La Poésie anglaise depuis Byron/01

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La Poésie anglaise depuis Byron
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 11 (p. 345-366).
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LA POESIE ANGLAISE


DEPUIS BYRON.




I.


ALFRED TENNYSON.[1]


I. — The Princess, a medley (la Princesse, macédoine), 1 vol. in-18 ; 3e édition, London, Moxon, 1850.

II. — In Memoriam, 1 vol. in-18 ; 2e édition, London, Moxon, 1850.




La poésie a-t-elle perdu toute son importance à une époque comme la nôtre ? Quoiqu’on l’ait souvent répété, cela ne me semble vrai qu’à demi ; même à notre époque, je crois qu’elle est encore, sinon une grande page de l’histoire des nations, au moins une des meilleures clés pour nous ouvrir leur caractère. Si je veux connaître la raison ou la conscience d’un homme, je ne lui demanderai pas ce qu’il pense sur une question donnée : sa réponse à cet égard pourrait n’être qu’une notion empruntée ou la conséquence de quelque lieu commun entièrement indépendant de sa nature. Je préfère observer les goûts ou les répugnances qu’il témoigne à son insu, les impressions et les jugemens qui lui échappent au contact de tout ce qui le touche ; ils laissent voir bien plus à nu ce qui vit et palpite au fond de son être. Un avantage analogue, j’imagine, s’attache à la poésie des peuples étrangers elle est comme leur confession involontaire. Elle ne nous met pas seulement sous les yeux un produit de leurs facultés, elle nous montre à l’œuvre leurs facultés mêmes ; elle nous dévoile leurs idées générales, celles dont toutes leurs opinions ne sont que des modulations ; elle nous permet enfin de saisir sous leurs idées tous ces mobiles plus mystérieux, tous ces instincts, ces goûts, ces affections, qui jouent un si grand rôle dans les actions des hommes, et qu’on daigne à peine cependant regarder comme des réalités positives, parce qu’ils ne sont pas des conceptions de l’esprit.

Dans le cas de l’Angleterre, la confession me paraît d’ailleurs offrir un intérêt particulier. Les poètes de l’Italie ou de l’Espagne, par exemple, ne nous révéleraient guère qu’un état intellectuel et moral que nous avons déjà traversé nous-mêmes ; ceux de l’Angleterre au contraire, les derniers surtout, attestent, à mon sens, un mouvement d’idées tout nouveau dans l’histoire, et qui est peut-être la seule condition possible de vie pour les nouvelles institutions de nos sociétés. En tout cas, ce qu’ils reflètent est une phase d’esprit dont nous soupçonnons à peine l’existence, et qui ne s’est pas encore produite en France.

L’Europe entière avait traduit et imité Byron ; elle l’avait admiré avec passion, probablement parce qu’elle retrouvait chez lui ses propres sensations ; elle est restée indifférente pour ses successeurs, probablement parce qu’elle ne reconnaissait pas chez eux sa propre manière de voir et d’apprécier les choses. Quoi qu’il en soit des causes, le fait certain, c’est que Byron est encore regardé chez nous comme le dernier mot du génie poétique de l’Angleterre moderne. S’il nous est venu quelques échos des réputations plus récentes, ils étaient assez vagues. On n’a pas cherché, que je sache, à rapprocher l’un de l’autre les représentans de la littérature du jour ; on n’a pas tenté de faire ressortir les liens de parenté qui les unissent entre eux, en les distinguant tous de l’école byronienne, et naturellement ils nous apparaissent un peu comme des copies effacées de Byron, comme des variétés dégénérées de son espèce.

Rien de moins vrai pourtant, et je pourrais l’ajouter, rien de moins fondé, dans un sens, que le jugement porté jusqu’ici sur l’auteur de Don Juan. À l’apogée même de sa gloire, on sait quelles réprobations il avait soulevées. Depuis lors, trente années se sont écoulées, et elles ont prouvé que les susceptibilités qu’il froissait étaient bien les instincts vivaces de son pays. Dans la politique et les mœurs, dans les romans et les livres de science, partout enfin s’affiche une tournure d’intelligence dont il était comme la négation, et qui chaque jour s’éloigne davantage de lui. Le goût général a suivi la même direction. Après sa poésie, ce n’est pas le vide qui est venu, c’est une autre poésie toute différente, et qui lui est évidemment supérieure du moins par sa substance. Question de forme à part, ses amours et ses haines, ses jugemens et ses évaluations sont comme les fruits d’une saison plus mûre. Ils sont, si l’on veut, les sentimens d’un âge moral qui ne vient qu’après celui où Byron s’est arrêté.

Que cette poésie soit entièrement la création de ces dernières années, ce n’est pas tout-à-fait ce que je veux dire. Elle procède assurément de Coleridge, de Wordsworth, de Shelley lui-même, et, à tout prendre, la période de 1780 à 1825 n’a pas été éclipsée. Cela toutefois n’empêche pas MM. Tennyson, Browning et Bailey d’avoir leur originalité. Leur tempérament intellectuel a pu leur arriver en partie par héritage ; ils n’ont pas moins leur ame en propre, et c’est d’elle qu’ils s’inspirent au lieu d’imiter les productions de qui que ce soit. D’ailleurs, à les considérer même comme des continuateurs des lakistes, ils mériteraient encore d’attirer l’attention, car le genre d’inspiration qui leur a valu leur réputation est actuellement celui qui règne et qu’on peut nommer la poésie de l’Angleterre, tandis qu’avant eux il était seulement la poésie de quelques novateurs. De la sorte ils indiquent toujours qu’un changement a eu lieu, et que la, victoire est restée à des tendances que la gloire de Byron avait pour nous étrangement jetées dans l’ombre.

Certes c’était un beau talent que celui de l’écrivain qui a créé ChildeHarold, Manfred et Don Juan, et on ne s’est pas éloigné de lui sous tous les rapports. Quoique nous l’ayons grandi outre mesure en résumant en lui tout le génie de son époque, il en avait assurément sa large part. Entre autres qualités de bon aloi, il en possédait une qui est bien l’essence et la principale conquête de la poésie moderne de l’Angleterre. Cette qualité, c’est une puissance de sentiment et un sérieux qui ne s’étaient guère montrés au monde depuis la renaissance. Au XVIe siècle, les cicéroniens, on le sait, réduisaient toute excellence à n’employer que des locutions tirées de Cicéron. Pour eux, et en général pour leur temps, l’art littéraire était avant tout un exercice de rhétorique. Deux siècles plus tard, les choses avaient moins changé qu’on ne pense. Soit que l’on écrivit une épître amoureuse ou une ode sur les victoires du grand roi, soit qu’on retraçât un Romain, ou un berger, ou une héroïne de comédie, on ne craignait pas trop de dire plus ou de dire moins que sa pensée ; on n’ambitionnait même pas la supériorité qui consiste à juger comme un esprit plus infaillible que le vulgaire, ou à éprouver des affections plus noblement motivées que celles de la foule. Loin de là, les meilleures compositions du jour n’étaient pas sans analogie avec les éloges académiques. C’étaient des morceaux où, à propos d’une thèse quelconque, on visait à déployer de l’esprit ou de l’éloquence. À l’Angleterre, plus qu’à aucune autre nation, revient l’honneur d’avoir fait de la poésie une vérité[2]. De tout temps, ses poètes à elles avaient montré un besoin plus marqué de parler comme ils pensaient, une répulsion plus irrésistible pour tout ce qui contredisait leur propre expérience. Même chez ceux du XVIIIe siècle, il y avait encore du George Crabbe plutôt que du Florian. Chez les modernes, à partir de Wordsworth, les instincts de leur race sont devenus un parti-pris ; ils ont franchement rompu avec l’art des gracieux mensonges, et sans contredit ils ont métamorphosé la muse en lui apprenant à exprimer des émotions réellement éprouvées.

À cet égard, je le répète, Byron ressemblait aux lakistes, comme MM. Tennyson et Browning lui ressemblent. S’il n’avait pas toujours le sérieux de la pensée, il avait celui de la passion, et avec cette sincérité-là on ne saurait nier qu’il n’ait créé un genre neuf et puissant. Tandis que Walter Scott s’associait au mouvement historique qui avait pris naissance en Allemagne, lui resta plus Anglais. À sa manière, il fut un des meilleurs champions de cet autre mouvement tout expérimental qui tendait à ramener la poésie à la source même de toute chose, à l’étude des impressions individuelles. Maladives ou non, ses passions étaient des phénomènes humains. Avec un tact merveilleux, il sut leur donner la parole et la vie : il avait le génie de les couler dans des formes aussi homogènes que complètes, et, comme tel, il gardera, je pense, une belle place parmi les artistes.

