La Poésie d’une vieille Civilisation

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La Poésie d’une vieille Civilisation
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 44 (p. 414-445).
LA POÉSIE
D’UNE VIEILLE CIVILISATION

Poésies de l’époque des Thang,
traduites du chinois par M. d’Hervey Saint-Denys ; 1 vol. in-8o, 1862.

Vous connaissez cette mystification malicieuse que dans les vieux romans de chevalerie les spirituelles fées et leurs compères les enchanteurs s’amusent à faire subir à leurs victimes et quelquefois à leurs favoris? Un chevalier sort d’un château où il redoute quelque piège, ou dont il craint les délices. Il ne veut pas laisser sa vaillance se rouiller plus longtemps dans l’oisiveté : le génie de l’aventurier qui est en lui se réveille ; il se rappelle son titre de chevalier errant, les devoirs auxquels ce titre l’oblige, et il part, il va chercher les aventures imprévues des grandes routes, les bonnes fortunes du hasard, voir d’autres terres et d’autres visages, et courir de nouveaux périls. Un jardin, coupé d’allées dans tous les sens, entoure le château : le chevalier choisit une de ces allées au hasard et s’éloigne; mais, après avoir erré longtemps à travers un méandre d’arbustes et de fleurs, il se trouve de nouveau en face de la demeure qu’il vient de quitter. Il choisit une seconde avenue, puis une troisième, et la mystification malicieuse se répète autant de fois qu’il fait effort pour s’enfuir. Cette mystification est l’emblème d’un fait que chacun de nous peut retrouver dans son expérience : point n’est besoin d’être chevalier errant pour l’avoir subie; la nature et le génie de la race même à laquelle nous appartenons nous l’ont infligée mille fois. Demandez au voyageur avide d’inconnu et de nouveauté si sa curiosité n’a pas été souvent punie de la sorte. Il voulait voir d’autres paysages, d’autres fleuves, d’autres cieux, et il est parti pour visiter l’Écosse, l’Italie ou l’Allemagne ; il arrive au terme de son voyage, et il se rencontre face à face avec les paysages bien connus de sa Provence, de son Auvergne ou de sa Lorraine natives. Était-ce vraiment bien la peine de courir si loin pour se retrouver dans son propre pays, pour revoir la même montagne avec le même torrent, ou la même plaine majestueuse et sèche avec le même soleil aveuglant ? Peu s’en faut alors que nous n’accusions la nature d’infécondité ; nous lui accordons dans ces momens-là peu d’imagination, nous trouvons qu’elle se répète et copie ses propres œuvres. Cependant la mystification est peu cruelle, et le premier moment de désappointement et de dépit passé, nous sommes au contraire heureux de reconnaître que la nature est partout semblable à elle-même, que nous n’étions pas les déshérités et les indigens que nous croyions être lorsque nous avons quitté nos foyers pour aller chercher des lieux où nous pensions qu’elle avait été plus prodigue de ses bienfaits. Les mêmes spectacles que nous désirions, les mêmes beautés que nous convoitions, elle en avait entouré notre demeure et décoré notre enclos ; ces biens étaient là, à portée de notre œil et de notre main. Le dépit se change en reconnaissance, et nous ne regrettons plus d’être allés chercher si loin la preuve que la bonne mère savait répartir également son opulence sans établir de privilèges et sans blesser la justice, et qu’elle avait en tous lieux même visage débonnaire pour tous ses enfans.

La même mystification se produit souvent dans la vie intellectuelle, lorsque, fatigué des chefs-d’œuvre connus et des littératures qui lui sont familières, notre esprit demande à courir les aventures à travers les œuvres des littératures lointaines. L’humanité que lui peignent les œuvres littéraires qui appartiennent à son pays et à sa civilisation n’a plus rien, semble-t-il, à lui apprendre ; les peintures de ses mœurs et de ses sentimens n’ont plus pour lui aucune saveur, et il cherche ardemment une autre humanité qui lui révèle des sentimens inconnus, qui donne un démenti à son expérience et à son éducation, qui lui fasse voir le monde sous une autre lumière que celle à laquelle ses yeux sont habitués. Combien de fois sa vaine curiosité n’est-elle pas trompée ! Combien de fois ses recherches aventureuses n’ont-elles d’autre résultat que de replacer son esprit en face de ces mêmes œuvres qu’il avait voulu déserter ! La même vieille sagesse connue lui parle à travers ces œuvres exotiques ; tout ce qu’il y a gagné souvent, c’est d’entendre cette sagesse s’exprimer avec un ton d’oracle, au lieu de l’entendre s’exprimer avec la bonhomie et la familiarité qui lui sont habituelles. Ce conte qu’il est allé chercher si loin, c’est le même conte qui avait enchanté son enfance autrefois, et qu’il n’avait pas voulu relire; ce poème redit la même histoire que le roman qu’il sait par cœur; ce drame expose la même aventure touchante depuis si longtemps populaire dans son pays. Comme le voyageur qui n’a pu, malgré son désir, s’éloigner de la terre natale, le dilettante curieux et blasé n’a pu s’affranchir de son propre cœur. Il s’aperçoit que l’humanité, comme la nature, est partout semblable à elle-même, puisqu’à l’extrémité du monde il rencontre les mêmes sentimens qu’il voulait fuir.

Jamais nous n’avons éprouvé cette mystification instructive et douce à l’esprit d’une manière aussi complète que lorsque ce désir d’échapper à nous-même, de fuir notre civilisation, ou bien le hasard de nos lectures nous a poussé du côté de la Chine et mis en rapport avec les échantillons de la littérature chinoise. Dans les autres pays d’Orient, il y a plus de ressources pour s’oublier soi-même, et l’illusion que l’on cherche est au moins de plus longue durée. Il faut un long temps et une attention assez marquée pour reconnaître les similitudes de génie qui unissent les diverses nations orientales aux diverses nations européennes, pour retrouver la France en Perse par exemple, ou l’Italie et l’Espagne chez les Arabes, ou l’Allemagne dans l’Inde. D’ailleurs ces similitudes sont peu étroites, et c’est en toute vérité qu’on peut dire que l’on a visité une autre humanité. Nous nous sentons vraiment étrangers, nous, lecteurs européens, parmi les Hindous, les Persans ou les Arabes. C’est bien toujours la même sagesse et le même génie humain que nous rencontrons, mais enveloppés dans des formes si nouvelles, si bizarres, si étonnantes, que nous ne pouvons les reconnaître. Qu’y a-t-il de commun entre notre sagesse européenne si pratique, si délicate, qui se complaît tant dans les nuances et dans les détails, et qui mérite si justement, — à titre de blâme ou d’éloge, — le nom d’analytique, et cette sagesse arabe, mélange heureux d’expérience morale et de sensation physique, dont les sentences se déploient comme des oasis et dont les enseignemens se peignent dans l’esprit comme les paysages du désert se peignent dans l’œil du voyageur? Nous ne sommes guère habitués non plus à voir les vérités de l’ordre moral et les sentimens humains revêtir les formes ingénieuses, alambiquées et bizarres qu’ils revêtent en Perse. Cette subtilité scintillante comme les lumières du diamant, ces métaphores reluisantes comme des métaux précieux, ces expressions de sentimens délicatement ciselées comme des colliers ou tordues comme des bracelets, ces antithèses raffinées et pointues, ce langage des pierres précieuses et des perles auquel se plaît le génie de la Perse et qu’il ajoute avec une recherche savante à ce langage des fleurs qui est familier à l’Orient, tout cela nous plaît et nous amuse comme une visite dans une boutique de joaillier des Mille et Une Nuits, et nous transporte pour un moment sous un ciel enchanté; mais rien ne vaut, pour nous éloigner de nous-mêmes, les œuvres du génie indien : tout nous est bien étranger dans les spectacles qu’elles nous présentent, la nature, l’humanité et les dieux. Notre nature modeste et parée, si soignée, si cultivée, où chaque fleur a son charme, où chaque arbre a sa valeur, où chaque bête a son terrier et se meut à l’aise comme l’homme dans la civilisation et presque au même titre, à titre d’individu libre et possesseur du privilège d’aller et de venir, notre nature occidentale en un mot fait une mince figure à côté de cette nature fourmillante et comme atteinte d’une pléthore de fécondité, qui se soulage sans pouvoir s’épuiser par un enfantement incessant de monstres, — nature épaisse de vie, où toutes les formes de l’existence se pressent, s’enchevêtrent et s’étouffent comme une foule humaine entassée dans un espace trop étroit. Et ce jet de vie intellectuelle, si puissant qu’il ne peut s’épanouir qu’en conceptions monstrueuses, comme il efface vite, le souvenir de nos sages et raisonnables doctrines! comme il étonne et terrifie notre conscience! comme il attriste et abat notre cœur ? Nous éprouvons vraiment pour la première fois un sentiment d’une force extraordinaire; il semble que tout l’univers pèse sur notre être à nous, chétif individu, et qu’à ce poids si lourd vient s’ajouter encore le poids de l’indifférence des dieux. C’est là en vérité un sentiment nouveau pour le lecteur européen, et que n’ont pu lui faire connaître les doctrines sages et sensées, les pieuses et maternelles formes de religion dans lesquelles il a été élevé. Pour l’éprouver, il vaut vraiment la peine, ne fût-ce qu’une fois, d’ouvrir quelque épisode des grands poèmes indiens, le Bhagavât-Gita par exemple. Quiconque ne l’a point fait ne sait pas à quel degré d’intensité peut être portée la sensation de l’accablement et ne connaît pas dans tout ce qu’il a de profond, d’implacable et de triste, cet isolement de l’individu humain au milieu d’un univers actif et tumultueux, plein d’yeux, d’oreilles et de voix, et cependant muet, aveugle et sourd pour ses souffrances et ses plaintes.

