La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 17

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Alexandre Maloine, éditeur (p. 119-122).
chapitre xvii



Physiognomonie décadente.



Le besoin de se singulariser par le costume ou par les attitudes est commun à tous les détraqués, à tous les déséquilibrés. J’ai en ce moment sous les yeux un album de photographies que j’ai recueillies autrefois à Sainte-Anne. La plupart de ces malheureux sont accoutrés de la plus bizarre façon. On sent chez eux le besoin invincible de se singulariser, « de se faire remarquer ». Voici une femme dont la tête est couronnée de fleurs ; voici un mégalomane dont la poitrine est constellée de rubans, de médailles, même de vieilles roues d’horloge. D’autres sont debout, dans l’attitude de la déclamation ; d’autres, la dextre levée dans un geste impérieux de commandement ; d’autres, les bras croisés, le front plissé par la colère ; d’autres, les yeux levés au ciel dans une envolée de prière ; tous enfin dans une pose étudiée, comme des acteurs au théâtre.

La même tendance se retrouve chez les décadents et chez tous les névrosés. Jules Barbey d’Aurevilly, un névrosé de génie, se revêtait, chez lui, tantôt d’un grand peignoir blanc, tantôt d’une blouse de drap rouge brodée de croix noires et vertes sur l’épaule ; il se coiffait d’un bonnet de drap rouge à forme dantesque.

Voici maintenant un numéro d’un journal qui contient toute une série de portraits des poetæ minores des diverses écoles décadentes. Si on supprimait les noms, si on se bornait à examiner le costume et les attitudes, cet album différerait bien peu de celui de Sainte-Anne. C’est la même recherche des poses, le même souci des attitudes. Notez encore l’usage fréquent du monocle, la disposition invraisemblable de la chevelure et quelquefois de la barbe, le soin excessif ou le négligé non moins excessif et prémédité de la coiffure. On sent que tous ces individus ont voulu se faire une tête, espérant, à défaut de talent, se signaler ainsi à l’attention de leurs contemporains. Voyez celui-ci dans une pose théâtrale, le chef ombragé d’une longue chevelure d’astre, sanglé dans une longue redingote à sous-pieds, avec une cravate aussi spacieuse qu’un canapé, et un monocle carré vissé dans l’œil droit. Il porte à la main une trique qui pourrait servir de poteau télégraphique. Ajoutez à cela une tête aplatie, avec un nez retroussé et mal planté, des lèvres minces sur une bouche édentée. S’il sort dans la rue avec ce costume, il doit avoir un joli succès, car le pauvre jeune homme fait carnaval en toute saison.

Comparez la belle tête romaine de François Coppée, celle moins régulière et moins harmonieuse de Zola ou la bonne figure de Jean Moréas avec les faces glabres et pâles d’eunuques qui les environnent. Le contraste est frappant.

En voici un qui n’a pas de front, un autre atteint de prognathisme prononcé, trois autres frappés d’une asymétrie faciale manifeste. En examinant cette page on dirait la galerie des gueules de travers. Voyez ces têtes plagiocéphales, oxycéphales, acrocéphales, ces nez difformes ou tordus, ces faces glabres et asymétriques, ces oreilles larges, en anses, mal ourlées, ces zygomes énormes, ces mâchoires lourdes et prognathes. Considérez celui-ci avec son menton de galoche et sa lèvre mince, en lame de couteau, et cet autre avec sa face hébétée d’alcoolique et les yeux d’halluciné de celui-ci et la figure simiesque de ces deux autres. Voyez ce beau jeune homme si bien peigné et si bien coiffé et un autre à la longue chevelure qui font évoquer les baïtchas de l’Asie. Et combien d’autres encore qui semblent brouillés avec l’harmonie des formes !

Ce ne sont là bien entendu que des aperçus superficiels. Car je tiens absolument à ne désigner et surtout à ne molester personne. Genus irritabile valum ! Mais il me semble qu’il y aurait une curieuse étude à faire dans ce sens. La physiognomonie n’est peut-être pas une science vaine. A vultu vitium, disaient les latins ; le vieux proverbe toscan dit à son tour : il ciuffo e nel ceffo ; et nous disons communément que le visage est le miroir de l’âme.