Malheureusement pour lui, ce n’est là qu’un côté de la médaille. Si l’on creuse sous son éloquence, on aperçoit des sensations et des exaltations qui sont loin de dénoter le grand penseur ou le grand cœur. Telle qu’il l’a faite, la poésie intime rappelle beaucoup ce que la littérature pittoresque est devenue chez nous : elle donne assez l’idée d’un lendemain de révolution ; elle respire le vieux culte de l’effréné, cette folie anabaptiste qui couve sans cesse dans les bas-fonds, et qui a déjà reparu sous tant de formes. Autrefois les frères du libre esprit en avaient fait une doctrine religieuse ; Schiller, dans sa jeunesse, l’avait mise en drames ; le romantisme l’a mise en dithyrambes, Pigault-Lebrun et ses pareils en plaisanteries. La thèse, pour cela, n’a pas cessé d’être la même. L’idéal pour les uns était le bon curé qui ne condamnait rien, ou le viveur sans foi ni loi qui avait bon cœur ; l’idéal des autres était la femme sans foi ni loi qui savait aimer avec le plus d’emportement. L’idéal de Byron, c’était le Lara, le corsaire ou le Childe-Harold. Toujours la glorification de l’instinct et le mépris de toutes les règles que l’homme peut et doit s’imposer ; toujours l’idée (si idée il y a) que l’instinct doit être notre seul guide comme il est notre seule Providence, et que les bons instincts sont la seule vertu, comme les instincts fougueux sont la seule grandeur. Le sens de cette doctrine est assez clair. Glorifier le dérèglement, c’est dire qu’on a soi-même plus de tempérament que de réflexion. Byron en effet en était à peu près là. Je vois chez lui en abondance des élans et des dépits, j’y découvre beaucoup d’aspirations généreuses et d’intuitions brillantes. Ce que je n’y trouve pas, c’est l’élévation morale et la largeur de l’esprit, ce sont les vues d’ensemble, les sentimens ou les idées qui ne sont pas des improvisations, tuais des conclusions recueillies. Tête et cœur, il est comme un pays qui n’aurait pas de représentation à poste fixe pour empêcher qu’il fût tour à tour entraîné par tel ou tel de ses élémens.

Jusqu’à quel point, ce byronisme représentait-il l’état des esprits autour du poète ? Je ne sais trop. Au fond, je serais porté à croire que de tous les pays de l’Europe ce fut la patrie de Byron qui resta le plus à l’abri de la contagion ; toujours est-il que, si la raison et la morale publique y firent bonne défense, le goût général au moins y eut ses années d’ivresse. La passion était à la mode. Les poètes aimaient à emprunter leurs héros à l’Italie, à l’Espagne ou à l’Orient. Les femmes même, miss L.-E. Landon entre autres, se tournaient avec admiration vers ces terres promises de l’amour sans frein et de la haine sans mesure. La lyre intime d’ailleurs, et c’était elle qui avait la vogue, n’avait à peu près que deux cordes : le désir enivré d’espérance ou le désir déçu.

En bonne justice, que valait cette poésie populaire ? que valait-elle du moins comme intelligence et comme sentiment ? M. Henry Taylor lui a reproché de n’être qu’une ébullition de jeunesse : il a dit vrai, je pense. Rêves d’amour ou rêves de sociétés modèles, chagrins d’amour ou colères humanitaires, c’est tout un : c’est l’épopée du jeune homme qui débute, et qui, faute de savoir, passe son temps à faire des souhaits, à adorer des fantômes et à s’emporter contre les réalités.

On croyait tout changer, on voit que tout demeure ;
Railler, maudire alors, amer et violent !…


C’est ce qu’a fait Byron, c’est ce que nos poètes font encore, ou, s’ils ne le font pas, ils se taisent. Il n’y a pas si long-temps que M. Sainte-Beuve paraphrasait encore la désolante pensée qu’après la jeunesse l’unique ressource du poète est de continuer à railler ou de garder le silence. Triste alternative ! Si pour la poésie française elle était en effet la seule, il faudrait en conclure que la jeunesse est pour nous ce que l’enfance est pour le nègre, la veille de la décrépitude ; car en réalité les blasphèmes et les aigreurs à la Byron signifient simplement que l’on s’ennuie, comme s’ennuient toujours en vieillissant ceux qui n’ont que des passions, et qui ne savent plus que faire dès qu’elles baissent. À bien regarder, peut-être trouverait-on un sens analogue sous les bouddhismes, les stoïcismes et les ascétismes qui se sont fait gloire de mépriser les choses de ce monde, et qui, de temps immémorial, ont été fort communs dans le Midi, à côté des cynismes et des ardeurs sensuelles.

Quoi qu’il en soit, le trait le plus saillant des poètes contemporains de l’Angleterre, c’est qu’ils sont sortis de ce dilemme. Leur note dominante n’est plus l’illusion qui croit tout changer, ou la déception qui s’indigne de ce que tout demeure ; ils ont plutôt la sérénité méditative du penseur, qui, au lieu de maudire ou après avoir maudit, emploie ses facultés à étudier ce qui demeure pour y surprendre et y admirer les causes qui ont pu le produire. Dans la pierre où la foule voit seulement un je ne sais quoi qui n’est pas de l’or et qu’elle méprise en conséquence, d’autres savent voir l’opération des agens qui la font ce qu’elle est, qui peuvent ce qu’ils peuvent en dépit de l’homme, et qui, en dépit de lui, continueront à exercer leurs propriétés. Pour ceux-là, le caillou du chemin, suivant un mot de Shakspeare, est comme une homélie qui les remplit d’un religieux étonnement. C’est justement cette disposition d’esprit qui frappe au premier abord chez les successeurs de Byron. Ceux qui ne l’ont pas se piqueraient de l’avoir, comme naguère on affectait d’être blasé. Quant aux vrais talens, ils possèdent en réalité les facultés qui la donnent et les qualités qui l’accompagnent ; ils allient à la spontanéité du poète une puissance de réflexion qui jusqu’ici avait paru l’exclure. Au lieu de n’avoir que de la verve, ils ont l’ampleur d’horizon visuel qui permet d’embrasser l’ensemble des choses ; au lieu de n’avoir que des passions vives, ils ont des convictions et des affections profondes. Leur poésie enfin n’est pas saccadée comme celle de Byron ; elle ressemble moins à une succession d’enivremens et de sensations détachées : elle a du lest ; on y sent, ce qui est le signe de l’âge mûr, un fonds d’idées vraiment générales, de celles qui se forment à la longue, et qui sont comme des récapitulations. « - 0 visages humains ! s’écrie le pictor ignotus de M. Browning, ma coupe s’est-elle fêlée ? n’a-t-elle pas conservé tout ce que vous y avez versé ?

Naturellement les pensées d’août ont leurs écueils. Si la nouvelle école est moins juvénile, elle a rarement cette vivacité qui entraîne comme une mélodie dont la donnée est simple et dont toutes les modulations ne reproduisent qu’une phrase unique. Parfois elle fatigue l’esprit, et en général elle ne peut être goûtée que par un public plus restreint. Cependant l’imagination y abonde, et, chose remarquable, c’est parmi les contemporains que l’on trouverait les hommes qui ont le plus cherché et le mieux réussi à donner à la poésie le charme indicible de la peinture ou de la musique. Je fais surtout allusion ici à M. Alfred Tennyson. Lui et M. Browning sont au premier rang, et autour d’eux on pourrait grouper en deux camps tous les poètes du jour. De fait, ils occupent les deux pôles qui se sont constamment disputé l’espèce humaine. M. Browning est abstrait ; il observe pour généraliser : ce sont ses conclusions générales qu’il aime à prendre pour son thème. M. Tennyson au contraire se plaît à s’arrêter au détail : il est comme l’observateur qui se sert de ses réflexions pour mieux observer ; ses vues d’ensemble ne font que s’indiquer. Dernièrement il a été nommé poète lauréat en remplacement de Wordsworth ; je crois que c’est lui en effet qui est, à proprement parler, le poète moderne de l’Angleterre : c’est chez lui que se montre le plus ce qui est le plus particulier à sa nation et à la direction nouvelle qu’y a prise la poésie.

