La Poésie d’aujourd’hui

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LA
POESIE DU JOUR


I

Notre littérature offre depuis quelques années une singularité peut-être unique dans son histoire, et qui est curieuse précisément parce que personne n’y prend garde. La poésie a disparu des lettres françaises, ou du moins tout le monde croit qu’elle a disparu, sans que personne songe à le constater, à s’en affliger. Ce qui nous étonne, ce n’est pas qu’elle nous ait quittés, c’est que le public ne se demande pas même ce qu’elle est devenue, ni si elle est partie pour toujours. Elle ne lui manque pas, il ne la regrette point. Connaissez-vous quelqu’un qui se plaigne de n’avoir plus de vers à lire ? Nous ne dirons pas que le public a pris là-dessus son parti : ce serait faire croire qu’il s’est résigné à une privation. Non, il ignore même que la poésie fait défaut, il n’y a jamais pensé, elle lui est aussi indifférente que pourrait l’être une chose dont on n’a aucune idée et qui n’aurait jamais existé. Celui qui dans un salon s’étonnerait de ce qu’il n’y a plus de poésie en France aurait l’air d’un écolier naïf se plaignant de ce que les arbres ne distillent plus le miel comme au bon temps de l’âge d’or, ou de ce que dans les plaines ne serpentent plus des ruisseaux de lait. On ne manquerait pas de lui répondre : Eh ! quand il y aurait de la poésie, nous ne la lirions pas ; pourquoi donc nous préoccuper de son absence ? Le regret du moins en toute chose est encore un désir, un espoir, et semble prouver que tout n’est pas perdu. Quand vous rencontrez des hommes chagrins qui déclarent que la France n’a plus d’esprit politique, vous dites que l’esprit politique respire encore, ne fut-ce que dans ces plaintes. Quand de pieuses âmes, se lamentent sur la perte du sentiment religieux, vous sentez qu’il vit encore dans ces doléances désespérées ; mais dans la littérature rien de pareil. Les plus honnêtes gens, les plus fins, les plus délicats, n’ont pas l’air de s’apercevoir que les lettres sont privées de leur plus bel ornement. Il semble même que l’on ait comme le sentiment secret d’avoir fait un progrès depuis que le langage incommode des vers est tombé en désuétude. La poésie n’a laissé derrière elle que le vague souvenir d’un usage assez bizarre qui a enfin passé, et on n’est pas plus malheureux de n’avoir plus cet agrément que de ne plus porter, comme au XVIIe siècle, des plumes à son chapeau ou des dentelles à ses jambes.

Avons-nous besoin de dire que nous ne partageons pas cette indifférence universelle ? La mort de la poésie serait tout simplement le commencement d’une sorte de barbarie littéraire dont on ne tarderait pas à voir les tristes conséquences. L’art d’écrire et même les mœurs publiques sont intéressés à ce que la littérature ne soit point découronnée. Nous ne parlons pas de gloire nationale pour n’être pas suspecté de vouloir déclamer dans un sujet qui demande la plus simple sincérité.

L’effacement de la poésie nous a privés du plus beau, du plus légitime, du plus facile moyen d’éducation et d’un aimable enseignement moral. Sans doute il est un âge où l’on peut se passer de poésie, où un esprit formé, un cœur réglé, la gravité des devoirs, les soucis de la vie, nous permettent et nous obligent de ne penser qu’à la réalité ; mais dans la première jeunesse on n’est pas impunément privé de cette distraction élégante et de ce grave plaisir. En ces années aussi périlleuses que charmantes où on n’est plus enfant, où on n’est pas homme encore, où souvent on se trouve en peine d’employer les beaux loisirs qui nous sont accordés entre les devoirs accomplis de l’écolier et les occupations non commencées de l’homme, la poésie peut devenir une éducatrice du cœur et de l’esprit d’autant plus sûre qu’elle est volontairement acceptée, et que toute âme capable de la comprendre est toujours prête à courir au-devant d’elle. A une imagination avide, elle offre un aliment, à de vagues amours une idole, à un cœur sans emploi un objet d’adoration. Elle appelle, elle fixe sur elle-même, sur ses innocentes beautés, ces enthousiasmes faciles, errans, en quête d’émotions, et qui, ne sachant où se prendre, s’affolent souvent de moins dignes objets. Elle a de plus l’avantage d’exercer l’esprit, d’affiner le goût, de fournir les plus délicates matières à la dialectique naissante du jeune homme, à ses instincts disputeurs, et lui donne de bonne heure le désir et le plaisir de se faire des convictions qui, pour être littéraires, n’en sont pas moins généreuses.

La poésie est à la fois l’exercice, la joie et la sauvegarde de la jeunesse. Et si l’on était encore sensible aujourd’hui à des considérations morales de ce genre, nous dirions volontiers qu’elle est peut-être de toutes les sauvegardes la plus sûre, car depuis que la religion a perdu de son empire, que la philosophie est livrée à des disputes sans règle, que nulle doctrine ne règne sur les esprits, depuis que tout semble être devenu douteux, même le devoir, la plupart des jeunes gens ne sont plus contenus que par l’habitude de penser noblement et délicatement. Qu’on ne vienne pas nous dire que la poésie contemporaine est inutile, puisque nous avons nos chefs-d’œuvre classiques qui peuvent charmer et ennoblir les esprits. Non, le jeune homme croit les connaître, il en est rassasié. Il veut échapper enfin à la tutelle importune de ces génies incontestés dont on a fait ses pédagogues. Tout cela n’est pour lui que de la sagesse et de la gloire surannées. Il ne tient pas au passé, il court à l’avenir, il veut dire son mot sur le présent. Son ambition est de se mêler à la vie du jour, de prendre part à ses luttes, de jeter le poids de sa rigide opinion dans la balance de la guerre, de se faire novateur ou d’applaudir les novateurs, de porter enfin quelque part dans la politique ou dans la littérature ses jeunes ardeurs tribunitiennes. Il est un âge où, pour être touchans, les vers doivent avoir l’accent des passions du jour. Qui de nous, parmi ceux qui ne sont plus tout à fait jeunes, ne se rappelle avec une émotion encore juvénile ces jours et ces nuits passés sans fatigue à lire et relire de beaux vers longtemps promis, attendus, désirés ? Quelle attente inquiète, quelle peur de voir déchoir notre poète, quel enthousiasme quand il paraissait s’être surpassé, quel triomphe pour nous quand il semblait avoir vaincu un rival qu’on lui opposait sans cesse et que nous avions fini par détester ! Chaque beau vers nous perçait comme un trait, car en poésie il n’est point d’éclair qui n’ait son petit coup de foudre. Comme nous aimions nos poètes ! Ils étaient pour nous plus que des hommes. O respectables et folles illusions ! Que nous ayons admiré quelquefois de bien mauvais vers, cela n’est pas douteux ; que nous ayons été dupes de certains prestiges, que nous importe aujourd’hui, si nous avons passé notre jeunesse dans des ravissemens délicieux, si nous avons pris à jamais dans ce commerce avec de belles imaginations, dans des entretiens et des discussions sans fin sur les délicatesses, les puretés, les grandeurs de l’âme et de l’esprit, un insurmontable et bienheureux dégoût pour les bassesses de la pensée, du sentiment et de l’art ? Nous avions alors toutes les folies de la sagesse. Aujourd’hui on n’est plus si fou, mais est-on plus sage ? Il n’est plus donné à la jeunesse d’avoir ces goûts, même quand elle voudrait les avoir. Les poètes lui font défaut, et elle ne connaît pas ceux qui pourraient lui verser un peu de cette folie salutaire. Elle a renvoyé les illusions au pays des chimères. Elle se livre à des plaisirs qui ne sont pas ceux de l’imagination, ou bien de bonne heure elle se discipline aux affaires. Tout folie ou tout sagesse, telle est sa devise. L’année a perdu son printemps, comme disait Aspasie par la bouche de Périclès. On se demande quels fruits pourront porter des arbres vigoureux et droits, pleins de sève généreuse, mais que la rigueur insolite de la saison a condamnés à n’avoir point de fleurs.