Mais avec la Chine il ne faut compter sur aucune de ces ressources que fournissent en abondance à votre curiosité avide de nouveauté la sagesse fleurie des Arabes, la joaillerie persane et la végétation prodigieuse des conceptions hindoues. Il semblerait néanmoins à première vue que, de tous ces pays lointains, la Chine est celui qui dût vous présenter les anomalies les plus excentriques et les plus amusantes bizarreries. Peut-être vous êtes-vous embarqué avec confiance sur la foi de quelques paravens, de quelques éventails ou de quelques tasses de porcelaine finement peints et décorés, de quelques coffrets ingénieusement fouillés et travaillés, de quelques petits bronzes savamment sculptés. Vous rêvez monstres et dragons, histoire naturelle fabuleuse, magots et poussahs transformés en mandarins; vous aimez à prêter à la population de l’empire du milieu une manière de penser et de sentir qui soit en rapport avec l’apparence bizarre de ces fantoches peints, sculptés ou brodés, dont la contemplation éveille si gaîment votre imagination et ressuscite en vous pour un instant, à quelque âge que vous soyez parvenu, ce rire innocent et ce naïf sentiment du bouffon que vous avez perdu avec la première enfance. Que peuvent bien sentir et penser des êtres humains faits comme ces magots et arrondis comme ces poussahs? Quel charivari désopilant ce doit être que la musique de leurs passions! Sans doute le monde doit se réfléchir dans leur cerveau en images extravagantes, et leur cœur doit contenir des fibres qui n’existent pas dans le nôtre. Hélas ! vous êtes la dupe des illusions qu’ont fait naître en vous les plus habiles artisans et les plus ingénieux décorateurs qui soient au monde. Cette humanité et cette nature drolatiques n’existent qu’en apparence et en peinture, elles ont été créées pour l’ornement des demeures du peuple le plus positif et le plus sagace de l’univers avant de devenir la parure de vos cheminées et le luxe de vos salons. Ces bizarreries peintes et sculptées qui vous en faisaient espérer tant d’autres signifient simplement que le peuple chinois comprend mieux que vos compatriotes les conditions véritables de l’art de la décoration.

Il y a bien, il est vrai, quelques singularités bouffonnes dans les mœurs et les habitudes de ce vieux peuple; mais là encore il faudrait prendre garde d’être la dupe des apparences. A les regarder de près, ces singularités s’expliquent fort naturellement, et nous n’aurions point besoin de beaucoup chercher pour en trouver de semblables dans l’histoire de nos sociétés. La fête des lanternes et le culte du dieu de la porcelaine ne sont pas beaucoup plus étranges que certaines fêtes et certains dieux lares du paganisme agonisant, et le point d’honneur que mettent les Chinois à se préparer une belle sépulture a certainement son analogue parmi nous. Le Chinois travaille et économise pour se fabriquer un beau cercueil ; à première vue, cette préoccupation semble absurde et prête à rire. Cependant, puisque nous-mêmes nous tenons pour le dernier degré de la misère qu’un homme meure sans laisser de quoi se faire enterrer, pourquoi nous étonnerions-nous que le Chinois tienne à s’épargner cette espèce d’opprobre et de honte? D’ailleurs, après y avoir bien réfléchi, il me semble que toutes ces singularités sont autant de preuves de la nature éminemment positive et raisonnable du peuple chinois. Le plus judicieux des poètes de notre Europe, Goethe, a mis en scène dans un de ses livres une société de gens spirituels u qui, ayant compris que la somme de notre existence, divisée par la raison, ne pouvait jamais se réduire exactement et qu’il restait toujours une fraction bizarre, tâchaient de se débarrasser de propos délibéré et à époques fixes de cette fraction gênante et quelquefois dangereuse, lorsqu’on la répartit sur la masse.» Pourquoi ces fêtes et ces singularités de mœurs ne seraient-elles pas autant d’applications ingénieuses de cette profonde pensée de Goethe? Les Chinois se débarrassent à jour fixe de la fraction bizarre de leur existence, et le reste du temps ils la ménagent avec prudence ou la déposent dans quelque détail insignifiant de leurs habitudes pour qu’elle ne gêne pas leur raison. Ils domptent et matent cette folie qui est dans l’âme humaine, comme on apaise un enfant par le bruit des clochettes et des grelots; ils se délivrent de cet hôte importun en l’exilant dans quelque pavillon bizarre ou dans quelque fine prison de porcelaine.

Puisque le goût des artistes chinois n’est qu’une preuve de leur bonne entente des métiers d’ornemaniste et de décorateur, et puisque les singularités des mœurs de la Chine ne sont, quand on y regarde d’un peu près, que les marques d’un génie ingénieusement sagace, raisonnable et prudent, voyons si la malsaine avidité d’émotions nouvelles que nous avons décrite trouvera mieux son compte avec sa littérature? Sans doute notre curiosité sera satisfaite, mais d’une manière tout à fait contraire à ce qu’elle cherchait, car il lui faudra reconnaître et saluer au fond de cet extrême Orient cette même âme humaine qui lui était déjà familière. Contrairement aux autres littératures asiatiques, qui frappent par l’étrangeté de leurs formes et qui établissent, à n’en pouvoir douter, les preuves que l’humanité est séparée en familles douées d’instincts divers et opposés, la littérature chinoise n’a pour ainsi dire aucun caractère oriental. Toutes les fois que, par la grâce et avec l’aide de nos sinologues passés et présens, M, Abel Rémusat, M. Stanislas Julien, M. Bazin, M, Théodore Pavie, j’ai voulu faire connaissance avec la littérature chinoise, je n’ai jamais manqué d’être frappé du caractère européen qui la distingue, tant pour la substance des pensées que pour la forme dont le talent des auteurs a revêtu cette substance. S’il n’y avait de commun entre ces œuvres et les nôtres que la matière morale première, on pourrait à la rigueur ne pas trop s’étonner; mais la façon dont cette matière est mise en ordre et modelée est, à quelques nuances près, la façon de nos écrivains et de nos poètes. C’est plus qu’une ressemblance, c’est presque une similitude, si bien qu’on pourrait prendre cette littérature pour un prolongement de notre littérature occidentale, et se donner facilement l’illusion de croire que les frontières de l’empire du milieu sont aussi les nôtres. Même lorsqu’il s’élève le plus haut ou qu’il descend le plus bas, le génie des Chinois ne montre aucune des qualités et aucun des défauts qui sont particuliers aux autres peuples asiatiques. Leurs œuvres manifestent au plus haut point ce que nous appellerions l’esprit moral, mais ne révèlent aucune vraie tendance à la contemplation métaphysique; elles donnent les preuves de remarquables facultés d’analyse et de dialectique, elles sont absolument dépourvues d’esprit prophétique et de puissance intuitive. Les Chinois pensent prudemment, sagement, modérément sur toutes choses; en tout sujet, ils adoptent l’opinion moyenne, si bien qu’on pourrait qualifier et définir leur manière de penser par le titre même d’un de leurs livres sacrés, l’Invariabilité dans le milieu. Nulle hyperbole orientale, nulle ébriété poétique, nulle effusion lyrique; ils ont quelquefois du mauvais goût par subtilité, jamais par emphase. Les rares détails insolites, capables d’arrêter un lecteur européen, que l’on rencontre dans leurs œuvres sont généralement des détails insignifians qui tiennent à des particularités de costume, d’architecture, de rites, mais qui n’affectent aucunement la substance de leurs pensées et qui ne répandent sur elles aucune obscurité. Prenez leurs sages, vous ne vous sentirez nullement dépaysés en leur compagnie. Tous nos moralistes anciens et modernes vous ont donné les mêmes enseignemens et presque sous les mêmes formes. Un air vénérable d’antiquité et cette majesté qui couronne comme d’un nimbe sacré les créations du génie humain, lorsque les siècles ont passé sur elles, sont les seuls caractères qui vous empêcheront de confondre ces vieux sages de la Chine avec les sages de votre pays et de votre civilisation. Ce ne sont pas des inspirés et des prophètes, ils ne parlent pas d’un ton d’oracle et n’aiment pas à s’égarer dans des spéculations sublimes; les sujets habituels de leurs entretiens sont la morale, la vertu, la justice, les principes qui servent de fondement aux mœurs des nations, les règles de conduite qui conviennent aux princes amis de leurs peuples. Ce sont les moins contemplateurs et les moins utopistes d’entre les sages. Un Confucius, un Meng-tseu, vous parleront des dieux et de la justice comme Socrate, de la prudence comme Franklin, de la tolérance et de la bienveillance sociale comme Montaigne, de la vertu comme Rousseau; voilà leurs plus larges horizons. Le plus hardi et le plus élevé de tous, celui qui appartient de plus près à la grande race des hommes divins et des fondateurs de religions, Lao-tseu, ne dépasse pas l’horizon des grands stoïciens, et ses préceptes pour obtenir la tranquillité d’âme et s’élever à l’intelligence de la raison suprême. au contraire des dogmes du bouddhisme, qui révoltent notre raison européenne, si familiarisée qu’elle soit avec les doctrines de l’immolation volontaire, ne nous étonnent et ne nous scandalisent pas plus que ne nous étonne et ne nous scandalise l’ataraxie stoïcienne.