Je parlais des pensées d’août. Pour M. Tennyson, il semble qu’elles soient arrivées dès le mois de mai. Ce qui lui donne une physionomie à part, c’est le mélange de fraîcheur et de maturité qui colore son talent. À cet heureux accord, il a dû une veine de poésie lyrique qui fait déjà école, et dont j’entrevois peu de traces avant lui. Dans son premier recueil, il était encore un peu païen, un peu absorbé par les images et les lumières, « par tous les riches présens que le regard enivré offre à la jeune ame le jour de ses épousailles, alors que, comme une fiancée d’autrefois, elle est conduite en triomphe au milieu des chants et des ondées de fleurs vers la demeure qu’elle doit habiter[3]. » Ce n’était là toutefois que le prélude, et, sans rien perdre, le poète a beaucoup gagné depuis lors. Il est resté accessible à toutes les jouissances d’imagination qu’avaient pu lui causer les sons, les couleurs et les physionomies ; en même temps, il est devenu homme par d’autres côtés. Il a acquis ce sérieux attendri du penseur qui voit loin et qui peut ressentir bien plus d’émotions différentes, parce qu’il sait bien mieux distinguer les multiples rôles que les choses peuvent jouer dans nos joies et nos douleurs. Pour s’emparer du lecteur, il n’a pas besoin d’artifices. Il lui suffit de raconter naïvement ce qu’il a entendu dans le son d’une cloche, ce qu’il a lu dans deux noms signés sur un registre de village ; car dans le son de la cloche il a entendu battre les cœurs qu’elle pourra faire palpiter, dans les deux noms signés il entrevoit d’avance « les jeunes villageois d’une autre époque qui les liront comme un muet symbole d’un jour de bonheur. »

Antérieurement à la Princesse, M. Tennyson n’avait publié que des morceaux de peu d’étendue. Quoique courtes, ses pièces lyriques embrassent dans leur ensemble à peu près tout ce qui peut intéresser un homme qui vit et lit, qui a une raison, un cœur et une conscience. Quelques-unes roulent sur des souvenirs intimes ; d’autres ont un but plus directement philosophique ; le plus grand nombre sont des ballades, du moins c’est à la vieille ballade anglaise qu’elles ressemblent le plus, quoique leur intonation soit différente. L’impression qu’elles causent est moins voisine du pathétique et des émotions dramatiques, elle se rapproche davantage de l’admiration ou du trouble indéfinissable où nous jette une belle campagne un peu mystérieuse. Elle est plus grave aussi. Le sujet grandit à vue d’œil. Saint Siméon Stylite sur sa colonne devient, à l’insu du poète, l’image de l’ascétisme, tel qu’il lui est apparu. En lisant Godiva ou la Dame de Shalott, on croit n’être que charmé ; il se trouve que, sans s’en douter, on sait vaguement par cœur le moyen-âge et l’étrange merveilleux qui tenait une si large place dans sa vie.

Parmi ces premières productions de M. Tennyson, Locksley-Hall, que j’essaie de traduire, n’est pas celle qui donne le mieux le ton général de son talent ; mais ces strophes sont les plus passionnées qu’il ait écrites, et elles permettront mieux d’apprécier ce qui le distingue de l’école byronienne.

« Mes amis, laissez-moi seul ici ; la matinée commence à peine ; laissez-moi seul, et, quand il faudra partir, vous sonnerez une fanfare. — C’est bien ici, et tout alentour, comme autrefois, s’appellent les courlis ; semblables à de mornes lueurs, ils passent au-dessus de la plaine, par-dessus le château, — le château de Locksley, qui domine au loin les grèves sablonneuses et les vagues de l’Océan s’écroulant en cataractes retentissantes. Bien des fois la nuit, de cette fenêtre tapissée de lierre, j’ai regardé avant de m’endormir le grand Orion inclinant vers l’ouest ; bien des fois, la nuit, j’ai vu les pléiades se lever au milieu de la molle obscurité, brillantes comme des luccioles enlacées dans un réseau d’argent. Là-bas j’errais le long de la plage, nourrissant mes rêves sublimes des histoires féeriques de la science et du long produit des temps, — alors que les siècles derrière moi reposaient comme une terre féconde, et que j’embrassais le présent pour l’amour des promesses qu’il me prodiguait ; alors que je plongeais dans l’avenir aussi loin qu’œil humain puisse voir, et que je voyais la vision du monde et toutes les merveilles à venir. Au printemps, le rouge devient plus vif au collier du rouge-gorge ; au printemps, le vanneau hupé se refait une aigrette nouvelle ; au printemps, un arc-en-ciel plus nacré miroite aux plumes des colombes ; au printemps, l’imagination du jeune homme tourne aux pensées d’amour. Alors sa joue était pâle et bien amincie pour un âge si jeune, et ses yeux s’attachaient à tous mes mouvemens avec une muette attention. Et je lui dis : Ma cousine Amy, réponds-moi, et réponds sans détours ; crois-moi, Amy, tout le courant de mon être s’en va vers toi. — Sur son front et sur sa joue polie monta une lumière et une rougeur, comme j’ai vu les rougeurs rosées s’étendre sur la nuit du Nord. Et elle se retourna : sa poitrine était bouleversée par une explosion de soupirs ; sous la brune profondeur de son œil, toute son ame s’était éclairée. Elle me répondit ; J’ai caché mes sentimens, je craignais qu’ils ne fissent ma honte ; elle murmura : Est-ce vrai que tu m’aimes ? Elle pleura : Voilà long-temps que je t’aime…

« L’amour prit le sablier du temps et il le secoua dans sa main brûlante ; les heures se précipitèrent plus légères et coulèrent en sables d’or. L’amour prit la harpe de la vie, et il en fit sonner toutes les cordes ; il frappa sur les cordes de l’être, et l’être, oublieux de lui-même, s’épancha hors de lui en notes palpitantes. Bien des fois le matin dans la campagne, nous écoutâmes tinter les futaies, et le murmure de ses lèvres gonflait mes veines de la plénitude du printemps. Bien des fois le soir, nous suivîmes des yeux les majestueux navires, et nos ames s’élançaient pour s’unir au toucher de nos lèvres. O ma cousine au cœur sans foi, ô Amyl qui étais la mienne et qui ne l’es plus ! O morne, morne campagne ! ô triste, triste plage ! -Fausse au-delà de toute fausseté que l’imagination a jamais conçue, que la poésie a jamais chantée ; jouet des menaces d’un père, servile à plier devant un mot sévère ! — Dois-je souhaiter que tu sois heureuse, qu’après m’avoir connu, tu te dégrades dans une atmosphère d’affections plus étroites et de sentimens plus bas que les miens. Pourtant cela sera. Tu t’abaisseras de jour en jour à son niveau. Ce qui est raffiné en toi s’abrutira pour sympathiser avec la matière. Tel mari, tel femme. Tu t’es alliée à la vulgarité ; elle sera comme un poids pour te courber vers la terre. Sitôt que sa passion aura épuisé sa première fougue, il te tiendra pour quelque chose d’un peu mieux que son chien, d’un peu plus cher que son cheval… Qu’est-ce là ? ses yeux sont appesantis, ne pense pas qu’ils sont moites de vin ; approche-toi de lui, embrasse-le, prends sa main dans la tienne. — Il se peut que monseigneur soit las, qu’il se soit trop fatigué l’esprit. — Trouve pour le délasser tes plus fraîches fantaisies, fais jouer autour de lui tes plus légères pensées. Il répondra net et juste à la question, il répondra des choses faciles à comprendre… Mieux vaudrait que tu fusses morte devant moi, t’eussé-je tuée de ma main ; mieux vaudrait que toi et moi nous fussions sous terre, à l’abri des hontes du cœur, roulés dans les bras l’un de l’autre et silencieux dans un dernier embrassement…

« Comment trouver la paix ? En scindant les souvenirs de l’aine. Eh ! puis-je la séparer d’elle-même pour l’aimer encore telle que je l’ai connue avec sa tendresse ? Je me rappelle une Amy qui est morte : tout était suave dans sa voix, dans ses mouvemens. Je me la rappelle ; celle-là, la voir, c’était l’aimer ! Puis-je me la représenter comme morte et l’aimer pour l’amour qu’elle m’a donné ? Non, elle ne m’a jamais aimé ! l’amour est à jamais amour. — Trouver la paix, la paix maudite de l’enfer ! Le poète a dit vrai : La douleur des douleurs est de se rappeler des momens plus heureux. Bâillonne bien ta mémoire, de peur de l’apprendre toi-même un jour, de peur que l’épreuve ne t’arrive dans le silence des nuits désolées, quand la pluie ruisselle sur le toit. Comme un chien, il chasse en songe, et toi, l’œil ahuri, tu regardes la muraille où l’ombre va et vient, où vacille la veilleuse mourante. Alors devant toi une main passera pour te montrer du doigt son sommeil d’ivrogne, et ta couche nuptiale condamnée au veuvage, et les pleurs qu’il te reste à pleurer. Alors tu entendras les ombres des années mortes murmurer leur jamais ! jamais ! et un chant sorti du lointain bruire dans le tintement de tes oreilles, et deux yeux attacheront sur ta peine un regard tout plein des anciennes tendresses. Retourne-toi, retourne-toi sur ta couche, tâche de te rendormir…