Sans prolonger ces réflexions, qui peuvent paraître aujourd’hui d’une moralité trop simple, sans nous demander s’il n’y a pas des périls de plus d’un genre à laisser la première jeunesse livrée aux influences peu saines d’une imagination stagnante, disons quelques mots de l’art, de l’art d’écrire en prose, qui tient de plus près qu’on ne pense à l’art de la poésie. Tous les siècles vraiment littéraires ont eu leurs poètes, et peut-être n’ont-ils eu de grands prosateurs, que pour avoir eu de grands poètes. La poésie est un art si difficile, le prix en est si haut placé, elle exige tant de génie pour briller au premier rang, tant de mérite même pour y paraître médiocre, tant de délicatesse d’esprit pour s’y faire le nom le plus modeste, qu’elle condamne au travail tous ceux qui portent de ce côté leur ambition. Un bien petit nombre parvient à se signaler, mais en attendant ils ont tous paré leur esprit pour plaire à la Muse. Même pour tenter l’entreprise, il faut avoir quelque force, être épris de l’art, tenir haut sa pensée, manier toutes les ressources de la langue. Ceux qui n’atteignent pas la cime ont du moins habité près des sommets, ils ont pris le goût des grandes choses, ils ont l’idée et le respect d’une certaine perfection, et s’ils ne sont pas devenus de vrais poètes, ils demeurent des juges solides et fins de la beauté littéraire. Ils forment enfin un public qui n’est pas tout le monde. Vous êtes-vous déjà demandé à quoi servent ces concours hippiques dont les prix sont disputés par des coursiers en apparence inutiles, puisqu’ils ne sont destinés qu’à fournir une invraisemblable carrière pour le plaisir des spectateurs ? Oui, mais pour produire ces merveilles de la vélocité, il faut élever avec une sollicitude exquise des milliers de chevaux, parmi lesquels on choisira les plus parfaits ; tous ne disputeront pas le prix, la plupart ne seront pas même admis à courir, mais ils auront tous profité des soins qu’on leur a donnés pour les rendre dignes de cet honneur, et toute la race à la longue sera meilleure. Il en est de même en poésie, où beaucoup peuvent se croire appelés à devenir des prodiges, mais où ceux qui ne seront pas élus resteront des littérateurs distingués, qui de proche en proche en feront d’autres et formeront ainsi un public d’appréciateurs autorisés et difficiles en matière dégoût. La poésie, par cela qu’elle est la plus haute expression de l’art d’écrire, entraîne la prose avec elle et la force à monter. Il y a dans toutes les choses humaines une sorte d’infirmité naturelle qui fait que par leur inertie et leur pesanteur : elles tendent toujours à rouler en bas. Dès que dans un art l’ambition fléchit, tout décline et se précipite. Si un pays n’a plus en politique d’éloquence élevée, du haut en bas de la hiérarchie sociale on n’entend plus qu’un partage insipide ; si vous n’avez plus d’éloquence religieuse, la piété devient ce qu’il est inutile de dire ; si la philosophie renonce aux grands problèmes, vous n’aurez bientôt plus d’autre sagesse que celle des proverbes et des moralités. Si vous n’avez plus de poésie, vous risquez fort de n’avoir plus de prose. Il faut toujours qu’il y ait devant nous une perfection, un but lointain vers lequel on fait effort. Dès qu’on ne lutte plus pour avancer, on est entraîné en arrière, comme l’a dit Virgile en vers admirables : « Je crois voir un nocher qui rame contre le courant ; si par hasard ses bras viennent à défaillir, aussitôt le fleuve l’emporte sur sa pente.

Non aliter quam qui adverso vix flumine lembum,
Remigiis subigit, si brachia forte remisit,
Atque illum in præceps prono rapit alveus amni.

Si la prose ne voit plus devant elle, au-dessus d’elle un art plus élevé avec lequel elle tient à rivaliser dans sa mesure, si elle ne se sent plus observée et comme surveillée par des gens exercés et sévères, elle cède à sa nature et se laisse retomber dans la mollesse et la platitude. Elle se fera même un mérite d’exprimer ses pensées sans gêne, elle érigera en loi sa nonchalance, elle proclamera que cette simplicité commode est une vertu, et déjà elle s’est avisée de dire plus d’une fois que le style est l’art d’exprimer son sentiment comme il vient. C’est ainsi que d’indifférence en indifférence, de facilité en facilité, de pente en pente, elle glissera en arrière jusqu’à la prose américaine ou à celle de M. Jourdain, qui était en effet le plus naturel, le plus vrai, le plus court des prosateurs quand il disait : Nicole, apporte-moi mes pantoufles.

On ne niera pas, je pense, ces heureuses influences sur l’éducation littéraire ou morale d’un pays et sur la langue ; mais à qui la faute, si la poésie a disparu ? Faut-il s’en prendre à nos institutions, au changement de nos mœurs, à l’indifférence du public ou aux poètes eux-mêmes ? car il y a encore des poètes qui ne manquent ni de talent, ni de grâce, ni d’âme, ni de fine industrie. Seulement ils ne vivent pas de notre vie, ils paraissent étrangers à notre monde, ils ne font rien pour être lus et compris, ils n’écrivent pas pour nous. Bien plus ils ne se lisent pas entre eux, ils ne s’écoutent pas les uns les autres, ils n’ont pas d’idées communes, ni par conséquent d’action sur l’esprit public. Chacun n’est occupé que de sa passion et de sa fantaisie. N’avez-vous jamais rencontré vers le soir un arbre isolé dans la campagne, loin de la demeure des hommes, où mille oiseaux invisibles chantent avec joie ou tristesse, sans se connaître, sans s’écouter ? Fauvette timide, pinson joyeux, mésange vaillante, moineau lascif, tout cela gazouille sous le même ombrage sans s’occuper de son voisin ; agréable concert où tout est discord, formé de mille petits cris confus où nul ne domine, vaste chant anonyme dont on ne sait rien, si ce n’est que les musiciens en sont charmans. Voilà l’image de notre poésie contemporaine. Eh ! qui donc pourrait sans quelque scrupule jeter une pierre dans cette feuillée et ces chansons ?


II

Et cependant, pour expliquer cet abandon de la poésie, qui ne nous paraît pas tout à fait immérité, nous voudrions dire aux poètes quelques vérités générales, sans citer aucun nom, sans désigner personne, avec le respect que l’on doit à leur talent méconnu et avec d’autant plus de sympathique franchise que nous comptons parmi eux plus d’un ami. Nous croyons qu’ils se trompent sur les conditions de leur art, qu’ils ont des habitudes et des principes qui les feront de plus en plus négliger. Les poètes se plaignent du public : le public ne se plaint pas d’eux, parce qu’il les ignore ; mais peut-être aurait-il le droit de se plaindre. Le grand mal aujourd’hui, c’est que poètes et lecteurs ne se comprennent plus et ne parlent plus du tout la même langue. Qui a tort, qui a raison ? C’est ce que nous voulons examiner, en montrant surtout que si le public ne se soucie pas des poètes, c’est que les poètes ont commencé par ne pas se soucier du public, qu’ils ne s’adressent pas à lui, qu’ils n’écrivent pas pour lui, et qu’ils ne pensent qu’à s’enchanter eux-mêmes. L’abandon ne serait-il pas ici, comme il arrive toujours, le châtiment de l’égoïsme et de la fierté dédaigneuse ?

Le principal défaut de la poésie contemporaine et qui résume tous les autres, c’est la personnalité de l’auteur. Dans tous les livres de vers, qu’ils soient tristes ou gais, graves ou légers, il n’y a jamais qu’un personnage, qu’un héros qui occupe la scène, et qui parle tout le temps en son nom, le poète lui-même. Cette espèce de monologue a pu paraître intéressant d’abord, quand cela était nouveau, hardi, étrange, quand la personnalité de l’auteur était puissante, lorsque par des artifices non encore connus et percés à jour une vaste clientèle d’amis se donnait le mot pour faire au poète un rôle de révélateur et de prophète. Aujourd’hui le charme est rompu. Il n’est pas donné à un chacun de fixer l’attention de tout un pays sur ses oracles et de tenir, comme le Jupiter olympien de l’Iliade, le monde suspendu à sa chaîne d’or. Il y a même à la longue quelque chose de ridicule dans cette procession de poètes se succédant les uns aux autres, voulant tous jouer ce même rôle, ce rôle unique, racontant chacun à son tour ses petites infortunes, ses petits chagrins, ses petites espérances, ses petites colères, et ne remplissant le théâtre qu’il s’est construit que de lui-même. Le public est-il vraiment coupable, s’il ne s’arrête pas pour la millième fois devant les mêmes confidences ? C’est bien le cas de dire avec Beaumarchais, ce fin appréciateur de tout ce qui peut réussir : « Rien n’est plus insipide au théâtre que ces fades camaïeux, où tout est bleu, où tout est rose, où tout est l’auteur, quel qu’il soit. »