Mais c’est dans leur littérature d’imagination que cette ressemblance avec l’Europe frappe le plus fortement. Ouvrez leurs romans : Yu-kiao-li ou les Deux Cousines, traduit par Abel Rémusat; les Deux jeunes Filles lettrées, traduit par M. Stanislas Julien : — il vous semblera que le monde qu’ils vous présentent vous est familier depuis longtemps, et que vous le connaissez par les récits de Le Sage et de Fielding, Vous n’aurez aucune peine à vous acclimater parmi ces mandarins, ces lettrés, ces poètes et ces fonctionnaires chinois, car vous les avez vus déjà dans Gil Blas et dans Tom Jones. Ces romans nous présentent l’image d’une société démocratique comme nos modernes sociétés européennes, livrée aux mêmes intrigues, aux mêmes manèges et aux mêmes influences; ils nous montrent l’homme social, libre de tout lien apparent, enchaîné par mille liens invisibles, et nous font compter les innombrables accidens infimes qui entravent sa marche et le font trébucher. L’histoire qu’ils content est l’histoire, bien connue dans les sociétés démocratiques, des luttes de l’individu, non plus contre des castes inexorables comme le destin, mais contre des ruses, des mauvais vouloirs ou des vanités qui changent et se déplacent continuellement. Pas de contrastes dramatiques, d’antithèses tragiques. Les acteurs sont tous de même condition sociale, et, sauf les grandes inégalités inévitables de la pauvreté et de la richesse, de la science et de l’ignorance, et les inégalités purement nominales du grade et du rang hiérarchiques, ils ne se distinguent les uns des autres que par leur mérite, leur vertu ou leur sottise. Pas de passions éloquentes, mais souvent des sentimens extrêmement fins et délicats qui se jouent sur un fond de sensualité positive, d’expérience pratique et de sagacité désabusée. Peu ou point d’invention et de fantaisie, — l’imagination chinoise n’a pas d’ailes, — mais une science d’observation exacte, crue, quelquefois cynique, toujours solide et sensée. Leur théâtre, dont un sinologue érudit, mort récemment, M. Bazin, a traduit plusieurs pièces, présente les mêmes caractères que leurs romans; il se distingue moins par la poésie des inventions et la science de l’optique et de la perspective dramatiques que par l’observation circonstanciée et l’analyse minutieuse des personnages mis en scène. Il ne faut pas demander si un tel peuple excelle dans l’apologue et dans les proverbes. Les apologues des Chinois ont toutes les qualités du genre, l’anecdote piquante, concise, brièvement racontée, allant droit à son but, et dégageant sans effort la moralité qui lui sert de conclusion, le souci d’instruire et de laisser une leçon certaine dans l’esprit de l’auditeur et du lecteur, le mélange obligé d’ironie et de candeur, de scepticisme et de feinte crédulité. La sagesse orientale affectionne volontiers la forme de la sentence et du proverbe : les Arabes, les Persans et les Hindous ont laissé des modèles en ce genre; mais les proverbes chinois, moins pittoresques et moins poétiques généralement que ceux des autres nations orientales, se distinguent par une science mondaine, une connaissance des petits ressorts de l’âme, des voies et moyens des passions, de la tactique sociale en un mot, qui ferait honneur aux moralistes les plus expérimentés des sociétés européennes. Ce n’est plus seulement la sagesse religieuse et morale qui s’exprime par les proverbes chinois; c’est, comme dans la plupart des nôtres, la sagesse pratique et terre à terre. Un recueil bien choisi de proverbes chinois serait, pour les rapports de l’individu avec ses semblables, ce que l’almanach du Bonhomme Richard est pour les rapports de l’individu avec lui-même : un manuel admirable de savoir-faire mondain et de prudence sociale. Les proverbes des autres nations orientales sont des résumés synthétiques de la sagesse, et posent toujours des conclusions générales; les proverbes chinois se plaisent au contraire dans le particulier, dans le détail, dans les applications minutieuses des principes généraux.

Cependant on pourrait ne pas trop s’étonner de rencontrer dans certains genres littéraires quelques traits de ressemblance entre le génie chinois et le génie européen. Le théâtre a pour but l’observation directe et positive de la vie; le roman, l’analyse des réalités prosaïques; l’apologue et le proverbe, la vulgarisation des lieux-communs de la morale et de l’expérience. Ces genres n’expriment, à tout prendre, que la partie la plus matérielle, la plus prosaïque, la plus extérieure de la vie, et les réalités prosaïques de l’existence se ressemblent beaucoup en tout pays. Tenons-nous donc aux genres qui, dans toutes les littératures, expriment la vie poétique, intérieure, subjective de l’âme, la poésie lyrique par exemple. Voici justement que s’offre à nous une traduction récente des principaux poètes lyriques d’une des époques les plus littéraires de cette nation de lettrés. S’il y a dans le caractère et le génie chinois quelque originalité cachée, cette originalité se trahira certainement dans les expressions des sentimens intimes, des tourmens et des douleurs de l’âme. L’originalité se trahit en effet, mais la ressemblance du génie chinois avec le génie européen ne s’évanouit pas pour cela; au contraire elle s’accuse et se confirme encore davantage. Ces poésies chinoises sont ravissantes; mais si le traducteur, M. d’Hervey Saint-Denys, avait voulu se permettre une de ces mystifications littéraires que se permettent quelquefois les gens d’esprit, il aurait pu se passer facilement ce plaisir. Il n’aurait eu qu’à effacer les noms propres chinois, à faire subir quelques modifications fort légères au texte de ces chants, et à les présenter comme un recueil de poésies traduites des différens idiomes de l’Europe. Il aurait certainement embarrassé beaucoup de lettrés, même des plus sagaces. Nous les voyons d’ici s’écrier en lisant une des petites pièces de Li-taï-pe, celle du Clair de Lune par exemple : « Comme voilà bien un lied allemand! Tout Heine est dans cette petite pièce! » La Pluie du Printemps, du poète Thou-fou, pourrait être impunément donnée comme une inspiration d’un compatriote de Robert Burns ou d’un poète d’Allemagne. La Chanson des Têtes blanches serait présentée comme une chanson populaire de l’Irlande, qu’aucun lettré ne songerait à réclamer. Bien mieux, il se trouverait des commentateurs qui, sans trop d’ingéniosité, reconnaîtraient les principaux caractères des chansons irlandaises et celtiques, — la vivacité du sentiment arrivant à la monotonie par sa vivacité même, le retour des mêmes motifs poétiques, semblable à une plainte qui coupe à intervalles inégaux un récit douloureux, l’indifférence du poète pour les transitions et la logique extérieure de l’enchaînement des pensées et des sentimens. Enfin on a déjà remarqué avant nous que beaucoup de ces poètes avaient une ressemblance frappante avec Horace.

Ce serait à croire vraiment que le traducteur a voulu nous en imposer, et on aurait presque envie de lui dire : Ces poètes sont chinois, m’assurez-vous? Mais non, ce sont des Européens travestis, je sais leurs noms et je connais leurs personnes; c’est Horace, c’est Robert Burns, c’est Henri Heine, c’est Béranger, c’est toute cette race de poètes que l’on appelle en tout pays les petits lyriques à cause de la modestie et de la familiarité de leurs inspirations, et qui, malgré cette appellation, sont rangés parmi les grands poètes à cause de l’expression parfaite qu’ils ont su donner à leurs pensées fugitives. Le choix des thèmes poétiques est le même, la sobriété du développement est la même, la finesse des perceptions est la même. Qu’ai-je à faire de leurs noms monosyllabiques? Je sais que Li-taï-pe s’appelle Horace, et que Thou-fou s’appelle, à votre choix, Robert Burns ou Béranger. Ce sont, vous dis-je, des Européens travestis qui n’ont pas l’adresse de soutenir le rôle dont ils se sont chargés; puisqu’ils voulaient se déguiser en Orientaux, que ne s’étudiaient-ils à en imiter le langage et l’accent? Mais quoi! leur phraséologie n’a rien d’imagé et de métaphorique, leurs sentimens n’ont rien d’excessif : ils semblent même n’avoir pas connu une autre nature que celle qui m’est familière. Leur flore et leur faune sont la flore et la faune européennes; pas le moindre bout de paysage oriental. Leurs arbres sont ceux de nos campagnes, et leurs bêtes sont celles de nos sillons et de nos haies. L’abricotier, le poirier, le pêcher, le saule, le nénufar, le mûrier, voilà toutes leurs richesses végétales. L’hirondelle, le canard, le corbeau, la perdrix, le faisan, voilà les seuls représentans du règne animal qu’ils nous montrent. Le singe, il est vrai, fait exception. Une ou deux fois on l’entend gémir mélancoliquement sur les tombeaux au déclin du jour, ou saluer par ses cris le lever de l’aurore dans les bois qui ornent la montagne, au-dessus de laquelle se dresse un monastère bouddhiste ; mais cette unique exception est bien insuffisante pour me faire croire que je suis réellement à l’autre bout du monde.