« Que devenir ? vers quel but me tourner dans des jours comme les nôtres ?… L’or verrouille toutes les portes ; les clés d’or peuvent seules les ouvrir. Toutes les avenues regorgent de solliciteurs, tous les débouchés sont encombrés… Je n’ai qu’une imagination malade… Que dois-je faire ? .. J’aurais aimé la mort du soldat qui tombe sur le sol de l’ennemi tandis que la fumée enveloppe les bataillons et que les vents sont abattus par le bruit. Mais le tintement de l’or assoupit les rancunes de l’honneur, et les nations ne savent que gronder et aboyer aux talons l’une de l’autre… Gémir ! est-ce donc la seule vie qui me reste ? Je veux tourner cette page de jeunesse. Cache-moi à ma profonde émotion, ô esprit de mon temps ! époque de merveilles qui es ma mère ! rends-moi les pulsations désordonnées que je sentais avant la lutte, quand j’appelais les puissantes émotions que me réservait l’avenir, quand j’avais le cœur avide comme l’adolescent qui pour la première fois quitte l’enclos paternel. La nuit, il se hâte, le long de la sombre grand’route, l’œil fixé sur les lumières de Londres qui rougissent le ciel comme une morne aurore, et son esprit bondit, impatient d’arriver avant ses pas sous ces lumières, au milieu des foules d’hommes… Moi aussi je plongeais à l’horizon aussi loin qu’œil humain puisse voir, et je voyais la vision du monde et les merveilles à venir… Mais ma passion a passé sur moi, et elle m’a desséché, et elle ne m’a laissé qu’un cœur paralysé et des yeux de malade, des yeux pour qui tout est désordre et chaos ici-bas, des yeux qui voient la science ramper, si lentement, si lentement, qu’elle semble à peine avancer.

« Pourtant je ne doute pas qu’une pensée vivante ne se déroule et grandisse à travers les siècles, et que les idées des hommes aillent s’élargissant avec l’évolution des soleils ; mais qu’importe tout cela, à celui qui ne moissonne pas la moisson de ses joies de jeune homme, quoiqu’il garde un cœur de jeune homme où la vie bouillonne à pleins bords ? Le savoir arrive, mais la sagesse reste en arrière, et moi je reste sur la plage ; et l’individu décroît et s’en va, tandis que le monde demeure et grandit. Le savoir arrive, mais la sagesse reste en arrière, et lui il porte un sein oppressé, traînant sa triste expérience vers le silence de son repos. –

« Mais j’entends une fanfare, ce sont mes joyeux compagnons qui m’appellent, eux qui feraient de ma folle passion le jouet de leur mépris. Ne prendrai-je pas aussi en mépris cet éternel radotage ? Tout mon être rougit d’avoir aimé si peu de chose. Faiblesse, faiblesse de s’emporter contre la faiblesse des sourires de femmes, des pleurs de femmes ! des entraînemens plus aveugles dans un cerveau plus étroit ; les voilà telles que la nature les a faites. La femme est l’homme en petit, et toutes tes passions auprès des miennes sont comme la lueur des étoiles à côté du soleil, comme l’eau à côté du vin. — Ici au moins, avec notre nature étiolée, tu n’es rien. Ah ! que ne suis-je caché dans quelque solitude au fond du lumineux Orient, où la vie a commencé dans mes veines, où mon père est allé tomber sur un champ de bataille du Mahratta, laissant mon enfance orpheline à la merci d’un oncle égoïste ! Que ne puis-je rompre tous les liens de l’habitude, et, libre enfin, errer d’île en île aux portes du jour ! Au-dessus de ma tête, des constellations élargies, la molle splendeur des nuits, un ciel heureux ; devant moi, l’ampleur des ombres tropicales, les bouquets de palmiers, les oasis de délices. Jamais n’y pénètre le marchand, jamais n’y flotte un pavillon d’Europe. Là c’est l’oiseau qui plane au-dessus des forêts lustrées, c’est la liane qui se laisse glisser le long du rocher, c’est la ramure qui plie sous le poids de ses fleurs, c’est l’arbre qui s’affaisse sous le faix de ses fruits. C’est le chaud paradis des îles endormies au sein du sombre bleu des eaux. Là j’aurais plus de jouissances, il me semble, que sur cette terre de vapeur et de chemins de fer, d’esprits en marche et de pensées fiévreuses. Là je trouverais de l’air pour respirer à pleine poitrine, de l’espace pour dilater à l’aise mes énergies. Je veux avoir une femme de sang sauvage : elle m’élèvera de sauvages enfans ; souples et forts avec leurs muscles d’acier, je les verrai plonger et courir. Ils saisiront par ses poils la chèvre des montagnes ; ils darderont leurs lances au soleil ; ils répondront en sifflant au cri du perroquet ; ils franchiront d’un bond l’arc-en-ciel des ruisseaux ; ils n’useront pas leurs yeux et leurs jours sur de misérables livres.

« Folie, folle ! encore des rêves, de l’imagination : mais je sais que mes paroles sont insensées ; mais je mets plus bas la vieille tête blanche du barbare que la tête blonde de l’enfant chrétien. Moi m’associer à un troupeau de fronts étroits, vides de nos glorieuses acquisitions ; comme une bête ramper dans de bas plaisirs, comme une bête ramper dans de basses souffrances… Non, ce n’est pas en vain que brille le fanal du lointain. En avant, en avant sans repos ! que le grand univers roule incessamment sur les rainures retentissantes du changement. À travers l’ombre du globe, nous sommes emportés vers l’aurore. Mieux valent cinquante années d’Europe qu’un cycle de Cathay. »

Si je ne me trompe, jamais Byron n’avait trouvé de pareils accens. Les notes passionnées sont bien là, mais il y en a d’autres ; il y a même quelque chose de plus que les cordes graves de l’esprit. L’instrument du poète embrasse une nouvelle octave que je pourrais appeler celle de la conscience. Goethe avait le sérieux de l’esprit, c’est celui du sentiment moral qui domine chez l’auteur de Lohsley-Hall. J’appuie sur ce point parce que M. Tennyson représente ici un fait d’histoire générale. Autant l’Allemagne est intellectuelle, autant l’Angleterre a toujours été portée à se préoccuper de l’action et de la manière dont il convient d’agir. La littérature de l’Allemagne est riche en théoriciens ; la sienne est riche en moralistes. Dans tous les genres, ses écrivains laissent percer des respects ou des mépris plus arrêtés : c’est là leur couleur nationale, c’est là celle des poètes contemporains, et, à ne parler qu’au point de vue de l’art, cela se traduit dans leur vers par une largeur et une richesse de son qui ajoute grandement à leur charme. C’est toujours aux dépens des plaisirs même de l’imagination que l’on a tenté de séparer le beau du bien. Quand un poète s’éprend de l’héroïsme brutal d’un corsaire, je suis choqué si dans cette grandeur pittoresque je reconnais l’orgueil ou l’emportement irréfléchi qui chaque jour soulèvent mon dégoût. Les vers que je lis prétendent m’inspirer de l’enthousiasme, et en même temps ils évoquent en moi un sentiment incompatible avec l’enthousiasme : j’entends au fond de mon être comme un chaos de dissonances. — Tel est l’effet que produisent trop souvent et Byron et nos poètes pittoresques. Leur imagination s’amourache follement sans prendre conseil de leur jugement. Lors même qu’ils ne contredisent pas nos sympathies morales, ils ne les touchent pas, ils ne les convient pas à la fête. Pour reprendre une métaphore qui me semble plus expressive, Byron n’écrivait que des mélodies passionnées, comme Thomas Moore ne chantait que des mélodies folâtres ; leurs successeurs au contraire sont des harmonistes. Ils ont fait une conquête à peu près semblable à celle du clair-obscur et des effets de couleur qui ont permis à la peinture de produire des accords avec des nuances, des contours et des jeux de lumière, tandis qu’auparavant elle ne pouvait en produire qu’avec des reliefs et des lignes.