Cette personnalité, cette plénitude de soi-même, cette indifférence pour autrui, cet inoffensif égoïsme, comme on voudra l’appeler, est la cause de tout le mal. — Le poète s’imagine avec une crédulité qui n’est point sans charme, sans charme pour lui, que toutes ses pensées auront du prix, puisqu’elles en ont à ses yeux et puisqu’elles sont siennes. Que disons-nous toutes ses pensées ! nous voulons dire tous ses rêves. S’il nous offrait ses idées (la plupart de ces poètes sont fort capables d’en avoir et le prouvent quelquefois en prose), nous pourrions y prendre intérêt et nous entendre avec lui. Il n’y a entre les hommes qu’un langage commun, qu’un truchement, c’est la langue de l’esprit et du cœur. Des idées claires et suivies, reliées entre elles par un fil logique, animées par un sentiment, colorées par l’imagination, qu’elles soient fortes ou faibles, vives ou traînantes, peuvent toujours dans une diverse mesure retenir notre attention, parce que si elles sont au poète, elles sont nôtres aussi et que nous nous y reconnaissons. C’est à la faveur de cette lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde que nous pouvons nous rencontrer et communiquer ensemble. Or les poètes aujourd’hui ont, je ne dirai pas l’infirmité, mais la prétention souvent avouée de ne point penser, de rêver toujours. Rêver est leur unique occupation, et, selon eux, leur gloire. La poésie n’est que le songe d’un homme éveillé, et il est de ces poètes qui disent volontiers que hors du rêve il n’y a point, à proprement parler, de poésie. Le mot rêve est le mot favori et revient si souvent dans les vers qu’il est vraiment permis de le prendre en horreur. On rêve sur Dieu, sur la nature, sur l’amour, sur la politique. Si par hasard le poète fait parler dans ses vers un personnage qui soit autre que lui-même, ce qui est rare, ce héros, homme ou jeune fille, animal, plante, minéral, tout rêve également ; tous les objets appartenant aux trois règnes de la nature sont doués de cette faculté précieuse. Si l’on avait encore une poétique, le premier précepte qu’on y rencontrerait serait sans doute de laisser flotter sa pensée, parce que la grâce suprême de l’esprit est de se livrer à sa mobile légèreté comme la feuille qui se joue avec le vent. Nous sommes loin de nier que la rêverie ne puisse avoir sa grâce, qu’un certain désordre n’ait sa beauté, qu’il ne soit plus agréable de suivre des yeux un ruisseau indolent et incertain qu’une eau emprisonnée dans un canal d’une rectitude monotone. Dans la poésie lyrique, par exemple, il est bon de ne pas trop gouverner son génie ou du moins de ne pas trop peser sur les rênes, et quand on voit de temps en temps un vigoureux esprit, comme le sublime cocher du char de l’âme dans Platon, emporté par l’attelage tumultueux de ses passions, se confier à ses coursiers bons ou mauvais, mais éperdus, et braver les abîmes avec une intrépide aisance, le spectacle est attachant, le péril même que court le poète ajoute à notre admiration. Nous ne condamnons pas en ce moment le désordre lyrique, et ce n’est point par là qu’on pèche aujourd’hui ; il s’agit ici de la rêverie molle, errante dans son calme, où des idées sans corps se suivent dans un ordre apparent, mais sans nous laisser voir leur but et leur dessein. Le poète, par complaisance pour lui-même, se livre à sa fantaisie, qui peut fort bien n’être pas la nôtre. Il ne nous offre pas un sujet ; il ne sait d’où il part, où il va, et il fait montre souvent de ne pas le savoir. Nous voyons passer devant nous des impressions fugitives, des pensées sans consistance, des figures sans corps, et toute sorte d’inanités plus ou moins irisées. Nous ne sommes plus sur la terre, où toute matière est solide, ni dans les domaines de l’esprit, où toute forme est nette ; nous traversons le royaume des ombres.

Umbrœ ibant tenues simulacraque luce carentum.


Vous fixez les yeux sur un de ces fantômes, vous l’arrêtez au passage pour le contempler, vous croyez le tenir :

Ter frustra comprensa manus effugit imago.


Il faudrait être le poète lui-même pour comprendre ces fantaisies personnelles. Souvent même l’auteur nous ayant caché ce qu’il est, on ne comprend pas plus sa personne que ses idées ; c’est alors le rêve d’une ombre. Même quand il touche à la réalité et qu’il peint des objets terrestres, son style est quelquefois tout aussi vague et nous fait penser à ce tableau de Scarron où l’ombre d’un cocher avec l’ombre d’une brosse frotte l’ombre d’un carrosse.

Le rêve n’a pas seulement l’inconvénient de flotter devant nous en lignes indécises, mais encore, comme il va sans dessein et que son mérite est de n’en point avoir, vous n’y trouvez ni commencement ni fin. Essayez une chose, prenez une pièce de cent vers, retranchez-en vingt, ici, là, où vous voudrez, au commencement, à la fin, au milieu, la pièce le plus souvent n’en souffrira pas, vous ne taillerez pas dans le vif. Cette poésie subsistera sans blessure, pareille à ces êtres fantastiques que leur fluidité rend invulnérables, qu’on voit dans les contes ou dans les songes, êtres visibles, mais impalpables, qu’on pique, qu’on frappe, qu’on pourfend, qu’on traverse et qui se rejoignent.

Ces rêves peuvent renfermer d’agréables détails, des sentimens exquis, des beautés de style ; mais qu’importe à des hommes occupés qui pensent que les plaisirs de la poésie ne doivent pas être ceux d’une fantasmagorie ? Pourquoi nous intéresser à des caprices auxquels le poète souvent n’a pas l’air de tenir beaucoup lui-même ? On peut dire d’ailleurs que le rêve n’est d’aucun usage, et il vous écœure en prose aussi bien qu’en vers. N’avez-vous jamais été victime d’une personne qui dans un salon raconte un songe qu’elle a eu la nuit ? Quoi de plus ennuyeux et de plus impatientant ! Cette même personne pourra vous captiver, si elle vous donne ses idées et ses sentimens sur des choses réelles. Croyons donc que ce qui n’a point de valeur dans la conversation n’en a pas non plus dans la poésie, à moins qu’on ne soit d’avis de dire en vers ce qui ne vaut la peine d’être dit en prose. Il serait temps de mettre fin à toutes ces rêveries qui se perdent tous les jours dans les airs sans profit et sans plaisir pour personne, car le public, aujourd’hui désabusé, ne songe pas plus à regarder ces vapeurs sombres ou dorées qu’il ne se soucie de contempler les nuages qui passent par-dessus les maisons.

Il nous en coûte de paraître railler cette poésie, déjà si malheureuse et délaissée, qui aurait plus besoin, à ce qu’il semble, d’encouragemens que de critiques ; mais il ne s’agit point ici du talent des poètes, que nous reconnaissons, il s’agit de la fausse idée qu’ils se sont faite de leur art et dont ils persistent depuis plus d’un quart de siècle à ne pas voir les inconvéniens. Leur insuccès tient à leurs erreurs, qui s’engendrent et s’entraînent les unes les autres. Après avoir cru qu’on peut intéresser longtemps le public à des rêves, ils sont encore persuadés qu’on ira jusqu’à s’attendrir avec eux sur leurs visions, car ces rêves sont invariablement humides de larmes ; ces nuages ne manquent jamais de se fondre en eau. La mélancolie est une partie importante de cette poétique, et comme Boileau disait : Avant donc que d’écrire apprenez à penser, on dirait volontiers aujourd’hui : Apprenez à pleurer. Il est certain que la tristesse dans les vers peut avoir son charme. Verser des larmes littéraires sera toujours délicieux ; on ne sait pas trop pourquoi, mais cela est ainsi. Nous aimons à prodiguer notre pitié qui nous coûte peu d’ailleurs, à sentir le cœur se fondre, à jouir de cette mollesse, et nous éprouvons alors le plus doux des plaisirs : celui de nous croire généreux. La mélancolie sera donc toujours une des plus belles jouissances de la poésie. Malheureusement on croit aujourd’hui l’avoir inventée, et on en abuse comme de toutes les choses qui paraissent nouvelles ; mais cette mélancolie, inspirée par la vue de la condition humaine, par la fragilité de nos plaisirs, par le néant de nos joies, par nos misères personnelles, elle date de l’origine du monde et de la poésie. Ne l’avez-vous pas rencontrée dans Homère et Sophocle, dans Lucrèce, dans Virgile, qui a donné de cette vague tristesse la plus touchante des définitions : sunt lacrymœ rerum ? Seulement ces fortes âmes et ces grands artistes savaient que la virilité a aussi sa poésie, que la fermeté a sa grandeur, la réserve son pathétique. Ils ne sollicitaient point les larmes, ils ménageaient dans leur lecteur cette pure substance de ses yeux et de son cœur. Aujourd’hui on ne connaît plus ces scrupules, et chaque poète semble n’avoir plus d’autre mission que de nous attendrir sur son sort. Nous ne sommes pas insensibles, et bien que depuis trop longtemps nous nous soyons mis en frais de pitié inutile et imméritée, nous voulons bien écouter encore ces plaintes, pourvu qu’elles soient justifiées. Lorsqu’on entend les derniers vers de Gilbert mourant à l’hôpital, ceux de Chénier partant pour l’échafaud, ou, pour ne parler que d’angoisses morales et de tragédies intérieures, les tristesses d’Alfred de Musset accablé par le regret d’avoir dissipé sa vie, quand enfin on nous raconte en vers un malheur véritable, qui donc ne serait point touché ? Mais nos poètes gémissent sans dire pourquoi. Par quelle fierté déplacée, par quel stoïcisme mystérieux refusent-ils de nous apprendre pourquoi leurs vers sont lamentables ? Si vous avez des chagrins réels, confiez-les-nous, ô poète ; au nom du ciel, quels sont vos malheurs ? Si vous n’en touchez pas un mot, nous finirons par soupçonner que vous jouez un rôle et que vous n’avez aucun droit à la compassion. Peut-être seriez-vous embarrassé de recevoir les consolations que vous implorez. L’un se plaint, à ce qu’il semble, d’avoir perdu la foi religieuse, qui certainement ne ferait point un pas pour la retrouver et ne saurait qu’en faire, si on proposait de la lui rendre. Tel gémit sur l’infidélité d’une belle adorée et qui serait peut-être bien marri, si on la lui ramenait ; tel autre paraît ne pouvoir se consoler de ce que les mœurs sont trop libres, et qui ne saurait plus que devenir, si elles ne l’étaient pas. Il en est qui, se sentant des larmes disponibles, les versent, faute d’occasion, sur une rose qui eut l’insigne malheur de se flétrir. Faute de sujet, vous tenez note de tous vos petits ennuis dont vous essayez de faire des tragédies. Vous vous écoutez trop vous-mêmes, et si l’on vous demandait quelles sont vos peines, vous pourriez répondre comme cette jeune fille ennuyée : Je me pleure. Votre poésie a des nerfs, des vapeurs, elle est malheureuse, comme disent certaines femmes, sans savoir pourquoi. Or, tous tant que nous sommes, nous ne compatissons jamais à des peines inexpliquées, et dans la vie ordinaire, quand nous entendons de ces caprices plaintifs, nous ne les écoutons pas, nous feignons de les écouter par politesse et cherchons un motif honnête d’échapper à de vagues doléances et à des soupirs de théâtre. Qu’on ne soit donc pas étonné si le public n’est pas touché de ces larmes prévues ; le public est bon, facile à tromper, mais à la longue il sait à quoi s’en tenir et ne se dérange plus pour si peu, comme un père bien occupé ne songe pas à se lever quand il entend dans une chambre voisine son enfant qui, faute de s’amuser, s’avise tout à coup de larmoyer pour qu’on s’occupe de lui et pour appeler du monde.

