La Poésie Polonaise au XIXe siècle
Les événemens qui, depuis le commencement de 1861, se déroulent en Pologne et qui portent un caractère si original, si difficile même à comprendre pour notre Occident, généralement sceptique et désillusionné, ont eu pour résultat, entre autres, d’attirer l’attention sur un écrivain mort il y a trois ans, et dont la renommée n’avait rayonné jusqu’ici que très faiblement en dehors de son pays. L’action du poète anonyme de la Pologne dans le mouvement national qui a éclaté sur les bords de la Vistule, l’influence manifeste qu’ont eue ses écrits sur l’esprit du peuple, tel qu’il s’est révélé dans l’agitation récente, ont été, si nous ne nous trompons, signalées pour la première fois dans la Revue. Spectacle étonnant en effet que cette ratification d’une pensée idéale, mystique même, par la réalité vivante et palpable, que ce pouvoir moral et posthume exercé sur un peuple par un génie méditatif et solitaire, et parvenant peu à peu à imprégner ce peuple d’une conviction puissante, quoique abstraite, à le passionner pour une vérité d’autant plus haute et difficile qu’elle est en quelque sorte métaphysique et contraire aux instincts naturels des masses, à lui créer par là toute une politique et toute une tactique nouvelles, rarement usitées, nullement appréhendées, faites cependant pour déconcerter un adversaire puissant ! Abstraction faite du sentiment de justice et de droit, si vivement engagé dans cette redoutable question polonaise, n’y a-t-il pas un intérêt d’un ordre élevé dans ce phénomène d’une poésie vivante et agissante, qui éclaire d’un jour nouveau des événemens tout contemporains, et qui, en prenant en quelque sorte une couleur tout actuelle, ne garde pas moins le caractère d’une des manifestations les plus saisissantes de la pensée moderne, marquée du sceau des grandes œuvres de l’art ? Telle est la poésie de l’auteur de la Comédie infernale, de l’Iridon et des Psaumes de l’Avenir, de cet esprit puissant et peu connu dont la Revue a la première révélé autrefois quelques-unes des créations[1].
Pour ceux qui dans les œuvres d’un écrivain recherchent surtout l’homme, et qui aiment à saisir le génie dans son passage sur la terre, dans les joies et les douleurs de son existence humaine, la vie de l’écrivain polonais, racontée dans ses détails et dans ses péripéties, pourrait déjà, par elle-même, devenir le sujet d’une étude aussi curieuse qu’émouvante. Et d’abord ce nom même de poète anonyme, que l’auteur de l’Iridon a gardé pendant toute sa vie et qui lui est resté jusqu’après sa mort, n’a-t-il pas déjà de quoi faire penser qu’on est là en présence d’une situation peu ordinaire, peut-être aussi d’une souffrance qui n’est point vulgaire, et qui commande le respect ? Nous n’en sommes plus à ces temps de modestie et d’innocence où le peintre ne s’accordait à lui-même qu’un petit coin dans son tableau et disparaissait dans son œuvre. De nos jours, l’artiste fait trop souvent de sa personnalité le point lumineux de toute composition. Et si ce n’était encore que le génie vraiment impérial qui se couronnât ainsi de sa propre main, si l’éclat n’était recherché que par ceux qui mériteraient au moins l’attention ! Mais quel est le talent, si chétif qu’il soit, qui renoncerait aujourd’hui au bruit, à la célébrité, même la plus éphémère, et où est le nom qui se refuserait au retentissement ? Or voilà un génie incontestable, dont les accens ont remué une nation dans ses profondeurs les plus vives, un écrivain acclamé par tout un peuple, et qui se refusa pourtant toute sa vie à des hommages si sincèrement décernés, ne se laissa jamais arracher, même par les amis les plus intimes, l’aveu de ce qui faisait sa gloire, et garda jusqu’au bout une attitude de renoncement et d’abnégation. Encore une fois, tout cela n’est-il pas fait pour surprendre au milieu d’un siècle si porté à l’infatuation personnelle, si avide de succès, si âpre aux jouissances de la vanité ? L’étonnement devient de l’émotion quand on sait vaguement que cet acte de renoncement obstiné fut en même temps un acte d’expiation douloureuse, que, par ce silence constamment gardé sur lui-même, l’auteur implorait en quelque sorte le silence sur un autre, et que ce fut là un fils qui immolait généreusement sa mémoire pour racheter celle d’un père coupable.
La réserve est un devoir à l’égard d’un homme qui voulut se cacher toute sa vie. Essayons pourtant de raviver cette figure par quelques-uns de ces traits généraux et pour ainsi dire impersonnels dont il se servait lui-même en retraçant certains héros de ses drames. Il ne leur assignait pas de date précise et ne leur donnait pas de nom de famille : c’étaient plutôt des symboles que des personnages. Le représenter ainsi lui-même, c’est peindre moins un portrait qu’un type. Qu’on se figure donc un homme d’une grande fortune et d’une famille ancienne, alliée même à des maisons régnantes, un homme qui comptait parmi ses ancêtres les chefs à jamais vénérés d’une guerre nationale, qui put même être longtemps fier d’un père cher à la nation et illustré dans les grandes batailles de l’empire. Un jour vint où ce père, intrépide devant le feu, se montra pusillanime dans la vie civile et dévia de la route que lui traçait le devoir, tel au moins que le comprenait alors la nation. Ce ne fut pas là une trahison, et encore moins lui doit-on assigner un intérêt sordide pour mobile : ce ne fut que la défaillance d’un caractère faible et dont la vanité avait donné prise aux séductions habiles des dominateurs ; mais l’indignation publique n’en fut pas moins grande, elle rejaillit jusque sur le fils, à peine âgé de seize ans, qui reçut alors un de ces outrages sanglans dont rien ne peut consoler l’homme d’honneur et le gentilhomme. Ce ne furent là cependant que les commencemens d’épreuves plus rudes encore : trois ans plus tard, le fils infortuné devait retrouver dans son père un parjure et un transfuge. Un homme accablé par les malédictions du pays et par les honneurs que déversait sur lui l’oppresseur triomphant d’une révolution.
Une âme orgueilleuse aurait peut-être cherché là le prétexte d’une décision extrême ; elle aurait peut-être trouvé dans l’affront et la persécution, certes immérités, une excuse pour accepter une situation qu’elle ne s’était point créée, et où la poussaient également l’animadversion des vaincus et la tentation du vainqueur. D’un autre côté, une âme sans scrupules, cédant aux faiblesses de ce siècle, rompue à cette doctrine si pompeuse et si délétère qui proclame la souveraineté du but et place les obligations envers une cause publique au-dessus de tout lien de famille, une telle âme aurait sans nul doute saisi cette occasion pour se faire une popularité aussi facile qu’éclatante et pour afficher une rupture qui n’aurait rencontré que des applaudissemens. Ce fils ne fut pourtant ni un Coriolan ni un Brutus : c’était un chrétien. Il prenait dans toute sa simplicité le simple commandement de Dieu : Père et mère honoreras, et il ne se crut jamais le droit de renier celui qui lui avait donné le jour, ni même de le juger ; mais en même temps il se sentait aussi fortement le fils de sa nation ; il partageait toutes les angoisses, toutes les espérances de son pays opprimé et meurtri, et, placé ainsi entre son père et sa patrie, il accepta avec résignation la lutte sans issue que ces deux sentimens, également sacrés, devaient se livrer sans relâche dans son âme. Il vécut presque toujours hors de son pays ; il évitait par là un contact plus cuisant que dangereux, sans cependant pouvoir jamais se soustraire au bras impitoyable qui pesait sur lui et les siens. « J’ai toujours foulé, nous dit-il, la terre étrangère ; je n’entendais que de loin les gémissemens des victimes, mais je sentais partout la main du bourreau. » C’est alors, et sur cette terre étrangère, qu’il devint poète ; mais ce don du ciel, il ne l’accepta que comme un moyen de pénitence terrestre : en dotant sa nation de chefs-d’œuvre, il renonça pour toujours à cette récompense si douce aux poètes, et qui se nomme la célébrité. Il crut devoir expier une faute qui n’était pas la sienne en immolant une gloire personnelle des plus pures et des plus légitimes ; il plaidait pour un autre par ce sacrifice silencieux, ou tout au plus par cette parole brève et timide, navrante cependant pour ceux qui en saisissaient le sens : « O ma patrie, ô mère trois fois assassinée ! Ceux qui méritent peut-être le plus tes larmes sont ceux qui ne méritent pas ton pardon ! » Il connut ainsi tous les tourmens du génie créateur sans en jamais goûter les joies et les enivremens ; Erostrate au rebours, il passa toute sa vie à élever un temple et à faire oublier un nom.
Certes une telle existence a de quoi émouvoir, et dans un temps où les poètes rebutent si souvent par leurs douleurs factices et des plaies élargies à plaisir, on est consolé, — nous allions presque dire : on est heureux — de voir une vraie et grande souffrance si dignement supportée. Ce qui nous semble mériter bien plus d’estime encore, c’est la grande vigueur morale que le poète anonyme déploya dans son œuvre expiatoire, c’est la droiture constante et la marche toujours ferme d’une conscience accablée pourtant d’un si lourd fardeau. C’est le propre et aussi l’écueil de tout travail de réhabilitation d’outre-passer la mesure et de donner dans l’excès ; le fils des croisés qui voudra se concilier la révolution sera toujours le premier à se coiffer du bonnet phrygien. À qui du reste aurait-on plus aisément pardonné d’avoir embrassé les passions extrêmes et les idées exaltées qu’à ce fils qui voulait faire oublier un père, et qui avait de plus pris pour arme la poésie, c’est-à-dire la passion et l’exaltation mêmes ? Il sut pourtant résister à cette dangereuse tentation, et celui qui avait tant besoin de gagner les faveurs de l’opinion l’a presque toujours bravée dans ses penchans et ses caprices : fidèle sans doute au sentiment national, mais refusant de subir les engouemens du jour, se mettant au contraire hardiment en travers du courant, au risque de recueillir une impopularité qui devait lui être doublement douloureuse. Qu’on veuille bien peser ce qu’un tel courage avait de grand et de méritoire dans une telle situation ! Son début littéraire fut signalé par un défi intrépidement jeté aux rêveries humanitaires et socialistes qui avaient alors la vogue dans son pays, et plus tard il s’arma de toutes les foudres de sa poésie pour combattre une propagande démocratique dont il ne prévoyait que trop les funestes conséquences, mais qui à cette époque avait subjugué presque tous les esprits. Il heurta la nation non-seulement dans des prédilections politiques passagères, mais jusque dans ses sentimens les plus profonds et les plus enracinés, et il prêcha par exemple l’impuissance de la haine à un peuple subjugué, opprimé, rongé par le désespoir, proclamé mort, et qui voyait précisément dans cette haine toujours vivace la garantie de sa vitalité. Il glorifiait en outre l’idée d’un martyre sans combat et d’une résistance toute morale, idée peu faite pour être goûtée par les masses, et surtout, ce semble, par un peuple guerrier d’instinct et bouillant de sa nature. Il prêchait en général une théorie d’un mysticisme sublime, mais qui prêtait d’autant plus à la critique et à la suspicion qu’elle semblait côtoyer une résignation énervante, et pouvait être confondue avec elle. Encore longtemps après la mort du poète et à la veille même des derniers événemens de Varsovie, la démagogie effrénée ne s’est pas fait faute de railler la « couardise lyrique » du grand anonyme[2]. Il ne se laissa pourtant jamais décourager ni par la raillerie, ni par des invectives amères et cruelles. Il avait une foi profonde dans la vérité qu’il proclamait ; pour le reste, il se fiait au temps, à la justice, et, — pourquoi ne le dirions-nous pas ? — à cette parole inspirée dont il savait la puissance si irrésistible sur son peuple.
En effet, il est difficile pour un étranger de concevoir l’action immense, souveraine, qu’exerce la poésie sur cette malheureuse nation, et cela tient à ce qu’on a en général une idée très incomplète de la situation faite à ce pays par la domination étrangère, surtout dans la Pologne russe et sous l’empire de Nicolas. Nous ne parlons pas des persécutions sporadiques amenées par la découverte des conspirations aussi peu dangereuses que cruellement punies. Nous parlons de l’état ordinaire et de la vie de chaque jour. La foi tracassée et soupçonnée comme symptôme de mauvaises dispositions ; point d’universités ni d’établissemens scientifiques, les écoles livrées entièrement à la langue étrangère et régies par des officiers ou sous-officiers venus du fond de la Russie ; une censure aussi ombrageuse que craintive, surveillant toute pensée, toute parole ; l’administration, la justice gérées par des étrangers parlant un idiome généralement incompris et plus généralement encore détesté ; les mœurs, les coutumes du pays violemment déracinées ; tout souvenir du passé détruit ou sévèrement puni ; la police toujours aux aguets, la menace et le châtiment sans cesse suspendus sur les têtes ; en un mot, le repos nulle part et la mort partout ! Dans un tel état, la vie morale, qui, quoi qu’on puisse dire, n’est autre que la vie nationale, ne trouve de refuge que dans la religion et dans la poésie.
Ce n’est pas le moment d’apprécier le rôle que joue la religion au milieu de cette nation ; quant à la poésie, on peut dire, sans crainte d’exagérer, qu’elle y partage avec le catholicisme la direction des âmes, si parfois même elle n’empiète pas sur lui. Les œuvres d’imagination ne constituent pas en Pologne, comme dans l’Occident, le charme de l’esprit ; on ne les lit pas dans des salons et on ne les discute pas en toute liberté de parole. Importé du dehors par le Juif et acheté au poids de l’or dans le sens rigoureux du mot, tel poème est dévoré dans le mystère, dans la nuit, au milieu d’amis éprouvés de longue date et qui ont juré le secret ; les portes sont verrouillées, les volets clos, un fidèle est aposté dans la rue pour donner au besoin l’alarme. Après des lectures ainsi plusieurs fois répétées, haletantes, fiévreuses, les pages sont livrées aux flammes ; mais les vers se sont incrustés dans les mémoires, et rien ne les fera plus oublier. C’est ainsi que la pauvre jeunesse entend le langage brûlant de ses poètes, le seul qui lui parle de patrie, de liberté, d’espoir, d’avenir, de vertu et de combat. Ce n’est même que par le sieur Thadée ou par les Aïeux de Mickiewiçz que la plupart apprennent l’histoire de leur temps. Un écrivain polonais a fait la remarque, profonde de vérité, que l’histoire ne saurait peut-être montrer que deux peuples qui aient reçu une éducation exclusivement poétique : la Grèce dans les temps anciens et la Pologne au XIXe siècle. Une telle éducation est-elle en tout irréprochable ? est-elle à l’abri de dangers très graves pour l’homme et le citoyen ? Nous sommes loin de le prétendre ; mais ce qui est hors de doute, c’est qu’elle y est la seule réelle, hélas ! la seule possible, et elle explique la souveraineté que le génie poétique exerce dans ce pays.
Cette souveraineté a pourtant ses soucis comme toute autre ; elle a même ses angoisses et ses remords, et Mickiewiçz a admirablement symbolisé la grandeur et les misères de la mission du poète en Pologne dans la fameuse scène du banquet de Wallenrod. On se rappelle peut-être le sujet de ce. conte célèbre. Wallenrod a été arraché enfant à sa patrie et élevé au milieu des ennemis de sa nation, il est parvenu à la plus haute des positions et aurait peut-être oublié ses origines ; mais il avait auprès de lui un vieillard aveugle, un pauvre waïdelote, pour lui rappeler toujours sa naissance et ranimer sa haine. Ce vieillard arrive maintenant au milieu même d’un banquet, et là, en présence des vainqueurs et dans une langue par eux incomprise, il fait résonner encore une fois aux oreilles de son élève les souvenirs d’enfance, les sermens jurés, le devoir à accomplir. Voilà bien le rôle glorieux du poète polonais dans les générations récentes ; mais ce qu’un tel rôle a parfois de cruel et de terrible est aussi indiqué dans la suite de cette scène pathétique, lorsque Wallenrod, subjugué, fasciné par les paroles du chanteur, lui renouvelle sa promesse et le rend en même temps responsable des calamités qui viendront. — Tu veux donc la lutte ? lui dit-il ; tu pousses aux combats ? Soit ; que le sang qui va couler retombe sur ta tête !
« Oh ! je vous connais, vous autres ! lui crie-il. — Tout chant du waïdelote est un présage de malheur, comme la nuit le hurlement des chiens ! La mort, la dévastation, voilà ce que vous aimez à chanter ; à nous, vous laissez la gloire et le supplice. Dès le berceau, votre chant perfide enroule le sein de l’enfant de ses anneaux de serpent et lui verse dans l’âme le plus cruel des poisons : le désir stupide de la gloire et l’amour de la patrie. C’est ce chant qui poursuit toujours le jeune homme comme le spectre d’un ennemi trépassé ; il apparaît souvent au milieu du festin pour mêler le sang aux coupes de la joie ! Je les ai écoutés, ces chants, je les ai trop écoutés ! Le sort en est jeté. Va, tu l’emportes ! Ce sera la mort du disciple et le triomphe du poète ! »
Là est en effet le côté sombre et alarmant du pouvoir exercé dans ce pays par la parole inspirée, et il ne s’agit pas seulement de la responsabilité morale encourue par l’écrivain pour les croyances qu’il propage : il s’agit tout d’abord du fait matériel de la publication et des suites qu’il entraîne pour la sûreté des personnes. Qu’on se figure les tourmens d’un poète à l’âme loyale et à la conscience droite, que le génie et bien plus encore le sentiment du devoir poussent, d’une part, à entretenir par des paroles toujours nouvelles le feu sacré dans les cœurs, et qui, d’autre part, frémit à l’idée que ces pages, écrites à l’abri des persécutions, formeront les preuves d’un délit toujours cruellement puni, seront cause de plus d’un supplice, de plus d’une mort peut-être ! Un jour par exemple le jeune Lévitoux fut emmené dans la citadelle de Varsovie pour avoir été trouvé possesseur d’un exemplaire des Aïeux ; exaspéré par les tortures, craignant surtout de tomber en délire et de trahir alors les noms de ses compagnons qu’on lui demandait, le pauvre prisonnier attira la veilleuse de ses mains enchaînées, la plaça sous son lit de sangle et se brûla vif[3]. Si habitué que fût le pays à des souffrances, à des catastrophes de tout genre, cet horrible trépas d’un enfant de dix-sept ans ne laissa pas de l’émouvoir profondément ; mais celui qui en souffrit peut-être le plus, ce fut un poète, ce fut Mickiewiçz : l’idée d’avoir été involontairement la cause d’un pareil supplice l’obséda longtemps, et bien des années après cet événement il n’y pouvait songer sans frisson. Le poète anonyme ne resta pas, lui non plus, à l’abri de pareils succès littéraires. Il avait publié à Paris un petit poème, la Tentation, où se trouve à la fin le seul cri d’âme qu’il se soit jamais permis sur sa situation personnelle, et où généralement on crut même entrevoir le récit figuré d’un événement réel, d’une rencontre entre le poète et l’empereur Nicolas. Les étudians de Lithuanie résolurent de réimprimer ce poème, qui parut en effet dans le feuilleton d’un journal du pays, avec l’imprimatur du censeur, qui n’avait rien compris au manuscrit. L’alerte vint bientôt de Saint-Pétersbourg ; une enquête fut ordonnée, et plusieurs centaines de jeunes gens durent s’acheminer vers la Sibérie. C’était la fleur de la jeunesse, et la désolation des familles fut immense. La douleur de l’écrivain anonyme dut être grande alors, et combien lui pesa sans doute dans un tel moment la sécurité relative dont il jouissait, surtout quand il pensait à quelle haute protection il la devait !