Dans sa Princesse, M. Tennyson ne se présente plus à nous comme un poète lyrique. Cette fois il s’agit d’un récit moitié réel et moitié féerique qu’il a intitulé Macédoine, et non sans raison, car il s’y astreint peu aux convenances du genre narratif, et, à vrai dire même, il n’en a pas toutes les qualités. Le préambule de son œuvre nous transporte au château de sir Walter Vivian. C’est jour de fête champêtre. Le baronnet a ouvert ses domaines à la foule, et, sur les pelouses du parc, « les patiens professeurs de l’institut voisin amusent les spectateurs du village en leur enseignant des faits. » Il y a séance de physique amusante.

C’est donc la science populaire du XIXe siècle que le poète rencontre « sous les nefs balsamiques des hauts tilleuls. » Dans l’architecture de la villa, c’est la Grèce qu’il retrouve. Dans la bibliothèque, ce sont de vieilles chroniques remplies de légendes chevaleresques ; dans un coin retiré du parc, ce sont les ruines d’une chapelle du moyen-âge, et, au milieu des ruines, la société du château, la tante Élisabeth et Lilia. — On babille à l’aventure. Les jeunes gens s’étendent sur leurs hauts faits de collège. Lilia, « la pétulante Lilia à demi femme à demi enfant, » parle de l’émancipation des femmes ; son frère parle des petits jeux du soir et des histoires du jour de Noël, que chacun continue à tour de rôle. Rien de plus charmant que ce passe-temps, tous en tombent d’accord, et aussitôt la jeunesse, pour se distraire, entreprend de conter une de ces folles histoires.

À en croire le poète, il n’a fait que mettre en vers cette Iliade improvisée. Comme la résidence de sir Walter, son récit renferme un peu de tout. Le rêve de Lilia en forme le canevas. il est question d’une princesse du Midi qui veut émanciper son sexe, et qui, pour y travailler, a réuni autour d’elle les jeunes filles des états de son père. — Rien de plus enchanteur que son académie ; rien de plus terrible que l’inscription qui en défend l’accès à tout homme sous peine de mort. Par malheur, la princesse a été fiancée dans son enfance au fils d’un roi du Nord, et le jeune prince, qui ne peut revendiquer autrement ses droits, s’introduit sous un déguisement dans sa retraite. Avec lui, bien entendu, c’est la confusion qui y pénètre ; mais ce serait trahir M. Tennyson que de donner plus minutieusement le squelette de sa fable, car sa fable n’est nullement son véritable sujet. En réalité, il a voulu laisser libre champ à son imagination, et il y a réussi. Rien dans son poème ne rappelle une allégorie décidée à sermonner la raison. La fantaisie reste fantaisie, et cependant elle ne manque pas de réalité. Les figures fantastiques du poète sont la nature humaine transposée dans une autre clé. On pourra en juger par le passage suivant : c’est celui qui supporte le moins mal la traduction.

La tentative aventureuse du jeune prince a amené une rencontre entre les armées des deux rois. L’orgueil de la princesse ne peut pas pardonner à celui qui a fait crouler ses ambitieuses espérances. Du haut d’une terrasse, elle a assisté au combat, et, après avoir chanté la défaite de ses ennemis, elle descend sur le champ de bataille, où elle aperçoit le corps inanimé du jeune prince. Elle s’arrête. À la fin, elle se laisse émouvoir, et, avec un indicible mélange de dépit et d’attendrissement, elle veut que les portes de son palais s’ouvrent pour tous les blessés, elle veut même soigner le prince de ses propres mains.

« Mais j’étais toujours sans connaissance (c’est le prince qui parle), et souvent elle restait assise près de moi. Parfois, dans un accès de délire, il m’arrivait de saisir sa main, de la serrer avec force et de la rejeter bientôt comme une vipère en m’écriant : « Vous n’êtes pas Ida. » L’instant d’après, je lui prenais de nouveau la main, je l’appelais Ida, quoique sans la reconnaître ; je l’appelais bonne et tendre comme par ironie, je l’appelais cruelle et sans ame, ce qui semblait trop vrai. Et les jours passaient, et de jour en jour elle vivait dans la crainte de me voir perdre l’esprit, souvent avec celle de me voir perdre la vie.

« Enfin je revins à moi, mais si affaibli, que j’étais comme à deux doigts de la mort. C’était le soir, une lumière silencieuse sommeillait sur les peintures des murailles. J’entrevoyais des formes sans savoir où j’étais. Je prenais toutes ces figures pour les fantômes étranges du souvenir, pour les visions d’une raison épuisée. Ida aussi me faisait l’effet d’une ombre. La main dans ma main, elle était assise ; ses yeux étaient perlés de rosée ; sa taille m’apparaissait plus arrondie et plus féminine. Je fis un mouvement, je soupirai. Autour de mon poignet je sentis comme des doigts, et sur ma main des larmes. Alors, par excès de langueur et de pitié pour moi-même, les miennes se mirent à couler sur ma face, et tel qu’une fleur qui ne peut pas s’ouvrir tout entière au soleil, tant elle est trempée par l’orage, mais qui se tourne vers lui comme elle peut, je fixai faiblement sur elle mes regards en disant d’une voix éteinte : « Si vous êtes ce que je crois, quelque doux songe, je vous demande seulement de vous achever. Si vous êtes cette Ida que j’ai connue, je ne vous demande rien ; mais vous êtes un rêve ; doux rêve, de grace, soyez complet. Je mourrai cette « nuit. Penchez-vous et ayez l’air de me donner un baiser avant que je meure. »

« Je n’avais plus de voix. Je gisais comme un malade en léthargie qui entend ses amis parler de ses funérailles et qui ne peut ni parler, ni bouger, ni faire un signe, mais qui reste affaissé et transi d’un morne effroi. Elle tourna la tête, puis elle s’arrêta, puis elle se pencha sur moi, et un cri jaillit de mon épuisement. La passion ardente s’élança du seuil même de la mort, et mon ame sur ses lèvres se mêla à la sienne. Je retombai en arrière, tandis qu’elle s’échappait de mes bras, brûlante d’une noble rougeur, et soudain sa nature d’autrefois se détacha d’elle comme une robe qui tombe. Il ne resta qu’une femme plus charmante dans son émotion que n’était belle autrefois cette autre déesse qui sortit des flots pour conquérir le monde par l’amour, une femme plus séduisante dans son ame que n’était la déesse dans son corps blanc et nu le jour où elle flottait sur les eaux le long des rives azurées, sillonnant d’une double lumière et le cristal de l’air et le cristal des vagues, tandis que la troupe des Graces s’apprêtait à la parer pour un culte sans fin. Il n’aura pas de fin non plus, mon culte pour toi, ô noble femme ! Mais elle s’était retirée, sans mot dire, sans jeter un regard en arrière, et moi je m’affaissai, et, tout pénétré d’amour, je m’endormis d’un heureux sommeil.

« Au cœur de la nuit, je m’éveillai. À mon chevet, elle tenait un volume des poètes de son pays, et ses lèvres disaient à demi-voix ces vers :

« Les pétales des fleurs de pourpre se sont endormis, les pétales dorment dans les fleurs d’albâtre. Le cyprès a cessé d’onduler dans les avenues du château ; les nageoires dorées ont cessé de sillonner le bassin de porphyre. La lucciole s’éveille ; éveille-toi aussi avec moi.

« C’est l’heure où la terre, comme une nouvelle Danaé, s’étend sous les étoiles ; ainsi ton cœur s’étend tout ouvert devant moi.

« C’est l’heure où le météore glisse silencieusement au ciel en traçant un sillage lumineux ; ainsi tes pensées glissent et brillent en moi.

« C’est l’heure où le nymphea referme sa corolle sur ses parfums et se laisse glisser au sein du lac. Ainsi referme-toi sur toi-même et laisse-toi glisser en mon sein pour te perdre en moi. »

« Je l’entendis tourner la page : elle trouva une suave et courte idylle, et, d’une voix aussi basse, elle se mit à la lire… tandis que je l’écoutais en fermant les yeux. Je les rouvris ; ses traits étaient pâles, sa poitrine était grosse de soupirs ; ses lèvres pleines avaient perdu leur orgueil, ses yeux avaient adouci leur éclat, et sa main tremblait comme sa voix. Elle avait peine à parler. Elle dit qu’elle le savait bien, qu’elle avait manqué d’humilité, qu’elle avait manqué de tout, que tout ce qu’elle avait fait était comme un bloc de pierre resté dans la carrière. Pourtant elle ne pouvait pas, non, elle ne pouvait pas se donner à un homme qui n’aurait que mépris pour le but qu’elle avait poursuivi, pour les droits de son sexe… Elle me priait de ne pas juger la cause des femmes d’après elle, qui l’avait si indignement soutenue, qui, dans la science, avait moins cherché la vérité que le moyen de s’élever elle-même… Elle m’avait, soigné pendant des semaines, et en peu de temps elle avait beaucoup appris… C’étaient en partie les mauvais conseils qui l’avaient égarée ; elle n’était qu’une petite fille. « Ah ! folle, folle que j’étais ! et j’ai fait de moi une reine « de parade ! »

« La voix lui manqua, et son front retomba dans ses mains, et son grand cœur repassa les fautes de son passé avec une douleur silencieuse que je n’osai pas interrompre. La nuit régnait au dehors, et elle était encore immobile, lorsque, du milieu des acacias, une voix commença à bégayer l’approche du jour : c’était un oiseau qui s’éveillait pour donner la becquée à ses petits, et dont la gorge humide de rosée appelait la lumière. Elle fit un mouvement, et le volume roula à ses pieds.