M. d’Hervey Saint-Denys répond à nos objections que les poètes qu’il a si amoureusement traduits sont bien vraiment chinois, ainsi que nous pourrons nous en convaincre en lisant la préface où il a exposé l’état social et littéraire de la Chine à l’époque où ils vécurent, et les notices rapides et substantielles où il a résumé tout ce qu’il nous est utile de savoir de la vie de chacun d’eux. Si l’on a égard à la longévité étonnante de cette vieille civilisation chinoise, on peut dire que ces poètes sont relativement nos contemporains. Ils florissaient sous la dynastie des Thang, entre le VIIe et le Xe siècle de notre ère, époque qui nous paraît bien lointaine, à nous, dont les annales n’ont, à tout prendre, qu’une durée de quinze siècles, mais qui doit sembler aux Chinois une date toute récente. Cette dynastie des Thang paraît avoir été pour la société chinoise à peu près ce que les Flaviens et les Antonins furent pour la société romaine, et pour la littérature et les lettrés de la Chine ce que le règne d’Auguste fut pour la littérature et les lettrés de Rome. En effet, le tableau que nous présente M. d’Hervey Saint-Denys de l’état social et littéraire de la Chine sous cette dynastie participe des caractères de ces deux époques. La Chine sous le règne des Thang est forte et prospère, comme l’empire romain sous le règne des Antonins. Elle est gouvernée avec équité, prudence et fermeté; elle vient d’échapper à de longues dissensions civiles, à de longs malheurs publics, au joug détesté de dynasties oppressives. Elle jouit, comme l’empire sous les Antonins, d’une paix âpre et fière, qu’on pourrait appeler une paix belliqueuse, de cette paix armée qui n’excluait pas de perpétuelles expéditions, et qui mériterait le nom d’état de guerre, si l’on ne devait réserver expressément ce nom pour les époques où le sentiment de la sécurité est ébranlé dans l’âme des citoyens, et où les sociétés tremblent pour leur indépendance. A chaque instant, dans les vers de ces poètes, on voit passer les troupes impériales qui sont envoyées contre les barbares du nord, ou qui vont veiller à la sécurité des frontières et contenir des peuplades tartares toujours frémissantes. Les lettres, longtemps avilies, revivent, et les lettrés, longtemps persécutés sous les derniers princes d’une dynastie précédente, celle des Han, relèvent la tête et prospèrent. Un individu dont l’existence se prolongerait indéfiniment finirait par traverser toutes les conditions de l’humanité et par connaître toutes les combinaisons possibles des événemens : il en est ainsi de ces sociétés qui vivent trop longtemps; des périodes de demi-barbarie succèdent à des périodes de civilisation brillante, et l’on voit des époques de ténèbres qui sont comme encadrées entre deux époques de lumière. Chacune des passions, bonnes ou mauvaises, qui gouvernent le cœur de l’homme, arrive à régner à son tour; l’ignorance veut avoir son jour comme la science, la cruauté veut avoir son jour comme l’humanité, et elles l’obtiennent. Les Italiens et les Grecs sont parmi nous les seuls exemples de ces variations de fortunes que connaissent les vieilles civilisations, auxquelles les peuples modernes ont échappé grâce à leur récente origine, mais qu’ils connaîtront à leur tour, ainsi que peut en témoigner déjà l’histoire du plus ancien d’entre eux, c’est-à-dire des Français. La Chine, à l’époque des Thang, venait de traverser une de ces périodes qui sont l’humiliation des sociétés civilisées. Imaginez un phénomène comparable à ce que furent dans la société byzantine les règnes de Léon l’Isaurien et des autres empereurs iconoclastes : les lettrés persécutés et traqués, les mandarins mis à mort en masse, et les proscrits de la science obligés de chercher un appui contre la violence dans la formation de sociétés secrètes. Cette période des Thang fut donc une période de délivrance et de résurrection sociale, et l’éclat littéraire dont elle brilla fut comme cette explosion de chants dont les oiseaux saluent la nature après l’orage.

Explosion musicale, attendrie et douce, comme il convient à des âmes civilisées éprouvées par le malheur et qui savent trop le néant de la vie, plutôt qu’ardente, joyeuse et forte comme celle des peuples jeunes et qui ont le bonheur d’être encore un peu barbares ! Ces âmes de poètes ont gardé après l’orage toutes les angoisses de l’orage et n’ont plus de force pour la joie et les grandes passions. Je recommande la lecture attentive de ces poésies à ceux qui voudraient se rendre compte du genre de tristesse que la civilisation finit par apporter avec elle, et de la nature de ce courage chinois devant la mort qui fait l’objet de notre étonnement. Cette tristesse et ce courage viennent de la même source : la croyance au néant des choses humaines et à l’insignifiance de la vie. Ces poètes savent trop combien tout est fugitif et vain pour s’attacher fortement à quelque grande ambition et nourrir quelque robuste espérance. La longue histoire de leurs ancêtres leur apprend trop que le seul sentiment qui ne nous trompe pas est celui de l’indifférence. Ils savent, par une longue chaîne de traditions, que le malheur est la seule réalité véritable et permanente, et que les événemens les plus heureux ont des retours menaçans. La délivrance après l’oppression n’est jamais complète ni sûre, le bonheur ne durera pas, l’éclat de la lumière pâlira, la paix nourrira secrètement la guerre. « A quoi bon? » et « qu’est-ce que cela fait? » voilà leur devise à tous et le fond de leur philosophie pratique. Leur âme, incurablement désabusée par la civilisation, s’abandonne doucement au hasard et se laisse porter avec indifférence sur le courant des événemens. Ces poètes voguent à demi sommeillans dans leurs petites jonques poétiques finement sculptées et gracieusement peintes, ils se couchent nonchalamment sous les péristyles des palais dont ils sont les hôtes sans confiance et les courtisans incrédules, pour rêver, les yeux clos, au néant des grandeurs et à l’excellence de l’eau-de-vie de riz, ou bien ils vont s’asseoir auprès d’un bonze bouddhiste dans une cellule monastique et laissent leur regard flotter vaguement dans la lumière, tandis que leur esprit se perd dans la méditation de la raison suprême. Les images des choses passent et voltigent devant les yeux de leur imagination engourdie par cette torpeur de l’indifférence; les stores des fenêtres se soulèvent, et quelque visage de jeune fille apparaît, le bruit des pierres sonores leur apporte quelques pensées de plaisir ou remue en eux quelques sentimens de piété, les souffles du vent soulèvent et font chatoyer les étoffes soyeuses, et leurs âmes se laissent un moment charmer par ces mille riens. Les épicuriens comme Li-taï-pe acceptent ces riens avec un certain cynisme gracieux et disent : « C’est autant de pris sur le morne néant de la vie. » D’autres, plus pieux, les acceptent avec une reconnaissance humble et attendrie. Ces poètes ne cherchent pas, ne désirent pas, ne haïssent jamais, aiment peu : le désintéressement qui naît de la fatigue morale est le seul sentiment qu’ils semblent connaître; mais, chose curieuse, et qui montre bien les ressources infinies dont dispose l’âme humaine, ce détachement absolu, qui semblerait devoir éteindre toutes les facultés de l’esprit, y développe au contraire la finesse et la subtilité. Comme ces poètes ne désirent rien, ils jouissent des plus petites choses, et comme ils ne sont pas distraits ni absorbés par les fortes passions de la vie, ils ont plus de liberté pour saisir et goûter les humbles bonheurs que le hasard leur apporte. Dans cette torpeur du cœur, chaque fibre qui remue cause une sensation délicieuse ou mélancolique qui est bientôt connue, appréciée et recherchée à l’égal de ces grandes passions auxquelles les peuples moins désabusés accordent seulement de l’importance; il n’y a plus de réalités modestes, toutes ont un prix pour celui qui n’en convoitait aucune.

On a beaucoup discuté sur les causes et les origines de cette mélancolie qui s’empare des sociétés à certaines époques; ces aimables poètes chinois nous apportent leur réponse et nous apprennent qu’une de ces origines est la fatigue morale que finit par engendrer une longue civilisation. L’âme s’use à force de lutter et de se résigner, et le cœur se lasse à force de désirer et de désespérer. Les sentimens robustes sont le partage des peuples barbares et des sociétés encore jeunes qui n’ont pas eu le temps de désapprendre la confiance, et qui ne se doutent pas que l’âme humaine peut tomber dans un état si misérable qu’elle arrive à regretter d’avoir échangé les violentes émotions du désespoir contre la froide paix de l’indifférence; mais les vieux civilisés n’ont plus rien de cette heureuse et féconde ignorance, et ce sont leurs sentimens que ces poètes chinois nous exposent avec une délicatesse singulière. Un sourire pâle, affable et poli règne éternellement sur leur visage attristé, la lumière de la bienveillance brille dans leurs regards, et toutes leurs paroles sont empreintes d’un esprit d’humanité subtil autant que pur; mais cette douceur n’est que lassitude, et l’incrédulité habite au fond de leur cœur. Je ne connais pas de sentiment plus douloureux, plus navrant que cette douceur mélancolique. La vraie mélancolie, ce n’est pas celle que laissent le désespoir et la colère, c’est la mélancolie résignée, et c’est la mélancolie de ces poètes; la vie la plus douloureuse n’est pas celle de l’homme accablé par le malheur et luttant contre lui, c’est celle de l’homme qui n’a plus que des souvenirs, et cette vie est encore celle de ces poètes.

L’instabilité des choses, telle est la grande leçon morale qu’ils nous donnent. La leçon n’est pas nouvelle, car tous les sages nous l’ont donnée; ce qui est vraiment nouveau, c’est le ton de politesse souriante et de courtoisie désabusée avec lesquelles elle nous est offerte. Ces poètes ont vu tant d’événemens, leurs pères ont vu passer tant de royaumes, s’élever et tomber tant de dynasties! Les espaces du passé sont pour eux plus illimités que les espaces de l’avenir. Leur imagination peut reculer hardiment en arrière sans crainte d’être arrêtée dans son voyage rétrospectif. Et que trouve-t-elle? Des ruines succédant à des ruines, des tombeaux succédant à des tombeaux, et cela indéfiniment, aussi loin qu’elle peut voyager sans s’évanouir de fatigue. Leur long passé leur fait une sorte d’infini, si bien que c’est à reculons qu’ils peuvent, s’ils le veulent, aller vers l’éternité. Ecoutons quelques accens de cette mélancolie résignée qu’inflige à leur âme le poids de tant de souvenirs. Li-taï-pe salue la ville de Nankin :


« Toi qui vis tour à tour grandir et périr six royaumes, — je veux, en buvant trois tasses, t’offrir aujourd’hui quelques vers. — Tes jardins sont moins grands que ceux du pays de Tsin, — mais tes collines sont belles comme celles de Lo-yang au sol montagneux.

