La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Chapitre 4

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Alexandre Maloine, éditeur (p. 17-23).
chapitre iv



L’excessivité des images et l’incohérence des idées.



Prenons un poète bien équilibré ou, si vous aimez mieux, pas trop déséquilibré : ses vers se suivent, bons, mauvais ou médiocres, sans de trop grands écarts, de trop grands heurts. On peut le suivre sans peine, et ses images les plus hardies sont toujours le reflet d’une pensée ou d’un sentiment.

M. Paul Nagour essaie de rendre la beauté des nuits d’Égypte. Son vers est plein d’images. Il dit :

Le ciel était paré de toutes ses étoiles.

Riche écrin de joyaux serti par Anubis.
À l’horizon passaient, légers comme des toiles,
De longs cirrus pareils à des ailes d’ibis.
Au front d’azur d’Athor, déesse de la nue,
La nuit avait posé son voile ténébreux,
Parure en ses cheveux d’ébène retenue
Par le croissant d’argent aux reflets vaporeux.

Et ailleurs :

Les constellations naissent, éblouissantes,
Semant les prés du ciel de fleurs incandescentes.

Le poète reste compréhensible, malgré les hauteurs où il s’est élevé. Il n’a pas perdu pied et reste en contact avec le monde réel.

M. Laurent Tailhade a des images aussi hardies qu’heureuses :

La lune qui descend le long des promenoirs,
Sur les blancs escaliers traîne ses mules blanches
Et ses rayons furtifs palpitent dans les branches
Comme des séquins d’or parmi des cheveux noirs.

M. Versini dit également avec assez de bonheur :

Nous verrons sous nos pieds, parmi les plaines viles,
S’ouvrir, calices noirs, les orgueilleuses villes,
Et comme des esprits perdus dans la nuit brune
Sur les bleus océans glisser de vagues toiles ;
Pour les offrir en route à notre sœur la lune
Au zénith nous ferons de blancs bouquets d’étoiles.

Les vers qui suivent de M. A. Delaroche sont audacieux, mais ils sont encore compréhensibles :

Parmi les fleurs du blanc matin,
tu t’es assise au bord du chemin ;
tu t’es assise parmi les roses,
aux feux mouvants des apothéoses.

Tandis qu’à l’horizon, peuple d’or et de sang,
l’Attendu, salué des aurores ravies,
pressait, au verger clair, les grappes de la vie.

Mais on y sent trop la recherche et l’apprêt ; l’idée est déjà sacrifiée au cliquetis des mots et des rimes ; un pas de plus et nous arrivons à l’incohérence de M. G. Mauclair :

Le silence futur stagne sur les iris
Qu’invitaient les cils à des ombres d’eau morte,
Et l’or astral pleurant la psyché qu’on emporte
S’épanouit en grands calices assombris.

Voilà que sont défunts les vivants luminaires
Où l’occulte hosannah ressuscitait les vœux,
Et sous le miel ambré des virginaux cheveux
La lueur déserta l’ogive des paupières.

Vitrail où les désirs nimbés en séraphins
Fleurissaient le triomphe ailé de leurs extases
Avant de dédier aux pâles hypostases
L’enténébrement doux de leurs fronts purs et fins,

Lac où dans le saphir d’un émail trop profane

Les chimères de joie érigeant leur frontal
Tordaient pour un Thésée au casque de cristal
Leurs griffes d’émeraude aux pieds d’une Ariane.

L’aliéné, en proie au délire, est assailli par une multitude d’idées qui se heurtent et se confondent dans son cerveau, sans suite et sans liaison ; quand il veut les exprimer par le verbe ou par des signes, ce n’est plus qu’incohérence. On ne le comprend pas.

Il commence à exprimer une idée, immédiatement une autre accourt et lui fait oublier la première dont il laisse l’expression inachevée pour poursuivre l’expression de la seconde, qu’à son tour il abandonne pour une troisième. C’est le désordre et la confusion des idées. Le cerveau ne sait plus discerner, faire son choix. Et cette confusion se retrouve dans les manifestations extérieures de l’idée : paroles et écrits.