Ce ton plaintif n’est donc qu’une manie qui est devenue contagieuse. De même que les rêves prouvent qu’on n’a point de pensées, ainsi les doléances vaines semblent montrer qu’on n’a pas une seule raison de s’affliger. Ce qui manque évidemment aux poètes, ce sont des sujets de poésie, et c’est à quoi ils pensent le moins. De là vient un autre défaut, l’abus intolérable des descriptions. Dès qu’un poète ne trouve rien dans son esprit ou dans son cœur, il n’a plus qu’une ressource, c’est de décrire ; pour cela, il ne faut pas grand effort, il suffit d’avoir des yeux et de les ouvrir. Rêver, gémir, décrire, voilà à peu près toute la poésie de notre temps.

Nous étonnerons peut-être en osant dire que, de toutes les ressources poétiques, la description est la moins intéressante. Elle est pourtant à la mode, et on lui fait fête. On dirait vraiment qu’on vient seulement de l’inventer, et qu’elle est la plus précieuse de nos conquêtes littéraires. Poésies et romans, toutes les œuvres d’imagination en sont remplies, et les auteurs sont persuadés que c’est le plus sûr moyen d’attacher. Bien plus, les critiques ne manquent jamais de relever ce mérite, et c’est à peu près le seul qu’ils relèvent. Un mot bien trouvé, une image hardie, enlèvent tous les éloges. On a même imaginé une langue nouvelle et bizarre composée de petits cris incorrects à l’usage de ceux qui s’extasient devant ces merveilles du pinceau littéraire. Nous ne sommes pas de ces admirateurs, et nous croyons que la description n’est que la richesse de l’indigence. On ne parle pas ici de la peinture vive des choses qui ont de l’intérêt par elles-mêmes, de ce talent qui consiste à mettre les objets sous les yeux en peignant un récit au lieu de le décrire ; de pareilles descriptions sont la poésie même, et il n’est pas de grand poète qui, dans ce sens, ne sache décrire, ou, pour mieux dire, peindre. On n’entend blâmer que ces morceaux rapportés qu’on peut retrancher, où le poète se complaît pour montrer son talent d’observation inutile. Il y aurait là-dessus bien des choses à dire. La description est un genre faux, parce que sa lente analyse prétend rivaliser avec la peinture, dont elle n’a pas le prompt langage. Un tableau de paysage, par exemple, nous charme, s’il est bien fait, par cela que nous en jouissons d’un coup d’œil comme de la nature même ; Si le peintre faisait passer successivement sous nos yeux un arbre, puis une prairie, puis une vache, puis un ciel, nous y prendrions peu de plaisir. C’est à cela pourtant qu’est condamnée la description poétique qui nous présente une suite d’images comme sur un tableau qu’on déroule à mesure. Tous les arts ont leur limite qu’on ne franchit pas impunément. Le statuaire ne s’avisera pas de sculpter une forêt ; le peintre se trompe quand il traite un sujet qui ne peut être expliqué que par le langage parlé ; un musicien est ridicule quand il prétend donner la sensation des couleurs et peindre l’écarlate avec les sons de la trompette, et il nous a paru plaisant ce chef d’orchestre qui, exécutant à Londres je ne sais quelle valse de violettes, fit répandre dans la salle de l’essence de ces fleurs pour compléter l’harmonie imitative, — pour que le nez aidât l’oreille à comprendre le sujet et fût de moitié dans son plaisir. Il n’y a qu’une espèce de description lucide et agréable, c’est celle qui réveille par un petit nombre de traits bien choisis une foule d’images dans l’esprit. Il faut que le lecteur achève lui-même le tableau. Dites d’une femme, pour employer un exemple banal, qu’elle ressemble à une déesse, qu’elle semble couler dans les airs ; vous en aurez dit plus peut-être que si vous décrivez par le menu son visage, sa taille, son teint, ses pieds. El vera incessu patuit dea. Dans les grands écrivains, vous ne trouvez pas d’autre description. Elle est courte, à peine indiquée en quelques traits qui remplissent l’esprit. Elle fait partie du récit comme dans Homère, ou elle sera un précepte animé comme dans les poètes didactiques. Elle sert à quelque chose, elle s’appuie sur quelque chose, car de sa nature elle ne se soutient pas par elle-même. Pourquoi ? Ce n’est pas le moment de le rechercher. Tout ce que nous savons, c’est qu’elle n’a de force et d’effet que quand elle est ramassée, quand notre imagination l’embrasse d’une seule vue, comme l’œil un tableau. Qui de nous n’a été percé par un de ces mots descriptifs d’une brièveté pénétrante ? Quand Werther, désespéré, sort le soir de la maison de Charlotte muni de ses pistolets et résolu à mourir, il lève par hasard les yeux vers le ciel étoile, éternel. Admirable brièveté descriptive, qui fait sentir en un mot ce contraste navrant de la nature tranquille dans sa permanence et comme insolemment indifférente aux éphémères et tragiques passions de l’homme ! Lorsque, dans Plutarque, Caton a prépare son épée pour le suicide, qu’il passe la nuit à lire et à relire le Phédon, il s’aperçoit tout à coup qu’il est temps d’en finir parce que le jour approche et que les oiseaux commencent à chanter : mot analogue, non moins admirable, qui laisse voir encore cette opposition toujours poétique de la nature écrasant, pour ainsi dire, de sa paisible uniformité les plus terribles perplexités humaines. Nous choisissons ces traits parce qu’ils sont de ceux qui peuvent toucher aujourd’hui. Supposez que Goethe et Plutarque, pour produire plus d’effet, se fussent avisés de décrire longuement, auriez-vous ressenti leur poétique secousse ? Mais cet art des grands écrivains ne dure pas longtemps, et il est curieux de voir comment peu à peu on s’en éloigne davantage. Après un Virgile, sobre parce qu’il est ému, viendra un Lucain, qui s’amusera à faire en vers éclatans de longues descriptions inutiles, parce qu’il est de sang-froid. Ses peintures seront du moins encore enfermées dans un cadre. Viendra l’âge des poètes qui, ne sachant que dire, feront des ouvrages entièrement descriptifs, comme par exemple Delille et ses contemporains. Ils nous diront avec toute sorte de gentillesses de style ce que nous n’avons pas besoin d’apprendre, que le soleil se lève à l’horizon, qu’il y a des montagnes et des plaines, dans ces plaines des ruisseaux, auprès de ces ruisseaux des arbres, à ces arbres des feuilles. On n’est pas encore au bout de cette histoire. Un âge succédera, c’est celui où nous sommes, qui prendra la description où les précédens poètes l’ont laissée. Ne faut-il pas montrer que ces feuilles sont quelquefois jaunes ou rouges, qu’elles ont un retroussis qui a bien son charme, et que des insectes s’y promènent ? Tout est peint alors avec une minutie extrême, tout a la précision fatigante d’un objet vu à travers une lunette trop forte. Ceci nous conduit à dire un mot en passant d’un défaut singulier, non remarqué, et qui est absurde dans la description contemporaine. Les poètes, en peignant un paysage, ne sont point placés à un endroit fixe pour le contempler. Ils nous feront voir une haute montagne dont les arbres gigantesques pendant sur les abîmes ressemblent à des giroflées qui tiennent par leurs racines à un vieux mur. Une pareille image fait supposer que l’observatoire du poète est à une grande distance de la montagne ; ce qui ne l’empêchera pas de dire un peu plus tard que ces arbres portent des fleurs ou que l’écorce en est rugueuse. Son imagination, cette fois vraiment ailée, tantôt s’éloigne, tantôt s’approche, et semble tenir tour à tour un télescope et un microscope. Il n’y a plus de perspective dans le paysage. Encore un coup, nous ne proposons pas de supprimer la description poétique. Elle est intéressante quand elle contribue à la clarté, à la beauté d’un récit, quand on en fait une démonstration vivante, quand elle est nécessaire ou simplement utile, qu’elle apprend quelque chose de nouveau, comme la peinture de la nature tropicale dans Bernardin de Saint-Pierre ou des solitudes inexplorées de l’Amérique dans Chateaubriand : elle est alors un moyen d’information et comme une partie brillante de la science ; mais elle est vaine, si elle n’est pas attachée à un fond solide. On peut en dire ce que nous avons dit déjà des rêves et des plaintes. Si dans un salon vous entendez un homme trop sensible aux beautés de la nature qui se met à vous parler de ciel bleu et de prés verts, eût-il beaucoup de chaleur et d’esprit, il vous fera fuir. Croyons toujours que ce qui n’est d’aucun usage dans les entretiens ne vaut rien non plus en poésie. La description n’est le plus souvent qu’un ornement oiseux ; elle prouve que le poète n’a rien de mieux à donner, qu’il n’a pas d’invention et point de sujet.