Dans des conditions si difficiles, si alarmantes pour une conscience délicate et scrupuleuse, le poète anonyme trouvait un certain soulagement à pouvoir se donner le témoignage de ne pas écrire en vue de la gloire, de ne pas sacrifier à un goût frivole, aux fantaisies de l’art pour l’art. L’auteur de l’Iridon et des Psaumes ne chanta jamais que la patrie ; il ne s’adressa qu’à la pensée morale, politique, nationale, religieuse de ses auditeurs, à « l’âme polonaise, » comme on dit dans le pays ; mais il cherchait encore un autre moyen pour alléger le poids de la responsabilité qui l’étouffait, moyen bizarre et pourtant aisé à comprendre pour quiconque connaît toutes les subtilités ingénieuses d’un cœur généreux et endolori. S’il publiait ses poèmes, cédant en quelque sorte à une voix impérieuse, il ne faisait rien cependant pour les propager, pour étendre le cercle de leur influence, pour augmenter ou multiplier les éditions ; bien au contraire, il s’ingéniait à en rétrécir le nombre, à en paralyser la diffusion : spectacle contradictoire d’un écrivain qui veut agir sur l’opinion et qui diminue en même temps à plaisir les moyens de cette action ! Il s’était formé à ce sujet une croyance presque fataliste qu’il laissa entrevoir, dans une circonstance curieuse. Son petit poème de Resurrecturis avait paru d’abord dans la Revue de Posen, recueil grave et estimable sans doute, mais que sa gravité même et de plus ses tendances très conservatrices, ainsi que le lieu de la publication, empêchaient d’être répandu. Un ami du poète retira cette œuvre du recueil et en fit faire à Paris une édition à quelques milliers d’exemplaires. Ce n’était pas un jeune étudiant de Lithuanie, enthousiaste et étourdi, qui avait eu l’idée de cette réimpression ; c’était un esprit grave, un vieux général, homme très réfléchi et pesant mûrement ses actions. Les plaintes du poète n’en furent pas moins d’une amertume extrême. « Mais les vérités salutaires contenues dans le Resurrecturis, lui disait-on, auraient été presque perdues pour la nation dans le recueil inabordable ? » — « Non, fut la réponse caractéristique. L’âme qui avait besoin de ces paroles les aurait trouvées aussi bien là qu’ailleurs : elle y aurait été guidée par le destin, par la fatalité ; pourquoi faire passer à la ronde une coupe d’amertume ? »
Et cette poésie, pour ne parler que d’elle, pour ne rien dire de l’immense correspondance que l’écrivain entretenait de tous côtés, dont il n’a paru que des extraits, et qui de longtemps sans doute ne pourra voir le jour, cette poésie, quelle est-elle ? On a souvent accusé la poésie polonaise en général, et surtout celle de l’auteur de l’Iridon, d’être trop obscure et symbolique, de parler en énigmes et dans un style allégorique, de manquer en un mot de cette sérénité et de cette transparence qui sont les premières conditions de l’art pur. L’art, pour être vrai et vivant, doit toujours se ressentir du milieu moral où il se développe, et pour juger impartialement la poésie polonaise, il ne faut jamais perdre de vue l’état moral de la Pologne elle-même. Dans un pays depuis si longtemps accablé par la douleur, les œuvres de l’imagination seront nécessairement sombres et nuageuses. Là où l’oppression a enseigné aux hommes à se comprendre à demi-mot, le langage de l’inspiration se contentera parfois de signes. Cela devient une habitude, nous dirons presque une nécessité esthétique. Il faut bien le répéter, les œuvres d’imagination ne se lisent pas en Pologne comme en Occident : elles se lisent en cachette, au milieu de dangers très réels ; elles doivent s’incruster dans la mémoire ; elles doivent constituer pour des mois, pour des années entières, la nourriture de l’âme. Une telle poésie doit cacher des profondeurs que la pensée puisse lentement explorer. Le messager reçu dans le mystère doit dire des choses mystérieuses, mystiques même, et le moins qu’on puisse demander à des livres qui arrivent comme des feuilles sibyllines, c’est de parler le langage des oracles. On ne se plaint pas de ce langage, on le comprend même très vite, on s’y accoutume, comme on s’accoutume à voir dans les ténèbres. De toutes les œuvres du poète anonyme d’ailleurs, la seule peut-être qui ait eu réellement ce caractère énigmatique est la Comédie infernale ; tout le reste fut saisi par l’intelligence nationale dès le premier moment. Poésie étrange née de la situation faite à la Pologne par ses malheurs et par ses souffrances, et qui, après la poésie de Goethe, est peut-être dans notre temps celle qui a scruté le plus profondément le mystère de la vie et de l’âme !
C’est en 1835 que parut la Comédie infernale, la première œuvre qui fixa les regards sur le poète anonyme, et cette date même n’est pas un des côtés les moins originaux de cette vigoureuse création. Le poème, en effet, semblait un défi jeté aux tendances générales du siècle, une protestation solennelle contre les aspirations contemporaines. Qu’on se rappelle un instant cette époque, le bouillonnement général alors des idées, des croyances et des passions. La révolution de juillet venait d’imprimer au monde un mouvement qui ne s’était point arrêté encore. La jeunesse rêvait presque universellement la république ; des esprits religieusement émus appelaient l’Évangile lui-même à l’appui de la démocratie ; des sectes étranges et mystérieuses prenaient en main la cause des déshérités de la fortune, accusaient l’organisation vicieuse de l’état social et revendiquaient pour chacun un droit jusqu’ici ignoré et plein de tentations, le droit au bonheur. Le novus rerum ordo de Virgile devint alors le cri de plus d’une âme, et quoi d’étonnant que ce cri fût surtout entendu et répété par la souffrance et la poésie, c’est-à-dire par les deux choses du monde les moins portées de tout temps à se contenter de ce qui existe ? Or la Pologne supportait alors des maux immenses, indicibles, et il ne fallait peut-être rien moins que la conviction d’un prochain et universel bouleversement, d’une entière rénovation de l’humanité, pour inspirer encore à sa poésie des accens de foi et d’espérance. Aussi la muse de Mickiewiçz, si abattue et découragée naguère dans le célèbre Chant de la Mère, à la veille même du combat de 1830, acquit-elle bientôt après une sérénité de vues et une fierté d’allures qui formaient, il est vrai, le contraste le plus étrange avec la réalité décevante, mais qui puisaient précisément leur force dans la prévision d’une ère nouvelle. Ces mêmes croyances inspiraient un autre poète à l’esprit ardent et fiévreux, à l’imagination vive et aux colères plus vives encore, Slowaçki. Il n’y eut pas même jusqu’au chantre doux et mélodieux des ondines et des steppes, Bohdan Zaleski, qui ne se laissât emporter à ce moment par l’esprit prophétique. Le pressentiment, la certitude d’une transformation politique, sociale et religieuse du genre humain éclate dans toutes ces œuvres inspirées que les poètes polonais d’alors envoyaient du sein de l’exil à leur patrie désolée comme autant de bonnes nouvelles.
Au milieu de ce concert unanime en l’honneur d’une régénération prochaine retentit tout à coup une voix sinistre. Un auteur anonyme reprit le thème alors si populaire, — le procès du passé et de l’avenir, la lutte suprême du monde ancien et du monde nouveau, — et l’on vit dans son drame un comte Henri, dernier défenseur d’un ordre de choses arrivé à son dernier jour, succomber sans appel, sinon sans éclat, devant Pancrace, le représentant énergique et le vengeur des opprimés et des déshérités de nos temps. Le thème était bien connu, mais le tableau se trouvait combiné et peint de telle sorte qu’il ne fallait pas précisément être doué de l’âme de Caton, qu’il suffisait de l’avoir tout simplement humaine pour se plaire dans la cause vaincue, pour reculer au moins devant le conflit et redouter le triomphe. De triomphe, à proprement parler, le drame n’en proclamait aucun : l’adversaire, heureux pour un instant, s’affaissait subitement en s’avouant vaincu à son tour, le combat ne finissait que faute de combattans, et ce fut précisément cette fin qui n’est pas une solution, qui n’est pas même une issue, qui ajouta encore à l’horreur du tableau. Dans cette Comédie infernale en effet, rien ne reste debout sur le sol bouleversé, l’horizon est fermé de toutes-parts. La croix seule paraît au dénoûment, flamboyante et sanglante, mais en symbole de châtiment plutôt que de rédemption ; elle ne semble descendre sur la terre que comme la marque funéraire d’une tombe aussi immense que l’univers.
Si étrange, si contraire aux aspirations et aux espérances de l’époque que parût cette œuvre, elle ne s’imposa pas moins aux esprits par une sorte de fascination provocatrice. Dans une scène très belle du drame, on voit le chef incarné de la démocratie attiré irrésistiblement vers son grand adversaire, curieux de le connaître, avide de son entretien, impatient de pénétrer sa pensée. Cette même attraction mystérieuse, le poème « aristocratique » semblait l’exercer sur le public d’alors, passablement imbu des idées de Pancrace ; on revenait sans cesse à cette étrange figure du comte Henri, avec un empressement craintif qui participait à la fois de la répulsion et de la sympathie. Le vrai problème, disons-le, l’énigme du drame était l’adversaire de Pancrace, le champion du passé, le défenseur de la société mourante. On avait peine à comprendre cet ennemi de la démocratie qui lui semblait pourtant attaché par plus d’une affinité secrète et invincible, cet ami des nobles et des riches qui les estimait si peu et les accablait même de dédain, ce martyr sans enthousiasme et ce confesseur sans foi. Il a fallu l’expérience d’une révolution, les épreuves douloureuses de 1848, pour faire comprendre le héros mystérieux du poète anonyme, et, on peut le dire, ce n’est qu’aux lueurs d’un incendie qui avait embrasé toute l’Europe qu’apparut pour la première fois, dans toute sa vérité palpable et saisissante, le défenseur sceptique d’un monde qui périt.
Essayons de nous retracer ici cette figure, réunissons ses traits principaux et caractéristiques. On peut les trouver aussi bien dans la Comédie infernale que dans le Fragment où l’auteur avait repris le même sujet dans une phase différente, fragment demeuré malheureusement à l’état d’ébauche, et qui n’a reçu qu’une publication posthume. Ceux-là se tromperaient étrangement qui prendraient au mot la position faite à l’adversaire de la démocratie par la fatalité des temps et des passions, et qui ne voudraient voir dans le comte Henri que l’aristocrate aux préjugés étroits et aux vues timides. Il y a eu des nuits étoilées, nous dit-il lui-même, « où son âme se supposait assez d’haleine pour parcourir tous ces mondes suspendus dans l’infini azuré et pour parvenir jusqu’au seuil de Dieu sans être essoufflée. » Dans un grand épisode du Fragment, qui porte le titre d’Un Songe, apparaissent devant les yeux du héros tous les maux et toutes les misères de notre siècle : les armées dressées à l’art de combattre l’indépendance des peuples et d’étouffer la liberté des citoyens ; la police suspendant au-dessus de tous son œil vigilant comme la voûte immense et mouvante d’un cachot, et ramassant tout, jusqu’à l’épingle, « car l’épingle pourrait grandir et devenir une arme dans la main de l’opprimé ; » les travailleurs affamés, étiolés, entassés dans des caveaux souterrains et meurtriers : la lampe attachée au front, cyclopes étranges, ils percent sans relâche des têtes d’aiguille avec des doigts amollis comme la cire, et soupirent en vain après le soleil ; — des nations enterrées vivantes, frappant de leurs chaînes les murs de leur sépulcre, tandis que des prêtres bien assermentés à la servitude leur recommandent de mourir en silence et de ne point troubler le repos et les plaisirs des puissans de la terre… Un autre grand épisode du même Fragment laisse défiler les siècles passés dans un symbolisme ingénieux et d’après cet ordre magique qu’aime tant à développer la philosophie de l’histoire : on y voit la liberté se dégageant d’époque en époque, grandissant avec tout peuple et avec toute évolution nouvelle de l’humanité. La signification de ces deux tableaux est évidente. Le comte Henri a partagé toutes les saintes colères ainsi que toutes les généreuses aspirations du siècle. Nous l’entendons éclater en imprécations contre les brigands couronnés, contre ces prêtres qui enseignent la mort dans l’esclavage, ces banquiers et marchands « qui trafiqueraient même des clous par lesquels les pieds du Christ furent attachés à la croix, et qui ont de la peine à admettre que Dieu ait pu créer le monde sans l’aide du capital. » Nous le voyons s’affilier à des sociétés secrètes, « à ceux qui aspirent et conspirent, qui travaillent dans les ténèbres à l’œuvre de l’avenir. » L’impudence croissante du vice et de l’opprobre ne lui avait semblé que le signe le plus certain de leur ruine prochaine, et le moment lui avait paru bien peu éloigné où la justice régnerait sur la terre, où les nations allaient reconquérir leur indépendance, l’homme sa dignité, où la femme elle-même sortirait de l’état de dégradation dans lequel la maintenait une loi sans justice et sans amour.
C’est pourtant le même homme qui apparaît bientôt comme l’adversaire résolu de la cause du peuple, comme le défenseur intraitable d’un ordre de choses tant de fois maudit ! Quand ses invocations à la liberté et à l’humanité lui auront été répétées par des chœurs immenses et frémissans, le prophète inspiré de l’avenir deviendra le soldat décidé du passé, ne connaissant que sa consigne et repoussant toute transaction. Il appellera alors en aide toutes les forces auparavant vouées aux gémonies, et aura recours aux armes et aux principes d’un autre âge. Autrefois il avait eu certes en bien peu d’estime les avantages de la naissance et les privilèges des positions acquises ; , aujourd’hui il se redressera dans son orgueil de gentilhomme, il en appellera à l’histoire et à l’ouvrage consacré par les siècles. Autrefois il ne parlait de Dieu que dans ce langage vague et humanitaire qu’affectionne tant notre spéculation panthéiste, ou bien mieux il s’adressait dans ses prières à la mère Nature ; aujourd’hui il prendra pour cri de guerre les noms de Jésus et de Marie, et choisira pour dernière défense une tour féodale écroulée qui porte le nom de la sainte Trinité. Il se cramponnera d’une main convulsive aux débris d’une génération qui s’en va, et éclatera d’un rire infernal au mot, jadis magique, de progrès. « Le progrès, répondra-t-il au chef populaire, le bonheur du genre humain ! Moi aussi, j’y ai cru autrefois !… Encore aujourd’hui… Tiens, prends ma tête, pourvu que… Rêves inutiles, qui les accomplira ?… Adam est mort dans le désert, nous ne reviendrons pas au paradis… Jadis une entente… peut-être… Mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit ; aujourd’hui il s’agit de l’état sauvage !… » Ce n’est pas cependant qu’il ait un espoir quelconque dans l’issue heureuse de la lutte, ce n’est pas même qu’il ait une foi dans la justice absolue de sa cause. Si l’ordre nouveau ne lui inspire que de l’horreur, il n’en a pas plus appris à estimer la cause qu’il défend. Les uns, je les hais ; les autres, je les méprise : tel est l’aveu qui lui échappe devant le chef même du parti ennemi. Quel aveu, quelle position, et surtout quel changement étrange !
Pas aussi étrange toutefois que cela peut paraître au premier aspect, et la seule chose qui, au fond, pourrait étonner dans cette création émouvante, c’est qu’elle ait si bien deviné dès 1835 la situation qui nous devait être faite en 1848. Cette poésie en effet ne ressemble-t-elle pas d’une manière singulière à une réalité récente, et n’est-ce pas là l’histoire à peu près de nous tous ? Nous tous, n’avons-nous pas été bercés un jour de ces rêves enchanteurs de progrès infini, et ne nous sommes-nous pas associés d’action ou de vœux à tous ceux qui aspiraient, conspiraient, et qui travaillaient dans les ténèbres à l’édifice de l’avenir ? Il fut un temps où toute doctrine nouvelle trouvait auprès de nous un accueil empressé, toute utopie un bienveillant sourire. L’infaillibilité du nombre était devenue pour nous un dogme, l’organisation du travail nous plaisait par moment, le socialisme pouvait avoir du bon, et l’homme vraiment libéral était assez près d’admettre la femme libre. Puis vint un jour où tous ces esprits longtemps évoqués ou flattés se dressèrent subitement, impérieux, menaçans, nous sommant de tenir nos promesses et nos rêves, où la grande populace se ruait à la félicité dont nous l’avions leurrée, — et nous reculâmes d’épouvante. Alors, pour sauver la société menacée, nous fîmes appel à ce Dieu personnel, incarné, secourable,. un peu trop oublié jusque-là ; nous nous saisîmes même des armes rouillées depuis des siècles et nous nous abritâmes derrière les restes de trônes et d’autels qui jonchaient encore la terre. Au socialisme de l’avenir nous opposâmes un socialisme du passé ; nous nous éprîmes d’une vénération subite pour les souvenirs, les institutions et les abus même de la féodalité ; nous n’avions qu’un sourire quand on nous parlait de progrès. « Le progrès ! — disions-nous comme le comte Henri, — nous aussi nous y avons cru autrefois ; mais ce n’est plus de cela qu’il s’agit : aujourd’hui il s’agit de l’état sauvage ! » Hélas ! dans cette lutte sainte et juste, nous nous trouvâmes à côté de bien étranges auxiliaires et sous des drapeaux bien étranges parfois, et avec les prétentions iniques des masses barbares nous confondîmes plus d’une revendication légitime des peuples civilisés. Nous rangions volontiers les Bem, les Dembinski et jusqu’aux Charles-Albert parmi les ennemis de la civilisation, et combien de nos contemporains ne saluèrent-ils pas dans Nicolas un grand pontife de l’ordre et dans Ferdinand II un roi selon le Seigneur ! Toute révolte contre l’oppression nous parut alors odieuse, tout cri de liberté nous faisait peur, et nous pouvions bien faire l’aveu bougonnement tragique de Falstaff, d’être devenus lâches par conscience ! Aucune humiliation n’a été épargnée à notre orgueil, aucune palinodie à notre ancienne foi, aucun trouble, aucun remords à notre sentiment intime… En vérité, nous sommes bien faits maintenant pour comprendre le héros au poète anonyme, pour le plaindre aussi, — il est si doux de s’apitoyer sur soi-même.
Il ne faut pas trop s’attendrir cependant ; gardons plutôt cette sévère impartialité que l’auteur a su conserver envers le comte Henri. La chute n’a pas été imméritée, et le poète le reconnaît dans une apostrophe à son héros dont chaque parole a son sens :
« Des étoiles entourent ta tête, — lui dit-il ; — à tes pieds sont les flots de la mer : sur les flots de la mer, un arc-en-ciel s’ouvre devant toi et disperse les nuages. Tout ce que ta vue embrasse est à toi ; les rivages, les villes, les hommes t’appartiennent ; tu es le maître du ciel ; rien ne semble égaler ta gloire.
« Aux oreilles qui t’écoutent, tu procures d’ineffables jouissances. Tu enlaces les cœurs et les délies comme une guirlande, caprice de tes doigts. Tu fais couler des larmes et tu les sèches par un sourire, et de nouveau tu chasses ce sourire pour un instant, pour quelques heures, souvent pour toujours… Mais toi, qu’éprouves-tu ? que crées-tu ? que penses-tu ? De toi jaillit la source de la beauté, mais tu n’es pas la beauté.
« Malheur à toi, malheur ! L’enfant qui pleure sur le sein de sa mère, la fleur des champs qui ignore ses propres parfums, ont plus de mérite que toi devant le Seigneur.
« D’où viens-tu, ombre éphémère, toi qui annonces la lumière et ne la connais pas, toi qui ne l’as jamais vue et ne la verras jamais ? Qui donc t’a créé par colère ou par ironie ? Qui t’a donné cette vie si misérable et si trompeuse que tu puisses jouer à l’ange à l’instant même où tu vas succomber, ramper comme un reptile et t’étouffer dans la vase ? La femme et toi, vous avez une même origine.
« Mais tu souffres aussi, quoique ta douleur ne crée rien et ne serve à rien. Les gémissemens du dernier des malheureux sont comptés parmi les accens des harpes célestes, ton désespoir, tes soupirs tombent à terre, et Satan les ramasse, les ajoute avec joie à ses mensonges et à ses illusions. »
Il est aisé de comprendre le sens de cette apostrophe. Certes le comte Henri aspirait à l’idéal, et il a traversé de poignantes douleurs ; mais cet idéal, il n’a pas essayé de le reproduire en lui-même, et il n’a su tirer que vanité et endurcissement de ses souffrances. Il a eu un faux enthousiasme et un enthousiasme à faux ; il a plutôt recherché des émotions qu’éprouvé des sentimens vrais : « la femme et lui ont la même origine. » Il a manqué de naïveté et de spontanéité. L’orgueil avait envahi son âme, et, tout en croyant aimer et adorer l’humanité, il n’a aimé et adoré que lui-même et ses pensées… Paix aux hommes de bonne volonté ! s’écrie l’ange gardien au début même du drame, et c’est là plutôt un avertissement qu’une bénédiction. Qu’on note en passant ces paroles : de bonne volonté. C’est le premier mot comme ce sera le dernier de la poésie généreuse de l’auteur anonyme ; ces paroles sont ici au frontispice de sa Comédie infernale, comme elles seront plus tard le titre du dernier de ses Psaumes. Or c’est cette bonne volonté que le poète ne reconnaît pas à son comte Henri, rêveur humanitaire ou défenseur de l’ordre, et dans cette expression il comprend la bonne foi, la sincérité, l’intention pure et droite, « la force tranquille et aimante, contre laquelle l’enfer ne prévaudra jamais. » C’est de cette source trouble et froide de la fausse exaltation qu’il fait découler tous les malheurs de son héros, les misères de l’homme et du citoyen, les déchiremens de la vie intime et de la vie publique.