« — Ne blâme pas trop ton passé, lui dis-je, ne blâme pas trop les fils des hommes et leurs lois barbares ; elles ont été les erreurs d’un monde encore grossier. À l’avenir, tu auras un compagnon pour t’aider dans ta tâche : tu le trouveras en moi, qui sais que la cause de la femme est celle de l’homme. Ensemble ils s’élèvent ou s’avilissent. Celle qui sort du Léthé pour gravir avec l’homme les degrés resplendissans de la nature partage avec l’homme ses jours et ses nuits ; avec lui, elle marche à une même destinée. C’est elle qui forme dans sa main la jeune planète ; si elle est de nature petite et mesquine, comment les hommes pourraient-ils grandir ? Mais renonce à travailler seule. Notre position est beaucoup. Autant qu’il est en nous, nous travaillerons à deux, pour le frère comme pour la saur, en travaillant pour elle, en l’aidant à se dégager des végétations parasites qui semblent la soutenir, et qui ne font que la courber vers la terre. Nous tâcherons de lui faire du large, pour que tous les germes que Dieu a mis en elle puissent s’épanouir, pour qu’elle s’appartienne à elle-même en pleine propriété, maîtresse de se donner ou de se refuser, de vivre, d’apprendre et d’être tout ce qu’elle peut être et devenir, sans sortir de sa nature de femme ; car la femme n’est pas un homme ébauché, mais un être différent : si nous la rendions semblable à l’homme, il faudrait voir mourir l’amour et ses suavités. Son harmonie n’est pas un même son répété, elle est l’accord de deux sons qui se ressemblent sans se confondre. Avec le temps cependant et de longues années, le compagnon et la compagne sont destinés à se rapprocher de plus en plus. Lui, il croîtra en douceur et en élévation morale sans perdre les muscles qui se tendent pour lutter : de son côté, elle acquerra plus d’ampleur d’intelligence, sans perdre ses instincts de mère, sans que la pensée étouffe en elle les graces enfantines. Homme et femme toujours, ils iront toujours s’unissant davantage jusqu’à ce qu’enfin elle s’adapte à lui comme une musique parfaite à de nobles paroles. C’est ainsi que, côte à côte, je les vois à l’horizon du temps, assis comme deux jumeaux dans la splendeur de leurs facultés, recueillant la moisson du passé et semant l’avenir, distincts dans leur individualité, se vénérant l’un l’autre, et se respectant eux-mêmes. Puissent ces espérances se réaliser !

« Elle répondit en soupirant : « J’ai bien peur qu’elles ne se réalisent pas. »

« — A nous au moins de les symboliser dans notre propre vie, et que pour nous périsse cet orgueilleux mot d’égalité, puisqu’à lui seul chaque sexe n’est qu’à moitié lui-même, et que, dans toute véritable union, il n’y a plus d’égal ni de supérieur : l’un apporte ce qui manque à l’autre, et tous deux, enveloppés l’un dans l’autre, pensant et voulant l’un dans l’autre, ils produisent à deux l’être unique et parfait, le cœur à deux battemens dont la palpitation fait la vie.

« Elle reprit en soupirant : « Le même rêve que j’ai fait autrefois ! Quelle femme a pu vous apprendre toutes ces choses ? »

Le dernier volume de M. Tennyson (In Memoriam) se détache encore plus que la Princesse de ses productions antérieures. Publié sans nom d’auteur, il se compose d’une suite d’élégies, ou du moins de courts fragmens, tous écrits dans le même mètre et tous consacrés à la mémoire d’un ami mort en 1833. Cet ami du poète, cet homme qui lui semblait à demi divin, était un fils de l’historien Hallam. Bien certainement c’était un beau caractère. On le sait sans l’avoir connu, et on est fier qu’il ait existé une nature assez noble pour inspirer de tels regrets, comme on se plaît à l’idée qu’il s’est rencontré une nature assez noble pour les ressentir.

Plus d’une fois déjà le chagrin avait servi d’inspiration. On connaît les recueils de Pétrarque et de Victoria Colonna. À côté de celui de M. Tennyson, ils font quelque peu l’effet d’une série d’amplifications sur un thème unique. Je ne prétends pas positivement que les deux poètes italiens se soient donné froidement un sujet à paraphraser ; mais, par rapport à nous, ils avaient si peu la faculté de distinguer leurs sensations les unes des autres, en d’autres termes les variations successives que la douleur pouvait parcourir en eux sous l’influence des circonstances passagères étaient tellement imperceptibles pour leur oreille, qu’ils semblent n’avoir guère entendu qu’un son monotone et continu. Chez M. Tennyson, au contraire, chaque morceau porte l’empreinte d’une émotion qui s’est bien définie pour lui, et qui a eu son heure spéciale. Dans son ensemble, In Memoriam est comme l’histoire des phases nombreuses qui se sont succédé dans une même affliction. Pour enfanter une pareille œuvre, il a fallu ce qui ne se rencontrera peut-être pas une seconde fois : une puissance tout exceptionnelle d’affection à côté d’un esprit éminemment habitué à s’étudier ; il a fallu surtout un être d’élite hautement doué dans tous les sens, hautement capable de garder une impression reçue sans cesser pourtant de rester impressionnable et ouvert à tout.

Au premier abord, plusieurs de ces confidences ne sont pas sans obscurité, et la subtilité de certains passages pourrait même faire croire à des concetti. Ce serait à tort, je pense, que l’on s’arrêterait à cette interprétation. Pour quiconque sait les combinaisons étranges que le vent, les bruits et les nuages peuvent former avec une pensée dont on est obsédé, l’œuvre entière est d’une vérité qui ne permet guère le doute. Quand il y a faute, c’est plutôt l’expression qui est coupable. Dans les morceaux où l’imagination a évidemment repris le dessus, le grand artiste se retrouve avec toutes ses qualités de style. Parfois seulement il s’est moins surveillé. Ses taches, du reste, sont peu importantes. Ce qui reste dans le souvenir, après avoir lu In Memoriam, c’est une émotion recueillie et une admiration pleine de charme. — Les vers du poète n’ont rien de déchirant, rien qui crie ou sente le spasme. Le chagrin est profond ; il dit : « Je souffre ; » il répond à toutes les fausses consolations : « Je souffre ; pour moi, tout va mal. » Jamais il ne dit : Hors de moi tout est mal. La secousse éprouvée ne sert qu’à faire ressortir la force de l’esprit qui n’a pas perdu l’équilibre.

Je sais, je crois avec celui dont la harpe accompagne sur tant de cordes sa voix vibrante, que sur le marchepied de leur propre mort les hommes peuvent s’élever à des hauteurs plus hautes. — Mais comment se transporter assez dans l’avenir pour apercevoir un gain dans sa perte ? — comment étendre le bras par-delà les années pour recueillir le fruit lointain des larmes ? — Que l’amour et la douleur s’enlacent pour ne pas être engloutis tous deux, que les ténèbres gardent leur sombre lustre ! Ah ! il est plus doux de se griser de sa perte, de danser et tourbillonner avec la mort. — Plutôt cela que de permettre aux heures victorieuses de railler le résultat d’un long amour et de dire : Voyez l’homme qui a aimé et qui a perdu ce qu’il aimait ; — mais de tout ce qu’il était, rien ne reste. »

Toujours il semble que le poète ait ainsi deux ames : à côté de celle qui a la fièvre il y en a une autre qui l’écoute, qui sait tout ce qu’elle savait la veille, qui ne laisse passer aucune exagération qu’elle aurait à renier le lendemain. — On sent une robuste santé morale, même sous les impressions fébriles, comme dans la pièce suivante, entre autres ; elle exprime un sentiment bien vieux, pourtant, elle est bien neuve. En nous racontant comment la douleur voit toute la nature s’assombrir de son deuil, les poètes jusqu’ici n’avaient retracé que la folie passagère d’un moment, le trouble du malade qui éprouve cette hallucination et qui en est dupe. Rien de pareil ici.