Si nous considérions maintenant la forme tout extérieure de cette poésie, nous verrions encore cette incurie du sujet et ce dédain pour la pensée. Quoi de plus froid, de plus puéril que la recherche de la rime riche, qui laisse si bien voir que l’auteur est indifférent à tout le reste ? Tout le monde sans doute est d’accord qu’on ne doit pas rimer avec négligence ; il faut que la rime ne soit pas trop prévue, et l’oreille, aussi bien que l’esprit, est doublement flattée quand elle rencontre à la fin d’un vers à la fois une consonnance pleine et une légère surprise. L’imprévu de la rime ajoute quelque chose à l’imprévu de l’idée. Aussi la poésie française, où il est si difficile de rimer parce que dans notre langue il n’y a pas beaucoup de beaux mots qui aient le même son, a un grand avantage sur la poésie italienne, où il suffit d’ouvrir la bouche pour rencontrer des consonnances. La difficulté vaincue est un plaisir et un mérite de plus ; oui, mais il ne faut pas que l’on sente que le poète est uniquement occupé à chasser aux rimes. Quand le lecteur, arrivé à la fin du premier vers et rencontrant un mot étrange, se demande : Comment va-t-on rimer avec ce mot-là ? il ne lit plus un poète, il regarde les mains d’un habile homme qui se fait fort d’exécuter des tours invraisemblables. Cette poésie pourra ressembler à un de ces ouvrages difficiles d’une industrie chinoise dont on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, l’adresse ou la futilité. Dans la poésie peu sérieuse, ces jeux d’esprit peuvent avoir leur agrément et ne tirent pas à conséquence ; mais nous connaissons des poètes distingués, traitant de graves sujets, dont les rimes, uniformément extraordinaires, feraient supposer qu’on les a d’abord choisies pour leur étrangeté, et qu’on les a rangées à la suite les unes des autres en se proposant à soi-même la gageure de remplir plus ou moins raisonnablement ces cadres ainsi préparés, comme on fait dans le jeu des bouts-rimés. La rime n’est plus une esclave qui ne doit qu’obéir, elle est la maîtresse souveraine qui commande à la pensée de prendre tel ou tel chemin. Le poète a l’air de procéder dans sa petite industrie comme ces artisans qui ont le talent ingénieux de profiter d’une veine, d’une tache dans le marbre pour y adapter une figure. Sera-ce un homme ou un oiseau ? L’accident de la pierre en décidera. Ce n’est plus de l’art, c’est un assez joli travail manuel. Ainsi fait ce poète, et même il fait moins que cela et produit de moins curieuses merveilles. Celui qui se pique de faire passer sa pensée par ces voies étroites, j’aime mieux le comparer à cet artiste qui fut présenté à Alexandre le Grand et qui avait l’incroyable talent de jeter à distance à travers le trou d’une aiguille des grains de millet. Tout le monde était émerveillé et demandait pour un art aussi extraordinaire une récompense méritée. Que fit le roi, qui était homme de goût ? Il fit donner à l’artiste tout un sac de millet, afin que la matière ne manquât jamais à cette dextérité, Ne pourrait-on pas offrir à quelques-uns de nos poètes un dictionnaire de rimes hétéroclites et riches splendidement relié, pour que rien ne manquât à leur bonheur et à l’exercice de leur art ? Rien n’est plus charmant sans doute que de voir le talent franchir ou tourner tous les obstacles avec une élégante aisance ; mais accumuler soi-même les obstacles pour avoir le mérite de les franchir, ce n’est plus de l’art, c’est du spectacle. Le gentilhomme robuste et souple qui a son coursier tout à la main, qui le dirige avec une sûreté gracieuse, qui ne craint ni haies ni fossés, ne méritera-t-il le nom de beau cavalier que s’il est capable encore de sauter à travers des cerceaux de papier ? Quand on peut être un vrai poète, pourquoi donc vouloir passer pour un gymnaste ? La pensée s’accommode mal de ce mécanisme et de ces tours de force. Elle consent bien à ne pas rimer avec trop de nonchalance, mais elle tient à sa liberté. Elle veut avoir assez d’espace pour se mouvoir comme, il lui plaît, et nous goûtons fort ce mot d’un homme du monde qui, lisant un jour des vers de sa façon et entendant dire que ses rimes n’étaient pas riches, répondit en cachant une leçon sous un jeu de mots : Si elles ne sont pas riches, elles sont du moins à leur aise.

La manie des sonnets fait voir encore combien nos poètes sont heureux de porter des chaînes inutiles, ils semblent trouver que la poésie est vraiment un art trop facile et qu’il n’y a plus de mérite à marcher sur la corde raide, à moins de s’attacher, comme on fait à l’Hippodrome, des paniers aux pieds. Au XIXe siècle, on n’a rien imaginé de mieux que de revenir à un genre usé qui demande beaucoup de loisirs et de frivolité, et que depuis Louis XIV on avait abandonné. S’est-on assez moqué de Boileau pour avoir dit par une excusable complaisance pour les divertissemens de son siècle :

Un sonnet sans défaut vaut seul un long poème !


Eh bien ! de tous les préceptes de Boileau, dont la plupart sont excellens, on n’a retenu que celui-là. On n’accepte pas les grandes et saines vérités qu’il a proclamées, mais on érige en principe une de ses rares erreurs. Presque tous les poètes font maintenant des sonnets, c’est le genre à la mode. Quelle singulière aberration que ce goût si vif pour une bagatelle difficile ! Sommes-nous donc encore au temps où la cour et la ville se divisaient pour deux sonnets, où il fallait être jobelin ou uraniste ? Au XVIIe siècle, le sonnet était un aimable jeu de société pour lequel le beau monde se passionnait parce qu’il n’avait rien de mieux à faire. On composait des sonnets, comme on aurait pu faire des acrostiches, pour s’amuser. Une versification non encore formée donnait quelque mérite à ces futilités harmonieuses, et, comme il arrive de tout instrument nouveau introduit dans les salons, on se plaisait à tourner d’une main légère la manivelle de cette boîte à musique. Mais comment ne sent-on pas que cette musique est de la plus agaçante uniformité ? On veut que nos oreilles et notre esprit entendent toujours des pièces de quatorze vers dont les rimes sont croisées de la même manière, et qui se terminent invariablement (c’est une loi du genre) par un mot qui a la prétention d’être ou piquant ou sublime. Il faut rire, il faut pleurer en quatorze vers, ni plus ni moins, et au bout de ces quatorze vers on est tenu de s’étonner. Que la pensée soit grande ou petite, elle n’a qu’à s’arranger de cette mesure imposée par Apollon voulant pousser à bout tous les rimeurs françois. Si elle est trop grande, on la fera rentrer en elle-même ; si elle est trop courte, on retirera sur ce lit orthopédique. Vous avez à parler de Dieu ou d’un papillon, qu’importe ? vous êtes tenu d’enfermer votre pensée dans ce compartiment inflexible. Vous venez de tourner un compliment à elle, et maintenant vous voudriez immortaliser un grand homme et lui élever une statue dans vos vers ; eh bien ! versez le bronze des canons pris à l’ennemi dans la forme qui sert à fabriquer les figurines de sucre. Le sonnet a pu avoir jadis son agrément, mais à la longue il est devenu odieux. Il importune l’oreille pour la millième fois ; il étouffe l’esprit, il conduit piteusement la pensée par de tout petits chemins d’avance tracés et toujours les mêmes ; il est puéril par sa surprise finale qui ne surprend pas, puisqu’on s’attend à de l’imprévu. C’était bien la peine de faire une révolution littéraire, de renverser toutes les barrières établies, d’insulter les grands hommes du passé, tout cela pour aboutir à ne refaire que des sonnets,

Et pour qu’en deux quatrains de mesure pareille
La rime avec deux sons frappât huit fois l’oreille,
Et qu’ensuite six vers artistement rangés
Fussent en deux tercets par le sens partagés.

Notre fière pensée, qui laissait voir des instincts si sauvages, qui tirait si fort sur sa chaîne, une fois la chaîne rompue, elle n’a su que faire de sa liberté ; elle est revenue tout gentiment à la servitude, et, avec une docilité qu’on ne lui demandait pas, s’est remise d’elle-même dans son joli collier de misère pour avoir leplaisir d’en faire sonner les grelots.

