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La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 11

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Alexandre Maloine, éditeur (p. 77-83).
chapitre xi



Mysticisme et mélancolie



Il en est des décadents comme des dégénérés. Les uns sont des débiles qui, dans une bouffisure extravagante d’orgueil, se croient prédestinés ; ils s’intitulent chefs d’école, inventent des méthodes, des rythmes nouveaux, essayant de cacher leur impuissance et leur stérilité sous des phrases incohérentes aux allures apocalyptiques. Mais leurs facultés intellectuelles n’ont ni hauts ni bas ; elles conservent toujours leur platitude immuable.

Les autres, au contraire, s’ils tiennent parfois de l’aliéné, tiennent parfois aussi du génie. Ils ont des élans superbes, des cris inattendus, des émois poignants. Et leurs poésies sont empreintes d’une saveur toute particulière. Ce ne sont plus les robustes et saines fleurs des époques classiques ; mais ces fleurs pâlottes, morbides, souffreteuses, ont je ne sais quel parfum exquis et tout particulier. Elles ont la grâce et la fraîcheur des pauvres petites fleurettes qui poussent, isolées, malingres, toutes frileuses, dans les déserts de lave de l’Islande.

Vous connaissez la ballade de tristesse de Paul Verlaine :

Il pleure dans mon cœur
Comme il pleut sur la ville.
Quelle est cette langueur
Qui pénètre mon cœur ?

O bruit doux de la pluie
Par terre et sur les toits !
Pour un cœur qui s’ennuie
O le chant de la pluie !

Il pleure sans raison
Dans ce cœur qui s’écœure.
Quoi ! nulle trahison ?
Ce deuil est sans raison.

C’est bien la pire peine
De ne savoir pourquoi,
Sans amour et sans haine,
Mon cœur a tant de peine.

Il se dégage de ces quatrains une mélancolie très douce et très pénétrante.

Arthur Rimbaud, si souvent obscur, a cependant écrit quelques belles strophes. Écoutez ceci :

Seigneur, quand froide est la prairie,
Quand dans les hameaux abattus,
Les longs Angélus se sont tus,
Sur la nature défleurie
Faites s’abattre des grands cieux
Les chers corbeaux délicieux.

Armée étrange aux cris sévères,
Les vents froids attaquent vos nids.
Vous, le long des fleuves jaunis,
Sur les routes aux vieux calvaires,
Sur les fossés et sur les trous
Dispersez-vous, ralliez-vous !

Par milliers, sur les champs de France,
Où dorment des morts d’avant-hier,
Tournoyez, n’est-ce pas l’hiver,
Pour que chaque passant repense !
Sois donc le crieur du devoir,
O notre funèbre oiseau noir !

On ne saurait toucher avec plus de bonheur et surtout plus de sentiment la note triste. Cela n’est ni de la pose ni de la recherche. M. Arthur Rimbaud devait être immensément, inconsolablement triste quand il a écrit ces vers.

Voici quelque chose de plus étrange et de plus poignant encore peut-être, une sorte de monologue d’un mysticisme et d’un réalisme surprenants en même temps, que M. Jehan Rictus dit dans les cabarets de Montmartre. Un poivrot erre à une heure avancée de la nuit. Voilà que le spectre du Crucifié se dresse tout-à-coup devant lui, au détour d’une rue, « lui, le bon rouquin, le vagabond galiléen, avec sa gueule de désolé ». L’homme appelle « les gouapeurs, les pauvres morues » pour leur montrer le Fils de Dieu qui, comme autrefois, est « sans pieu, su’ l’pavé, sans feu ni lieu, comme eux, les mufles, comme elles, les grues ». Comme le Crucifié se tait, il s’avise tout-à-coup de sa tristesse et de sa pâleur ; l’émotion et les larmes le gagnent devant ce Dieu grelottant qui n’a sûrement ni bouffé ni dormi. « Pauv’vieux, va ! Si qu’on s’rait amis ! » Et il l’interpelle :

Ousqu’il est ton ami Lazare
Et Simon Pierre, et tes copains ?
Et Judas qui bouffait ton pain
Tout en t’vendant comme au bazar ?
Et Mad’leine, ousqu’alle est passée ?

T’aurais mieux fait d’te mettre en croix
Contr’ son ventre nu, contre sa poitrine,
Ses beaux seins n’tauraient pas blessé,
T’aurais mieux fait d’… l’embrasser,
A n’avait un pépin pour toi.

Puis il le blague et le prie :

Eh ! blanc youpin ! Eh ! pauv’ raté !
Tout ton Œuvre, il a avorté.

Toi, ton Étoile et ta colombe
Dégringolent dans l’Éternité.
Tu dois en avoir d’l’amertume.

Ainsi des fois, quand la neig’ tombe,
On croirait tes ang’s qui s’déplument !
Bah ! vient un temps où tout s’fait vieux,
Et les plus baths chos’s perd’t leurs charmes
Oh ! v’là qu’tu pleur’s et des vraies larmes,
Tout va s’écrouler, nom de Dieu !

Et comme l’ivrogne, surexcité, adjure le Christ de refaire un miracle et de renouveler la face du monde, le jour naît et le soûlot s’aperçoit que l’homme divin

C’était lui qui s’était collé
D’vant un miroir de marchand d’vins.
On perd son temps à s’engueuler !

Les décadents de nos jours, comme ceux de toutes les époques, sont plutôt des mystiques et des tristes. En parcourant les œuvres des petits poetœ minores contemporains, j’ai plutôt recueilli une impression de tristesse et de découragement. À part quelques coups de clairon sonores donnés par les meilleurs, les vrais, les forts, on pourrait presque dire que toute la pléiade pleure ou gémit. L’un d’eux déclare :

J’ai cru voir ma tristesse
Et je l’ai vue.
Elle était nue,

Assise dans la grotte la plus silencieuse
De mes plus intérieures pensées.

Ils ont un goût prononcé pour la mélancolie et se complaisent dans une tristesse vague, une langueur un peu morbide. M. Louis Pilate de Brinn’Gaubast dit :

Glas funèbre, tinté par de joyeux grelots,
Mon affreux rire a pu s’égrener en sanglots,
Et mes sanglots crever en larmes de délices !

Ils semblent frappés d’un désenchantement et d’une désespérance précoces.

M. E. Watyn déclare crûment :

Iconoclaste chimérique
Des vieilles adorations,
Jetant mon cœur aux passions,
Aux proses mon âme lyrique,
J’ai vomi mes illusions.

Écoutez cette plainte de M. Ivanhoë Rambosson :

Il pleut à larges gouttes, saintement.
Ce semble pur comme un sacrement
De baptême.

Baisers d’eau de la nuit : c’est la douceur
Très compatissante d’une sœur
Et que j’aime.

Et ce cri de M. Verhaeren :

La neige tombe indiscontinûment
Comme une lente et longue et pauvre laine,
Parmi la morne et longue et pauvre plaine,
Froide d’amour, chaude de haine.

Si cette poésie, avec ses grâces de convalescente pâlie et sa langoureuse morbidesse, a un charme quelquefois pénétrant et réel, ce n’est pourtant pas la vraie poésie, celle qui monte au cœur de tout homme en face du beau. C’est toujours de la maladie, et, par conséquent, une demi-impuissance.