Au commencement du drame, nous assistons à une scène de fiançailles. Après avoir longtemps vécu en solitaire, avec sa pensée et ses rêves, le comte Henri « descend aux vœux terrestres » et contracte un mariage. On croirait un moment que le visionnaire a fini par comprendre la véritable vocation de la vie et les douceurs qu’elle tient en réserve, qu’il goûtera le bonheur d’un amour honnête et durable, qu’il fondera une famille ; mais quelques paroles éloquentes dans leur brièveté dissipent bientôt toute illusion. Avec le sens droit d’une âme aimante, la jeune fiancée dit au mari : « Je te serai une épouse fidèle, comme ma mère me l’a prescrit, comme mon cœur me le dicte. » Et celui-ci de s’écrier : « Tu seras mon chant pour l’éternité ! » La femme parle le langage de la société ; lui, il répond avec l’accent de la poésie ! Elle est fatiguée du bal bruyant qui forme un contraste si pénible avec les douces émotions de son cœur, et elle tombe presque en défaillance ; mais le comte l’a trouvée si belle dans son épuisement et sa pâleur, qu’il la prie de retourner à la danse. « Moi, je resterai et je te regarderai, comme j’ai regardé souvent dans ma pensée des anges glissans. » Elle lui jure qu’elle n’en a plus la force ; il insiste, il supplie, et il est obéi !… C’est par de tels traits que le poète marque dès l’abord ce caractère. Aussi n’est-on plus étonné de retrouver bientôt le comte Henri errant dans les montagnes par des nuits sombres et poursuivant de nouveau ses fantômes d’autrefois. « Depuis mon mariage, dit-il, j’ai dormi du sommeil des engourdis, du sommeil des goinfres, du sommeil du fabricant allemand auprès de sa femelle allemande. » Sa femme est née pour le foyer et le jardinet, « mais non pour lui ; » ce n’est pas celle qu’il avait rêvée. Les accens d’une grande douleur ne lui manquent certes pas, non plus que les images puissantes ; mais quel sentiment plus profond et même plus poétique dans ces simples paroles de la jeune femme : « Hier j’ai été à confesse, et je me suis rappelé tous mes péchés, et je n’ai pu rien trouver qui ait dû t’offenser ! »
Un fils naît de cette union, et le père n’est pas présent à la cérémonie du baptême au moment où son enfant reçoit un nom et entre dans la cité humaine. La mère s’avance chancelante, l’œil hagard et troublé par le délire ; elle s’écrie, à la stupéfaction des assistans : « Je te bénis, George, je te bénis, mon enfant ! Sois poète pour que ton père t’aime, pour qu’il ne te renie pas un jour ! Tu mériteras bien de ton père, et tu lui plairas, et alors il pardonnera à ta mère… Je te maudis, si tu ne deviens pas poète !… » Elle est folle, et on l’emmène dans une maison d’aliénés. À cette nouvelle foudroyante, l’âme du mari se déchire et éclate en sanglots, en remords. « Celle à qui j’ai promis la fidélité et le bonheur, je l’ai jetée de son vivant dans un séjour de damnés. J’ai détruit tout ce que j’ai touché, et je me détruirai moi-même. L’enfer m’a-t-il vomi pour que je sois son image sur la terre ?… Sur quel oreiller va-t-elle aujourd’hui reposer sa tête ? Quels sons vont l’entourer cette nuit ? Les cris et les hurlemens des possédés !… » Il poursuivrait encore longtemps peut-être ce monologue, si une voix sardonique et mystérieuse ne lui criait tout à coup : Tu composes un drame !… Cette folie de la femme est d’une invention magistrale, et c’est avec un art qui semble dérobé au génie de Shakspeare qu’on voit appliquer ici la justice poétique au héros du drame. Il trouvait sa femme trop pratique, dormant tranquillement à des heures réglées et ne quittant jamais la terre. Eh bien ! elle quittera cette terre et n’aura plus qu’un sommeil agité ; le sens des réalités lui échappera, et elle perdra la raison ! Il était rêveur, elle deviendra lunatique ; elle pratiquera avec bonne foi l’exaltation, et aux élans poétiques du mari elle répondra par le délire : « Tu ne me mépriseras plus, Henri, lui dit-elle en le revoyant dans la maison d’aliénés. Je suis pleine d’inspirations maintenant, mon âme a quitté le cœur et est remontée à la tête. Regarde-moi, ne t’ai-je pas égalé ? Je saurai maintenant comprendre tout, l’exprimer, le chanter : la mer, les étoiles, la tempête, la bataille… Oui, la bataille ! Il faut que tu me mènes à une bataille ; je regarderai et je décrirai… les cadavres, le drap mortuaire, le sang, la vague, la rosée et le cercueil… Que je suis heureuse ! » Ces discours incohérens, dont chaque mot porte cependant, sont entrecoupés par intervalle de cris plus incohérens encore, partant de tous côtés. Ce sont les cris des aliénés qui habitent les autres cellules de la maison. Qu’on se garde bien de ne voir en tout cela que la recherche puérile d’un effet scénique. Ces voix ont une signification profonde ; cette symphonie de la démence a sa clé dominante : la folle poésie de la femme est traversée à dessein par ces cris qui sont les signes précurseurs du prochain délire de la société entière ; à travers le malheur domestique, on entrevoit déjà d’ici le malheur du monde.
UNE VOIX D’EN HAUT. — Vous avez enchaîné Dieu. L’un est déjà mort sur la croix ; moi je suis le second Dieu et également dans la main des bourreaux.
UNE VOIX D’EN BAS, — A l’échafaud les têtes des rois et des nobles ! Par moi commence la liberté des peuples.
UNE VOIX DU COTE GAUCHE. — La comète luit déjà au ciel, le jour du jugement terrible approche.
UNE VOIX D’EN BAS. — J’ai tué de ma main trois rois, dix restent encore, ainsi que cent prêtres qui chantent la messe.
« N’est-ce pas que ces gens-là ont l’esprit affreusement dérangé ? » dit la femme en écoutant ces vociférations d’enfer. « Ils ne savent pas ce qu’ils disent, poursuit-elle ; mais moi je vais t’annoncer ce qui arriverait, si Dieu devenait fou. » Si Dieu devenait fou ! L’expression est d’une brutalité, mais aussi d’une énergie sans égale, qui ne se dément pas dans le développement de cette étrange pensée.
«..... Mais moi je te dirai ce qui arriverait, si Dieu devenait fou. (Elle le prend par la main.) tous les mondes s’élèvent dans l’espace pu roulent dans l’abîme. Chaque créature, chaque vermisseau crie : Je suis Dieu ! et ils meurent tous les uns après les autres, et les comètes et les soleils s’éteignent aussi. Jésus-Christ ne nous sauvera plus ; à deux mains, il a pris sa croix et l’a jetée dans l’abîme. Entends-tu cette croix, espoir de millions de malheureux, tomber d’étoile en étoile ? Elle se brise enfin et couvre de ses débris l’univers tout entier. La très sainte Vierge seule prie encore, et les étoiles ses servantes lui sont encore fidèles ; mais elle ira aussi où va le monde entier. »
Entre ces scènes de la vie privée si vigoureusement esquissées et celles de la vie publique qui se dérouleront bientôt vient se placer dans le poème comme une idylle mélancolique : c’est une suite d’épisodes entre le père et l’enfant, le veuf et l’orphelin. Rarement imagination de poète à créé une figure d’une grâce aussi pure et d’un symbolisme aussi profond que ce petit George. Les vœux de la pauvre mère n’ont été que trop exaucés : son fils est poète comme le comte, plus que lui encore, car il ne recherche pas les émotions, elles naissent spontanément dans son cœur ; son âme vibre comme une harpe, les images tourbillonnent malgré lui dans son cerveau et « lui font mal à la tête. » Il récite des chansons douces et harmonieuses, il dit les savoir de sa mère, qu’il n’a pourtant jamais connue, et il assure entendre parfois des voix célestes ; mais il est chétif à l’extrême malgré une grande puissance nerveuse. Arrivé à l’âge de dix ans, l’enfant dépérit, devient aveugle, et ne regarde plus qu’en lui-même. On devine aisément que le poète a voulu personnifier dans George ces natures chastes et contemplatives, telles que l’on en rencontre souvent au milieu des sociétés agitées et dans des temps difficiles, âmes naïves et délicates, à la pensée haute et au sens raffiné, mais craintives et renfermées en elles-mêmes, aveugles aux choses de la terre, ne comprenant rien à ces vulgarités du monde, qui en sont pourtant les nécessités. Le petit George a l’instinct religieux très prononcé ; il voudrait toujours prier, il rapporte toute chose à Dieu. Ne nous trompons pas cependant : ce n’est pas là la foi, ce n’est que le besoin de croire, c’est plutôt le désir que la certitude. La piété de l’enfant procède encore trop de la poésie du père, et l’auteur l’indique par un trait ingénieux. Le comte mène son fils au cimetière ; George s’agenouille devant la tombe de sa mère et récite l’Ave : « Salut, Marie pleine de grâce divine, reine des cieux, maîtresse de tout ce qui s’épanouit sur la terre, dans les champs, au bord des fleuves… » Le père l’arrête et le reprend. Il recommence : « Salut, Marie pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie entre tous les anges, et que chacun d’eux, quand vous passez, arrache un rayon de ses ailes et le jette sous vos pieds !… » Qui ne connaît ce penchant à suppléer à la foi par la poésie, à orner les paroles de l’Évangile et à enjoliver le Golgotha ! Est-ce bien là de la religion ? C’est une religion qui pourra procurer des jouissances intimes et des ravissemens mystérieux : elle ne donnera pas des dogmes à l’esprit ni des règles à la conscience, et ce n’est pas en elle qu’une société qui s’ébranle trouvera un appui. Dans la guerre sociale qui éclate bientôt, le petit George meurt d’une balle égarée.
Nous voici tout à coup en effet au milieu des horreurs de la révolution sociale. La transition est brusque et violente ; c’est une surprise dans le drame, comme elle le fut un peu aussi dans l’histoire. Le comte, désabusé par l’âge et la douleur, guéri de ses chimères sur le progrès du genre humain, a pris en main la défense de la société menacée, et cela n’a plus besoin de commentaires. Qu’on remarque toutefois que, dans cette nouvelle transformation, le héros ne garde pas moins le vice originaire de sa nature, le péché capital qui consiste à courir après les impressions au lieu de chercher la vérité, à se creuser l’imagination au lieu de scruter sa conscience. Cette guerre civile, il ne la regarde pas seulement comme un devoir poignant et fatal ; il se surprend parfois à en goûter la sauvage poésie, à se représenter d’avance les champs de bataille et les torrens de sang. C’est la sublime horreur du canon admirée au point de vue opposé. Son orgueil, latent jusque-là, éclate ici avec des lueurs sinistres. Il se plaît dans son rôle de titan, et on est souvent porté à se demander s’il ne s’exagère pas maintenant à plaisir la perversité de la nature humaine, comme il s’en est exagéré autrefois la perfectibilité indéfinie. Les dangers qui menacent la civilisation sont pourtant grands et réels, et la dissolution sociale est peinte avec des couleurs effrayantes. Il faut lire dans la Comédie infernale cette nouvelle nuit de Walpürgis à laquelle assiste de loin le comte Henri. Il faut lire ces saturnales de la tourbe affamée de meurtre et de pillage, dans laquelle notre héros distingue de vieilles connaissances, d’anciens compagnons de la « grande œuvre de l’avenir ! » Il faut parcourir tous ces tableaux de misère et de carnage au milieu desquels se détache une scène capitale, l’entrevue du comte Henri avec le chef des révoltés.
La plèbe aura beau haïr et maudire toute supériorité sociale, celle-ci n’en exercera pas moins sur elle une attraction mystérieuse et inquiétante. Dans la toile ingénieuse de Paul Delaroche, le Stuart décapité impose évidemment à Cromwell du fond de son cercueil ; il lui impose jusque par sa main blanche, longue et effilée, si adroitement rapprochée du poing rude et osseux du chef puritain. Rien d’étonnant donc si Pancrace éprouve le désir invincible de voir son aristocratique adversaire, de lui parler, s’il a même parfois la velléité de le sauver ; mais pourquoi le comte, de son côté, ressent-il une attraction égale et se prête-t-il à une entrevue dont il prévoit bien l’inutilité ? Hélas ! ce qui le pousse, c’est l’entraînement qui nous fait parfois ouvrir une tombe pour y contempler un visage déformé, repoussant, et autrefois chéri. Dans ce miroir brisé, pour employer l’expression poétique de Shakspeare, le comte veut contempler sa propre image, si étrangement défigurée. Chose triste et bien faite pour désespérer : dans cette dispute du comte et de Pancrace, il n’y a de juste et de fondé que les griefs réciproques ; aucune étincelle de vérité ne jaillit du contact de ces deux pôles négatifs. « Vous tous, dit Pancrace, vieillis, pourris, repus, pleins de mangeaille et de boisson et de vers rongeurs, faites place à ceux qui sont jeunes, affamés et robustes. — Je te connais aussi, toi et ton monde, répond le comte ; j’ai visité pendant la nuit ton camp, j’ai vu la danse des fous de cette foule dont les têtes te servent de marchepied. J’ai reconnu tous les crimes du vieux monde habillés à neuf, entonnant une chanson nouvelle, et qui finira par le refrain séculaire : de la chair, de l’or et du sang ! — Tes ancêtres étaient des bandits, dit l’un. — Les tiens étaient des esclaves, » répond l’autre. Les adversaires se séparent, la lutte recommence, plus acharnée et plus implacable, et au moment suprême, quand le dernier bastion croule, le comte se donne la mort en s’élançant du haut de la tour. Il avait déjà bien avant entendu l’arrêt du ciel, qui le condamnait « pour n’avoir rien aimé, rien estimé que soi-même et ses pensées, » et c’est son propre fils qui lui avait expliqué ces voix venues d’en haut. La fin de Pancrace est plus subite ; elle est imprévue, non préparée, et par cela même profondément significative. À peine arrivé triomphant sur le haut des remparts, le chef victorieux s’affaisse tout à coup et sans cause apparente ; il chancelle et expire, indiquant seulement de la main une croix sanglante qui paraît au ciel, et proférant ces seuls mots : Gatilœ, vicisti !…
Ce qui désole le plus dans la Comédie infernale, nous l’avons dit, c’est précisément cette fin sans solution, ce triomphe universel du néant qui a englouti tous les principaux acteurs du drame, le comte, sa femme, Pancrace, et jusqu’au pauvre George. Faut-il donc désespérer à jamais ? Ou bien est-ce parmi les acteurs de second rang qu’il faudra chercher une figure, une ombre à laquelle pourraient s’attacher un intérêt, une espérance ? J’entrevois surtout le jeune Léonard, le disciple chéri de Pancrace, l’enthousiaste sincère qui a partagé toutes les haines, toutes les idées du maître, mais qui ne s’est pas souillé de sang, et, soit hasard, soit instinct, soit bonheur, n’a pas de crimes à se reprocher. Le rôle conciliateur est-il réservé à Léonard, type de la génération naissante qui a assisté à nos luttes, vu nos misères, partagé nos folies, mais qui est restée pure de nos horreurs ? Le rôle de cette génération sera dans tous les cas immense ; elle aura beaucoup à oublier et beaucoup à apprendre. Elle aura surtout à bien peser ces paroles adressées à notre héros tragique par son bon génie : « Tu veux saluer le soleil nouveau, et tu fixes pour cela tes yeux sur le point le plus haut du ciel. Regarde plutôt à tes horizons ! » — Regardons à nos horizons ! mesurons bien et cultivons le champ laissé à notre action individuelle, remontons du connu à l’inconnu, de nous-mêmes au genre humain, et qui sait si nous ne nous retrouverons pas en face du dieu perdu ?
Quoi qu’il en soit, il est certain, hélas ! que nous ne sommes pas au bout de nos épreuves, et que la comédie infernale sera encore pour longtemps le drame de l’avenir. Les dangers que court la société nous feront encore plus d’une fois préférer l’ordre établi à l’ordre moral, et nous nous surprendrons en plus d’une occurrence à invoquer les fantômes du moyen âge dans la crainte du spectre rouge, à jouer aux fils des croisés sans être même enfans de la croix, et à nous proclamer papistes sans être catholiques.
À vrai dire, et pris dans un sens plus général, le problème que développe la Comédie infernale n’est nullement restreint au temps présent ; il a déjà traversé plus d’une phase et trouvé son expression dans plus d’un chef-d’œuvre. Le problème n’est autre que la lutte de l’idéal et de la société, la situation faite à l’homme qui, portant dans sa conscience un type rêvé de justice et de bonheur, veut le retrouver dans le monde qui l’entoure ou le lui imposer. Déjà le moyen âge avait essayé de formuler poétiquement ce problème dans la création du Perceval, ce héros à l’âme pure et aux hautes aspirations, qui prend les premiers passans pour des anges, cherche à travers des épreuves et des luttes sans nombre une cité idéale, et finit par la trouver (ce qui est très conforme au génie ascétique de l’époque) dans un ordre monastique et mystérieux, au milieu de ces templistes, gardiens du Saint-Graal, dont il devient le roi. Mais c’est surtout Shakspeare qui a créé dans Hamlet le type éternellement tragique de l’homme placé entre l’idéal et la société, de l’homme tel que l’ont fait la renaissance et la réforme : avec une immense étendue de connaissances sans nulle puissance intérieure pour la gouverner, avec le don précieux de regarder toute chose sous ses divers aspects sans une certitude instinctive et naïve, avec cette conscience chatouilleuse et sensible, devenue par cela même plus hésitante, plus incertaine devant le bien comme devant le mal, enfin avec cette imagination excitée et exubérante, qui ne supplée que trop souvent par le factice à l’absence de volonté ou de force.
Magnifique est l’idée qu’Hamlet se fait de l’homme dans l’abstraction de sa philosophie ; il le trouve « si semblable à Dieu, si grand, si sublime ! » Combien peu conforme à cet idéal lui paraît en même temps la société au milieu de laquelle il est appelé à vivre ! Qu’il sait bien railler et flétrir les fourbes et les méchans qui règnent et gouvernent, « les politiques qui voudraient tromper jusqu’au bon Dieu, » et que son âme est pleine de tristesse indignée contre « les fléaux et les injures du monde, les injustices de l’oppresseur, l’outrage de l’honneur superbe, les délais des lois, l’insolence des magistrats et les mépris que des gens infâmes font subir au mérite patient !… » Ses nobles inspirations, ses intérêts les plus chers, enfin des sommations venues de l’autre monde, tout l’engage et le pousse à entreprendre une œuvre de réparation, La tâche est pour lui en quelque sorte une question personnelle : il a un père à venger et un trône à reconquérir ; mais, placé en face de cette tâche, il faiblit, il hésite, il se perd. Sa conscience raffinée lui suggère en même temps les scrupules les plus subtils, ainsi que les cruautés les plus perfides, et, après avoir tout pesé et scruté, il arrive à l’étrange conclusion que « rien par soi-même n’est ni bon ni mauvais, et que notre penser seul le fait tel ! » Il se rejette dans l’imagination, et noie toute action dans des monologues profonds et brillans. Il se compose un drame, se donne lui-même en spectacle et jouit de son succès en artiste ; il choisit les moyens les plus ingénieux pour l’objet le plus simple, et oublie le but pour les moyens. À force d’avoir voulu tout prévoir et ne laisser rien ni au hasard ni au remords, il finit par devenir le jouet des plus fortuites circonstances, et par commettre des crimes aussi atroces qu’inutiles. Il épargne l’ennemi et frappe les seuls êtres qui l’avaient aimé ou ceux qui ne lui avaient fait aucun tort, et se juge lui-même par ces paroles douloureuses, qui témoignent à la fois de son désir du bien et de son impuissance à l’accomplir : « Le monde a déraillé ; honte et malédiction que ce soit moi qui à le été appelé à le redresser !… »
Le héros de la Comédie infernale rappelle par plus d’un trait le prince de Danemark : il a la même sensibilité et la même imagination ; il aime à faire des monologues et à se composer un drame ; aux aspirations généreuses et élevées il joint la faiblesse et l’impuissance, et sa conscience, raffinée à l’excès, finit par s’endurcir et se prêter aux actions les plus cruelles. On pourrait découvrir plus d’un ressort commun à ces deux œuvres, et la justice poétique entre autres qui venge l’exaltation voulue du comte Henri par la démence de sa femme est presque la même qui punit le jeu feint d’Hamlet par la folie trop réelle d’Ophélia. Qu’on ne se méprenne pas pourtant : si le caractère est resté le même, la situation s’est aggravée et est devenue beaucoup plus désolante. Le héros du poète polonais ne rappelle pas seulement le type inventé par Shakspeare : il le continue, il le continue dans les conditions nouvelles et bien plus navrantes encore créées par les catastrophes contemporaines. Certes il est douloureux de vouloir, d’entrevoir même le bien, et de se sentir impuissant contre le mal ; le prince de Danemark a éprouvé ces terribles angoisses ; mais il a été réservé à l’homme de nos jours de subir un tourment bien plus affreux, — celui d’aspirer vers le bien, et non-seulement d’être contraint à tolérer le mal, mais même à le défendre — par la crainte du pire, par l’appréhension de l’abîme et du néant ! Hamlet défendant le règne des imbéciles et des fripons, des Polonius et des Osric, Hamlet faisant de sa poitrine et de son cœur un rempart au trône du brigand couronné Clodius, et tout cela pour échapper à la logique avinée des fossoyeurs, qui trouvent que « la plus haute noblesse devrait appartenir aux tanneurs et aux croque-morts : » à coup sûr l’ironie est amère, satanique ! C’est pourtant là le rôle dévolu au comte Henri, le combat auquel est appelé quelquefois l’homme libéral du XIXe siècle. La lutte est bien autrement triste et décevante qu’elle ne l’a été dans des temps encore assez rapprochés des nôtres, car dans cette lutte nous nous surprenons à manquer non-seulement de foi, mais souvent même de bonne foi, et le drame devient d’autant plus poignant que, pour être tragique et infernal, il n’en ressemble pas moins parfois à une comédie.
