La Poésie décadente devant la science psychiatrique/Préface

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Alexandre Maloine, éditeur (p. v-viii).

PRÉFACE


Il y a quelques années, j’avais déjà présenté, dans un article de Revue, quelques réflexions sur cette question de la poésie décadente dans ses rapports avec la dégénérescence. M. Frédéric Passy m’écrivait à ce sujet : « Je viens de me faire lire votre article Poètes et Dégénérés et je tiens à vous dire qu’il m’a très vivement intéressé. Me permettez-vous d’ajouter que ce n’est pas seulement comme étude médicale ou philosophique, mais aussi comme morceau littéraire d’une très haute valeur, que j’ai goûté cet article. Malgré ce qu’il y a parfois d’intéressant et même de remarquable, comme harmonie surtout, dans certaines de ces élucubrations maladives, il serait bien désirable que les aliénistes puissent guérir une partie de ceux qui s’y livrent. J’aime et j’admire la poésie ; mais quand elle fait tort au bon sens, je préfère que l’on laboure la terre ou qu’on gâche du plâtre en se remettant les muscles et le cerveau en équilibre. »

Je n’ai rien voulu dire autre chose dans les pages qui vont suivre.

J’ai simplement voulu montrer que chez certains individus, la poésie n’était qu’une sorte d’extériorisation du détraquement cérébral, une manifestation de leur état d’infériorité mentale.

Certains dégénérés peuvent avoir des élans surprenants, s’élever sur les ailes de la poésie à des hauteurs presque inaccessibles, ciseler des vers d’une délicatesse exquise, d’une douloureuse et ravissante morbidesse, comme Verlaine ou J. Moréas, d’autres ne dépassent jamais une incohérente verbigération presque uniquement basée sur les assonances. Les premiers sont ce qu’on est convenu d’appeler des dégénérés supérieurs, des progénérés. Les seconds ne sont que des débiles et des faibles d’esprit. Mais chez les uns comme chez les autres, on retrouve, à certaines heures au moins, les signes incontestables, les stigmates indélébiles de la déséquilibration cérébrale. J’ai cru faire cette preuve en rapprochant leurs poésies de celles des aliénés et des dégénérés.

Certes je n’ai point voulu dire que tous les poètes que j’ai englobés sous l’appellation générale et mal déterminée de décadents soient des fous ou des imbéciles. S’il y a parmi eux des détraqués inférieurs, des débiles prétentieux invinciblement voués à l’impuissance et à l’incohérence, il y a aussi d’incomparables artistes, d’inimitables ciseleurs de mètres, maîtres vraiment en l’art d’assembler et de faire se baiser au bout des vers des rimes sonores et harmonieuses, de faire rire ou pleurer les mots, d’évoquer en quelques verbes cadencés tout un monde d’images sombres ou colorées, riantes ou tragiques, de faire surgir au milieu du tumulte des métaphores le flot des idées. Mais si on examine de plus près ces mêmes poètes chez qui l’inspiration et le génie sont en quelque sorte intermittents, leur côté faible apparaît avec les tares psychiques ou morales qui les marquent du sceau de la dégénérescence. Forcément, à certaines périodes, aux heures mauvaises, cette infériorité se retrouve dans leurs conceptions, et la chute apparaît d’autant plus grande que le poète tombe de plus haut.

C’est encore ce que j’ai voulu dire.

E. L.