En vérité, est-ce qu’il n’y a pas quelque chose de cela dans les poésies des dégénérés, et particulièrement dans les poésies des décadents ? Ce sont de véritables manifestations délirantes, aussi confuses et aussi étranges que celles des aliénés les plus caractérisés.

Il arrive en effet un moment où les idées et les images se heurtent avec une telle incohérence, se succèdent avec une telle rapidité dans le cerveau malade, que leur expression devient incohérente comme elles et absolument inintelligible. Voici un sonnet de M. René Ghil, un décadent de la bonne école. Le diable m’emporte si vous arrivez à comprendrez l’idée qu’il a voulu exprimer, si toutefois il a voulu en exprimer une.

Oyez plutôt cette pure quintessence de décadentisme :

Mais leurs ventres, éclat de la nuit des tonnerres,
Désuétude d’un grand heurt des préaux cieux,
Une aurore perdant le sens des chants hymnaires,
Attire en souriant la vanité des yeux.
Oh ! l’épave profond d’ors extraordinaires
S’est apaisé léger en ondoiements soyeux,
Et ton vain charme humain dit que tu dégénères,
Antiquité du sein où s’apure le mieux !
Et par le voile, aux plis trop onduleux, ces femmes,
Amoureuses du seul semblant d’épithalames,
Vont irradier loin d’un soleil tentateur,
Pour n’avoir pas songé, vers de hauts soirs de glaives,
Que de leurs flancs pourrait naître le Rédempteur
Qui doit sortir des temps inconnus de nos rêves.

Et ceci n’est point une exception. Voici un autre sonnet de M. Armand Mundel, qui n’est pas moins remarquable par son obscurité.

Oyez encore :

Rouler de l’angoisse expectante,
Nous, les trémières fers broyés,
Et par l’armoise ankylosés
Dévalons de l’encre latente.

Ceints de l’idéal qui nous tente,

Subodorons les alizés,
Aux glas engluants, aux baisers
Argyraspides sous la tente.

Saouls d’espace et d’aberratif,
En proie, anges souvent rétifs,
Immobilise les pensées.

Nutrition finie. Enfants
Issus des immortelles gynécées
Par des entonnoirs d’oliphants !

En vérité, qu’est-ce qu’a bien voulu dire ce monsieur qui immobilise ses pensées en se comparant à des anges souvent rétifs ? Il l’avoue lui-même, il est saoul d’espace et d’aberratif, — d’aberratif surtout. Il sent que son esprit erre à l’aventure, qu’il marche en pleine folie. C’est de la verbigération pure.

Si ce sonnet était une charade ou une fumisterie d’écrivain, ce serait à se tordre de rire. Mais si, malheureusement, comme je le crois, cela est l’expression sincère et juste d’une âme tourmentée, il n’y a plus de quoi rire. On ne rit jamais d’un fou, quelque étranges et drolatiques que soient ses conceptions.

Il en est de même de la poésie suivante qui est signée : Sinocim.

Cor d’ivoire, aussi d’argent sincère,
Le verbe clamé du cor de cristal,

Loin du vain troupeau jumeau des misères,
Chasse, force et perce au vaisseau fatal
Le vautour repu las du poids des serres.

Cygne osé, cygne enchanté de gloire,
Le blanc chevalier du cygne ingénu
Apporte du Mont, geste absolutoire,
Le glaive angélique, un fer chaste et nu,
Baptisé croisé vers les Purgatoires.

Foi d’essai, foi d’œuvre tentatrice,
L’antique Psyché, de foi pauvre, Elsa,
Flétrit d’un soupçon l’âpre cicatrice
Qui d’un rite humain surgit, et dressa
Un rêve idéal à des Béatrices.

Le même poète parle encore du

Fané lys honni des effluves d’extases.

Un des plus incorrigibles cacographes, est M. Max Elskamp. De son livre : Salutations, dont d’Angéliques, j’extrais cette purée versiculée :

Mais geai qui paon se rêve aux plumes,
Haut, ces tours sont-ce mes juchoirs ?
D’étés de Pâques aux fleurs noires
Il me souvient en loins posthumes,
Je suis un pauvre oiseau des îles.

Pauvre oiseau en effet qui ferait bien mieux de ne pas chanter.