« O désolation ! cruelle compagne, prêtresse des caveaux de la mort, que murmure ta voix mêlée d’amertume et de douceur ? Que disent tes lèvres mensongères ? — Les astres, murmure-t-elle, roulent aveuglément ; un voile se trame à travers le ciel ; des lieux désolés sort un cri de douleur ; une plainte s’exhale du soleil qui se meurt, et la nature, le vain fantôme s’arrête ; sa voix avec toute sa musique n’est qu’un creux écho de la mienne ; elle-même est une forme creuse aux mains vides. — Écouterai-je donc cette chose aveugle qui me parle, la ferai-je habiter avec moi comme mon bien, ou l’étoufferai-je, comme un vice du sang, sur le seuil de l’esprit ? »

Le morceau suivant est adressé au vaisseau qui rapportait en Angleterre les restes d’Arthur.

« Si quelqu’un venait m’apporter la nouvelle que tu as touché terre aujourd’hui ; si, en m’avançant sur le quai, je t’apercevais à l’ancre, au port ; si debout, tout enveloppé dans mon chagrin, je voyais tes passagers l’un après l’autre descendre légèrement sur la rive en agitant la main vers leurs amis, et si au milieu d’eux venait à paraître l’homme qui me semblait à demi divin, et qu’il accourût loger sa main dans la mienne en m’adressant mille questions d’amitié, et que moi je lui contasse ma désolation et le malheur qui a frappé ma vie, et qu’il s’apitoyât sur mon sort en s’étonnant de ce qui me trouble l’esprit, et que je n’aperçusse cependant nulle trace de changement, nul indice de mort sur ses traits, mais qu’il me parût tout entier le même, — pour moi tout cela n’aurait rien d’étrange. »

À l’incrédulité et à la stupeur succèdent les souvenirs, les regards jetés en arrière, puis d’autres regards jetés en avant, en haut. Les questions inquiètes adressées à la tombe, l’effort de l’esprit pour suivre au-delà celui qui n’est plus ici-bas, les pensées qui cherchent à deviner sa destinée, viennent donner aux accens de l’affection froissée une nouvelle solennité ; comme le chagrin, d’ailleurs, tous ces sentimens à demi religieux sont en quelque sorte tissés de mille fibres. L’espérance n’a rien de cette confiance banale qui veut dire seulement que l’ame désire revoir ceux qui lui étaient chers, et qu’il n’y a plus de place en elle pour le doute. Tout ce que la réflexion et la nature ont jamais pu murmurer à l’esprit pour le désespérer, M. Tennyson l’entend et nous le fait entendre : s’il espère, c’est qu’il entend autre chose.

« Mais voyez, nous ne savons rien. Je puis seulement avoir foi qu’un jour, à la fin, tout aboutira pour tous au bien, que chaque hiver se terminera par un printemps. Ainsi est mon rêve ; mais que suis-je ? un enfant qui gémit dans l’obscurité, un enfant gémissant pour la lumière, et sans autre langage que des gémissemens. »

Toute cette partie du recueil est magnifique. Peu à peu on voit reparaître le calme. L’imagination et la pensée reprennent leur ressort ; elles ont besoin de s’exercer, et elles s’arrangent pour faire une place au mort, pour le mêler à toute leur activité. L’oeuvre enfin se termine par une sorte de chant de reconnaissance, je dirais presque par un hymne d’allégresse qui n’est cependant composé que de tristesses. Le poète bénit le chagrin qui a fait pénétrer plus avant en lui son affection.

« Connu et inconnu, humain et divin, avec des mains, des yeux et des lèvres d’homme, avec une vie céleste qui ne peut mourir, — à moi, à moi, pour toujours, pour toujours à moi. Étrange ami, passé, présent et à venir, — plus profondément aimé, plus obscurément compris ; — vois, je rêve un rêve de triomphe pour le bien, et je mêle tout l’univers avec toi. »

Je le dirai de propos délibéré, je ne sache pas de livre qui laisse une idée plus immense de la nature humaine : les conceptions de certains penseurs font entrevoir l’infini dans les capacités de l’esprit ; le livre de M. Tennyson le fait entrevoir dans les facultés morales. On pourrait faire de ce livre-là sa bible. La soif de la justice et de la droiture, le besoin de toujours monter, d’aller de l’élevé au plus élevé, le respect de soi et des autres, y atteignent à un sublime auquel l’ame humaine n’était pas encore arrivée, ou du moins qu’elle n’avait jamais trouvé moyen de traduire en paroles. Après avoir lu In memoriam, on ne voit plus surtout où peut s’arrêter la puissance d’admirer, de préférer, d’éprouver de ces attachemens et ces respects qui signifient que l’on distingue souverainement une chose de toutes les autres. Peut-être quelques extraits auront-ils plus d’éloquence que mes éloges.

« Ton esprit, avant notre fatale séparation, allait sans cesse de l’élevé au plus élevé, — comme monte vers le zénith la flamme de l’autel, comme à travers l’élément grossier remonte l’élément plus subtil. Mais tu t’es changé en quelque chose d’étrange, et ma pensée ne peut plus suivre les liens qui relient les phases nouvelles de ton être. Cloué sur la terre, je ne puis plus participer à tes transformations. Rêve insensé ! que ne peut-il pourtant s’accomplir ? Que ne m’est-il possible de me faire des ailes de ma volonté, pour franchir d’un bond toutes les gradations de vie et de lumière, et pour prendre pied d’un coup à tes côtés ? car, bien que ma nature cède rarement à cette vague frayeur qui s’attache pour nous à la mort, bien qu’elle ne s’épouvante pas des gouffres d’en bas, des gémissemens qui montent des champs de l’oubli, — souvent cependant, quand le coucher du soleil enveloppe la plaine, j’aperçois en moi un trouble secret, une sorte de spectre qui me glace : la pensée que je ne marcherai jamais plus de pair avec toi, que j’aurai beau me hâter, l’ame toujours en haut, vers les merveilles où tu seras arrivé ; que, sans te rejoindre pendant les siècles des siècles, je serai toujours une vie en arrière…

« Est-ce bien vrai ? Désirons-nous que les morts soient près de nous, à nos côtés ? ’N’est-il nulle faiblesse que nous tenions à voiler, nulle bassesse secrète qui ait peur au fond de notre être ? Lui dont l’approbation était le but de mes efforts, dont le blâme m’inspirait, tant de respect, faudra-t-il qu’il voie à nu quelque honte cachée qui me fera baisser dans son amour ? Craintes menteuses, je fais insulte à la tombe. L’amour sera-t-il condamné pour avoir eu trop peu de foi ? La mort est grande ; la sagesse doit être son partage. Que les regards des morts me pénètrent d’outre en outre ; soyez près de nous quand nous montons ou quand nous tombons. Comme Dieu, vous suivez l’orbite des heures avec des yeux autres et plus vastes que les nôtres. Il y a en vous de quoi nous comprendre et nous excuser tous. »

Malheureusement, toutes ces traductions ne traduisent pas. On parvient à rendre des idées ; mais comment rendre le magnétisme d’un morceau dont la valeur réside dans l’émotion où il jette le lecteur ? L’effet produit dépend de trop de choses : il dépend de l’allure de la phrase qui vous transmet un mouvement plus ou moins pressé ; il dépend des multiples sensations que chaque mot évoque à la fois d’après les diverses situations où on est habitué à l’entendre employer.

En général, je doute que M. Tennyson puisse jamais être pleinement apprécié à sa valeur dans une langue étrangère, et je viens d’en dire la raison : c’est qu’il n’exprime pas des idées. Comme nous l’avons vu dans sa Princesse, il pense en a parte ; il a fallu certainement qu’il pensât beaucoup pour envisager, comme il le fait, le rôle de la femme ; mais, pour lui, l’heure de la poésie n’est pas celle des jugemens. Les jugemens, chez M. Tennyson, se trahissent seulement par la direction et l’intonation qu’ils donnent à son imagination. De tous les poètes dont je me souviens, il est celui qui reste le plus constamment en dehors du domaine de l’esprit. C’est pour cela même qu’il est plus que d’autres le poète de l’Angleterre contemporaine.