Notre dessein n’est pas de relever à la suite toutes les erreurs de la poésie contemporaine. La critique se montrerait bien naïve, si elle voulait sermonner, par exemple, les poètes de talent qui de propos délibéré font des vers détestables, qui s’amusent à barbouiller le visage de la Muse pour prouver qu’ils n’ont pas de préjugés, pensant qu’insulter une divinité est toujours une espièglerie qui vous met un homme hors de pair. Il en est qui volontairement font des vers insolens pour agacer la fibre du public, des vers effrontés pour faire jeter des hauts cris, des vers nauséabonds et putrides destinés à faire mal au cœur, à soulever l’âme ; c’est leur manière de comprendre le sursum corda. Ce sont là, je suppose, des badinages prémédités, qui, pour avoir quelquefois un air tragique, n’en sont pas moins des plaisanteries où l’auteur, homme d’esprit, prend une mine sérieuse en étouffant son rire. Ces sombres facéties, le poète les sait mauvaises et les a rendues aussi mauvaises que possible pour mieux renverser l’esprit aux bourgeois. A quoi bon blâmer ces petits attentats, qui, je l’espère, ne font tort à personne, et qui peuvent même avoir le mérite de réconcilier avec le bon sens ceux qui seraient tentés de ne pas l’estimer assez ? C’est de la poésie ilote dont la laide ivresse peut être d’un bon exemple et qui pourra être citée par un érudit dans les siècles futurs comme le plus parfait des modèles à éviter. Pour nous, nous n’adressons nos réflexions qu’à la sincérité égarée des poètes qui se sont fait un faux système. Ils en ont un, qu’ils le sachent ou non. Ils s’imaginent en général qu’on peut se passer de sujet, broder sur une toile d’araignée comme sur un canevas, faire des vers intéressans sans matière véritable, que la poésie doit s’épancher en sentimens vagues, en pensées non définies, en effusions sans fond et sans rives. On pourrait donner pour épigraphe à presque toutes ces œuvres : materiam superabat opus. Voilà la fausse idée que nous combattons dans l’intérêt des poètes qu’on délaisse, dans l’intérêt de la poésie qu’il ne faut pas laisser périr, dans l’intérêt du public obligé de renoncer à un beau plaisir. La poésie vit de choses et n’existe que si elle décore une matière plus ou moins solide. Il est étonnant comme dans l’histoire de tous les arts les illusions commodes et flatteuses, amenées lentement, avec lesquelles on finit par vivre en paix, obligent quelquefois la critique à rappeler les principes les plus élémentaires. Montrons donc en quelques mots, puisqu’il le faut, que la poésie ne repose jamais sur des fantaisies personnelles, à moins qu’elles ne soient soutenues par des vérités générales, vérités sublimes ou familières, tout est bon ; qu’en tout temps elle n’a fait que prêter un corps aux sentimens, aux idées du public ; qu’elle ne craint pas de se mêler à ses mœurs, à ses usages politiques, civils, domestiques ; qu’en un mot elle a été toujours plus ou moins enfermée dans la réalité. Le public ne l’a oubliée, ne l’a perdue de vue que du jour où elle s’est éloignée du monde, où elle s’est évaporée en quintessence insaisissable. Est-ce à elle de venir à nous, ou bien est-ce à nous de courir après ses parfums ? N’est-ce pas le cas de dire avec Bossuet, essayant d’étreindre la subtilité vaporeuse des mystiques : « Epaississez-vous ! »


III

C’est un préjugé singulier et nouveau qui consiste à croire que la poésie peut rester étrangère à la société, à ses mœurs, à ses usages, à ses passions, à sa religion, à sa philosophie, à sa science, à ses plaisirs, à tout ce qui a du prix pour les hommes. Jamais anciens ni modernes, avant ce siècle, ne l’ont considéré ainsi, comme on peut s’en assurer en jetant un coup d’œil sur les principales littératures. Chez les anciens, la poésie est si pleine de choses, si attentive à reproduire les sentimens de tous, si conforme à l’opinion, si fidèle dans ses peintures, qu’on est tenté de dire avec Aristote : « La poésie est plus philosophique et plus sérieusement vraie que l’histoire. » C’est ce qui donne un grand sens à ce jugement de Joubert : « voulez-vous connaître la morale, la politique, lisez les poètes. Ce qui vous plaît en eux, approfondissez-le, c’est le vrai ; ils doivent être la grande étude du philosophe qui veut connaître l’homme ; » nous ajouterons : la grande étude aussi de celui qui veut connaître la société antique.

Si la poésie de l’antiquité est impérissable et ne lasse point la curiosité savante, elle doit cet avantage non pas seulement à la perfection de ses œuvres, mais à leur valeur historique. En Grèce, elle renferme les pensées de tout un peuple. Elle n’est pas le jeu fantasque de l’imagination individuelle, et jusque dans ses libertés hardies elle est encore l’interprète de l’opinion commune. Religion, morale, politique, fêtes, plaisirs, elle embellit tout sans doute, mais sans rien dénaturer ; elle est la décoration de la vie publique et privée, parce qu’elle en est l’image ornée. De même que des morceaux de marbre ou de pierre exhumés du sol de la Grèce ajoutent tous les jours quelque chose à la connaissance précise de l’antiquité, ainsi les moindres fragmens retrouvés de sa poésie nous découvrent les mœurs d’un peuple qui avait mis son âme et même les détails de sa vie dans tous ses ouvrages, dans ses monumens comme dans ses livres, et jusque dans les sons les plus fugitifs de sa lyre. Voilà pourquoi son histoire peut être recueillie dans les ruines de son art, dans ses vers épars et dans la poussière de sa sculpture et de sa poésie. Suivez la poésie grecque depuis son aurore jusqu’à son déclin ; et vous verrez qu’elle est toujours une image de la société, et qu’elle observe autant qu’elle imagine. Les muses ont le pied posé sur la terre, elles sont les filles de Mémoire. Dans les âges héroïques, la poésie est déjà l’histoire de la civilisation naissante. Les poèmes d’Homère ne sont point bâtis en l’air, et, de quelque manière qu’on les juge, on sent qu’ils sont pleins de réalités historiques. Les fictions religieuses sont les croyances mêmes du peuple, les faits épiques ses traditions, les caractères des héros sont ceux de ces âges à demi barbares, la science est toute celle du temps. A l’aide de l’Iliade et de l’Odyssée, on peut tracer la géographie alors connue, se faire une idée de l’astronomie, de l’agriculture, des armes, des vêtemens, des meubles. Cette grande poésie qui paraît si libre, elle est de toutes parts emprisonnée dans le cercle de la vie réelle, et partout mêlée à des connaissances positives. Les anciens ont été déjà si vivement frappés de ce caractère historique, qu’ils ont attribué à Homère une sorte de science infuse, admirant sa connaissance exacte des choses autant que son génie poétique. Ils parlaient quelquefois de ses poèmes comme nous parlerions d’une encyclopédie. Ils disaient qu’il était astronome, politique, guerrier, géographe, médecin, ils lui attribuaient même la connaissance de tous les métiers. Les modernes à leur tour ont recueilli curieusement tout ce que le vieux poète savait dans toutes les branches des connaissances humaines, dans la navigation, dans les sciences et les arts. On a été jusqu’à faire la flore d’Homère. Essayez donc, avec tous nos vers adressés à la lune et aux étoiles, de donner la plus légère idée de notre astronomie.

Nous parlons d’Homère parce qu’il est le père de la poésie, le chef du chœur, et que tous les poètes grecs ont fait comme lui. Hésiode met en vers la science théologique, morale, agricole, de son temps ; la tragédie raconte l’histoire pathétique des dieux et des héros à la piété et au patriotisme ; la poésie de Pindare fournit des chants à la cité, chants de triomphe, hymnes, dithyrambes, prières pour les processions, pour les danses religieuses, pour les cérémonies funèbres : véritable liturgie ou parfois code de morale, elle est l’institutrice du citoyen et l’ornement de ses fêtes. Celui qui tracerait l’histoire de tous les genres et de tous les rhythmes ne ferait que raconter l’histoire morale de ce peuple qui a mis sa vie toute entière dans ses vers, et qui semble n’avoir dans sa poésie d’autre soin que de se peindre lui-même. S’il est un genre de poésie qui paraisse étranger à l’histoire, c’est assurément la poésie lyrique. Là, le poète ne relève le plus souvent que de sa propre inspiration, il est libre, il suit son caprice, il mérite d’être appelé une chose légère et ailée, comme dit Platon ; mais en Grèce même les petits poètes lyriques qui pensaient ne chanter que leurs sentimens privés, leurs plaisirs et leurs amours, nous révèlent les détails de la vie domestique. Ils ne sortent pas de la vie réelle. Leurs images mythologiques sont empruntées à la religion, leurs descriptions à leur pays, leurs plaisirs sont ceux de leurs concitoyens. Sans le chercher et sans le vouloir, ils nous font voir l’état social et les coutumes familières de leur temps. Ils sont dans leur mesure des historiens. Jusque dans le détail du style et dans les formes poétiques, vous retrouvez cette vérité historique. Quand un de ces poètes nous dit : je chante, c’est qu’il chante en effet ; quand il invoque les muses, il accomplit un acte formel d’adoration religieuse ; quand il demande le secours d’Apollon, il fait une prière véritable. Il n’en est pas de même, et c’est déjà une infirmité, dans les littératures modernes, où abondent les mensonges convenus, les imitations antiques qui ne répondent à rien chez nous. Notre poésie lyrique est condamnée à n’avoir souvent qu’un langage de convention ; son costume, son mobilier, ses métaphores, sont étrangers à la vie moderne. Que sera-ce donc si à ce langage qui n’est pas le nôtre, le poète ajoute encore ses impressions vagues, des pensées qu’on ne démêle pas, des fantaisies qui ne sont pas non plus de notre monde ? La poésie ne peut être alors qu’une chose étrange, fastidieuse, qui n’entre pas dans l’usage de la vie et qui ne touche personne, parce que personne ne s’y retrouve.