Une chose frappe surtout dans l’ensemble de l’œuvre du poète anonyme : la marche en quelque sorte descendante de son esprit des questions universelles, embrassant toute l’humanité, à des questions nationales et psychologiques. Le phénomène est d’autant plus surprenant que ce n’est pas là la marche ordinaire du génie poétique. Prenez Dante, Shakspeare ou Goethe ; ils s’élèvent tous graduellement du spécial au général, du fini à l’infini, de la Vita nuova au chant du Paradis, du drame historique et national et de Roméo aux conceptions vastes et profondes de Macbeth et d’Hamlet, de Werther et de Goetz von Berlichingen aux secondes parties de Faust et de Wilhelm Meister. Sans sortir des régions de la poésie polonaise, la carrière de Mickiewiçz offre au plus haut degré le spectacle d’un développement toujours ascendant. Il débute par des ballades et des romances empruntées aux traditions et aux légendes populaires, c’est-à-dire à ce qu’il y a de plus inhérent au sol natal, de plus circonscrit par l’horizon domestique. Il s’élève ensuite au conte de Grazyna, où se reflètent les souvenirs d’un passé féodal, et au Wallenrod, où se laisse voir le présent de la nation avec toutes ses préoccupations fiévreuses ; on y entend déjà le tocsin de 1830. Ensuite le Sieur Thadée représente la vie nationale dans l’ensemble de ses mœurs, souvenirs et coutumes, dans les détails les plus minutieux et les plus intimes de son existence, et ce n’est qu’alors que le poète, dans ses Pélerins et dans le Konrad des Aïeux, aborde les problèmes de l’avenir. C’est tout le contraire chez le poète anonyme. À l’âge de vingt-trois ans et au début même de sa carrière, il s’élance du premier vol au plus haut degré de la spéculation, enveloppe d’un seul regard la société tout entière ; mais cette sphère une fois parcourue, ou plutôt traversée, il n’a garde d’y retourner : il replie à dessein ses ailes et se trace des cercles de plus en plus étroits, et le choix des genres successivement adoptés par le poète est comme une image de ce développement intérieur. Pour ses premières œuvres, il affectionne le drame allégorique, la forme la plus vaste et la plus libre que puisse trouver l’inspiration ; puis il s’astreint au conte, au conte fantastique, il est vrai, ou plutôt visionnaire, mais déjà bien plus uni et régulier que l’allégorie dramatique, et il finit par arriver, en dernier lieu, à l’expression la plus concentrée et la plus individuelle, à un lyrisme mesuré et sévère.
On pourrait sans doute chercher à expliquer ce phénomène d’un développement si différent chez Mickiewiçz. et chez le poète anonyme par des circonstances purement extérieures, en se rappelant que Mickiewiçz avait longtemps vécu dans son pays et n’était arrivé que graduellement à une position pour ainsi dire cosmopolite, tandis que le poète anonyme avait été de bonne heure violemment jeté dans les contrées, les idées et les préoccupations de l’Occident, et n’est revenu que par l’effort de la pensée et de la volonté aux sentimens et aux besoins de la patrie. Il y a cependant une cause bien plus profonde et plus inhérente à ce phénomène. Une question morale prime ici la question historique ou littéraire, et le développement concentrique du génie du poète répond à l’idée principale qu’il s’était formée sur les devoirs du présent, sur la mission de l’homme et des nations dans l’époque critique que nous traversons. La Comédie infernale a été plutôt un adieu qu’un salut, adressé par le poète aux inspirations humanitaires ; elle a été une protestation énergique contre la fatale illusion du siècle, qui croit pouvoir régénérer l’humanité sans avoir d’abord régénéré l’homme, et établir le droit universel sans avoir d’abord affermi l’individu dans ses devoirs. Le beau précepte que « pour saluer le soleil levant il fallait surtout regarder aux horizons, » le poète était résolu à le pratiquer. Il regarda à ses horizons ; il s’efforça de reconnaître de plus en plus le champ laissé, à son action et à sa bonne volonté, de définir toujours plus rigoureusement la mission de l’individu dans le milieu où il se trouve placé, et c’est ainsi qu’en rétrécissant successivement les cercles il arriva à un point, à l’âme humaine, à l’âme polonaise, selon le mot national, « à ce point imperceptible qui a en même temps une périphérie infinie, puisqu’elle contient Dieu. »
Au premier aspect pourtant, la seconde œuvre qui suivit de bien près la Comédie infernale (1836) lui ressemble à plus d’un égard. Au point de vue de la forme, c’est encore une allégorie dramatique, aux scènes changeantes, hardiment esquissées et entrecoupées de digressions lyriques. Quant au sujet, il représente aussi la chute d’un monde, l’écroulement d’une société. Toutefois ce qui distingue dès l’abord l’Iridon de la Comédie infernale, c’est que le drame ne s’y joue plus dans l’avenir ; il s’accomplit dans un passé bien connu et déterminé. Avec une rare intelligence des grandes conceptions, le poète s’est placé au nœud même de ces trois élémens : — l’élément classique, l’élément barbare et l’élément chrétien, — dont le tissu, providentiellement combiné et développé par les siècles, a formé la civilisation moderne. Le triple nom que porte le héros du poème, — Iridion, Sigurd, Hieronymus, — indique déjà ce point d’intersection dans l’histoire de l’humanité où se trouve fixé le drame. Est-ce grâce à ce fond historique en général que cette seconde œuvre a sur la première l’avantage d’un dessin plus ferme et plus plastique ? Ne doit-on pas l’attribuer bien plutôt au monde spécial choisi cette fois par le poète, à ce monde antique dont le génie, pris même dans l’époque du déclin, semble avoir le don de prêter à tout ce qu’il touche de la clarté et de la transparence ? Il est certain, dans tous les cas, que cette seconde composition a plus de relief et d’ordonnance harmonieuse que la Comédie infernale ; les figures n’y sont plus de simples symboles, elles ont des traits marqués du burin le plus ferme, elles ont un grand cachet d’individualité ; les caractères sont largement développés. Cependant ce qui distingue le plus ce poème, comparé à la Comédie infernale, c’est qu’au lieu d’une tendance humanitaire et cosmopolite il a une portée patriotique : il vise à une situation spéciale faite à la Pologne depuis son démembrement, et qu’il ne faut pas oublier.
L’histoire connaît sans doute plus d’un pays qui a rongé avec désespoir les chaînes de la domination étrangère, elle connaît même des nations qui, comme la Grèce de nos jours, se sont réveillées dans toute l’énergie du sentiment patriotique après des siècles d’oppression ; mais à l’exception de l’Espagne sous le joug des Maures, elle n’offre peut-être pas une nation qui, autant que la Pologne, ait lutté contre son assujettissement. Un siècle s’est écoulé depuis le partage de la Pologne, et combien de soulèvemens ne compte-t-elle pas déjà dans ses annales, combien d’efforts toujours domptés et toujours renaissans ! Et quelle amertume aussi ne dut point s’amonceler dans des cœurs meurtris et obstinés à battre ! N’oublions pas surtout que la plupart des générations nées après le partage n’ont point connu dans sa réalité vivace cette patrie pour laquelle elles combattaient sans cesse, que la patrie n’était pour elles qu’un souvenir douloureux, le souvenir d’un grand grief, d’un crime resté impuni et appelant la vengeance. Notons aussi qu’au démembrement matériel avait répondu un démembrement moral, un mouvement d’émigration qui se renouvelait après chaque catastrophe, et qui avait sa seule raison dans un sentiment permanent de protestation contre l’œuvre des envahisseurs. De là est sortie toute une situation étrange, en dehors des règles ordinaires de la vie d’un peuple, une situation constamment tendue, fiévreuse, délétère, et qui minait à plus d’un égard la moralité de la nation, qui menaçait de pervertir chez elle le sens du droit et du juste. Ce n’est pas seulement par ce qu’elle se permet contre l’opprimé que la domination étrangère est odieuse ; elle l’est encore bien plus peut-être par ce que l’opprimé se croit permis contre elle.
L’existence faite à la Pologne par le triple joug se résumait, à l’intérieur, dans la nécessité de simuler et de dissimuler, dans la ruse élevée à la hauteur d’un devoir civique, dans l’art de tromper les maîtres devenu une vertu. À l’extérieur, pour les enfans rejetés dans l’exil, elle créait, la mission de lutter contre l’ennemi sur tous les champs de bataille et par toutes les voies. Le seul exemple de Bem suffit pour faire entrevoir le péril que peut courir le sentiment intime d’une nation dans une pareille lutte à outrance. Que le soldat glorieux d’Ostrolenka et de la Transylvanie ait embrassé la foi de Mahomet dans l’unique espoir de guerroyer encore contre les Russes, certes cela peut démontrer à quelle éclipse de sens moral est sujette parfois l’âme la plus héroïque ; mais que le renégat illustre n’ait rien perdu pour cela de son prestige auprès de la nation la plus fervente dans sa foi et dont toute l’histoire ne fut qu’un combat sans relâche contre l’islamisme, que le paysan de Posen ait continué à entendre et à saluer dans le son des cloches de son église le nom toujours magique et vénéré de « Bem, » ceci est tout autrement grave et montre de quels sentimens la nation est animée pour ceux qui l’aiment. Et que dire de ces idées d’un panslavisme vengeur qui commençaient à germer et à égarer les esprits précisément à l’heure où le poète anonyme méditait sa seconde œuvre ? Que dire de cette doctrine étrange, satanique, qui prêchait le suicide pour pouvoir donner la mort, qui recommandait la servitude volontaire, l’accord avec le plus cruel, mais aussi le plus fort des adversaires, pour se venger des moins coupables, et se complaisait dans l’espoir de préparer un nouvel Attila à ce monde resté spectateur impassible de la crucification d’un peuple ?… Aux heureux de la terre, à ceux qui jouissent d’une patrie indépendante et libre, il est difficile, il est presque impossible de comprendre tout l’enfer de tentations, de suppliées, qui se résume pour un peuple subjugué dans ce seul mot : l’esclavage ; mais le poète anonyme comprit cet enfer et en frémit. En se plongeant dans les profondeurs de « l’âme polonaise, » il y rencontra tout d’abord ce courant d’idées sombres, farouches, « et il eut froid. » Il eut peur de ce sentiment national qui ne se nourrissait que de haine contre les dominateurs ; il eut peur de cet amour de la patrie plus fort que la mort, mais qui n’avait que des pensées de mort. Il voulut donner un avertissement à son peuple, et il écrivit l’Iridon.
La douleur patriotique née de l’oppression étrangère, le poète anonyme la représenta dans tout ce qu’elle pouvait avoir de plus beau et de plus légitime. Quoi de plus émouvant en effet, de plus attrayant pour notre imagination que le souvenir de l’Hellade, terre classique de l’art, de la poésie, de la liberté et de cet amour de la patrie qui enfanta tant de héros et tant d’actions illustres ? Quoi de plus justifié aussi que le ressentiment d’un descendant de Thémistocle et de Miltiade contre « le peuple né d’une louve, » contre ce Romain arrivé jadis à Corinthe comme ami et libérateur, puis devenu le maître cruel et orgueilleux de la Grèce et du monde entier ? Le drame nous montre le génie hellénique méditant une grande œuvre de vengeance après des siècles d’assujettissement et d’opprobre. L’action est placée à l’époque des Caracalla et des Héliogabale, au temps du plus profond abaissement de l’empire, lorsque Rome n’avait plus de grand que sa monstruosité, et semblait donner une prise facile à toute tentative courageuse. Ainsi rehaussée par l’éclat d’un passé magnifique, justifiée par les griefs les plus fondés, favorisée par les circonstances les plus propices, l’entreprise d’Iridion porte encore en elle une autre garantie de succès : elle n’est pas éclose subitement de la pensée et de la volonté d’un seul âge, elle est le fruit d’un long et douloureux travail ; elle a été préparée de bien loin par une génération qui s’était résignée d’avance à semer sans récolter et à ne vivre que dans ses successeurs. C’est là la pensée profonde du prologue, où se dessinent deux personnages qui sont destinés à mourir avant que le véritable drame n’ait commencé, mais qui donneront le jour au futur héros, au fils de la vengeance.
Amphiloque, Hellène de race illustre et qui comptait Philopœmen parmi ses ancêtres, avait ressenti toutes les douleurs de son peuple subjugué ; « esclave par sa nation, il fut par son esprit un vengeur. » Avec la clairvoyance de la haine, nous dirions presque de la haine d’émigré, il avait aperçu à l’horizon encore serein le point noir d’où devait un jour venir la tempête, et pressenti dans la race barbare des Germains les destructeurs futurs de la ville éternelle. Il se rendit dans la Chersonèse cimbrique, « dans la terre aux torrens argentés » et au milieu de ces peuples Scandinaves, non pas pour les entraîner vers l’ennemi commun, mais pour y trouver une épouse : un oracle lui avait prédit que d’une telle alliance naîtrait le malheur de Rome. L’opposition du génie hellénique cultivé jusqu’au raffinement et du génie germain inculte et héroïque est indiquée brièvement, mais avec un art supérieur. Le Grec fixe son choix sur la plus pure des vierges, sur Grimhilde, la fille du roi Sigurd, la grande-prêtresse d’Odin : c’est l’Othello civilisé charmant une Desdemona barbare. « Je ne connais pas ta patrie, lui dit-elle, tes ennemis, je ne les connais pas ; le pays où tu me mènes, je ne l’ai jamais vu, même dans mes songes. Et pourtant j’irai, ô malheureuse, ô vierge déshonorée, j’irai frappée de la malédiction d’Odin. » Une réelle grandeur empreint cette scène où Grimhilde vient s’asseoir pour la dernière fois sur la pierre sacrée et chanter son dernier chant dans la forêt sainte du dieu du Nord, au milieu des chefs de hordes, des seigneurs des champs, des rois de la mer et de leurs matelots. Inspirée, les yeux plongés dans l’espace infini, elle pressent les siècles qui viendront, entend le marteau de Thor réduisant en poussière les casques et les boucliers, les crânes et les poitrines des hommes ; elle voit ses frères, ses peuples abandonner « la terre aux torrens argentés » et se précipiter sur une ville immense, une ville à sept collines, dont elle essaie en vain de trouver le nom : ce nom la suffoque et ne peut s’échapper de sa poitrine torturée. Alors le Grec s’avance hors des rangs de la foule haletante ; à la stupéfaction et à l’indignation de tous, il franchit la terrible enceinte, et, penché sur la prêtresse, il lui dit : « Par le nom de Roma, nom de tes ennemis et des miens, je te rappelle à la vie ! — Lève-toi, Grimhilde. » Puis il se tourne vers la foule, et trois fois il crié Roma ! La jeune fille se lève, répète après lui le nom mystérieux, et elle suit l’étranger comme l’épouse suit l’époux…
C’est de cette union si étrangement assortie par le destin, c’est de ces deux époux établis dans une île de la mer ionienne où tout rappelle le passé, que naissent deux enfans, gages d’amour, gages surtout de vengeance, deux enfans qu’Amphiloque, au retour de ses expéditions dans les archipels voisins, bénissait pendant leur sommeil en leur disant : « Souvenez-vous de haïr Rome ! Devenus grands, que chacun de vous la poursuive de sa malédiction : toi, par le fer et la flamme ; toi, par l’inspiration et toutes les perfidies de la femme. » Le prologue finit par le tableau émouvant de la mort de Grimhilde.
Bien des années ont passé, et nous voici à Rome. Amphiloque y a transporté les cendres de sa femme, ses pénates et sa haine. Il est mort, lui aussi, et il a légué sa pensée à son fils, beau comme un demi-dieu, « mais pâle de tout le sang romain qui manquait à ses joues. » Il lui a laissé pour conseil, pour directeur et pour ami Masinissa, vieillard qu’il avait rencontré autrefois au pays des Gétules un jour qu’il s’était égaré à la poursuite d’un tigré ; c’est le waidelote du Wallenfod classique. L’œuvre de l’Hellène a mûri, et Iridion dispose de forces immenses destinées à être employées contre la ville maudite. Par son père, il tient à l’Hellade et à toute l’Asie si profondément hellénisée ; par sa mère, à ces Germains qui commencent à affluer en Italie et à remplir les rangs des cohortes et des légions. Il a pour lui le monde antique et le monde moderne ; il a même pour lui les Romains, — non pas ces affranchis abjects que le vainqueur de Numance avait déjà répudiés avec mépris et qui forment maintenant le senatus populusque, mais les vrais Romains, les descendans légitimes des anciens patriciens. Il y a une très belle scène où un misérable du nom de Sporus vient assassiner Iridion sur l’ordre du bouffon d’Héliogabale ; mais il avait faim, et dans le palais d’Amphiloque on lui a donné à manger ; il avait soif, et on lui a présenté du vin ; il a entendu ses frères les gladiateurs bénir le nom du Grec, — et il livre à Iridion son secret et sa personne. Iridion est frappé du langage de l’esclave : « Les restes d’une grandeur passée brillent sur ce front, comme le rayon à travers une lampe funéraire… — Ton nom ? — Sporus, mais autrefois Scipio ; je t’amènerai un Verrès, un Cassius, un Sylla, tous gladiateurs comme moi, » — et le fils d’Amphiloque se pâme de joie. Tout cela ne lui suffit point encore ; il lui faut une vengeance plus raffinée ; il veut surtout s’assurer contre le fatum de la ville éternelle. S’il parvenait à gagner contre l’empire l’empereur lui-même ! S’il pouvait faire que le successeur d’Auguste devînt l’instrument de sa vengeance, et que le dernier des césars détruisît de sa propre main le dernier des Romains !… Cela serait-il si impossible ? Néron n’a-t-il pas déjà essayé de brûler la ville, et celui qui occupe maintenant son trône, le fol enfant du fou Caracalla, n’est-il pas encore plus insensé que Néron, même plus artiste que lui ? Déjà du reste le Grec a prise sur le césar : Héliogabale est tombé amoureux d’Elsinoé, celle qu’Amphiloque a sacrée dès l’enfance afin de poursuivre son œuvre « par les inspirations et toutes les perfidies de la femme. »
Le drame s’ouvre précisément par les adieux d’Iridion à sa sœur, qu’on va emmener au palais des césars. Le poète possède au suprême degré cet art si difficile de créer des caractères féminins, et son œuvre contient toute une galerie de ces figures d’une originalité profonde et émouvante. Quant à la fille d’Amphiloque, elle a été élevée depuis son enfance dans l’idée d’être la victime expiatoire de la honte de ses pères et de la souffrance de milliers de nations ; elle a reçu les enseignemens de Masinissa, elles volontés de son frère sont une loi pour elle. Pourtant, au moment fatal où sa destinée doit s’accomplir, son âme se révolte, et elle éclate en lamentations d’Antigone sur son sort, sur sa jeunesse condamnée et sur sa beauté vouée à la profanation. Iridion reste inébranlable et « défie toute tentation de la pitié. ». Il conduit Elsinoé auprès de la statue de leur père.
« Autrefois, lui dit-il, le sacrifice de la vie d’un homme suffisait aux nations ; aujourd’hui c’est l’honneur qu’il faut sacrifier… Femme, écoute-moi comme un mourant, comme si tu ne devais plus entendra ma voix. Tu entreras dans la maison d’un homme exécré, tu vivras au milieu des maudits, tu livreras ton corps au fils de l’opprobre ; mais que ton esprit demeure pur et libre ! Que jamais le césar ne s’endorme sur ton sein, qu’il n’entende parler que de prétoriens : appelant aux armes, de patriciens conspirant sans cesse, de peuples brisant les portes du palais ! Et lentement, jour par jour, goutte par goutte, enivre-le de folie et de rage, bois toute la vie de son cœur… Et maintenant lève-toi, incline la tête. Conçue dans le désir de la vengeance, grandie par l’espoir de cette vengeance, destinée à l’opprobre et à la perdition, je te voue aux dieux infernaux, aux mânes d’Amphiloque le Grec ! »
Il a été donné parfois à la poésie de rendra l’histoire vraisemblable, et c’est ainsi par exemple que le Richard III des chroniques ne devient possible pour notre intelligence, acceptable pour l’imagination, que dans la tragédie de Shakspeare. Le poète anonyme a réussi de même à nous faire croire à la réalité, à l’existence d’un de ces césars de Rome qui, malgré Tacite et Suétone, nous sembleront toujours des énigmes inexplicables. C’est par un art ingénieux et profond que l’auteur est arrivé à démêler tous les élémens de cet être bizarre et fantasque qui s’appelle Héliogabale. Né sous le ciel brûlant de l’Asie, le fils de Caracalla devint grand-prêtre d’Émèse à l’âge de quatorze ans, et connut toutes les voluptés sanguinaires du culte de Mithra. À seize ans, il fut césar, maître du monde, et, placé sur cette hauteur vertigineuse, le jeune homme épuisa vite tous les sentimens et toutes les sensations. C’est un enfant aux instincts de vieillard décrépit ; il n’a plus de passion ; son âme n’est plus traversée que par le feu follet de la lubricité, Des mondes ne pourraient remplir l’ennui de son cœur ; c’est le vide incarné. Du faîte de sa puissance, son regard ne voit qu’une chose, l’abîme où sont tombés, tant de ses prédécesseurs ; la pensée de la mort le poursuit partout, et ce qu’il redoute le plus en elle, c’est de livrer au peuple ses membres blancs comme la neige, car il est artiste à sa manière ; il est amoureux de ses formes divines, et s’il doit un jour mourir, il veut que « son sang coule sur des diamans avant d’arriver à l’Érèbe. » Il a fait préparer une grande cour pour s’y précipiter de son palais au moment du danger suprême.