On a dit qu’un peu de raison conduisait au doute et que beaucoup de raison ramenait à la foi. Il semble aussi qu’un peu de réflexion éloigne les peuples et les hommes de la poésie spontanée et que beaucoup de réflexion les y ramène. Les premiers chantres de la Grèce étaient tout instinctifs ; ils épanchaient leurs sensations avec la logique irréfléchie de l’entraînement, et ils nous séduisent encore comme le visage ouvert de l’enfance. Après eux sont venus les hommes de poids et de mesure, les poètes méthodiques de Rome et de l’Europe du XVIIIe siècle. Il y avait progrès sans doute dans un sens, car si l’enfance est sans artifice, c’est parce qu’elle est sans parti-pris, sans règle et sans direction. Les raisonneurs au moins savaient ce qu’ils voulaient ; ils étaient donc plus avancés sous le rapport de l’intelligence, mais le don de plaire, et de plaire toujours, par-delà le règne d’une mode, qu’en avaient-ils fait ? L’esprit, hélas ! avait étouffé la sensibilité poétique. En apprenant à s’exercer, il semblait avoir appauvri l’aine humaine, et l’art des vers était devenu une chose sans nom, à peu près comme un concerto qui prétendrait raconter une histoire. Il s’était condamné à une infériorité réelle en se bornant à orner des idées, c’est-à-dire en voulant faire, pour le faire avec moins de précision, ce que la prose et la philosophie excellent à accomplir. S’il s’était réservé une spécialité, ce n’était guère que celle des badinages et des jeux d’esprit qui ne sont pas la plus noble occupation de la raison.

En pensant davantage, on s’est enfin dégrisé de cette erreur. Il y a eu un effort européen pour rendre à la poésie une supériorité à elle en la rapprochant de la peinture et de la musique. Autour d’une donnée fournie par la réalité, le peintre évoque en esprit d’autres données de nature à compléter avec elle un tableau. À un son qu’il entend, le musicien répond lui-même par d’autres sons qui forment avec lui un ensemble de vibrations heureuses de se rencontrer et capables d’impressionner toutes à la fois l’esprit et l’oreille sans se nuire. Les poètes aussi ont cherché à se faire une langue à part pour communiquer des faits d’ame entièrement distincts des résultats de la pensée. Le romantisme, si je ne me trompe, n’a pas voulu dire autre chose. Seulement, il faut le reconnaître, en France comme en Allemagne, il s’est trop contenté de retourner en arrière, pour revenir à la sensation primitive. En retrouvant le don d’entraîner et d’avoir de la fougue, il a trop perdu celui de garder son sang-froid. Ce n’était pas là un vrai progrès ; cela du moins n’indiquait point un accroissement de facultés. Sentir parce qu’on ne réfléchit pas, ou réfléchir parce qu’on ne sent pas, c’est toujours ne faire qu’une chose à la fois. L’un n’est pas plus difficile que l’autre ; l’un comme l’autre est l’apanage des natures ordinaires, qui jugent parfois avec bon sens, quand elles ne s’occupent qu’à juger, mais qui n’ont plus que des passions dès que leurs passions sont en jeu. Le difficile, c’est d’avoir des sensations sans perdre le bénéfice de ses réflexions, c’est d’être ce que ni les poètes primitifs ni ceux du XVIIIe siècle n’avaient été : un esprit critique dans une nature impressionnable.

Si je me suis étendu sur M. Tennyson et sur la poésie contemporaine de l’Angleterre, c’est que j’ai cru y reconnaître l’avènement d’un nouvel ensemble d’aptitudes. Sans doute, ces aptitudes existaient en germe bien avant notre siècle, plus d’une fois même elles s’étaient montrées ; mais ce n’est que récemment qu’elles ont réussi à créer pour elles un genre poétique qui procédât d’elles, et qui cherchât toute excellence dans la perfection avec laquelle il répondrait à leurs besoins. Keats et Wordsworth, Coleridge et Southey avaient commencé, d’autres ont continué. M. Browning, et avec lui les contemplateurs comme MM. Bailey et Edmund Read, ne réfléchissent qu’en mêlant à leurs réflexions un fonds d’émotion qui en modifie la température. M. Tennyson, et avec lui les talens lyriques comme mistress Browning et bien d’autres, ne s’abandonnent à leurs impressions que sous la surveillance d’une raison fort rassise. Le mérite de M. Tennyson entre tous ces derniers, c’est d’impliquer plus de pensée et d’être en outre plus purement poète. Il n’a pas seulement trouvé un clavier qui n’était pas celui de l’esprit ; il sait ne mêler à ses notes aucun son d’une autre nature. Comme d’autres ont la majesté et la puissance, il a la suavité, la tendresse et le sublime de l’élévation morale. Ce sont les facultés affectueuses qui sont sans cesse éveillées chez lui, et c’est avec leurs sympathies et leurs impressions qu’il excelle à composer des morceaux d’ensemble à la fois riches et simples. Avant tout, ses vers sont empreints d’une grace que je comparerais volontiers au mélange d’aisance et de tenue qui rend quelques femmes du monde si séduisantes. Les unes ont du naturel sans dignité, les autres ont du comme il faut sans abandon. Ainsi des poètes : les uns ont des airs d’énergumènes, parce qu’ils chantent uniquement l’humeur du moment, l’espèce de dérangement qu’ils n’ont pu éprouver qu’un instant ; les autres semblent morts, parce qu’ils traduisent géométriquement une conception sans actualité, l’opinion qu’ils peuvent garder à tout instant des choses. M. Tennyson, lui, sait combiner dans une juste proportion ce qui passe et ce qui demeure. Sans exagération comme sans cérémonie, il prend par où elle se présente l’inspiration qui lui vient, ou plutôt il la laisse se dérouler à sa guise ; mais, en suivant sa pente, elle s’étend peu à peu comme un fleuve qui reçoit des tributaires, et pourtant elle ne cesse jamais d’être précise. M. Tennyson a une incroyable finesse d’oreille, il est un maître pour frapper juste.

La justesse et la souplesse sont également ce qui distingue son langage poétique. Mieux que personne il a réalisé dans de petits cadres l’idéal du style, qui est comme le complément nécessaire de la poésie nouvelle. Sous le règne des systèmes, le style aussi était systématique ; les poètes s’imaginaient que chaque locution et chaque cadence rhythmique avait sa valeur absolue, et ils étaient assez portés à employer à tout propos les images qui leur semblaient le beau, et les coupes de phrase qui leur semblaient la dignité. Le grand souci, au contraire, de M. Tennyson est de ne rien employer hors de propos. Il a la conscience du goût. — Sa couleur varie suivant les formes qu’il peint ; la coupe de son vers et l’allure de sa phrase se mettent naturellement en accord avec le souffle plus ou moins saccadé du sentiment qu’il exprime. Avec plus de complexité que les poètes grecs, il a enfin ce qui les distingue dans leurs meilleurs morceaux : il est homogène et harmonieux. Chacune de ses pièces est un groupe de détails qui lancent des rayons dont le propre est de converger dans l’esprit pour y reconstruire une même image.

Parlerai-je maintenant de ce qui leur manque ? Les qualités mêmes du poète pourraient le faire deviner : M. Tennyson a l’haleine courte, il est incapable d’un effort prolongé. Il ne faut pas attendre de lui de vastes combinaisons ; mais ce qu’il ne peut pas, il ne le tente pas. Son talent obéit docilement à sa nature, et l’esprit aime à s’arrêter sur ses œuvres comme il se plaît à envisager la planète qui rayonne parce qu’elle reste admirablement dans son orbite. On peut dire ainsi de lui ce qui est vrai de tous les hommes supérieurs : que les facultés qu’il n’a pas lui sont aussi utiles que celles qu’il possède. Si les cordes de son instrument cessent vite de vibrer, c’est à cela même qu’elles doivent leur justesse, car c’est cela qui les rend toujours prêtes à répondre au moindre souffle.


J. MILSAND.

  1. Voyez sur les premiers ouvrages de Tennyson, la Revue du 1er mai 1847.
  2. Je veux dire seulement que la poésie d’induction a eu son origine en Angleterre, comme l’art du bien dire et du bien mentir était sorti de l’Italie. Au XVIIIe siècle, si ce fut l’Allemagne qui prit les devans, il ne faut pas oublier que Shakspeare avait été le véritable maître de Lessing, de Goethe et de Schiller. « S’inspirer de Shakspeare sans l’imiter, » telle était la grande recommandation de Lessing. « La moindre scène de Shakspeare, disait-il, renferme plus d’expérience personnelle et de substance dramatique que des recueils entiers de tragédies. »
  3. Tennyson, Ode au Souvenir.