« Ici fut la demeure antique du roi de Ou : l’herbe fleurit en paix sur ses ruines; — là ce profond palais des Tsin, somptueux jadis et redouté. — Tout cela est à jamais fini, tout s’écoule à la fois, les événemens et les hommes, — comme les flots incessans du Yang-tseu-kiang qui vont se perdre dans la mer. »


Cette petite pièce, qui ouvre le volume, en est comme la préface naturelle et en résume l’esprit. Ce sentiment de tristesse et de mort se glisse à l’insu des poètes dans tous leurs chants; tout l’éveille en eux : le souvenir d’un sage antique, la vue d’une fleur flétrie, le regret d’un beau jour, la pensée d’un ami absent, la douleur d’un départ ou d’une séparation, un songe qui a fait reparaître le visage d’un mort chéri. Ils retrouvent ce sentiment au milieu d’un parterre en fleur, en face des coupes remplies, à la table des grands et des rois, et il leur arrache des accens d’un dédain superbe ou d’une amertume ineffable. Ils veulent faire entendre un chant joyeux, mais, comme Li-taï-pe, ils redisent toujours la Chanson du Chagrin:


« Le maître de céans a du vin, mais ne le versez pas encore. — Attendez que je vous aie chanté la Chanson du Chagrin. — Quand le chagrin vient, si je cessais de chanter ou de rire, — personne ne connaîtrait dans ce monde les sentimens de mon cœur. — Bien que le ciel ne périsse pas, bien que la terre soit de longue durée, — combien pourra durer pour nous la possession de l’or et du jade? — Cent ans au plus. Voilà le terme de la plus longue espérance. — Vivre et mourir une fois, voilà ce dont tout homme est assuré. — Écoutez là-bas, sous les rayons de la lune, écoutez le singe accroupi qui pleure tout seul sur les tombeaux. — Et maintenant remplissez ma tasse; il est temps de la vider d’un seul trait! »


Je prends çà et là quelques accords qui puissent donner la note dominante de ces poésies, avant d’en marquer les nuances ou les différences.


EN FACE DU VIN (Li-taï-pe).

« Ces personnages (des sages nommés par le poète) obtinrent l’immortalité dans l’âge antique. — Ils ont pris leur essor, soit; mais enfin où sont-ils? — La vie est comme un éclair fugitif : — son éclat dure à peine le temps d’être aperçu. — Si le ciel et la terre sont immuables, — que le changement est rapide sur le visage de chacun de nous! — vous qui êtes en face du vin et qui hésitez à boire, — pour prendre le plaisir, dites-moi, je vous prie, qui vous attendez! «

CHANSON A BOIRE (Li-taï-pe).

«Seigneur, ne voyez-vous point les eaux du Fleuve-Jaune? — Elles descendent du ciel et coulent vers la mer pour ne plus revenir, — Seigneur, ne regardez-vous point dans les miroirs qui ornent votre noble demeure, — et ne gémissez-vous pas en apercevant vos cheveux blancs? — Ils étaient ce matin comme des fils de soie noire, — et ce soir les voilà déjà mêlés de neige. — L’homme qui sait comprendre la vie doit se réjouir chaque fois qu’il le peut, — en ayant soin que jamais sa tasse ne reste vide en face de la lune. — Le ciel ne m’a rien donné sans vouloir que j’en fasse usage. — Mille pièces d’or que l’on disperse pourront de nouveau se réunir. — Que l’on cuise donc un mouton, que l’on découpe un bœuf, et qu’on soit en joie! — Il faut qu’ensemble aujourd’hui nous buvions d’une seule fois trois cents tasses. — Les clochettes et les tambours, la recherche dans les mets ne sont point choses nécessaires. — Ne désirons qu’une longue ivresse, mais si longue qu’on n’en puisse sortir. — Les sages et les savans de l’antiquité n’ont eu que le silence et l’oubli pour partage. — Il n’est vraiment que les buveurs dont le nom passe à la postérité. »


A UN AMI QUI PARTAIT POUR UN LONG VOYAGE (Li-taï-pe).

« Le jour d’hier, qui m’abandonne, je ne saurais le retenir; — le jour d’aujourd’hui, qui trouble mon cœur, je ne saurais en écarter l’amertume. — Les oiseaux de passage arrivent déjà par vols nombreux que nous ramène le vent d’automne. — Je vais monter au belvédère et remplir ma tasse en regardant au loin.

…………………..

« C’est en vain qu’armé d’une épée, on chercherait à trancher le fil de l’eau; — c’est en vain qu’en remplissant ma tasse, j’essaierais de noyer mon chagrin. — L’homme dans cette vie, quand les choses ne sont pas en harmonie avec ses désirs, — ne peut que se jeter dans une barque, les cheveux au vent, et s’abandonner au caprice des flots. »


LE PAVILLON DU ROI DE TENG (Ouang-po).

« Le roi de Teng avait, près des îles du grand fleuve, un pavillon élevé. — A la ceinture du roi dansaient de belles pièces de jade, et des clochettes d’or chantaient autour de son char. — Le jade a cessé de chanter, les clochettes ne se font plus entendre. — Le palais n’est plus visité le matin que par les vapeurs du rivage, et le soir que par la pluie qui ronge les stores en lambeaux. — Des nuages paresseux se promènent en se mirant dans les eaux limpides. — Tout marche, rien n’est immuable; les astres eux-mêmes ont un cours. — Combien d’automnes a-t-il passé sur ce palais? Le jeune roi qui l’habitait jadis, où donc est-il ? — Il a contemplé comme nous ce grand fleuve, qui roule toujours ses flots muets et profonds. »

TRISTESSE (Kao-chi).

« Il fut jadis un roi de Liang, roi puissant et magnifique. — Son palais était ouvert à tous les hôtes ; de grands poètes florissaient à sa cour. — Depuis ce temps, mille années et plus se sont écoulées, — et cette tour en ruine est aujourd’hui le seul vestige de tant de grandeurs. — Il y règne un silence accablant ; les grandes herbes envahissent le sol ; — un souffle de tristesse s’en élève et se répand à mille li[1]. »


Telle est la note dominante ; mais ce sentiment de mélancolie revêt des formes très diverses et s’exprime par les nuances les plus opposées. Li-taï-pe par exemple l’exprime en franc épicurien et en voluptueux indifférent. On a rappelé le nom d’Horace à propos de ces poètes : ce rapport, à vrai dire, n’est que lointain pour la plupart d’entre eux ; mais il en est un qui présente avec le lyrique latin une ressemblance aussi exacte et aussi frappante que possible, et celui-là s’appelle Li-taï-pe. Li-taï-pe est, comme Horace, un buveur, un mondain, un courtisan et un voluptueux ; la seule différence qui le sépare de l’ami de Mécène, c’est une certaine nuance d’irritation et d’amertume et une certaine allure tapageuse qui sont inconnues à l’auteur des odes. Sa voix s’élève sous l’empire de l’ivresse sans qu’il songe à lui commander, et quand sa raison s’égare, il ne se cache pas discrètement, comme le poète latin dans sa petite maison de Tibur : il s’en va se coucher, sans souci aucun du savoir-vivre, sous le péristyle du palais du roi, dont il est l’ami et l’hôte. Il a plus de laisser-aller et de débraillé que l’élégant poète latin ; mais à part ces légères différences, la comparaison peut être établie aisément. Le spectacle de la société et de la vie humaine inspire au Romain et au Chinois les mêmes sentimens et leur dicte la même morale. Carpe diem, voilà le conseil qu’ils s’adressent à eux-mêmes et qu’ils adressent à ceux qu’ils aiment. « Jouissez de la vie, vous qui vivez, car vous mourrez bientôt, et qui sait alors ce que vous deviendrez ? » Cependant cet appel à la volupté et à l’insouciance, beaucoup plus franc chez Li-taï-pe. que chez Horace, ne prend jamais qu’une seule forme. Li-taï-pe conseille de boire et de s’enivrer ; l’ivresse est la seule volupté qu’il connaisse. Pour Li-taï-pe, pas de Lydia, pas de Pyrrha, pas de Chloé, pas de Glycère ; les femmes ne figurent jamais dans ces chansons, où le sentiment de l’amour n’a aucune place, et que rempliraient seuls les souffles brûlans de l’ivresse, si la nature n’y faisait circuler les fraîches haleines de ses printemps et les tièdes rayons de ses automnes. En revanche, comme le brutal oubli que donne l’ivresse est franchement préconisé! Il y a là une ardeur fébrile, une sorte d’élan désespéré, une véhémence de buveur, qui trahissent une amertume et un ennui de la vie que ne connaît pas l’auteur de l’ode Ad Sodales. Nous avons déjà cité quelques-unes des pièces où Li-taï-pe exprime ce sentiment; nous ne voulons pas résister au plaisir d’en citer une qui est vraiment admirable. Je ne sais quel peut être dans le texte chinois le mérite de forme de cette pièce ; mais la douce furie qui l’anime et qui se fait jour même à travers la traduction laisse bien loin les ivresses élégantes et toujours maîtresses d’elles-mêmes des odes bachiques d’Horace. Jugez-en plutôt :


« Si la vie est comme un grand songe, — à quoi bon tourmenter son existence? — Pour moi, je m’enivre tout le jour, — et quand je viens à chanceler, je m’endors au pied des premières colonnes.