On comprend maintenant les calculs que peut fonder Iridion sur une telle âme, dès qu’elle sera secouée, torturée par un bras vigoureux comme le marteau de Thor, souple comme le serpent, blanc comme le lis, — et Elsinoé sait bien son rôle. Devant cet enfant exténué de l’Asie, elle se retrouve la vierge forte qu’a portée le sein de Grimhilde, la valkirie Scandinave, aux regards superbes et aux suprêmes dédains. Que lui parle-t-il, le césar, de ses divinités de la lumière, et du génie de la nuit, et de ses sacrifices admirés par les premiers pontifes de l’Orient ? La fille des glaces et des neiges méprise les dieux efféminés qui se noient dans les fumées de l’encens, bercés par le son des flûtes et arrosés du sang des biches et des enfans nouvellement nés ! Il est bien autre, son dieu à elle, le dieu de sa mère, l’Odin fait de chêne et d’acier, qui, tranquille sous les pluies, le givre et les vents, tient dans sa main une coupe fumante du sang des héros, et regarde les mers du Nord se brisant à ses pieds ! Que lui parle-t-il de partager ses magnificences, sa grandeur et sa puissance infinie ? On sait bien comment finissent les césars : le premier centurion venu peut d’un moment à l’autre enfoncer sa dague dans le cou de cygne du fils de Caracalla et jeter aux orties cette majesté divine ! Son plus proche parent, Alexandre Severus, ne conspire-t-il pas déjà contre lui dans son propre palais, et les cohortes ne se sont-elles pas ameutées aux portes mêmes de la capitale ? Avant de prétendre faire palpiter dans ses bras le corps chaste d’une vierge d’Odin, qu’il essaie de ne pas trembler devant le dernier de ses eunuques et de ses prétoriens ; elle n’a pas de nuit de bonheur pour celui qui n’a pas de lendemain ! Héliogabale écume de désir, de dépit, de rage et de peur, — de peur surtout. Oui, c’est vrai, il est entouré de pièges et d’embûches ; il sera écrasé, et il n’est donné à personne de le sauver… — Si, répond la valkirie : dans sa pitié pour le maître misérable du monde, elle a prié ses dieux tout-puissans, et ces dieux lui ont révélé celui qui pourra assurer pour jamais le trône du césar : mais elle ne le nommera pas, à quoi bon ? L’empereur n’aura pas le courage de faire appel à l’homme de la destinée ; il craindra ses eunuques ! — Elle se laisse pourtant arracher à la fin le nom du sauveur : c’est le fils d’Amphiloque, c’est son frère. Héliogabale fait mander Iridion.
Le palais des césars s’ouvre donc devant le descendant de Philopœmen, et ce n’est pas en grœculus qu’il y entre, ainsi que l’avaient fait tant de ses frères, en poète timide, en rhéteur rampant ou en amuseur méprisé : il vient en maître qui dictera ses volontés et jettera un regard insolent à la foule hideuse qui encombre l’aula. Il lui est facile d’augmenter encore les terreurs d’Héliogabale, de lui présenter sa situation comme désespérée, la trahison couvant partout et l’émeute près d’éclater sous ses pas ; mais, après avoir ainsi mis le comble aux frayeurs de l’enfant couronné, il change brusquement de ton et lui dit de prendre courage, car dans cette guerre éternelle entre l’homme et la ville la victoire ne restera-t-elle pas enfin à l’homme ? Et alors il lui développe toute une philosophie de l’histoire étrange, infernale : il lui montre Rome sans cesse en lutte avec ses empereurs, leur rendant tout gouvernement impossible, rêvant toujours la république, et se vengeant de ses maîtres par l’opposition stoïque où par la méchanceté spirituelle, soudoyant les émeutes des prétoriens. Rome a conspiré sans cesse et massacré ses césars : eh bien ! que César soit à son tour le conspirateur, qu’il frappe mortellement sa mortelle ennemie ! Il ne s’agit pas ici d’Alexandre Severus, de telle cohorte ou de tel sénateur : il s’agit du grand et implacable persécuteur, de cette cité de tout temps acharnée contre les successeurs d’Auguste ; il s’agit de la ville éternelle, — pas plus éternelle cependant que Babylone ou Jérusalem. Que le fils de Caracalla ait une volonté ferme, qu’il devienne ce que quelques héros seulement ont osé être, qu’il devienne destructeur, et laisse la ville toujours rebelle en héritage aux serpens et aux scorpions ! La source du mal une fois tarie, il retournera au pays où il est né, « là où les hommes parlent librement aux étoiles, » sous ce beau et radieux ciel de l’Asie, et il y fondera un nouvel empire. Délivré de nuits sans sommeil, pontife et césar à la fois, ressemblant aux demi-dieux égyptiens, il passera des jours heureux au milieu des vapeurs odorantes de l’aloès et de la myrrhe ; les grands noms du passé s’éteindront devant le sien, et il n’y aura plus ni sénateurs ni légistes rêvant la république et osant se moquer de Mithra ou rire des manches pendantes du costume oriental de l’empereur… La perspective est d’une horreur sublime, faite pour embraser le cerveau d’un fils de Caracalla ; mais ce qu’il y a de saisissant dans cette scène fantastique, c’est qu’elle a un côté réel, qu’elle décèle une pensée qui germera dans l’avenir et deviendra une fatalité historique. Les temps arriveront en effet où les césars se retireront peu à peu de la ville baignée par le Tibre, où ils sacrifieront Rome pour sauver l’empire, où enfin Constantin transportera en Orient la capitale de l’univers, et il est curieux de voir ainsi dans cette scène la vengeance et la folie pressentir l’œuvre future des siècles. Quant à l’exécution de ce plan destructeur, que César se repose en toute confiance sur le fils d’Amphiloque. Il laissera pénétrer dans la ville les troupes ameutées et qui sont en marche pour acclamer Alexandre Severus ; il fera avancer contre elles les prétoriens restés fidèles, et pendant que ces deux armées s’entr’égorgeront, il lâchera les esclaves, les gladiateurs, les barbares, et « les confesseurs du prophète nazaréen. » La mêlée sera grandiose, la dévastation générale, et il en sortira la ruine de Rome et la paix des successeurs d’Auguste. Héliogabale est fasciné par cette poésie du néant ; le frère d’Elsinoé lui paraît un Prométhée qui a su ravir le feu du ciel. Il le nomme préfet du prétoire, remet en ses mains les insignes du commandement et lui confie la fortune des césars.
L’unique et grave souci d’Iridion n’est plus que du côté des chrétiens, ces « confesseurs du prophète nazaréen, » dont on vient s’entendre pour la première fois prononcer le nom, mais qui ont été depuis longtemps l’objet de la sollicitude du fils de la vengeance, car Masinissa lui avait prédit que du sein de ces sectaires pourrait venir le seul danger d’une seconde renaissance de Rome. À part même cette sinistre prévision, la société chrétienne doit nécessairement entrer dans les calculs de celui qui veut réunir tous les élémens de l’empire pour les déchaîner contre l’empire lui-même. Obscure, méprisée, persécutée et menant une vie souterraine, la communauté nouvelle ne s’est pas moins recrutée de tout ce que le monde d’alors recelait de vivace, aussi bien parmi les Romains que parmi les Barbares ; elle a grandi, elle est devenue une force imposante. Déjà Alexandre Severus a dû compter avec elle ; il s’est fait chrétien. Le fils d’Amphiloque, lui aussi, s’est affilié à ces adorateurs d’un Dieu crucifié ; il s’est fait baptiser. Iridion pour les Grecs, Sigurd pour les Germains, pour eux il s’appelle Hiéronymus ; mais c’est seulement un signe extérieur et un nom qu’il leur a empruntés. Il n’a rien compris à leurs dogmes mystiques, et leur doctrine de résignation et de pardon ne fait que l’irriter ; il reconnaît vaguement que de là naîtra pour lui la plus dangereuse des résistances. Il ne désespère pourtant pas d’enchaîner cet élément rebelle. Il prend confiance en voyait poindre dans l’âme des plus jeunes, au milieu des sentimens de charité et de pardon, de secrètes et involontaires malédictions, contre les bourreaux.
Après la Rome du Forum et des palais, c’est ici la Rome des catacombes. L’histoire et la poésie se sont plu maintes fois à opposer ainsi l’empire du Christ à l’empire des césars, la pureté des chrétiens primitifs à la corruption abjecte du paganisme expirant, et elles en ont tiré une glorification du vrai Dieu qui, pour être éclatante, ne manquait pas moins d’équité. La comparaison ne serait équitable en effet, que si en face du monde nouveau dans toute la plénitude de sa vigoureuse jeunesse et dans la pureté de ses origines on plaçait le monde antique dans ce qu’il a eu de vrai et de bon, dans la beauté de son époque virile. L’avantage n’en resterait pas moins à coup sûr à la loi nouvelle, il serait même bien plus grand encore ; mais les proportions n’auraient point été faussées à plaisir. Auprès d’un cadavre, tout être animé triomphera à peu de frais. Quoi qu’il en soit, l’auteur anonyme s’est gardé de commettre une telle injustice. La conception de cette figure symbolique de l’Iridion, idéal de l’Héllade ancienne et héroïque, a permis au poète de faire pour ainsi dire violence aux temps, de rapprocher des époques éloignées, et de placer en face du christianisme, plein de sève et de vie, le génie classique dans la plus belle de ses manifestations. Du paganisme de cet âge de décadence, le poète n’a pris que là seule chose grande qui relève l’ère néfaste des césars : le grand esprit de législation qui, sous le plus inique des régimes, rassemblait les assises du code futur, de ce droit romain réservé à un avenir si glorieux. Avec un rare bonheur, le poète a su faire du célèbre légiste Ulpien le représentant vigoureux de l’ancienne vertu romaine en même temps que l’antagoniste décidé des Nazaréens. L’âme de Caton habite le sein de ce confident d’Alexandre Sevérus, pour l’avènement duquel il conspire en vrai fils de la belle antiquité. Imbu de la philosophie stoïcienne, portant dans son cœur l’image de la cité autrefois si glorieuse et libre, Ulpien ne croit pas cependant le retour à la république possible : c’était déjà trop tard même aux jours de Cassius ; il supplie seulement les dieux de donner à Rome un maître qui rajeunisse l’empire décrépit, dût-on voir dans sa main, au lieu de la branche d’olivier, la hache des licteurs. Mais qu’on ne lui parle pas de la foi à un Dieu crucifié, et qu’on n’y cherche pas surtout un moyen de force nouvelle ! On ne réédifiera jamais la ville éternelle qu’à l’aide des choses sur lesquelles elle s’était élevée jadis : « les rits mystérieux des ancêtres et leur inflexible audace. »
Ce n’est pas là toutefois la négation suprême de la doctrine du Sauveur. Cette négation, le poète l’a incarnée dans cette figure de Masinissa, qui est peut-être la conception la plus profonde et la plus originale du drame. Le conseiller d’Iridion n’est point un simple waidelote ; c’est le génie même du mal, c’est le Satan en personne, — mais le Satan ingénieusement réduit aux proportions antiques, tel qu’aurait pu l’imaginer une mythologie toujours amoureuse de la beauté et de la sérénité, même dans les plus lugubres de ses créations. Masinissa n’a ni l’ironie amère et désespérante de Méphistophélès, ni la fureur immense de l’ange déchu de Milton : c’est un vieillard majestueux et grave. Ne cherchez pas en lui cette « négation éternelle et infinie » que Goethe a prêtée au mal : sa haine est au contraire bien déterminée, et pour ainsi dire toute plastique. Le christianisme lui répugne par ce qu’il devait avoir de profondément blessant, pour tout esprit vraiment antique, par l’absence apparente d’énergie virile et de formes gracieuses. La doctrine de soumission et de résignation que prêchent sans cesse les confesseurs de la croix lui paraît indigne d’un esprit mâle et d’un homme libre ; il la nomme une lâcheté, et il n’y a pas jusqu’à cette réhabilitation de la femme, un des bienfaits immenses de l’Évangile, qui ne révolte tous ses instincts. « Ils adorent une fille, dit-il, un être dont l’enfance est éternelle et la vieillesse précoce ; des débris de la volupté ils ont créé je ne sais quel couple mystérieux, et ils se sont prosternés devant la femme, devant l’esclave du mari !… » Ainsi, peu fait pour inspirer des actions vigoureuses, l’idéal chrétien lui semble de plus essentiellement laid. « Ils sont tout adoration pour ce corps crucifié, pour ces traits qu’ils imaginent si beaux dans ce qu’ils nomment le triomphe de l’amour !… Ils ne l’ont pas connu, ils ne l’ont pas vu, quand il agonisait en proie aux hideurs de la souffrance, quand il s’affaissait sous la douleur, couvert de sang et les cheveux en désordre sous le vent qui soufflait sur sa tête !… » C’est bien là le beau naturalisme du monde ancien protestant contre le spiritualisme moderne, qui exalte l’esprit aux dépens de la forme. Qu’on observe un instant tout ce groupe antique que le poète a mis en opposition avec l’esprit chrétien, on aura une juste idée du grand sentiment d’équité et de poésie qui a présidé à cette composition.
Impartial dans ses peintures du monde antique, l’auteur ne l’est pas moins dans le tableau de la société chrétienne des premiers temps. Il s’est bien gardé de lui prêter cette placidité béate et ce détachement de toute passion humaine que lui attribue si volontiers une science banale et toute de convention. Dans l’église primitive telle que la représente le drame, l’Esprit seul est grand et infaillible, l’homme est faible comme toujours, sujet aux tentations et aux chutes. Ce n’est pas que la société chrétienne ne compte des caractères sublimes d’abnégation et de sainteté, d’une fermeté inébranlable et d’une pureté évangélique, tels que l’évêque Victor, ce serviteur selon Dieu, ce chef admirable de la communauté religieuse ; mais à côté de Victor et de ceux qui réalisent comme lui l’idéal chrétien dans toute sa pureté, on voit aussi des fidèles moins résignés, aigris par la douleur, et aspirant au soleil, à la vie. « Ils sont, des hommes, ils souffrent comme des hommes, ils espèrent comme des hommes ; il faut une base terrestre à leurs actions, et ils voudraient arracher la croix des entrailles de la terre et la planter sur le Forum romain. » Remarquez surtout ce Simon de Corinthe, figure épisodique, mais dessinée à grands traits, comme sait le faire le poète anonyme. Il a aimé autrefois ; un jour, un seul, le séparait encore du bonheur, quand un centurion vint lui arracher sa fiancée pour la jeter dans le cirque Flavien. Un crâne, c’est tout ce que lui a laissé la dent du tigre ! Depuis, il a embrassé-la croix avec ferveur, un ascétisme brûlant a épuré son âme de toute pensée de vengeance ; mais il a profondément médité sur la passion divine, il a ressenti un amour immense au souvenir du Golgotha… « Et puisque Dieu lui-même, pour sauver le monde, a pris un corps, pourquoi son épouse, son église, pour sauver ce monde, ne saurait-elle prendre un corps ? Jusqu’à présent elle n’a été que par l’esprit ; mais où est son temple, où est sa maison, où est sa puissance ? » — « Arriver en un seul jour, — s’écrie-t-il dans une de ses extases solitaires, — à posséder le monde, non celui qui étincelle sous l’or, qui gémit dans les fers, mais ce monde immense, ce monde des âmes, et y régner en ton nom, ô Dieu ! » Vous voyez déjà d’ici le spirituel méditant le règne sur le temporel, et dans les visions de Simon vous pouvez distinguer l’ambition future des Grégoire et des Dominique. Sur des esprits disposés de la sorte, l’action d’Iridion ne laisse pas d’avoir une grande prise, et il est écouté quand, au lieu de « la victoire à la face du Seigneur » que promet Victor, il leur parle, lui, « d’une lutte et d’un triomphe qui sont de ce monde et plus près de nous. »
Avant tout cependant le fils d’Amphiloque doit gagner à sa cause Cornelia Metella, la vierge sainte que les chrétiens adorent. Le poète a réuni toutes les grâces autour de cette noble victime, et le fils de la vengeance lui-même se sent troublé par le charme divin qu’elle exhale autour d’elle ; mais Masinissa la lui a désignée comme l’instrument principal et indispensable de son œuvre. Pour associer le christianisme à son travail destructeur, pour incarner, lui a-t-il dit, en des passions humaines « une force qui n’est pas de ce monde, » il lui faut une femme. Ils adorent une vierge, ces Nazaréens ! Eh bien ! qu’il choisisse donc la plus pure et la plus sainte parmi leurs femmes, qu’il l’enflamme de ses idées et qu’il la jette parmi eux ! Avec une perspicacité satanique, le terrible vieillard a entrevu le danger que court le cœur féminin dans le mysticisme chrétien, la pente de tout amour extatique à se matérialiser par l’excès même de son raffinement, et il a tracé à son élève sa ligne de conduite : « Loue son Dieu, adore chacune de ses plaies, parle avec attendrissement des clous qui ont percé ses membres,… et puis détache sa pensée du crucifié et fais qu’elle la repose sur toi… Lui, il est loin, il a été sur la terre, il ne reviendra plus : toi, tu vis, tu existes, tu es à ses côtés, — tu deviendras son dieu !… Quand sa tête s’appuiera sur ta poitrine, quand son sein tressaillera comme le sein d’une esclave, l’âme s’oubliera dans les ardeurs du corps, — et alors, ô mon fils, mon esprit sera avec toi, tu auras alors des serviteurs dans les catacombes ! » La lutte qui s’engage entre Iridion et Cornelia, entre l’idéal de la beauté classique et le spiritualisme ascétique du cœur chrétien, est un des épisodes les plus émouvans et les plus passionnés du drame. Le fils d’Amphiloque fait éclater devant la sainte toute la violence de son amour, et de sa haine, il l’embrase de son souffle ardent, et il lui explique en même temps tout le passé odieux de Rome, il lui crie d’aimer, de vivre et de venger le Sauveur. La chrétienne résiste, mais elle est fascinée ; pour la première fois elle a peur des morts qui l’entourent, elle fait un effort pour s’élancer vers le Christ, pour fuir ce Grec qui lui apparaît toujours comme un prophète, comme un archange. Enfin arrive le moment décisif. Devant le tombeau des martyrs, prenant les saints ossemens pour témoins, le Grec arrache le voile de Cornelia, perdue dans la prière, et flétrit d’un impur baiser le front chaste de la vierge, qui croit reconnaître en lui l’envoyé du ciel.
Maître de Cornelia, Iridion court à l’Eloïm, le lieu le plus saint des catacombes, là où sont assemblés tous les fidèles. Couvert de son armure et le glaive dans la main, il déclare aux justes que le temps de la résignation est passé, que la mesure est comblée. Le moment est suprême : la division est dans la ville, le fils de l’impudicité chancelle sur son trône, les prétoriens ont détourné de lui leurs cœurs ; le peuple, troublé comme la mer, ne sait à quel vent se livrer. Dans toute l’Asie, les légions se soulèvent : aux abords du Rhin, les Germains se révoltent, le césar et Alexandre Severus se préparent à leur dernier combat ; mais qu’importe aux chrétiens le vainqueur ? Quel qu’il soit, n’aurait-il pas sur les lèvres un blasphème contre le Christ ? Tels sont les signes qui ont été prédits : qu’on les reconnaisse donc, qu’on ait une volonté ferme et qu’on soit libre !… Mais qui lui a confié le soin de conduire le peuple de Dieu ? lui demandent les récalcitrans. Qui se lèvera pour dire que c’est le Seigneur qui l’a armé ? Simon de Corinthe se lève ; c’est lui qui témoignera de la mission d’Iridion. Il supplie ses frères de ne pas laisser échapper ce moment propice. De cette minute, qui ne reviendra plus, qu’on fasse jaillir l’étincelle de vie, car c’est en elle, en elle seule, que dorment en germe les siècles futurs… A ce moment, Cornelia accourt, éperdue, inspirée, et criant : Aux armes ! Le témoignage de la chrétienne finit par entraîner les vacillans. Les barbares baptisés sont surtout heureux de trouver le Messie dans le petit-fils de Sigurd ; les jeunes, les forts, ceux qui sentent et qui vivent lui jurent d’être exacts au rendez-vous ; les vieux, les purs, les saints résistent et supplient. La confusion est à son comble ; la terre tremble, et la communauté se disperse de toutes parts, les uns acclamant le vengeur, les autres criant anathème et miséricorde. La scène reste vide, et dans l’Éloïm ainsi délaissé des chrétiens apparaît Masinissa au milieu des esprits infernaux qui chantent victoire. Ici, et pour cette seule fois, le genre du mal semble sortir du cadre que lui a ingénieusement tracé le poète : pour cette seule fois, il prend les proportions démesurées du Satan chrétien et trahit la haine immense de Lucifer ; mais aussi le spectacle qu’il vient de voir était bien fait pour gonfler son orgueil. Il a vu la première scission survenir dans cette communauté chrétienne fondée sur la paix, l’union et l’amour, et cette scission lui apparaît comme le présage de tous les schismes futurs, des persécutions au nom de la foi et des guerres religieuses qui déchireront dans les siècles à venir l’humanité, que le Christ a voulu racheter. Son âme se dilate à cette espérance, et il jette le défi au Christ, à l’ennemi :
« Ennemi ! tu sais que l’esprit des hommes s’est égaré depuis le premier printemps du monde. Dorénavant il ne se passera pas de jour où, disputant de ta nature et de ta substance, ils n’éveillent de stériles querelles !
