assez bonne, il était étendu sur un lit de repos, et moi, ainsi qu’il aimait à me voir, j’étais assise sur un petit tabouret, à ses pieds : il y avait dans son regard fixé sur moi une expression indéfinissable d’indécision et d’embarras…

— Hélène, me dit-il enfin, et sans aucune préparation, il existe de par le monde une personne âgée de quelques années de plus que toi, de laquelle j’ai pris soin depuis son enfance… Avec moi cessera la protection et le secours que je me croyais engagé d’honneur à lui donner…

Il s’arrêta, l’hésitation se peignait sur son visage altéré.

— Mon père, n’ayez pas de ces tristes prévisions ! m’écriai-je tout émue en saisissant sa main ; mais, avant comme après, comptez sur votre fille, ce que vous lui indiquerez sera religieusement rempli : mon mari me donne douze mille francs par an pour ma toilette ; en grâce, mon père, disposez de ce qui m’appartient.

— Il s’agirait seulement, reprit-il, de continuer une pension annuelle de douze cents francs, que dans mes plus mauvais jours de fortune je n’ai jamais cessé d’acquitter fidèlement…

— Mais moi, je suis riche, dis-je en souriant, je n’ai pas grand mérite à être généreuse, je puis facilement doubler la somme.

— Non, non. Le chiffre que j’ai fixé est convenable : ne le dépasse pas. Cette personne est accoutumée à vivre simplement… je me suis toujours gardé de déplacer les conditions… Les choses doivent rester sur le pied que j’ai établi.

Ne fais pas de cela une affaire de sentiment, ajouta-t-il d’un ton léger en remarquant mon émotion, mais seulement un acquittement à l’honneur de notre nom, rien de plus : c’est une vieille histoire, le résultat d’une amourette de jeune homme, tout à fait sans conséquence : Saint-Jean sera ton intermédiaire.

Cela dit, mon père ferma les yeux et parut s’endormir…

Ce que j’éprouvais est inexprimable. Jusqu’ici considérée comme une enfant par tout ce qui m’entourait, laissée en dehors de toutes les affaires sérieuses, de toutes les réalités de la vie, la confiance de mon père m’allait au cœur : pour la première fois j’étais comptée pour quelque chose par les miens… Je pouvais être utile à quelqu’un… Les intérêts, le sort d’un autre étaient commis à ma foi ! je me sentis grandie de dix coudées !

La spontanéité singulière, le ton, la sécheresse des formes qui accompagnaient cette confidence, ne purent la dépoétiser entièrement à mes yeux. Ce legs, je l’acceptais avec bonheur… non pas seulement comme un acquittement à l’honneur de notre nom, mais comme un devoir sacré, pour l’accomplissement duquel nuls sacrifices ne me coûteraient !

Et je promis à Dieu du fond de mon âme d’aimer, de protéger, d’assister de tous mes moyens celle que la nature avait faite mon égale, et que sans doute avaient déshéritée de ses droits l’orgueil et les impitoyables convenances du monde !

Cet engagement, je le pris en silence, mon pauvre père n’en entendit pas la consolante expression, il ne l’avait pas voulu !… Dans cet entretien moi seule étais émue… lui, avait réglé cette affaire, comme dans notre intérieur de famille se réglaient toutes choses : par le sentiment inné des bienséances du rang, à l’exclusion complète du cœur…

Bien peu de jours après, mon père succomba ! Je pleurai sincèrement mon père. Il était bon pour moi, il m’aimait, comme ma mère m’aimait, aussi ! Leur manière n’était pas la mienne, voilà tout !…

Peut-être suis-je injuste envers les miens, Aline. Quelquefois, je le crains : la sensibilité exaltée qui est en moi n’existe pas en eux ; nous ne voyons pas, nous ne sentons pas de même. Là est tout le mal, la source pour moi de mille souffrances intimes qu’ils ne soupçonnent même pas. Est-ce leur faute, est-ce la mienne, si nous ne pouvons nous entendre ?…

D’après les dispositions habituelles de mon âme, la confidence que j’avais reçue de mon père était devenue mon idée fixe de tous les instants. Il me semblait qu’un avenir nouveau s’ouvrait devant moi… Vous n’avez pas l’idée de tout ce que mon imagination me fournit de plans, de projets pour parvenir à rapprocher de moi, à replacer indirectement, dans le rang qui lui appartenait, la pauvre rejetée… Entre elle et moi, il existait des liens naturels ; jusqu’ici ces doux liens de la famille avaient été pour moi lettre morte ; jamais non plus je n’avais eu d’amie de mon âge. Oh ! si son cœur répondait à mon cœur, si elle voulait m’aimer, elle serait la compagne, la seur… que j’avais appelée toute ma vie !…

Je devais recevoir de Saint-Jean les renseignements qui me manquaient pour exécuter les engagements que j’avais contractés ; peut-être aussi pourrait-il m’apprendre bien des choses que je brûlais de savoir… Trois jours après la mort de mon père, je le fis appeler.