« A mon réveil, je jette les yeux devant moi : — un oiseau chante au milieu des fleurs; — je lui demande à quelle époque de l’année nous sommes, — Il me répond : A l’époque où le souffle du printemps fait chanter l’oiseau. « Je me sens ému et prêt à soupirer, — mais je me verse encore à boire : — je chante à haute voix jusqu’à ce que la lune brille, — et à l’heure où finissent mes chants, j’ai de nouveau perdu le sentiment de ce qui m’entoure. »


Que Li-taï-pe soit un mélancolique, il n’y a rien cependant qui doive étonner, puisqu’il est essentiellement un voluptueux et un buveur : la mélancolie et la volupté ont fait toujours bon ménage ensemble; mais cette tristesse a une autre cause, une cause en quelque sorte locale, née de l’état de la société où vit le poète. Li-taï-pe nourrit en lui un sentiment d’une amertume toute particulière qui est incompréhensible en dehors de certaines époques et de certaines civilisations. Lui, lettré, poète de cour, ami de l’empereur, admiré pour son talent, il s’excite au mépris de la science et de la pensée. Il a le sentiment de l’inutilité du lettré dans les époques semblables à celle où il vit, et ce sentiment prend chez lui parfois la forme de l’exaspération et parfois la forme de l’envie. De brusques frissons de tristesse le saisissent subitement et lui font exprimer des boutades de buveur désespéré. Il porte envie aux hommes d’action et feint de les admirer plus que les sages et les poètes. Il décrit avec enthousiasme la personne du soldat d’aventure, du condottiere moitié brigand, moitié héros, dont le nom se grave ineffaçablement dans la mémoire des hommes, tandis que les noms des sages s’effacent au bout de quelques générations. Fi de la pensée, et vive l’action, la brutale action!


« L’homme des frontières — en toute sa vie n’ouvre pas même un livre; — mais il sait courir à la chasse, il est adroit, fort et hardi. — À l’automne, son cheval est gras, l’herbe de ses prairies lui convient à merveille ; — quand il galope, il n’a plus d’ombre. Quel air superbe et dédaigneux ! — Son fouet sonore frappe la neige ou résonne dans l’étui doré. — Animé par un vin généreux, il appelle son faucon et sort au loin dans la campagne. — Son arc, arrondi par un effort puissant, ne se détend jamais dans le vide. — Deux oiseaux tombent souvent ensemble, abattus d’un seul coup par la flèche sifflante. — Les gens, au bord de la mer, se rangent tous pour lui faire place, — car sa vaillance et son humeur guerrière sont bien connues dans le Kobi. — Combien nos lettrés diffèrent de ces promeneurs intrépides, — eux qui blanchissent sur les livres, derrière un rideau tiré, et en vérité pourquoi faire ? »


En tout autre pays, ce sentiment ne serait que l’expression d’une préférence individuelle ; mais nous sommes en Chine, le pays des mandarins et des lettrés, le pays où les sages ont toujours attaché à l’étude une importance toute spéciale que ne lui ont jamais accordée les peuples même les plus civilisés de l’Europe. Chez nous, l’étude n’est, à tout prendre, qu’une forme de l’éducation individuelle, qu’un mode de culture ; mais en Chine les sages en ont fait la base de toutes les vertus sociales et le fondement même de l’état. L’amour et le respect de l’étude, voilà vraiment la religion de la Chine. Les Chinois ne croient pas à la puissance des instincts de l’homme, à cette fatalité divine qui nous pousse vers le bien sans notre participation ; ils ne croient qu’aux résultats d’une culture patiente. Toutes les vertus instinctives sont pour eux des défauts tant qu’elles n’ont pas été redressées, complétées et affermies par l’étude. Écoutez à ce sujet un de leurs sages les plus vénérés : « L’amour de l’humanité sans l’amour de l’étude laisse l’homme inconsidéré ; l’amour de la science sans l’amour de l’étude laisse l’homme incertain ; l’amour de l’honnêteté sans l’amour de l’étude laisse l’homme dupe ; l’amour des choses courageuses sans l’amour de l’étude laisse l’homme ingouvernable ; l’amour de la fermeté sans l’amour de l’étude fait de l’homme un imbécile. » C’est donc un symptôme des plus graves que de voir, dans un tel pays, un lettré professer pour l’étude le dédain qu’exprime Li-taï-pe. Il y a toute la mélancolie des amours trompées dans ce dédain, mélancolie doublée et triplée par l’importance même que les Chinois attachent à l’étude. Nul dans aucun pays n’aimerait à être trompé par sa science ; mais pour un Chinois lettré ce doit être assurément, étant données les traditions du pays, le dernier degré de la misère morale. Les autres poètes qui servent d’escorte à Li-taï-pe ont aussi ressenti l’amertume de cette fatalité qu’engendrent la guerre et l’anarchie ; mais ils n’ont pas pris leur parti avec le même cynisme, et ils se contentent de gémir sur la tristesse de ces temps « où le chef de cent soldats est tenu en plus haute estime qu’un lettré plein de science et de talent. »

La mélancolie de Li-taï-pe est, à tout prendre, entachée d’égoïsme; elle affecte autant que possible l’indifférence pour les malheurs publics, et se venge du mal qu’elle déteste en feignant de l’envier et de l’admirer. La mélancolie d’un autre poète, qui prend place immédiatement après Li-taï-pe parmi les poètes de l’époque des Thang, est d’un ordre plus élevé. Thou-fou est un patriote, et l’allure de son inspiration rappelle, à s’y méprendre, l’élan lyrique de quelques-uns de nos poètes d’Occident les plus populaires. La pièce intitulée le Village de Kiang pourrait être signée de Robert Burns; le Départ des Soldats et le Recruteur pourraient être signés de Béranger. Généralement, tous ces chanteurs de l’époque des Thang se complaisent exclusivement dans l’expression lyrique de leurs sentimens : plus ces sentimens sont intimes, subtils, fins, plus ils leur agréent. Thou-fou est plus impersonnel, il aime à donner à ses chants une tournure dramatique. Il sait sortir de lui-même pour exprimer toutes ces misères de la société chinoise qu’il a ressenties comme des souffrances personnelles. Il raconte les fières douleurs de la fille de race noble succombant au fardeau de la déchéance de sa maison; il gémit avec les vieillards sur les dévastations qu’engendre la guerre, et décrit les déserts arides qu’elle crée dans le jardin de l’empire; il s’associe aux plaintes des vétérans fatigués qui meurent en maudissant leur souverain. De tous les chants réunis dans ce volume, ceux de Thou-fou sont ceux qui ont le plus d’envergure et d’ampleur. Même dans le chant purement lyrique, où il excelle, il donne à sa pensée tout son développement et tout son essor, au lieu de la restreindre et de la concentrer, comme Li-taï-pe et les autres poètes ses compagnons; mais les plus originaux de ces petits poèmes sont ceux où il a su retracer sous une forme dramatique les douleurs de la société chinoise. Et ici admirez la puissance d’une émotion vraie et sincère : la force du sentiment exprimé par le poète Thou-fou est telle qu’à la distance où nous sommes de lui, malgré le masque de la traduction, malgré l’indifférence relative que nous devons éprouver pour des hommes qui ont disparu depuis si longtemps et qui ont vécu dans un pays si lointain, la fibre de l’humanité qui est en nous tressaille de concert avec la sienne. Nous ne voulons pas cependant que le lecteur nous en croie sur parole : le Départ des Soldats, le Recruteur, le commencement de la pièce touchante intitulée une belle jeune Femme, sont des pages qu’il faut citer, et qui peuvent se passer de commentaires.

LE RECRUTEUR.

« Au coucher du soleil, j’allais cherchant un gîte dans le village de Che-kao; — un recruteur arrivait en même temps que moi, de ceux qui pendant la nuit saisissent les hommes. — Un vieillard l’aperçoit, franchit le mur et s’enfuit; — une vieille femme sort de la même demeure et marche au-devant du recruteur. — Le recruteur crie, — avec quelle colère! — La femme se lamente, — avec quelle amertume! — Elle dit : Écoutez la voix de celle qui est là devant vous : — j’avais trois fils, ils étaient tous trois au camp de l’empereur. — L’un d’entre eux m’a fait parvenir une lettre, — les deux autres ont péri dans le même combat. — Celui qui vit encore ne saurait longtemps soustraire à la mort sa triste existence. — Les deux autres, hélas! leur sort est fixé pour toujours! — Dans notre misérable maison, il ne reste plus un seul homme, — si ce n’est mon petit-fils, que sa mère allaite encore. — Sa mère, elle, ne s’est pas enfuie, — parce qu’elle ne possède pas même les vêtemens suffisans pour se montrer au dehors. — Je suis bien vieille, mes forces sont bien amoindries; — pourtant je suis prête à vous suivre et à vous accompagner au camp ; — on pourra m’employer encore utilement au service de l’armée : — je saurai cuire le riz et préparer le repas du matin. — La nuit s’écoulait. Les paroles et les cris cessèrent; — mais j’entendis ensuite des pleurs et des gémissemens étouffés. — Au point du jour, je poursuivis ma route, — ne laissant plus derrière moi que le vieillard désolé. »


LE DÉPART DES SOLDATS.