« En ton nom, ils vont se lever et détruire, massacrer et brûler, ; en ton nom, ils vont, extatiques abrutis, s’enfermer, se taire et pourrir.
« Et ils te crucifieront sans cesse ; dans leur sagesse comme dans leur ignorance, dans leur raison comme dans leur folie, dans les prières de leur sommeillante humilité comme dans le blasphème de leur orgueil !
« Au sommet de ton ciel, tu videras, toi, la coupe d’amertume jusqu’à ce que tu les maudisses à leur tour !
« Au sommet de ton ciel, au milieu de ta toute-puissance et de ta gloire, tu sauras enfin la douleur, tu sauras ce que c’est que notre enfer ! »
Le dénoûment approche, et Iridion redouble d’activité. Envoyé par le césar pour traiter avec les troupes révoltées qui sont en marche sur la ville et auxquelles est venu se joindre Severus, il les irrite à dessein et rend tout accommodement impossible. Revenu à Rome, il dispose les prétoriens pour les mener au combat contre les envahisseurs, et en même temps il apprête les esclaves, les gladiateurs, les barbares, pour qu’ils tombent sur les deux partis, massacrent et incendient la ville dès qu’ils l’auront vu apparaître à la tête des chrétiens. Il retourne encore chez Héliogabale pour lui arracher le dernier signe du pouvoir, l’anneau impérial où se trouve gravé le génie de Rome. Possesseur de ce talisman, il ne songe plus au fils de Caracalla ; mais un autre a pensé à l’enfant couronné :
« ELSISNOE » — Et lui, que deviendra-t-il ?
« IRIDION. — Que m’importe sa vie ou sa mort ? Ce qu’il a été (montrant la bague), le voici dans ma main ; ce qui reste de lui ne vaut pas une pensée de moi.
« ELSINOE. — Alors approche-toi, plus près encore ; entends-tu ma voix siffler ?…
« IRIDION. — Qu’as-tu, ma sœur, que veux-tu de moi ? Ta main tremble dans la mienne, et à travers mon armure je sens les battemens de ton cœur.
« ELSINOE. — Que les yeux sous lesquels je me suis fanée s’éteignent ! que les deux bras qui ont enlacé mon cou retombent comme des vipères écrasées ! que les lèvres qui une fois ont osé toucher les miennes se consument au milieu des flammes !…
« IRIDION. — Il périra. »
Enfin le moment de l’exécution est là. Tous ont tenu leur parole ; les Nazaréens seuls n’arrivent pas… Qu’attendent-ils ? Simon a pourtant juré d’être à trois heures à la tête des siens ; tout l’espoir du vengeur est en eux. L’angoisse d’Iridion est extrême ; « c’est l’angoisse de Prométhée quand un nuage seulement le séparait de la flamme qu’il devait ravir. — Pourquoi te taire ? Parle-moi, Masinissa ; vive mon Hellade ! — Je me tais, répond le vieillard, parce que l’heure marquée pour leur arrivée vient de passer sur nos têtes, et que chaque plume de son aile bruissait à mon oreille comme un rire moqueur. » Le fils d’Amphiloque sent que le travail de toute sa vie lui échappe ; il se précipite de son palais vers le lieu où sont les chrétiens, l’épée à la main, la tête nue : pour vaincre, il a assez de son glaive ; pour mourir, il n’a pas besoin de casque !… On se doute bien de ce qui s’est passé dans les catacombes. Le saint évêque Victor a arrêté sur le seuil d’Eloïm tous les hommes armés qui marchaient sur la ville. Quand Iridion pénètre dans le sanctuaire, tous les esprits ont déjà tourné. Simon seul persiste dans la révolte, et il est excommunié. Cornelia, elle aussi, ne cesse de reconnaître dans le fils d’Amphiloque l’envoyé du ciel, de crier : Aux armes ! et autour de cette âme égarée Victor et Iridion se livrent le dernier combat. Exorcisée par l’évêque, touchée par la croix, elle s’affaisse enfin et meurt en reniant l’esprit malin. Iridion lance une dernière imprécation aux lâches dont toute la foi était la parole d’une femme, et il sort pour combattre sans l’espoir de vaincre. La victoire n’est plus possible en effet, la défection des chrétiens a tout fait manquer ; les prétoriens n’ont pas résisté aux troupes de Severus ; les gladiateurs, les esclaves et les barbares, ayant en vain attendu le signal, se sont rués sans plan et sans direction, et ont été repoussés. Le fils d’Amphiloque vendra pourtant encore cher sa défaite ; il réduira tous ceux qui lui sont dévoués, combattra encore longtemps et repoussera avec dédain le pardon que lui apportera Ulpien au nom du nouveau maître. Dans cette longue et admirable scène entré le héros et Ulpien vient retentir de nouveau et se résumer avec éclat le débat entre l’Hellade et Rome, entre le génie de la belle liberté antique et celui de la dure domination. Les négociations sont rompues, et la lutte recommence ; mais l’issue n’est plus douteuse. Héliogabale a été tué, Elsinoé s’est donné la mort ; Rome reste debout, et Alexandre Severus est proclamé empereur. Le triomphe de Severus, cet homme qui, dans les vertus antiques comme dans les vertus chrétiennes, ne dépasse pas le niveau moyen, est une des profondes leçons que contient le drame, et c’est à dessein que le poète a donné au fils de Mammée un caractère effacé. Dans une lutte grandiose de deux principes titaniques, la victoire ne reste trop souvent qu’à la médiocrité. Heureux encore si cette médiocrité est honnête, et Alexandre Severus l’est en réalité.
Pour Iridion, le moment arrive où, épuisé de forces, délaissé même des plus fidèles, rassasié d’amertume, il monte sur le bûcher pour finir ses jours. À ce moment apparaît Masinissa, qui s’était éclipsé depuis la défection des chrétiens. Il le prend dans ses bras, l’enlève et le dépose sur une montagne près de la mer. De là encore le héros peut voir Rome entière immobile, « montrant ses marbres au soleil comme les dents blanches du tigre. » Alors le premier doute vient au fils d’Amphiloque sur la légitimité de son œuvre ; alors il se demande pour la première fois si le Dieu de Cornelia n’était point le plus grand de tous, si les Nazaréens ne possédaient pas l’unique vérité du monde ?… « Les Nazaréens ? lui répond en ricanant Masinissa, oui, tu leur dois bien des obligations pour le passé comme pour les temps futurs !… Ta mère Grimhilde n’a point menti, ses prédictions s’accompliront : les peuples du Nord sillonneront encore cette Italie en la couvrant de sang et de cendres ; mais sais-tu alors qui leur arrachera la ville maudite des mains de tes frères ? sais-tu qui saisira au vol la pourpre tombante des césars ? C’est le Nazaréen ! En lui sera la perfidie du sénat, en lui vivra la cruauté du peuple tyran, comme un éternel héritage ; son cœur sera inflexible comme celui du premier Caton : seulement il aura quelquefois la parole douce et efféminée. Et les guerriers du Nord tomberont en enfance à ses pieds, et pour la seconde fois il déifiera Rome devant toutes les nations de la terre ! — Comment ! s’écrie le Grec avec un accent déchirant, après Rome il y aura encore une Rome ? La ville maudite sera donc éternelle ? » Et c’est cette annonce que le confident d’Amphiloque a réservée au fils de Grimhilde pour l’heure de sa mort !… — Ne désespère point, lui dit Masinissa, un jour viendra où l’ombre de la croix posera sur les nations comme une chaleur torride, où lui aussi il étendra en vain les bras pour serrer contre son sein ceux qui l’abandonneront. Les uns après les autres ils se lèveront et diront : Nous ne voulons plus te servir. Alors on entendra à toutes les portes de cette ville des gémissemens et des plaintes, et le génie de Rome couvrira sa face, et ses pleurs seront infinis ; l’humiliation sera aussi grande que grand a été l’orgueil. » Le cœur d’Iridion recommence à battre, ses yeux se raniment : « Oh ! voir ce jour de châtiment et de vengeance, jouir du spectacle de l’urbs ainsi avilie ! » — - Soit, répond le maître ; il arrachera son élève à la vie terrestre, il l’endormira sur le sein du néant et de l’oubli pour ne le réveiller qu’après bien des siècles, au jour désiré,
« Lorsque sur le Forum il n’y aura plus que poussière, — lorsque sur le cirque il n’y aura plus que décombres, — lorsque sur le Capitole il n’y aura plus que honte ! »
Le drame antique est fini, et l’épilogue nous transporte dans les temps modernes, dans la Rome de nos jours. Iridion a dormi pendant des siècles du sommeil d’Épiménide ; ni les jours terribles d’Alaric et d’Attila, ni le renouvellement de l’empire par Karl le Grand, ni les éclats du tribun Rienzi n’ont pu arracher le fils d’Amphiloque A sa léthargie, « et les saints-maîtres du Vatican ont glissé l’un après l’autre comme des ombres devant cette ombre ; » mais de nos jours il s’est réveillé. Masinissa a tenu sa parole ; il place de nouveau son élève en face de cette Rome « entourée de lierre rampant et d’un peuple rampant. » Le fils des siècles traverse maintenant le Forum désert et promène ses regards autour de la cité désolée, « dont chaque ruine est pour lui une récompense. »
« Sous les portiques d’une basilique se tiennent deux vieillards revêtus d’un manteau de pourpre ; quelques moines les saluent du nom de princes de l’église et de pères ; sur leur visage, on lit l’indigence de la pensée. Ils montent dans une voiture traînée par deux chevaux noirs et maladifs ; derrière eux est un serviteur tenant une lanterne pareille à celle que la veuve suspend au-dessus de son enfant mourant de faim ; sur les panneaux de cette voiture, on voit des restes de dorure. Les roues gémissantes ont passé, et avec elles les deux têtes blanches et penchées ont disparu.
« Ce sont les successeurs des césars ! C’est le char de la fortune et des triomphateurs ! » dit le guide.
« Et le fils de la Grèce regarde et bat des mains ! »
Si saisissant que soit ce tableau final, si bien qu’il semble répondre aux préoccupations et aux passions du moment même que nous traversons, on aurait tort cependant d’y voir la pensée intime du drame, on aurait tort surtout de ne pas remarquer la transformation subie par le héros, car si Rome n’est plus reconnaissable, le fils d’Amphiloque, lui aussi, a bien changé pendant le long sommeil des siècles. Il ne hait plus la croix, « dont le sort lui paraît triste comme autrefois celui de son Hellade ; » sous les rayons de la lune, il a senti que le signe de la rédemption est saint à jamais, il l’a entouré de ses bras, et Masinissa s’est éloigné pas à pas… Là gît en effet la tendance du poèmes elle éclate surtout dans cette voix du ciel qui envoie Iridion vers la Pologne pour y subir une seconde et glorieuse épreuve.
« Va, lui crie la voix du ciel, va vers le nord au nom du Christ, va et ne t’arrête que dans le pays des tombes et des croix ! Tu le reconnaîtras au silence de ses guerriers et à la tristesse de ses petits enfans ; tu le reconnaîtras aux chaumières incendiées du pauvre, au palais renversé de l’exilé ; tu le reconnaîtras aux gémissemens de mes anges qui y passent la nuit. Va habiter parmi les nouveaux frères que je te donne ! Là sera ta seconde épreuve ! Pour la seconde fois tu verras l’objet de ton amour agoniser, transpercé, et tu ne pourras mourir, et les angoisses de milliers d’âmes s’incarneront en toi !
« Va et aie foi dans mon nom ! Ne songe point à ta gloire, mais au bien de ceux que je te confie. Sois calme devant l’orgueil, l’oppression et le mépris des injustes. Ils passeront, mais ma pensée et toi, vous ne passerez pas ! « Et après un long martyre j’allumerai mon aube au-dessus de vous, je vous donnerai ce que j’ai donné a mes anges il y a des siècles, le bonheur ! Ce que j’ai promis aux hommes du sommet du Golgotha, la liberté !
« Va et agis ! Alors même que ton cœur se dessécherait dans ta poitrine, alors même que tu douterais de tes frères, alors même que tu désespérerais de mon secours, agis, agis sans cesse et sans repos ! Et tu survivras à tous les vains, à tous les heureux, à tous les illustres ; tu ressusciteras non plus d’un stérile sommeil, mais du travail des siècles, et tu deviendras un des fils libres du ciel ! »
Tel est ce poème, dramatique d’Iridion dans son ensemble original et puissant. Qu’une telle œuvre ait été jusqu’ici à peu près inconnue de l’Occident, — si avide pourtant de connaître et de goûter les productions littéraires de tous les peuples, si près de réaliser cette « littérature universelle » (Weltitteratur) qui fut le rêve du vieux Goethe, — cela prouve combien durement pesait encore naguère sur la patrie du poète anonyme l’oubli du monde ; cela prouverait peut-être aussi combien la jouissance facile des productions légères et vides d’idées nous a rendus méfians pour toute œuvre sérieuse. Ce n’est pas dans tous les cas pour ceux qui prétendent pénétrer le sens de Faust et de Manfred que l’Iridion peut présenter la moindre des obscurités. Il est au moins certain que la Pologne a bien vite saisi l’idée dominante du poème et a démêlé facilement la signification profonde de cette allégorie, Le drame de l’auteur anonyme lui disait en effet que la douleur patriotique ne crée rien, quand elle n’est que la négation et la haine. Il lui disait de plus que l’ennemi peut retrouver une force de vie nouvelle et de rajeunissement là même où une vengeance peu scrupuleuse ne rechercherait contre lui que des armes mortelles, que Rome a rencontré une seconde ère de grandeur dans le christianisme, dont Iridion a cru pouvoir faire l’instrument de sa haine, ainsi qu’en rencontra une pareille l’ordre teutonique dans la réforme, ainsi que la rencontrera peut-être encore la Russie dans la civilisation matérialiste de notre siècle. Ce que la Pologne comprit surtout, ce fut cette voix mystérieuse qui envoyait Iridion vers le nord pour y subir une seconde épreuve, qui envoyait « au pays des tombes et des croix » cet idéal du patriotisme hellénique, du patriotisme le plus énergique et le plus beau qu’ait connu l’humanité, mais qui l’envoyait en même temps transformé, épuré de tout sentiment haineux et païen, illuminé par la foi chrétienne et soulevant la croix dans ses bras. La pensée nationale du Wallenrod subit ainsi une transfiguration morale et complète dans cette création de l’Iridion, après avoir eu sa transition dans la figure si admirable et significative du Robak dans le Sieur Thadée. Et, qu’on veuille bien le remarquer, cette épuration successive du sentiment patriotique dans la poésie ne s’accomplissait pas dans des temps relativement apaisés et recueillis : elle coïncidait avec une période de poignantes souffrances ; c’était l’époque des plus dures et des plus implacables persécutions qui aient marqué le règne de l’empereur Nicolas. L’année même où paraissait l’Iridion voyait s’ouvrir une adjudication assurément fort nouvelle dans les annales du monde : on mettait aux enchères publiques, à Varsovie et dans les principales villes du pays, le transport de milliers d’enfans polonais dans les steppes et aux monts Oural. Certes, si le sentiment de la haine nationale a jamais été permis aux poètes, c’était bien à ceux qui s’inspiraient de tant de souffrances infligées à une nation malheureuse, et c’est l’originale grandeur du poète anonyme d’avoir élevé précisément à une telle époque une protestation si énergique contre toute idée de vengeance, d’avoir placé l’éternel amour non-seulement, comme Dante, aux portes de la cité des douleurs, mais au plus profond même des cercles de l’enfer !…
La haine est impuissante, la vengeance ne crée rien ; pour triompher de l’ennemi, il ne suffit pas d’avoir des griefs légitimes, il faut encore le primer par la supériorité morale. — Tel fut l’enseignement que le poète anonyme donna à sa nation subjuguée… Mais comment arriver à cette supériorité ? comment s’y maintenir ? — Par le dévouement, répondait le poète, par le sacrifice ! Attendre la délivrance, non pas du mal qu’on pourrait souhaiter ou faire à l’oppresseur, mais du bien qu’on développerait dans son propre sein ; s’en rapporter à Dieu pour le moment de la justice définitive, et renoncer à tout travail de dissimulation et de conspiration, qui ne fait que ternir le caractère national et obscurcir la pureté de l’âme polonaise ; persévérer dans sa croyance malgré toutes les épreuves, défier le ciel par la foi qu’on a en lui, et dans les grandes occasions témoigner de sa vie en recevant la mort sans la donner, en allant au supplice comme les premiers chrétiens, la croix en main et la confession sur la lèvre, — c’est ainsi que le patriote inspiré comprenait ces devoirs de la servitude polonaise qu’il résumait par le mot de sacrifice. Autour de cette pensée rouleront désormais toutes les œuvres de l’auteur de l’Iridion ; elle les éclairera de ses rayons, elle en sera l’âme même. L’écrivain anonyme passa toute sa vie à développer cette doctrine sous les formes les plus variées, dans les créations les plus diverses ; on la retrouve dans la Tentation comme dans le Rêve de Cesara, dans la Nuit de Noël comme dans le Jour présent, dans le Dernier comme dans l’Aurore, les Psaumes de l’Avenir et le Resurrecturis.
Assurément, et abstraction faite du talent qui éclate dans ces diverses œuvres, il y a quelque chose d’imposant rien que dans cette persévérance à prêcher une idée aussi en dehors des procédés ordinaires du temps où nous vivons. Il fallait de plus un grand courage et une foi non moins grande pour tenter de convertir à une telle doctrine un des peuples les plus bouillans et les plus fougueux de l’univers. Aussi quel art, quelle passion n’employa-t-il pas pour persuader à la nation les vérités dont il se sentait pénétré ! Que la Pologne fût une fois affermie dans cette croyance au martyre pur et fécond, et le poète ne craignait plus pour elle ni les revers de la fortune ni les tentations du désespoir ; il acceptait même avec joie tout ce qui la séparait des vivans, tout ce qui la rendait étrangère aux heureux de ce monde. Qu’importe à la Pologne que d’autres la déclarent « aussi obstinée qu’impuissante, » qu’ils lui crient de s’arranger pour mourir au plus vite et ne plus les importuner par le râle de son agonie ? Les temps viendront où ces raffinés et ces endurcis la supplieront de se lever et de marcher ! En attendant, il faut subir avec calme jusqu’à ces outrages prodigués au malheur, regarder fièrement en haut « comme une orpheline seule à le droit de regarder, » et à l’orgueil insultant opposer une dignité silencieuse. « L’ange de l’orgueil avant sa chute, dit-il quelque part, avait une sœur dans le ciel, qui y est restée, — et elle se nomme la dignité ! »
Cette idée de sacrifice et de dévouement, le poète ne se bornait pas à la prêcher pour le présent et l’avenir : il voulut l’étendre jusqu’au passé de son peuple, la lui présenter comme l’âme même de toute son existence séculaire. Avec autant d’art que de conviction, il s’efforçait de prouver que la Pologne a de tout temps réalisé l’idéal d’une nation chrétienne, toujours désintéressée pour elle-même, toujours dévouée à l’humanité, et il en trouvait la preuve jusque dans les calamités qui ont fini par accabler le pays. Là est le seul côté contestable de sa généreuse doctrine ; là même, à certains égards, est ce qu’elle a de dangereux. On ne peut nier que l’histoire de Pologne ne porte en elle un grand cachet de générosité chevaleresque et de sacrifice. Ce peuple a toujours défendu le christianisme contre ses plus dangereux ennemis, ne déniaisant rien à l’Europe en échange des services rendus, ne prétendant à aucun salaire, ne s’étonnant même pas de l’ingratitude. Notons aussi que l’histoire de ce pays n’a jamais connu ces cruautés, ces régicides, ces révolutions de palais et ces guerres de religion qui ont ensanglanté les annales de tant de peuples, et que la Pologne a toujours donné un asile généreux à toutes les victimes de la persécution : c’est dans son sein que se réfugiaient les Juifs, les émigrés des guerres des hussites, de la réforme et de trente ans, et ils y ont trouvé non-seulement la tolérance la plus large, mais même la faculté étrange de se régir d’après leurs lois, propres il faut bien le dire toutefois, plus d’un de ces mérites tenait d’un défaut autant que d’une qualité, et a été plutôt l’effet d’une générosité irréfléchie que le résultat d’une volonté ferme et raisonnée. C’est une vertu en définitive, si l’on veut, mais une vertu singulièrement favorisée par l’imprévoyance et l’insouciance de l’esprit national. Si donc le penseur ne peut accepter sans réserve cette glorification d’un peuple dans tout son passé, il protestera bien plus énergiquement encore contre l’extension de cette idée aux temps mêmes de la décadence, contre cette image du Christ des nations à laquelle l’auteur de l’Aurore et des Psaumes a donné un développement si étrange. La Pologne, selon l’auteur anonyme, n’a pas seulement été crucifiée comme le Christ pour ressusciter comme lui, elle est morte aussi volontairement pour racheter les péchés des autres nations, elle est morte pure de toute faute et de tout reproche !… Est-il besoin de réfuter une telle doctrine ? Outre ce qu’elle a de profondément orgueilleux et peut-être même d’irréligieux, elle blesse la vérité historique et cache plus d’un poison pour ceux-là mêmes dont elle est destinée à raviver la foi.