Nous avons rappelé ces caractères historiques de la poésie grecque pour montrer ce que la poésie doit être en montrant ce qu’elle fut à son origine, dans sa floraison spontanée et dans sa liberté naturelle. Jamais elle n’eut plus de prestige et de pouvoir, jamais elle ne fut plus universellement écoutée que dans le temps où elle prêtait son harmonie aux passions grandes ou petites, mais toujours véritables, des peuples, et leur permettait de se voir dans ses tableaux comme dans un miroir limpide. Tel est l’art en Grèce dans ses œuvres sublimes et légères. Tandis que le peuple ne pouvait parcourir les rues sans lire toute l’histoire racontée par les architectes, les statuaires, les peintres, le convive nonchalamment accoudé dans les festins ne pouvait soulever sa coupe sans y rencontrer quelque souvenir religieux, national ou domestique. Depuis le poète jusqu’au potier, tous ne parlaient au peuple que de lui-même.

On nous dira peut-être que c’est là un caractère qui n’appartient qu’à la poésie grecque, et que la poésie latine par exemple n’est plus si vraie, si fidèle, puisqu’elle est une imitation de la première. En effet, l’inculte Italie se mit à parler tout à coup un langage poétique qui n’était pas le sien et qu’elle apprit au plus vite. Cadres littéraires, fictions, idées, métaphores même, vinrent en partie de la Grèce, et les poètes latins les mirent au pillage comme des soldats qui se partagent le butin de la victoire. Il est vrai, mais on oublie que les usages de la Grèce ont été importés à Rome en même temps que sa poésie, et que les vers gréco-latins qu’on se mit à composer répondaient à des mœurs gréco-romaines. Bientôt tout devint grec à Rome, les sentimens, les pensées, les coutumes. Les dieux helléniques règnent au Capitole, et partagent l’empire avec les vieilles divinités latines. En même temps le scepticisme du peuple vaincu, ses élégances, sa corruption, envahissent les esprits romains, incapables de résister à des influences qui les circonviennent de toutes parts. — C’est un grammairien grec qui élève les enfans, un rhéteur grec qui les forme à l’éloquence, un philosophe grec qui règle la conscience des hommes. On fera venir de la Grèce les nourrices et les cuisiniers. L’aspect extérieur de Rome change aussi bien que les idées. Les statues de Corinthe et d’Athènes peuplent les temples, les rues, les portiques. Les souvenirs patriotiques de la Grèce sont adoptés par les Romains. Non-seulement les arts, les modes, les vêtemens, sont étrangers, mais encore les ustensiles. Jamais, dans aucun pays, on n’a si complètement, qu’on nous passe le mot, emménagé toute une civilisation. La poésie latine, fidèle image de l’état social, laissera voir ce mélange de mœurs grecques et romaines, et montrera dans ses développemens successifs comment les deux sociétés se touchent d’abord, se mêlent ensuite et finissent par se fondre. La littérature répond aux mœurs. Aussi bien dans la poésie que dans les coutumes, l’élégance des Grecs est aux prises avec la vieille grossièreté latine, la grâce s’y mêle à la rusticité, le scepticisme s’unit à la superstition, et, comme pour mettre en lumière ces disparates, une versification tantôt délicate, tantôt rude, enveloppe tous ces élémens hétérogènes jusqu’au siècle d’Auguste, où, les sociétés grecque et romaine s’étant confondues enfin dans un ensemble harmonieux, vous voyez régner dans les œuvres poétiques un accord juste entre les sentimens et le langage, et cette politesse générale qui constate l’égale maturité de la société et de la littérature.

L’objection n’est donc que spécieuse, et la poésie romaine est aussi romaine que celle de la Grèce est grecque. Ajoutons qu’elle est aussi occupée de choses réelles, qu’elle n’est que la réalité choisie et ornée. Elle est religieuse, civique, satirique, morale, domestique, mais elle ne sort pas du cercle de la vie. Si elle quitte le monde, c’est pour s’élever dans la région des doctrines qui font encore partie de la vie humaine. Tout est net, précis, palpable, compréhensible, rien n’est donné au rêve ou à la fantaisie. Quel poète s’écoute plus lui-même qu’Horace, et pourtant y a-t-il un poète plus romain ? Ses odes sont la peinture de sa vie privée ou les échos inspirés du sentiment public. Ses satires et ses épîtres renferment toute l’histoire des opinions, des doctrines, et la chronique de Rome. Chaque vers des Géorgiques, tout poétique qu’il soit, offre un fond si solide que l’on discute les opinions de Virgile comme celles des agronomes. Les poètes qui s’occupent de morale ont une telle valeur qu’ils tiennent autant de place dans l’histoire de la philosophie que dans celle de la poésie, et lorsque vous avez besoin d’une définition épicurienne ou stoïque, vous la trouvez souvent plus exacte et plus brillante dans Lucrèce ou dans Perse que dans les prosateurs. Les plus légers poètes, les Tibulle et les Properce, des oisifs, des voluptueux, ont dans leur genre la même solidité ; en les lisant, vous vous sentez entouré de tous les détails de la vie romaine. Ce qui prouve que tous ces poètes sont pleins de substance, c’est que chacun de leurs vers a besoin de notes historiques pour expliquer les perpétuelles allusions aux usages. Des professeurs de droit, des magistrats peuvent se servir des poètes pour éclaircir les difficultés du droit romain ; des médecins, en rapprochant des textes poétiques, ont pu se faire une idée assez nette de la médecine antique. Un cordonnier trouverait dans ces vers des renseignemens précis sur les chaussures, tant il est vrai que cette poésie si haute, si vive, si légère, a toujours un corps, et son immortelle durée tient précisément à sa consistance. Nos poètes a nous pourront toujours se passer de notes semblables, puisque leurs vers, éclos entre ciel et terre, ne portent l’empreinte d’aucun temps, d’aucun lieu, et que leur imagination n’a jamais habité que l’empyrée, dont il n’y a ni histoire, ni topographie.

On se trompe quand on croit que la poésie n’a eu ce caractère actif et pratique que dans l’antiquité, et que depuis elle n’a plus été tenue de se mêler à la vie. Si au XVIIe siècle elle n’est plus aussi étroitement liée aux institutions et aux mœurs, si des imitations de toute sorte en dénaturent parfois la sincérité native, elle parle toujours aux lecteurs de ce qui les intéresse, elle leur offre des idées générales qui sont de tous les temps, elle s’inspire des passions ou des opinions du jour, et si elle n’est pas civique, elle sera du moins mondaine. Sans parler des grands poètes de l’époque, qui ne font qu’observer et peindre l’homme et la société, les plus légers, les plus évaporés, ont toujours un sujet, font allusion à des événemens et à des faits réels, saisissent une occasion pour rimer et jouent enfin un rôle dans le monde. Tel sonnet a été composé pour servir comme de drapeau à une coterie littéraire, tel madrigal a du moins le mérite d’être né dans une circonstance déterminée, il a une date, on connaît son adresse, il a son histoire ; telle chanson est faite pour le divertissement public, telle épigramme est une vengeance ou un acte de justice, fait rire les uns, crier les autres. C’est encore de la poésie qui sert à quelque chose, si peu que ce soit. Ces petits vers galans ou armés à la légère sont militans aussi à leur façon ; petits combats, petits tournois, mais qui peuvent avoir une galerie de spectateurs. Il n’y a au XVIIe siècle qu’une espèce de poètes inutiles et qui ne comptent pas ; aussi s’en est-on bien moqué : ce sont ceux qui dans leur galanterie vague riment non pour la dame de leurs pensées, mais pour la dame de leurs rêves, pour une Iris en l’air, qui, « toujours bien mangeans meurent par métaphore, » ou bien ceux qui dans de vides rêveries célèbrent la nature qu’ils ne connaissent pas,

Et dans leur cabinet assis au pied des hêtres
Ont fait dire aux échos, des sottises champêtres.

Il en est encore de même au XVIIIe siècle, où tous les esprits cultivés s’intéressent à la poésie pour des raisons analogues. Si elle est souvent frivole, elle promène du moins sa frivolité sur tous les sujets qui éveillent la curiosité publique. Y a-t-il une pièce parmi les plus fugitives de Voltaire qui n’ait son intérêt présent ? Ses satires, il suffit de les nommer ; ses épîtres sont des manifestes. La poésie alors n’est souvent que de la philosophie, de l’histoire, détaillée en traits menus, aiguisée en pointes piquantes ou meurtrières. Elle sera moins encore, si vous voulez ; elle notera en passant l’anecdote du jour, elle fera la chronique aimable ou scandaleuse des palais et des grandes maisons, elle chantera la munificence des Mécènes ou chansonnera leurs ridicules, et, pour n’être pas noble toujours, elle ne laissera point d’être écoutée, parce qu’elle renferme des idées ou des faits, et qu’elle s’adresse aux passions bonnes ou mauvaises du public. La France sera attentive, l’Europe applaudira. Les princes étrangers entretiennent à Paris des correspondans d’esprit, des Grimm, des Laharpe, pour les tenir au courant de ces futilités poétiques et leur envoyer ces fleurs passagères dans leur première fraîcheur : pauvre poésie, peu digne de servir d’exemple, je l’accorde, mais qui vit, qu’on recueille, parce qu’il n’y a chose si mince qui n’ait son prix, par cela qu’elle est réelle. Voyez donc si jamais les princes de l’Europe s’aviseront de se faire envoyer nos vers du jour pour savoir au juste à quoi monsieur un tel a rêvé en regardant couler l’eau, ce qu’il peut avoir dit à l’oiseau bleu, quel secret il a pu arracher aux marguerites.