« Ling-ling, les chars crient; siao-siao, les chevaux soufflent; — les soldats marchent, ayant aux reins l’arc et les flèches. — Les pères, les mères, les femmes, les enfans leur font la conduite, courant confusément au milieu des rangs. — La poussière est si épaisse qu’ils arrivent jusqu’au pont de Hien-yang sans l’avoir aperçu; — ils s’attachent aux habits des hommes qui partent, comme pour les retenir; ils trépignent, ils pleurent; — le bruit de leurs plaintes et de leurs gémissemens s’élève jusqu’à la région des nuages. — Les passans, qui se rangent sur les côtés de la route, interrogent les hommes en marche; — les hommes en marche n’ont qu’une réponse : « Notre destinée est de marcher toujours. » — Certains d’entre eux avaient quinze ans quand ils partaient pour la frontière du nord ; — maintenant qu’ils en ont quarante, ils vont camper à la frontière de l’ouest. — Comme ils partaient, le chef du village enveloppa de gaze noire leur tête à peine adolescente; — ils sont revenus la tête blanchie, et ne sont revenus que pour repartir. — Insatiable dans ses projets d’agrandissement, — l’empereur n’entend pas le cri de son peuple. — En vain des femmes courageuses ont saisi la bêche et conduisent la charrue; — partout les ronces et les épines ont envahi le sol désolé. — Et la guerre sévit toujours, et le carnage est inépuisable, — sans qu’il soit fait plus de cas de la vie des hommes que de celle des poules et des chiens. — Bien qu’il se trouve des vieillards entre ceux qui interrogent, — les soldats osent exprimer ce qu’ils ressentent d’un ton violemment irrité. — « Ainsi donc, disent-ils, l’hiver n’apporte pas même un moment de trêve, — et les collecteurs viendront encore pour réclamer ici l’impôt. — Mais cet impôt, de quoi donc pourrait-il sortir? — N’en sommes-nous pas venus à tenir pour une calamité la naissance d’un fils, — et à nous réjouir au contraire quand c’est une fille qui naît parmi nous? — S’il vient une fille, on peut du moins trouver quelque voisin qui la prenne pour femme; — mais si c’est un fils, il faut qu’il meure et qu’il aille rejoindre les cent plantes[2]. — Prince, vous n’avez point vu les bords de la mer bleue, — où les os des morts blanchissent, sans être jamais recueillis, — où les esprits des hommes récemment tués importunent de leurs plaintes ceux dont les corps ont dès longtemps péri. — Le ciel est sombre, la pluie est froide sur cette lugubre plage, et des voix gémissantes s’y élèvent de tous côtés. »


UNE BELLE JEUNE FEMME.

« Il est une femme qui par sa beauté l’emporte sur les générations passées comme sur la génération présente. — Elle vit dans la solitude, au fond d’une vallée déserte. — Elle se dit : Je suis fille d’une maison illustre; — tombée dans le malheur, c’est aux lieux sauvages que je demande un asile. — De grands désastres ont ensanglanté ma patrie ; — mes frères aînés et mes frères cadets sont morts égorgés; — ils étaient grands, ils étaient puissans parmi les hommes, — et je n’ai pas même pu recueillir leur chair et leurs os pour les ensevelir. — Les sentimens du siècle sont de fuir et de haïr tout ce qui tombe. — Se croire assuré de quelque chose, c’est compter sur la flamme d’une lampe qu’on promène au vent. « 

……………….

« J’envoie mes femmes vendre au loin les perles de ma parure, — et ne m’adresse qu’aux plantes grimpantes pour réparer ma maison de roseaux. — Mes femmes m’apportent des fleurs, je refuse d’en orner ma chevelure. — Ce que je prends à pleines mains, ce sont des branches de cyprès. — Le ciel est froid, les manches de ma robe bleue sont légères »


Eh bien! ne vous semble-t-il pas que, malgré les obstacles que lui oppose la traduction, le sentiment qui est contenu dans l’original a conservé assez de force pour remuer en nous les émotions de la sainte humanité. Ce patriotisme chinois a trouvé des accens capables d’émouvoir les cœurs de tous les hommes dans tous les pays et de ressusciter en eux le souvenir des douleurs sociales qu’ils ont ressenties. Le patriotisme de Thou-fou, comme l’épicurisme de Li-taï-pe, possède un intérêt humain indépendant de toutes circonstances de temps et de lieu ; mais l’intérêt secondaire qu’il tire de ces circonstances mêmes a cependant un prix véritable. En effet, de même que les invitations à l’ivresse, le mépris affecté de la science et l’envie des hommes d’action que nous avons remarqués chez Li-taï-pe nous avaient révélé indirectement l’importance que les Chinois attachent à l’étude, le patriotisme de Thou-fou, par l’expression qu’il revêt, fait apparaître devant nos yeux l’idéal de civilisation d’après lequel la société chinoise s’est façonnée, le patron moral en quelque sorte qu’elle a pris pour modèle, et nous révèle le prix qu’elle attache à ces deux biens, la paix et le travail. Le patriotisme de Thou-fou nous transporte aussi loin que possible du patriotisme qui est propre aux races militaires et aux civilisations belliqueuses. Si l’âme du poète s’indigne, si son cœur saigne, ce n’est point parce que l’empire est en danger et que les armées impériales ont éprouvé des défaites : non, l’empire est puissant, et les armées impériales ont partout triomphé; mais cette nécessité d’envoyer aux frontières tant d’hommes valides, fleur de chaque génération, enlève au travail ses meilleurs instrumens, et transforme en déserts les contrées les plus fertiles. Si la patrie n’est pas humiliée, elle est appauvrie et troublée. Le bonheur de la famille est détruit, l’épouse et l’époux, séparés violemment l’un de l’autre, passent leur vie comme des étrangers qui ne se connaissent pas, et la jeune fille, suivant les conseils que lui donne Li-taï-pe, se résigne à ne pas soupirer de peur d’avoir à soupirer trop longtemps. Cette société pacifique d’agriculteurs, d’artisans et de lettrés n’a pas fait entrer la force parmi les élémens de sa civilisation : aussi est-elle toujours réduite à soutenir la plus ruineuse des guerres, la guerre défensive. Les peuples militaires ont au moins la ressource de nourrir la guerre par elle-même, mais la guerre défensive est la ruine de la société qui est forcée de la subir; elle dévore et ne rend rien, chaque pièce d’argent qu’elle absorbe est une perte sèche qui ne se compense par aucun gain. La guerre est horrible pour tous les peuples, et, même chez le belliqueux Romain, le poète pouvait la représenter comme détestée des mères; mais chez l’industrieux et pacifique Chinois l’horreur qu’elle inspire naturellement est doublée par le regret des biens qui lui sont chers avant tout et qu’elle lui enlève. Heureuse ou malheureuse, la guerre pour une pareille société a toujours le même résultat, la ruine. Les adversaires d’un tel peuple, même battus, risquent et perdent moins que lui, pour lequel chaque victoire équivaut à une défaite. Aussi le peuple chinois a-t-il trouvé de tout temps qu’il était moins dispendieux de se laisser vaincre et conquérir, et qu’il était plus sage de reprendre, par les ruses patientes de la civilisation, ce que la violence barbare lui enlevait que de s’épuiser pour défendre ce qu’il n’était pas sûr de conserver. On a beaucoup parlé de la lâcheté des Chinois; mais quand on y regarde de près, cette lâcheté, qu’il est difficile de faire accorder avec le courage bien connu qu’ils montrent en face de la mort, se transforme en prudence calculatrice et sagace. La guerre n’est fructueuse que lorsqu’elle est agressive; mais une société démocratique et pacifique qui ne combat que pour se défendre connaît tous les maux qu’engendre la guerre sans connaître aucun de ses avantages.

Thou-fou est une exception éclatante parmi les poètes que nous présente M. d’Hervey Saint-Denys. D’ordinaire leur patriotisme est beaucoup moins vibrant, et ils prennent aux douleurs sociales un intérêt beaucoup moins direct. La plupart ont atteint cet état d’indifférence mélancolique que finit par engendrer le spectacle habituel du malheur. Ils vivent dans une solitude ombreuse et fleurie, et heureux de ne plus contempler ces douleurs sociales qui font saigner le cœur de leur éloquent compatriote, ils n’en veulent rien savoir. Doux et résignés, n’attendant plus rien du sort, ils sont cependant encore sensibles aux émotions de l’humanité, qu’ils éprouvent pour ainsi dire par tressaillemens, par frissons, par transes légères. La nature a horreur du vide, et cette horreur n’épargne pas même un cœur chinois, quelque désabusé qu’il soit; de même qu’elle suspend ses festons de lierre aux flancs des ruines, elle fait pousser dans le désert de ces cœurs dévastés toute sorte de charmantes végétations parasites et de sentimens bizarres et fins. Ces poésies sont singulièrement curieuses en ce qu’elles nous montrent un peuple qui a depuis longtemps dépassé les sentimens vigoureux et primitifs, chez lequel le fonds humain élémentaire est depuis longtemps épuisé, et qui vit d’une sensibilité délicate et d’idées compliquées et acquises. C’est comme une seconde vie morale qui a grandi et fleuri sur le sépulcre de la vie morale qui est naturelle à notre race. Ces poésies donc n’ont rien de populaire, ni même d’humain dans le sens vrai du mot; ce sont essentiellement des poésies de lettré et d’homme qui a franchi les limites mêmes de la civilisation. On pourrait presque croire, en les lisant, que ce n’est que par la tradition que les écrivains chinois connaissent l’existence des grands sentimens. Ces sentimens semblent comme perdus dans une lointaine antiquité, évanouis comme ces sages légendaires dont les poètes demandent à chaque instant : Où sont-ils à cette heure? Si on pouvait interroger quelqu’un d’entre eux, il répondrait sans doute : Nous avons ouï parler d’un temps où l’homme connaissait certains sentimens qu’on nommait espérance, amour, joie expansive; mais ils ont disparu depuis des siècles sans laisser de traces. Quelles formes ils avaient et quels effets ils produisaient dans le cœur de l’homme, nous ne le savons pas avec certitude. Toutes les sociétés ont connu ou connaîtront ce singulier dénûment qu’une longue civilisation finit par faire subir à l’âme. L’homme s’aperçoit un jour de sa rudesse, et il en a honte; il raffine, il raffine, et de subtilité en subtilité il finit par devenir chinois par frayeur de rester barbare.