Malheureusement la Pologne n’a que faire de prétendre expier les fautes des autres nations ; elle ne plie déjà que trop sous le fardeau de ses propres fautes. Elle n’a pas le droit de se proclamer innocente de ses calamités : elle y a contribué pour la plus grande part ; elle fut coupable d’une inertie immense, d’une insouciance frivole, d’un laisser-aller honteux. Tout cela ne justifie en rien sans doute le meurtre commis sur elle, et ce meurtre est d’autant plus odieux qu’il fut consommé au moment où la Pologne commençait à se relever, à sortir de sa torpeur anarchique, au moment où elle se donnait cette constitution du 3 mai 1791 qui sera son éternelle défense contre le dénigrement ; mais ce généreux effort même, ainsi que toutes les tentatives qui l’ont suivi depuis plus d’un demi-siècle, prouve que la Pologne avait beaucoup à réparer, beaucoup à apprendre et à oublier. Ce n’est pas en s’aveuglant sur ses anciens travers, c’est au contraire en s’éclairant sincèrement sur les fautes commises, et en les condamnant, qu’elle est parvenue à se sauver du désastre et à se concilier les sympathies de tous les esprits honnêtes. Puisque la Pologne et ses poètes aiment tant à invoquer la Bible et à parler du peuple de Dieu, il serait peut-être utile de rappeler que le peuple d’Israël a précisément laissé dans le livre des livres l’exemple de ses trois grands prophètes, dont la réunion forme un ensemble complet d’une poésie inspirée par un patriotisme ardent. C’est d’abord Isaïe, qui flétrit les fautes de la nation et prédit le châtiment ; c’est ensuite Jérémie, qui, le joug une fois apesanti, pleure sur les ruines de la cité jadis si puissante ; c’est enfin Ézéchiel, qui, dans la captivité de Babylone, a des extases sublimes et voit rebâtir la ville et le temple. Or les Jérémies n’ont certes pas manqué à la Pologne, non plus que les Ézéchiels ; mais ce qui lui a manqué jusqu’à présent, c’est un Isaïe à la langue de feu, c’est un Dante courageux et impitoyable qui lui ait dit hardiment des vérités douloureuses, mais salutaires, qui ait osé sonder ses plaies au lieu de les caresser…
C’est surtout dans le poème de l’Aurore (1843) que l’auteur anonyme a déposé ses vues sur le passé et l’avenir de sa nation dans toute l’exaltation de ses généreuses erreurs, et ce poème a de plus cet intérêt, qu’il est comme le monument d’une passion du cœur ; c’est la seule œuvre où l’auteur ait donné place à des épanchemens intimes, à un sentiment personnel, épanchemens d’ailleurs qui n’ont rien de vulgaire, qui prennent au contraire une forme des plus poétiques et des plus élevées. De même que Dante fait de Béatrix le symbole de sa foi, la figure de la théologie, le poète anonyme fait de sa bien-aimée comme l’image et l’idéal de ses patriotiques aspirations. Il le dit expressément : il a passé par l’enfer comme Dante, et comme lui il a eu pour guide une dame de grâce et de miséricorde,… « une Béatrix aussi belle que l’autre, mais bien plus chrétienne, car elle n’a pas choisi le ciel pour demeure, pour abri contre les souffrances d’ici-bas ; elle est restée avec son frère sur la terre. » Ils se sont rencontrés, tristes et sombres, dans des sphères élevées, « comme deux nuages noirs qui, se rencontrant dans les airs, déversent des torrens de pleurs, mais font aussi jaillir l’éclair qui perce la voûte du ciel et laisse entrevoir la demeure flamboyante de Dieu. » C’est donc cette Béatrix qui est la confidente de toutes ses pensées sur la patrie ; c’est à elle qu’il raconte toutes ses émotions, tous ses pressentimens ; sa nation et sa maîtresse se confondent dans cette suite de canzone intitulée l’Aurore. Le poème commence par la description d’une de ces belles nuits d’Italie qui ont déjà éveillé tant d’émotions profondes. Perdu dans une douce extase, le couple amoureux aspire les suaves fraîcheurs de l’air et regarde l’immense voûte étoilée. Quel calme ! quelle paix divine ! L’univers est comme une harpe immense, un chant grandiose s’élève, le chant de l’accord, de l’harmonie des sphères… Mais dans cet accord un ton ne manque-t-il pas ? Dans ce faisceau de lumière un rayon n’est-il point brisé ? « O ma sœur, dis le ton échappé à la harpe de la vie ; indique l’étoile éclipsée, mais certes non éteinte ; prononce, prononce ce nom : Pologne ! Dieu nous écoute peut-être à une telle heure, et il recueillera de tes lèvres ce ton perdu, le renfermera de nouveau dans son hymne splendide… Ah ! ta bouche tremble, et ta poitrine oppressée peut à peine laisser échapper un soupir… Dieu te comprendra, ma sœur ; Dieu sait bien que le soupir, c’est aujourd’hui le seul nom de ta patrie ! » Ce n’est là que le point de départ de cette série de chants où le poète peint avec une pathétique inspiration les malheurs du présent, les gloires du passé, les espérances de l’avenir. « Nous sommes nés orphelins, dit-il à sa bien-aimée en parlant des générations actuelles ; enfans posthumes, nous avons eu pour berceau la tombe même de notre mère ; le doux regard maternel n’a jamais illuminé nos sourires innocens ; ce n’est point sur un sein palpitant, mais sur la pierre froide des cimetières que se reposèrent nos jeunes têtes. »
Une des plus belles de ces canzone est celle où le poète évoque de leurs tombeaux les anciens sénateurs et les héros de la Pologne, les capitaines illustres et les rois glorieux. Couverts de leurs armures d’acier et de leurs casques rouilles, ils se dressent en un cortège immense, et devant cette grande diète des ombres le poète, d’abord découragé, accusant presque les aïeux d’avoir dépensé l’héritage de leurs enfans, puis ranimé à l’espérance par la voix d’un des héros les plus purs de la patrie, Etienne Czarniecki, — le poète, disons-nous, reprend cette idée favorite du « Christ des nations. » Ce n’est pas seulement la Pologne qu’il voit, c’est l’humanité entière qu’il embrasse. Ici » comme dans plus d’une de ses œuvres, l’écrivain se complaît à comparer notre époque à celle qui a précédé l’ère chrétienne, et les analogies ne lui manquent point. Alors comme aujourd’hui, des guerres sociales avaient bouleversé le sol et ruiné les institutions antiques ; alors comme aujourd’hui, un césar apparut, un génie de guerre et de gouvernement, qui arrêta la société sur l’abîme, rétablit l’ordre matériel et inaugura une époque de grand épanouissement pour une civilisation matérialiste. Alors comme aujourd’hui, le malaise était général ; l’humanité souffrait dans son âme et pressentait un grand changement moral. Un homme vint enfin pour enseigner à ses semblables une loi inconnue d’amour, pour abolir l’esclavage, pour prêcher la fraternité entre les individus. Il fut crucifié, mais il ressuscita, et sa loi régna sur la terre. Cette loi règne encore aujourd’hui ; malheureusement, si la doctrine divine du Sauveur a changé et amélioré les relations entre les individus, elle n’a pas pénétré les rapports entre les nations : celles-ci se régissent toujours par le droit ancien, le droit païen, celui de la conquête et de l’oppression. Un seul peuple n’a pas suivi cet exemple ; son histoire est restée pure de toute injustice internationale ; il a toujours pratiqué la loi du Christ, dans les affaires de ce monde, il n’a jamais subjugué ni lésé aucun de ses voisins, il n’usa de sa puissance que pour protéger les faibles, pour se dévouer au salut des autres, et ce peuple a été crucifié comme le fut le Sauveur. Les dernières canzone célèbrent la résurrection de ce martyr, et avec elle un nouveau règne d’amour entre les nations, la fraternité des peuples couronnant et réalisant la fraternité des hommes enseignée par le Christ. Comme émotion profonde, comme richesse d’images, comme pureté de formes, l’auteur anonyme n’a rien écrit qui ait surpassé ce poème de l’Aurore, et il semblait y dire un éternel adieu à la poésie quand, enivré par cette vision d’un avenir magnifique et prochain, il s’écriait dans la strophe finale, que tant de cœurs répétèrent alors avec enthousiasme : « Toute notre âme, ô ma sœur, nous l’avons épanchée dans cet hymne ; trêve maintenant à la lyre, et trêve à la parole ! Que des enfans s’amusent encore à fredonner : d’autres voies sont ouvertes devant nous ; périssez, mes chants, et levez-vous, mes actions ! »
Illusion de poète que partageait de plus alors une grande partie de la nation, et qui ne tarda pas à être suivie d’une déception amère ! Le cri n’était pas moins l’expression d’un pressentiment vrai. Des voies nouvelles devaient en effet s’ouvrir bientôt devant l’auteur anonyme, et nous touchons ici à la dernière période de l’activité poétique de l’écrivain, la plus mêlée aux événemens du jour et la plus douloureuse de toutes, car elle fut liée à une catastrophe terrible, à un grand malheur national.
Émue et charmée par les, accens du poète anonyme, la Pologne fut d’abord pourtant loin de le suivre dans les régions épurées de vie morale qu’il lui indiquait. Pour ses aspirations, elle en était encore aux illusions du comte Henri dans sa jeunesse, et Pancrace même se dessinait à l’horizon sans l’effrayer trop. La révolution de 1831 avait eu pour effet de jeter des milliers de Polonais dans cette France alors profondément remuée par des passions républicaines. L’émigration s’était abreuvée largement à cette source bouillante et trouble, et une propagande démocratique, qui a eu ses héros, qui a eu même ses martyrs, mais surtout ses adeptes aveugles, imbus de toutes les doctrines de la terreur, avait conquis bientôt une influence immense sur le pays. Que ce mouvement eût des mobiles généreux, un désir impatient de délivrer la patrie, un intérêt vif, quoique peu éclairé, pour la cause des paysans, certes nous sommes loin de vouloir le nier ; mais il est également hors de doute que la déclamation creuse et surtout la manie enfantine de singer le radicalisme de l’Occident y eurent la plus grande part. C’est ainsi par exemple que les démocrates polonais imitèrent leurs frères de France dans leur haine contre le catholicisme, et sapèrent les idées religieuses de la nation au moment même où l’empereur Nicolas, bien plus avisé que ces patriotes exaltés, renouvelait contre l’église polonaise les plus rigoureuses persécutions. Les esprits forts, les coryphées de la propagande ne se firent pas même faute d’afficher les doctrines les plus matérialistes et de proclamer une incrédulité cynique. « Ils voulaient la résurrection d’un peuple, devait dire plus tard à ce sujet le poète anonyme, et ils ne croyaient même pas à l’immortalité de l’âme ! » Mais ce fut surtout en prêchant la haine contre la noblesse, signalée comme « la classe corrompue et pourrie, ennemie du peuple et obstacle éternel à tout progrès, » que la démocratie polonaise montra à quel point l’esprit d’imitation avait étouffé en elle, non-seulement tout sens d’équité, mais jusqu’à la notion de la plus évidente des réalités, car s’il y a quelque chose d’évident au monde, c’est que la noblesse polonaise ne ressemble en rien à celle de tout autre pays d’Occident. Elle en diffère déjà par le nombre : elle n’est point une classe, mais toute une population. Dans le passé, elle a été le seul élément en qui ait pu se développer dans toute sa plénitude la conscience de la nationalité : dans le présent, c’est encore elle, c’est-à-dire la classe des propriétaires, qui porte principalement dans son sein la tradition historique aussi bien que le vif sentiment de l’avenir. Elle constitué la force morale et intelligente du pays, elle est tout simplement son tiers-état (la Pologne n’en a pas encore d’autre), et au lieu d’être opposée aux principes modernes, elle ne penche que trop vers les idées extrêmes. Prêcher la destruction de cette noblesse, c’était tout simplement, comme l’a dit avec justesse le poète anonyme, « vouloir se suicider, puis, après s’être suicidé, vouloir agir et vaincre ! » C’est pourtant ce que recommandait la propagande démocratique ; elle invitait le peuple à délivrer la patrie, à se lever comme un seul homme, à se défaire au premier moment de l’insurrection de tout propriétaire suspect, à se partager les terres de la noblesse, qui n’aurait droit à la vie nationale qu’autant qu’elle deviendrait peuple elle-même. Ce qu’il y a de tragiquement bizarre dans toute cette œuvre déplorable, c’est que ses apôtres aussi bien que ses adeptes dans le pays furent eux-mêmes des hommes de la noblesse, car la propagande démocratique n’avait nulle action sur les paysans, ni par ses publications, ni même par ses émissaires ; elle s’adressait aux propriétaires, aux gentilshommes, et c’est parmi eux qu’elle trouvait un accueil empressé et qu’elle organisait une vaste conspiration, prête à éclater au signal donné. Que la noblesse du pays acceptât alors si bénévolement et presque si universellement un mot d’ordre venu de Paris, et qui était pour elle le signal de la spoliation et de la mort, cela prouve certes de sa part un grand défaut d’intelligence politique, cela prouve peut-être aussi dans quel profond désespoir la domination étrangère avait jeté le pays ; mais cela devrait prouver surtout combien injustes éternelles furent alors, comme le sont encore aujourd’hui, les déclamations des radicaux de l’Occident contre l’esprit aristocratique et égoïste.de cette pauvre noblesse polonaise, généreuse jusqu’à accepter le communisme,, dévouée à la patrie jusqu’à souscrire à son suicide, et que les puissances du Nord lors du partage, ainsi que Nicolas en 1831, dénonçaient à leur tour comme jacobine.
Il est difficile de concevoir la rapidité et l’extension de ce mouvement démocratique qui emportait alors la Pologne, et dont le dénoûment ne pouvait être, pour tout esprit un peu clairvoyant, qu’une insurrection impuissante aggravée d’un déchirement social horrible. Spectacle émouvant que celui de la situation faite au poète anonyme dans ces événemens ! On ne saurait nier que sa poésie, belle et magnanime entre toutes, n’ait pourtant péché en général, surtout dans les compositions qui suivirent l’Iridon, par un excès d’optimisme spirituel ; elle oubliait trop les conditions de ce monde, elle évangélisait et angélisait les hommes, sans beaucoup penser à leur condition et à leurs devoirs de citoyens, et l’influence de ces œuvres est encore aujourd’hui, à plus d’un égard énervante sur les jeunes esprits. Eh bien ! le poète devait être rappelé de ces sphères éthérées et nuageuses par la plus cruelle des réalités, et l’espace de deux ans sépara seulement les enivremens extatiques de l’Aurore des lamentations déchirantes des Psaumes de l’Avenir (1845). Le « Christ des nations, » qu’on avait proclamé prêt à ressusciter et à porter une vie nouvelle au genre humain, il fallait maintenant le préserver du suicide ; le peuple qu’on avait glorifié comme devant enseigner au monde la grande loi de l’amour, il fallait maintenant l’empêcher de commettre le crime de Caïn !… Le poète ne recula pas devant ce devoir douloureux, et, si l’on tient compte de sa situation personnelle et de l’état général des esprits alors, ce fut de sa part un grand acte de courage civique ; il y déploya tout ce que son cœur possédait de feu, d’éloquence, de larmes et de raison. Les deux premiers hymnes se tenaient encore dans les sphères de l’avenir, et représentaient à la nation l’idéal qu’elle avait mission de réaliser ; mais dès le troisième psaume le poète abordait la question brûlante du moment, prenait corps à corps la propagande néfaste et prononçait hardiment ce mot du « massacre de la noblesse, » qui était dans la logique de la nouvelle doctrine aussi bien que dans celle des événemens. à ces conventionnels de convention, qui invoquaient toujours les « actes vigoureux » de la terreur, il criait que ce n’était pas une action qu’un massacre puéril, et qu’on ne se régénérait pas par la destruction, qu’il n’y avait qu’une seule loi vraie de salut public pour la nation : « la noblesse polonaise avec le peuple de la Pologne. » Après avoir ainsi rappelé les éternels principes de justice et d’humanité, le poète prend la défense de cette noblesse polonaise si décriée par le radicalisme aveugle. N’est-ce pas elle « dont la poitrine fleurit toujours en cicatrices ? » N’est-ce pas elle qui s’est de tout temps offerte en holocauste sur l’autel de la patrie ? Qui donc a toujours combattu et toujours souffert ? Qui, dans la grande diète de 1791, a ouvert au peuple les portes dorées de l’avenir ? N’est-ce pas cette race maudite de la noblesse, race qui n’a jamais connu de trêve avec l’oppresseur, qui fut moissonnée sur tout champ de bataille, et qui a peuplé la Sibérie ?…
« Partout, partout sur ce globe, je vois les traces de mes frères, et vous ne les effacerez pas par vos paroles ! Ce sont eux qu’a persécutés le monde, ce sont eux qu’a torturés le bourreau, ce sont eux qui errent dans les neiges polaires, qui encombrent les cachots de la citadelle !
« Sur les hauteurs arides des Alpes, sur les azurs ondoyans de la Méditerranée, sur les Apennins de l’Italie, sur les sommets des sierras d’Espagne, sur les plaines vastes de la Germanie, sur les glaces des pays moscovites, sur les champs de la France amie, sur toute terre, sur tout flot, ils ont répandu la semence de la patrie future, semence divine, sang des martyrs, et vous êtes les fils de ces douleurs ! »
Ce n’est rien que la persécution pour le poète anonyme ; le mal terrible, c’est l’obscurcissement de la vérité, c’est l’altération du sentiment de la vie dans l’âme nationale sous l’influence d’idées funestes. « Ah ! l’esclavage distille un venin qui décompose jusqu’à l’âme ! dit-il : ce n’est rien que la Sibérie, ce n’est rien que le knout et les tortures qui brisent le corps ; mais l’esprit de la nation, quand il est empoisonné, voilà bien la plus poignante des douleurs ! » Et le poète conjure sa patrie de repousser ces maximes perverses, ces inspirations de la démence. « Permis aux démagogues de hurler, permis aux jésuites de chuchoter qu’un but élevé et mystérieux peut justifier des moyens infâmes, que le règne de Dieu peut sortir de l’enfer, que le bonheur de tous vaut le meurtre, de quelques-uns, et que l’amour peut naître d’une œuvre de haine… Non, non ! on n’édifie rien avec de la boue, et la plus haute sagesse, c’est la vertu ! »
Ainsi continuait le patriote inspiré, invoquant les souvenirs les plus glorieux du passé pour le salut du présent, passant des éclats de la colère aux accens de la pitié, et mettant toutes les richesses de sa fantaisie au service du bon sens. Ce fut une voix dans le désert ; elle se perdit sans écho, au milieu de la prostration des gens clairvoyans et du silence dédaigneux du parti de l’action. Ainsi que cela n’arrive que trop souvent dans les temps d’effervescence générale, l’auteur ne fut point jugé, ni même discuté, il fut classé : on le rangea parmi les ennemis du progrès, parmi les adversaires du peuple, et tout fut dit alors. Il se trouva pourtant un homme pour donner la réplique au chantre des Psaumes, pour défendre l’honneur de la propagande ainsi dénoncée, pour « venger le peuple outragé, » et cet homme était, lui aussi, un poète, un ami naguère encore cher à l’auteur anonyme. Esprit ardent et chagrin, rongé par un mysticisme sombre et bien plus encore par un orgueil jaloux à l’excès, envieux jusqu’au dénigrement, joignant du reste à une imagination splendide une puissance de parole que personne n’a égalée, pas même Mickiewiçz, Jules Slowaçki entra tout à coup en lice, et apporta à la propagande, qui lui était restée jusqu’alors étrangère, l’appui de son talent superbe. Colère, raillerie, allusions déguisées et emportemens fougueux, souffrances vraies et douleurs factices, il fit usage de toutes ces armes, toujours brillantes et parfois empoisonnées, dans sa Réplique à l’auteur des Psaumes.