Ce n’est donc que dans notre siècle qu’on s’est avisé un beau jour de faire de la poésie qui ne regarde personne, qui n’est d’aucun usage, de composer des vers sans occasion, sans sujet, qui ne relèvent d’aucun temps, d’aucun lieu, et où le poète, penché sur lui-même, essaie de noter dans une langue harmonieuse, mais peu connue, ces murmures confus qui bruissent dans son cœur, pareils à ceux qu’on entend en appliquant l’oreille à une coquille marine. C’est Chateaubriand mal compris qui a mis en faveur cette poésie nouvelle. Nos poètes s’imaginent à tort être les arrière-petits-fils de René. Ils ont peut-être hérité de son mal, mais non de sa raison. Ce héros de la mélancolie rêve en effet, mais il sait qu’il rêve, il se juge rêvant, il se plaint, s’accuse, se déteste, et voilà ce qui fait l’intérêt, la grandeur, le pathétique de sa rêverie. L’extraordinaire beauté de sa confession n’est pas dans cette vague sensibilité, elle est dans la pénétration de son analyse et la fermeté de son jugement. Dans ce malade il y a un juge, dans ce cœur défaillant une conscience vivante. Cette étude sur soi-même est une découverte ajoutée à l’histoire morale de l’homme, exposée avec une précision aussi lucide que dramatique. Tel est aussi le caractère d’Adolphe dans le roman de Benjamin Constant. Supposez que ces deux personnages se soient simplement livrés aux fluctuations d’une pensée incertaine, vivraient-ils dans notre mémoire ? Ces livres renferment un sujet, un sujet bien défini et traité avec une sévérité poignante pour l’instruction et l’effroi des hommes. On aura beau faire en France, dans toutes les œuvres de l’esprit il faut que la raison soit présente, qu’elle tienne le premier rôle et mène tout le reste. Nul ne parviendra à la déposséder, à s’en passer, ou s’il s’en passe, il se condamne lui-même au néant. La poésie sans objet et sans but n’est qu’une importation étrangère commode, mais qui ne pourra s’acclimater dans notre pays. D’autres peuples, je le sais, permettent à la poésie de n’être qu’une musique et la trouvent quelquefois d’autant plus suave qu’elle est plus mystérieuse ; mais assurément ce n’est pas un Français qui le premier imagina de suspendre au vent son âme inconsciente comme une harpe éolienne et de la laisser frémir au hasard ou des zéphirs ou des orages.

C’est chose trop reconnue que notre poésie descend et s’ensevelit chaque jour davantage dans l’indifférence publique. Elle existe encore, mais n’arrive plus à une publicité véritable. Personne ne veut l’entendre, tout le monde l’éconduit avec plus ou moins de courtoisie. Et pourtant ce n’est pas le talent qui manque, ni l’art d’écrire et de versifier. D’où vient donc ce discrédit si singulier et si nouveau en France, où l’on a toujours recherché les plaisirs de l’esprit ? Faut-il accuser uniquement les tendances positives du siècle et croire que notre sens littéraire s’est oblitéré ? Nous croyons pouvoir dire que la faute en est plus encore aux poètes qu’au public, qu’ils sont abandonnés parce qu’ils se sont éloignés de la vie, qu’ils ne tiennent plus à exprimer des idées communes à tous, ni les sentimens généraux, ni les opinions dominantes. Leur imagination s’est retirée dans un monde à part qui n’a pas même toujours le mérite d’être meilleur que le nôtre, et qui par conséquent ne peut avoir pour nous ni l’intérêt de la vie réelle, ni l’attrait d’un idéal. Ils ne sont pas au-dessus du siècle, ils sont en dehors ; ni observateurs, ni peintres de la vie telle qu’elle est, ils persistent à nous donner leurs fantaisies qui nous sont étrangères. Ce n’est pas le monde qui a quitté les poètes, ce sont les poètes qui ont quitté le monde.

Parcourez en effet la poésie du jour, qui n’est pas, quoi qu’on en dise, dépourvue de sève juvénile et qui pousse tous les ans ses feuilles printanières, aussitôt flétries et desséchées, et vous verrez que si on ferme les yeux pour ne pas la voir, si on ne l’écoute pas, c’est qu’elle ne nous parle presque jamais de nous-mêmes. Elle n’est ni philosophique, ni religieuse, ni nationale, ni politique. Nous apprend-elle quelque chose sur la morale et le cœur humain ? songe-t-elle à relever les esprits et les courages ? prend-elle du moins plaisir à nous montrer à nous-mêmes, à peindre nos mœurs, nos ridicules et nos travers ? Non, les poètes habitent de hautes solitudes où ils se nourrissent de mécontentemens superbes, où ils se livrent à des tristesses sans cause, à des langueurs inexpliquées, à un scepticisme sans étude, à toutes les défaillances de l’esprit et de l’âme. Leur lyrisme, souvent délicat, s’évanouit dans l’inanité des confidences personnelles, et si vague est cette poésie, qu’on a de la peine à trouver des mots pour la définir. D’autres, moins étrangers à la société, prétendent quelquefois la peindre ; mais ils la défigurent, lui prêtent des sentimens qui ne sont pas les siens, des passions violentes quand souvent les nôtres ne sont que trop modérées, des vices sans vraisemblance, des vertus précisément contraires à celles que nous possédons, et dans leur peinture à rebours pensent ainsi refléter la société, — oui, comme l’œil de certains malades, dit-on, perçoit les objets en les renversant. D’autres enfin, fort capables d’exprimer des vérités utiles ou généreuses, ce qui est le plus beau privilège de la poésie, façonnent artistement des vers sans but et sans sujet, déclarent hardiment que la poésie n’a pas besoin de matière, que les belles formes se soutiennent par elles-mêmes, et cisèlent avec une industrie sans pareille des ouvrages charmans et futiles dont le mérite même est d’être creux et vides, comme ces vases de l’Orient qui figurent sur nos cheminées et nos étagères, et dont l’unique destination est de ne rien contenir.

Que doit faire la poésie pour reconquérir l’attention publique ? Il fut une époque où la critique avait raison de dire : De l’audace, et encore de l’audace ! Aujourd’hui elle ne peut que crier : Du sens, du sens ! Tous les beaux vers que l’on jette à profusion, les traits brillans, les parcelles d’or, les perles qu’on rencontre presque partout, sont dépréciés, on n’en veut plus ; comme dans la fable, le moindre grain de mil ferait mieux notre affaire. Il sera écouté du public, le premier poète qui pourra inscrire en tête de son livre ces deux vers bien simples, et qui, à force d’avoir été méconnus, sont redevenus d’une nouveauté surprenante :

Ma pensée au grand jour partout s’offre et s’expose,
Et mon vers bien ou mal dit toujours quelque chose.


Il ne s’agit pas de revenir à un bon sens vulgaire sans invention et sans âme. Que nos poètes gardent leur ingénuité, leur confiance en eux-mêmes, leur imagination libre, leurs élans ; qu’ils aient autant de passion qu’il leur plaît aujourd’hui d’en montrer ; mais que cette passion soit au service d’une pensée. Que leur fantaisie ne se joue pas en fugitives nuances sur des vapeurs qu’une heure dissipe, mais qu’elle applique ses couleurs sur un fond résistant et sur un dessin médité. S’ils touchent à la vie humaine, que ce soit pour la peindre avec vérité ; s’ils parlent de leurs angoisses morales, que les problèmes leur soient connus, et que sous leur poésie on sente de la doctrine. On ne fait rien avec rien, pas même en vers. Le public est ainsi fait qu’il écoute volontiers tout langage clair et substantiel. S’il rencontre un sujet qu’il comprend, il s’arrête et ne demande pas mieux que d’être instruit ou charmé. Qui n’a éprouvé, en parcourant une exposition de peinture, une impression physique et morale inévitable qui peut servir à notre démonstration ? Quand on a promené sa vue sur une suite de tableaux vagues, éclatans et criards, qui étourdissent les yeux, où on n’a point trouvé ou saisi de pensée, votre esprit défaille, les yeux nagent, on se sent pâlir, le corps même languit, tout l’être s’abêtit jusqu’au moment où vous rencontrez une peinture nette et juste qui a prise sur votre attention ; aussitôt âme et corps sortent de leur hébétement, vous revivez devant ce tableau, qui est peut-être médiocre, mais qui a du moins cet inestimable mérite de vous parler un langage connu. Le public n’est pas si complètement brouillé avec la poésie qu’il ne relise encore nos grands poètes contemporains, et qu’il ne sache dans l’occasion écouter les accens vraiment passionnés de quelques voix plus jeunes. L’esprit veut un aliment grossier ou délicat, doux ou amer ; il ne méprise rien de ce qui nourrit ou abreuve ; il se détourne seulement à la longue de ces fausses apparences qui leurrent sa faim et sa soif, et ne se laisse plus prendre, quand il a été souvent déçu. Voilà trop d’années que des poètes de talent, quelques-uns d’un talent rare, tendent vers nous la coupe qui doit nous verser l’ivresse poétique ; personne n’approche les lèvres, tout le monde passe son chemin, quelquefois même avec un sourire incrédule. La coupe est belle cependant, elle est appétissante, elle est d’or ; mais, imprudens, vous n’avez oublié que d’y mettre du vin.


G. MARTHA.