Résumons brièvement cette Réplique, qui est un des élémens importans de ce débat caractéristique. Slowaçki en appelait de l’auteur des Psaumes aux visions mêmes de l’Aurore, à ce cri final invoquant les « actions, » en même temps qu’il raillait cruellement les doctrines séraphiques du noble rêveur. L’arme à double tranchant reluit dès le début. « A t’en croire, mon gentilhomme, ce serait donc notre vertu à nous que d’endurer patiemment l’esclavage ? Tu transformes notre triste existence dans cette vallée de pleurs en une vie de purs esprits dans la lune argentée ; d’une voix d’enfant, tu cries : L’action, l’action, l’action !… la nation se dresse, et voilà que tu trembles tout à coup, quand apparaît la face du peuple, et que du buisson qui s’embrase commence à retentir la voix de pieu ? » — Autrefois, poursuit Slowaçki, les élus de la grande poésie étaient toujours les premiers à proclamer les vérités nouvelles et à entraîner les masses au combat. Aujourd’hui quoi ! voilà un grand seigneur, un grand chanteur, qui se pose en prophète du peuple, mais en prophète fashionable, à la mode du beau monde ! Dans son char poétique ; il a placé le Christ comme Ovide son Phaéton, et il parcourt avec des chevaux couleur de rose les espaces vaporeux d’un idéal inoffensif. Quand l’univers se consume dans la souffrance, quand monte la marée des actions, le voilà qui se met en travers comme une borne, défend au siècle de marcher, et de sa poitrine agitée par la peur il ne peut plus pousser que ce cri rauque : « Au nom du dieu rouge, qui que tu sois, ne tue pas la noblesse ! » La noblesse, mais où la trouver ? A quel signe la reconnaître ? — Dans une strophe célèbre, Slowaçki, qui plus d’une fois s’est souvenu de sa noble origine, nie que la noblesse polonaise existe encore, et ne fait qu’une exception injurieuse pour le prince Czartoryski, en lui attribuant dès ambitions dynastiques : — misérable accusation que lançaient toujours au patriote éprouvé d’ingrats compagnons d’exil.
« Autrefois vous étiez nombreux en effet ; autrefois il y a eu des centaines de milliers de vos nobles, nobles par le cœur et par l’attitude ! De nos jours je n’ai connu qu’un seul gentilhomme, le pays entier n’en a pas vu d’autre. Lui seul, par le supplice du cœur, par les intentions, sinon par le succès, par une tristesse grande, silencieuse et fière, par une main toujours pleine de dons, par une gloire sourde, antique, il fut un gentilhomme et eut le droit de se dire tel… Aujourd’hui lui-même, le seul, l’unique, il a abandonné vos rangs ; lui-même ne tient plus à sa dignité : il est allé pourrir parmi les rois ; il n’est plus, et vous n’êtes plus ! »
C’est d’ailleurs l’éternelle tactique des révolutionnaires de présenter leurs programmes sous les dehors les plus inoffensifs, et Slowaçki n’a garde de négliger ce moyen. Il demande hardiment au poète « où donc il a entendu parler de massacre, » qui donc a menacé du couteau ? Visions de cerveau troublé que tout cela, hallucination d’une fantaisie effrayée ! « Une note plaintive de l’Ukraine a peut-être passé par les airs, une dumka célébrant les luttes anciennes des Zaporogues, — et tu as eu peur, fils de noble ! — Ou bien encore un beau matin un rayon de soleil est entré dans la chambre du psalmiste, a percé les rideaux cramoisis du lit somptueux, et le seigneur poète, brusquement réveillé, a cru voir rouge, — et tu as eu peur, fils de noble ! » Le refrain ironique revient ainsi plus d’une fois et aboutit à ces paroles, dont on comprendra aisément la cruauté venimeuse : « Tu dois respect à tes parens ; or le peuple polonais, c’est ton père, tu n’en as point d’autre. Crains-le ! » Pourtant Slowaçki, en défendant la démagogie de toute pensée vengeresse, a soin de ne point trop nous tranquilliser ; il rassemble au contraire tous les traits de son imagination fougueuse pour peindre l’état de misère et de souffrance dans lequel gémit la société : l’abaissement des caractères, l’éclipse profonde de la justice, les horreurs de la tyrannie, l’insolence du riche, l’agonie du pauvre. Pour redresser le monde moral sorti de son orbite, pour arracher l’humanité à cet abîme de honte et d’opprobre, qui sait ce que jugera nécessaire l’Esprit, « l’éternel révolutionnaire, qui torture les corps et délivre les âmes ? » Le soleil se lève toujours dans des nuages de pourpre, et toute aurore a été sanglante !
La réplique de Slowaçki n’avait pas encore eu, le temps de percer dans le public, que déjà les événemens. s’étaient chargés de donner à l’auteur des Psaumes une réponse bien autrement sérieuse. L’insurrection préparée de longue main par la propagande avait enfin éclaté, et elle se montra aussi impuissante contre l’ennemi que meurtrière, pour la nation. Ce fut surtout en Galicie que le désastre éclata dans toute sa grandeur et sous une forme tout à fait nouvelle. Là une bureaucratie aussi violente que perfide s’était bien gardée de prévenir l’explosion : elle avait au contraire alimenté lentement le feu souterrain et s’était donné le temps de finir l’éducation des paysans, si heureusement commencée par la propagande. Puisque les propriétaires étaient décidément, et de leur aveu même, les ennemis farouches du peuple, ne valait-il pas mieux en finir tout de suite par une justice terrible, que le gouvernement paternel serait tout prêt à seconder, en payant même chaque tête de noble d’une bonne somme de florins, et en facilitant encore la chose par une suspension des commandemens de Dieu pour quinze jours ? Que la cour de Vienne ait reconnu de la sorte les services que lui avait autrefois rendus la nation de Sobieski, c’est là une de ces immenses ingratitudes qui, pour ne plus étonner de sa part, n’ont pas moins laissé un souvenir profond. Et qui en voudra aux Polonais de voir dans les calamités qui depuis cette date néfaste de 1846 ont successivement accablé la maison de Habsbourg le juste châtiment de l’un des plus grands crimes enregistrés par l’histoire ? L’effet des massacres de Tarnow et de Rzeszow fut immense en Pologne, et le découragement tel que ne le connut jamais ce pays, même après les plus grands désastres. Disons-le sans détours : la Pologne saigne encore aujourd’hui de cette plaie de Tarnow et de Rzeszow ; les massacres de Galicie pèsent encore sur elle comme un souvenir et comme une appréhension ; ils l’ont rendue immobile pendant quinze ans, et à l’heure même qu’il est ils ne cessent de paralyser son action.
La jacquerie de 1846 fut suivie d’une prostration des âmes qui se traduisit par un silence morne dans la sphère de la pensée. Ce silence dura longtemps, et ne fut interrompu pour un moment que par ce phénomène caractéristique de la Lettre d’un gentilhomme polonais au prince de Metternich[4], où le marquis Wielopolski, devenu depuis si fameux, posa pour la première fois sans ménagement, avec un désespoir concentré, la question de l’anéantissement volontaire dans le sein d’un panslavisme vengeur. On se doutera facilement de quel poids étouffant les événemens de 1846 durent accabler l’âme du poète anonyme. Il ne recouvra la parole qu’au bout de deux ans, et il commença alors une nouvelle série de Psaumes, où il s’efforça de verser du baume dans les plaies encore saignantes et de rallumer l’espoir dans les cœurs meurtris. Il devait une réponse à Slowaçki, et il la fit avec mesure, avec force pourtant, mais aussi avec tristesse. Le reproche de lâcheté que lui avait fait Slowaçki pesait surtout au descendant des chevaliers de Bar. « C’est donc la peur, dis-tu, qui a parlé par moi, alors que je pressentais que nous allions vers les ténèbres et non vers la lumière, et que le peuple pourrait bien se déshonorer ? Tu dis vrai : il y a un certain courage dont, pour ma part, je ne m’enorgueillirai jamais. Moi, je tremble devant le supplice de mes semblables ; je n’aime point à pousser dans l’abîme. à la vue de l’opprobre, une frayeur divine s’empare de mon cœur ; les assassins ne me seront jamais des frères : j’aime le sabre, je rougis du couteau ! » Puis l’auteur anonyme élève le débat et discute toutes les théories destructives de Slowaçki, notamment celle de « l’Esprit, éternellement révolutionnaire et torturant les corps pour délivrer les âmes. » Il fait appel à la régénération par l’amour, par un développement continu. « Et c’est là aussi un grand péché, ô poète, dit-il ingénieusement, de ne parler toujours que de l’Esprit, et d’oublier qu’il procède du Père et du Fils, » de faire abstraction des générations passées et de renier le travail douloureux des siècles.
La solution de continuité entre les époques qui ont précédé et suivi la révolution, la rupture de toutes les traditions, l’absence de racines dans les entrailles de l’histoire, qui fait dessécher ou tomber cet arbre de la vie nouvelle que nous ne cessons d’arroser de nos larmes et de notre sang, tout cela a été plus d’une fois remarqué et déploré de nos jours, surtout après que la catastrophe de février nous eut amenés à scruter plus profondément le problème de notre existence moderne et à rechercher les causes intimes du malaise moral dans lequel nous nous débattons. Ces vérités n’étaient pas si généralement aperçues lorsque le poète les exposait dans ses Psaumes, et dans tous les cas il savait leur donner une forme ingénieuse et émouvante qui n’était qu’à lui. Il voyait en outre le gouffre s’élargir de plus en plus entre les classes supérieures et intelligentes et les classes inférieures, les unes condamnées à reculer pour conserver, les autres ne pouvant espérer de conquêtes qu’en marchant en avant vers l’inconnu, et il pressentait le conflit possible imminent, entre les deux grandes factions européennes ; mais dans ce conflit même il trouvait de la place pour l’espoir : il espérait dans sa patrie. Il croyait la Pologne destinée à contre-balancer, par la nature de ses instincts et l’influence de ses actes, « les atroces lâchetés du parti rétrograde aussi bien que les épouvantables fureurs du parti radical. » C’est ainsi que l’auteur des Psaumes revenait après un long détour, et par-dessus même le gouffre sanglant de Tarnow, aux visions radieuses de l’Aurore, et qu’il s’écriait, après comme avant le massacre : « O ma patrie, regarde et espère ; l’amour sans bornes, c’est la vie sans fin !… » On jugera comme on voudra ces espérances du poète ; mais on s’inclinera toujours devant la foi et la charité qui ont pu inspirer de telles paroles après de telles épreuves.
Au moment où paraissaient ces nouveaux Psaumes, la révolution de février éclatait, et bientôt elle eut son contre-coup jusque dans la capitale de l’Autriche. Le poète anonyme suivait les événemens sans en méconnaître certes la gravité, mais sans se faire la moindre illusion. Fidèle à son système, il concevait l’époque présente comme l’enfantement douloureux d’une seconde ère chrétienne. Comme préparant « une nouvelle éruption du christianisme, » pour parler le langage de M. de Maistre ; il voyait même dans le cataclysme de 1848 l’annonce du jugement de Dieu « sur les deux mille ans qu’a vécu la chrétienté, » et d’une palingénésie selon l’Évangile ; mais dans l’avenir le plus rapproché il ne distinguait que des malheurs. Les nations lui semblaient aussi peu sages que les gouvernemens. « Il n’y a pas de privilège devant vous, ô Seigneur ; peuples aussi bien que rois, dès qu’ils vous deviennent infidèles, sont également destinés à déchoir, — puisque vos anges mêmes sont déchus par myriades 1 ». Dès les premiers jours de la révolution de 1848, il prédit les horreurs de juin dans un tableau fatidique. Ses pressentimens allèrent bien plus loin encore, et il crut pouvoir annoncer le moment prochain où l’Occident, sapé dans ses bases et troublé dans sa foi à la Liberté, croirait, à la vérité « de celui qui est resté seul inébranlé sur le cocher de Pétersbourg, » Ce sera alors, affirmait le poète, la dernière et la plus cruelle épreuve pour la Pologne crucifiée, et il conjurait sa patrie de garder dans ce moment suprême sa religion intacte, de conserver dans toute sa pureté cette « âme polonaise, » qui sera tentée par les deux forces opposées et également brutales : le panslavisme des tsars et le radicalisme de l’Europe. Il y a quelque chose d’étrangement émouvant dans le début même du célèbre psaume de la bonne volonté, où le fils d’une nation saignante encore d’un massacre, comptée pour morte, dépouillée de tous les biens de la terre, où le fils d’une telle nation s’écrie : « Vous nous avez tout accordé, ô Seigneur, tout ce que vous pouviez nous donner du trésor éternel de la grâce !… Alors même que nous fûmes descendus dans la tombe, vous nous avez maintenus vivans dans les grandes luttes du monde ; nous n’étions plus, et nous fûmes pourtant présens à toute action glorieuse, sur tout champ de bataille, avec notre aigle d’argent et notre lame d’acier ; vous nous avez ôté la terre, vous nous avez abaissé le ciel, et votre cœur immense nous a couverts partout ; cadavres en apparence, nous fûmes des esprits en réalité. » Pour cette Pologne, à laquelle le Seigneur a tout accordé, le poète ne demande plus, qu’une dernière grâce : une volonté pure et sincère au milieu de l’ébranlement du monde » une volonté qui sache n’avoir recours qu’aux actions saintes aujourd’hui que viennent les tentations extrêmes… « Aujourd’hui que votre jugement a commencé dans les cieux suivies deux mille ans qu’a vécu la chrétienté, accordez-nous, ô Seigneur, dans ce moment suprême » de nous ressusciter nous-mêmes par des actions saintes ! » Cette prière revient à des intervalles divers dans le psaume majestueux, dont le rhythme coule lent et grave comme les accords de l’orgue ; elle revient au moment le moins attendu, et cependant toujours admirablement préparée, amenée par l’enchaînement musical de la pensée plutôt que par son développement logique, rappelant la contexture d’une fugue de Bach et en produisant l’effet magique. Un tableau merveilleux de sentiment catholique clôt cet hymne. On sait le culte qu’a toujours porté la Pologne à la mère du Christ. Le poète représente la reine céleste de Pologne plaidant, aujourd’hui devant son fils pour ses sujets fidèles, et tendant vers lui deux calices, dont l’un contient le sang du Sauveur, et l’autre le sang du peuple martyr.
« Regardez-la, ô Seigneur ! Entourée d’un cortège d’âmes, elle monte vers vous à travers les Immensités. Toutes les étoiles se sont penchées vers elle ; toutes les forces qui tourbillonnent dans l’univers se sont amollies sous le charme d’un attendrissement soudain. Elle monte portée par les ombres pâles de nos martyrs ; elle traverse l’azur et les voies lactées, elle passe au-delà des soleils, elle monte toujours plus haut et toujours plus blanchissante.
« Regardez-la, ô Seigneur ! La voilà maintenant agenouillée au pied de votre trône, au milieu des séraphins. Sur son front brille la couronne polonaise, et son manteau bleu balaie les espaces tissus de rayons. Les sphères se sont arrêtées et attendent. Elle prie à voix basse ; derrière elle pleurent les ombres ! de nos pères, et de ses deux mains elle lève deux calices…
« C’est votre propre sang, ô Seigneur, qu’elle vous présente ainsi dans le calice qu’elle tient haut dans sa main droite, et dans l’autre, qui est plus bas, — plus bas, — vous reconnaissez, ô Seigneur, le sang de ses sujets fidèles, le sang de ceux qui sont crucifiés sur mille croix, le sang qui coule sans cesse sous un triple glaive et sur trois terres qui ne sont qu’une patrie !… — Au nom du saint calice qui déborde d’amour, elle implore votre miséricorde pour l’autre qui est plus bas, — plus bas, — et elle prie pour nous, Père, Fils, Esprit !
« Elle prie pour nous, et nous prions avec elle, que vous daigniez nous accorder la grâce des grâces. Ce n’est pas l’espérance que nous vous demandons, ô Dieu ! elle tombe sur nous comme une pluie de fleurs, — ni la mort de nos oppresseurs, leur fin est écrite sur le nuage de demain ; — ce n’est pas de franchir le seuil de la mort : il est franchi, ô Seigneur ; — ce ne sont pas des armes puissantes : les tempêtes nous les apportent ; — ni des secours : le champ de l’action est ouvert devant nous aujourd’hui. Mais aujourd’hui que votre jugement a commencé dans les cieux sur les deux mille ans qu’a vécu la chrétientés accordez-nous, ô Seigneur, une volonté pure, accordez-nous une volonté mainte, Père, Fils, Esprit ! »
L’hymne de la bonne volonté fut le dernier des Psaumes du poète ; on peut dite même qu’il fut le dernier de ses chants. Une seule fois encore il éleva la voix dans cette petite composition de Resurrecturis, où il semblait vouloir résumer, comme dans un accord final, ses idées sur le sacrifice et les recommander à la nation ; puis il se tut. La nation se tut comme lui ; elle roula longtemps dans son esprit les pensées de l’Iridion, de l’Aurore et des Psaumes, et s’en imprégna ; elle entra dans une carrière de labeurs pénibles et obscurs qui lui seront peut-être comptés un jour, mais qui pour le moment ne firent qu’épaissir autour d’elle les ténèbres de l’oubli. De grands événemens passèrent sans changer en rien son sort ; la guerre de Crimée même ne la rappela pas sur la scène de l’action, et au milieu de tant de peuples qui faisaient retentir leur nom ou le recouvraient, elle resta longtemps ignorée, elle devint anonyme comme son poète. Pendant ce temps, l’auteur des Psaumes se mourait à l’étranger, et il n’y eut pas jusqu’à cette fin prématurée qui ne portât le cachet de la destinée tragique qui a pesé de son poids de plomb sur toute cette existence douloureuse. Un vieillard, un ancien et brave soldat venait de s’éteindre au milieu de l’indifférence de ses compatriotes, qui ne fut elle-même que de la générosité, et si la nation daigna attacher une pensée à cet événement, ce ne fut que celle du répit que cette mort pourrait donner à la vie d’un fils resté, lui, fidèle à la patrie ; mais le lien fatal qui unissait ces deux existences ne devait pas se rompre même alors : une violente maladie emporta subitement le poète trois mois après qu’il eut perdu son père. Il mourut ici même, à Paris, le 24 février 1859, et le silence seul vint s’asseoir sur sa tombe. Pour emprunter l’expression pittoresque d’un écrivain polonais célèbre, « un grand génie s’en allait au ciel, et dans son vol il ne frôla pas la terre, même de son ombre… »
Le silence régna de même, et longtemps encore, sur une autre tombe bien plus grande, et qui s’appelait la Pologne ; mais un jour, il y a de cela plus d’un an, les trois monarques du Nord convinrent de cette entrevue de Varsovie qu’à tort ou à raison l’opinion libérale de l’Europe regardait comme le point de départ d’une nouvelle sainte-alliance : on disait cette entrevue dirigée contre l’Italie et les tendances générales de l’Occident. À cette nouvelle, la Pologne frémit ; la nation ensevelie si longtemps dans sa douleur et dans son travail intérieur secoua son linceul et sortit tout à coup de son inaction. Et sait-on bien quel fut le signal de cette agitation polonaise qui depuis n’a cessé de croître ? Ce fut une messe funèbre, célébrée à la même date dans toutes les églises du pays pour le repos de l’âme des trois poètes : Mickiewiçz, l’auteur des Psaumes et Slowaçki. Une pieuse pensée d’amour et de concorde réunissait ainsi devant Dieu et dans un deuil commun les deux grands adversaires qui furent longtemps amis, et plaçait au-dessus d’eux leur maître à tous, l’immortel waidelote. Puis vint un jour où le peuple de Varsovie se leva ; il se leva sans armes, ne portant dans ses mains que son drapeau et sa croix ; il ne donna pas la mort, mais il la reçut, et quand le dominateur, épouvanté d’une attitude si nouvelle, lui demanda ce qu’il voulait, il répondit : La patrie !… L’âme du chanteur de Resurrecturis dut tressaillir ; l’idéal qu’il avait rêvé devenait une réalité, et sa poésie, restée si longtemps anonyme, tout un peuple la signait de son nom.
JULIAN KLACZKO.
- ↑ La Revue a publié en traduction la Comédie infernale, le Rêve de Césara et la Nuit de Noël, du poète anonyme de la Pologne ; voyez la Revue du 1er août et du 1er octobre 1840. Voyez aussi le Dernier et Sur la Glose de sainte Thérèse dans la Revue du 1er novembre 1861, où nous avons cru pouvoir imprimer le nom du poète, qui de son vivant n’avait jamais consenti à se faire connaître.
- ↑ Mieroslawski. Insurrection de Posen, 2e édit. 1860.
- ↑ La Revue a parlé de l’incident ; voyez, dans la livraison du 1er avril 1848, l’étude sur la Propagande démocratique en Pologne, de M. Alex. Thomas.
- ↑ Voyez la Revue du 15 août 1846.