Ces raffinemens de la sensibilité et de l’intelligence chinoises, parfois d’une grande délicatesse, sont tellement subtils qu’ils deviennent presque insaisissables. Ainsi ces poètes ont un sentiment très vif, très juste de la nature, et ils sont passés maîtres dans l’art de la description; mais la vivacité et la justesse de leur sentiment ne se découvrent qu’aux lettrés qui sont rompus à toutes les ruses du talent. Les Chinois semblent avoir l’horreur des tons tranchés et des couleurs éclatantes, des formes pleines et robustes; on dirait que cela leur paraît trop commun et trop grossier. Ils aiment les couleurs tendres et fines, les tons pâles, doux, mélancoliques, et la nature qu’ils peignent est toujours une nature grêle et légèrement maladive, ou délicate et svelte. Ils ont une préférence marquée pour deux saisons, le printemps et l’automne : presque jamais ils ne tracent de peintures de l’été; il y a là trop d’opulence, trop d’ardeurs, trop de vie expansive et joyeuse, trop de couleurs voyantes pour leur pinceau ami du raffinement et leur imagination amie d’une douce tristesse. Le printemps et l’automne leur conviennent mieux. Les frissonnantes délicatesses d’avril et les maladives délicatesses d’octobre, les couleurs tendres des jeunes pousses, les haleines pénétrantes des vents que le soleil n’a pas encore eu le temps de réchauffer, les pâleurs de l’année à son aurore, les rougeurs de l’année à son déclin, voilà ce qu’ils comprennent et rendent merveilleusement. Leurs descriptions de la nature sont les découpures les plus adroites que je connaisse; des choses, ils n’enlèvent que les surfaces gracieuses, et il semble que ces surfaces ne soient jamais assez minces à leur gré. Ils choisissent leurs images parmi les phénomènes les plus vaporeux et les plus diaphanes, un brouillard léger, une lumière agile qui court sur la pointe des brins d’herbe, et leur subtilité raffine encore tellement ces images déjà si incorporelles qu’elles arrivent à en être métaphysiques. La tendresse que leur inspirent les fleurs et les plantes, la pitié qu’ils ressentent lorsqu’ils les voient se faner, l’inquiétude avec laquelle ils se demandent ce que devient leur âme, sont les fantaisies d’imaginations bizarres et fatiguées sans doute, mais qui aiment sincèrement et comprennent vivement la nature. On a dit que les Chinois avaient un sentiment enfantin de la nature; c’est un sentiment paternel qu’il faudrait dire plutôt. Ils ne choisissent parmi ses beautés que celles qui ont la grâce de l’enfance ou qui peuvent inspirer une douce sympathie, et ils leur adressent les complimens, les ironies et les paroles caressantes qu’on emploie avec les enfans. Voici quelques extraits qui aideront à comprendre les diverses nuances de ce sentiment chinois de la nature.


LA PLUIE DE PRINTEMPS (Thou-fou).

« Oh! la bonne petite pluie, qui sait si bien quand on a besoin d’elle, — qui vient justement au printemps aider la vie nouvelle à se développer! — Elle a choisi la nuit pour arriver avec un vent propice; — elle a mouillé toutes choses, très finement et sans bruit.

« Des nuages sombres planaient hier soir au-dessus du sentier qui mène à ma demeure; — les feux des barques se montraient seuls dans l’obscurité, comme des points lumineux. — Ce matin, de fraîches couleurs éclatent au loin dans la campagne, — et je vois toutes chargées d’une humidité charmante les belles fleurs dont les jardins impériaux sont brodés. « 


QUAND ON PORTE UNE PENSÉE DANS SON CŒUR (Tchin-tseu-ngan).

« Chaque beau jour qui s’écoule s’en va pour ne plus revenir. — Le printemps suit son cours rapide et déjà touche à son déclin. — Abîmé dans une rêverie sans fond, je ne sais où se perdent mes pensées; — je suis couché sous les grands arbres, et je contemple l’œuvre éternelle. — Hélas! toute fleur qui s’épanouit doit mourir en son temps! — Les chants plaintifs du ki-kouey[3] en avertissent mon oreille attristée. — Que d’êtres anéantis depuis l’âge antique des grands vols d’oies sauvages! — L’homme le plus populaire des siècles passés, s’il revenait aujourd’hui, qui le reconnaîtrait? — Les fleurs appelées lân et jo, depuis le printemps jusqu’à l’été, — croissent avec vigueur. Oh! combien elles sont verdoyantes! combien elles sont verdoyantes! — Solitaires, au plus profond des bois, elles développent leur beauté dans le bosquet désert. — La fleur entr’ouvre sa corolle odorante et s’élance sur sa tige dans tout l’éclat de ses vives couleurs. — Cependant le soleil s’éloigne et s’affaiblit peu à peu; — le vent d’automne surgit au milieu des feuilles tremblantes; — les fleurs de l’année s’épuisent et tombent entraînées par lui ; — mais le parfum de la fleur enfin, que devient-il? »


IMPROVISÉ DEVANT DES FLEURS (Tsin-tsan).

« Les fleurs de cette année succèdent aux fleurs de l’année passée sans paraître moins belles. — Des hommes de l’année passée, ceux qui ont atteint cette année ont vieilli d’un an. — Cela montre que les hommes vieillissent; cela montre aussi que les fleurs ne vivent guère. — Ayez pitié des fleurs tombées, seigneur; ne les balayez pas! — Vos frères aînés et vos frères cadets, qui tous se distinguent par leurs talens et leurs grades, — chaque jour, au retour de l’audience impériale, réunissent des amis dans le jardin fleuri; — le parfum de ces pauvres fleurs pénètre jusque dans les coupes de jade, — et le vin de l’automne en est embaumé. »


LA CHANSON DES NÉNUFARS (Ouang-tchang-ling).

« Les feuilles des nénufars et les jupes de gaze légère sont teintes de la même couleur. — Sur les fleurs des nénufars et sur de rians visages, c’est la même rose qui s’épanouit. — Les feuilles et la gaze, les fleurs et les visages s’entremêlent au milieu du lac; l’œil ne saurait les distinguer. — Tout à coup l’on entend chanter; alors seulement on reconnaît qu’il se trouve là des jeunes filles. — Jadis les charmantes filles de Ou et les beautés de Youe et les favorites du roi de Thsou — se jouèrent ainsi parmi les nénufars, cueillant des fleurs et mouillant gaîment leurs gracieux vêtemens. — Quand les jeunes filles arrivent à l’entrée du lac, les fleurs lèvent la tête, comme pour recevoir des compagnes, — et quand elles s’en retournent en suivant le cours du fleuve, la blanche lune les reconduit. »


C’est au milieu de ces images légères, coquettes et froidement brillantes de clairs de lune, d’eaux miroitantes, de verdures naissantes que se joue la fantaisie de ces poètes. Ils rêvent aux âmes des fleurs défuntes et suivent d’un œil attristé les feuilles que le vent d’automne emporte dans le néant. Leur tendresse pieuse et amicale pour tous les jolis et fragiles objets de la nature est telle qu’on souhaiterait à la plupart d’entre eux la récompense que les dieux accordèrent autrefois à l’un de leurs pieux compatriotes dont M. Théodore Pavie a jadis traduit l’histoire. Toute la vie de ce singulier personnage avait été consacrée à la culture et à la contemplation extatique des pivoines. Il ne pouvait se lasser d’admirer leurs couleurs et de respirer leur arôme; la belle fleur avait été l’intermédiaire par lequel cette âme enfantine et poétique était entrée en relation avec l’infini. Aussi, touchés de tant de piété, les dieux lui accordèrent à sa mort d’être transformé en pivoine, béatitude tout à fait conforme au mérite de ses œuvres pieuses.

Les affections particulières du cœur que les poètes chinois expriment sont de même nature que ces fantaisies de leur imagination. Leur sentiment préféré, c’est le sentiment subtil par excellence, celui qui, par sa froideur et en quelque sorte par son absence de corps, se prête le mieux aux recherches de la délicatesse, celui qui convient et qui plaît avant tout autre aux cœurs lassés et endoloris, l’amitié. C’est, après le respect de la famille, celui des sentimens humains que la Chine a le mieux connu et le plus traditionnellement pratiqué. D’abord lien puissant de fraternité démocratique, de mutuelle protection et d’association morale, il s’est raffiné d’âge en âge et comme aminci, et dans les poètes de l’époque des Thang nous le voyons transformé en une sorte de dilettantisme sentimental et mélancolique. Les Chinois ont une expression charmante pour désigner les amitiés indissolubles et parfaites; ils les appellent « amitiés par les sons» ou amitiés musicales, soit qu’ils veuillent exprimer ainsi l’accord parfait de l’union des vrais amis, soit qu’avec leur subtilité sagace ils aient reconnu que la musique était le meilleur moyen d’éprouver si les âmes sont de même nature et sont capables de rendre les mêmes vibrations. Cette expression rend à merveille la nature du sentiment de l’amitié tel que nous le trouvons chez ces poètes. Cette amitié ressemble en effet à une musique plaintive et produit la même sensation de volupté douloureuse que produisent sur les nerfs les sons de l’harmonica.

Quant à l’amour, il n’a pas de place dans leurs vers; c’est une passion trop pleine de flamme et de vie, de substance trop épaisse, de caractère trop turbulent pour plaire à ces raffinés débiles. D’ordinaire les femmes ne figurent dans ces poésies que comme ornement, et en quelque sorte pour la décoration du paysage; deux ou trois fois cependant elles y figurent à titre de personnages, et cela à leur très grand honneur et de manière à nous donner la meilleure idée de la vertu des dames chinoises. Nous avons entendu les plaintes de la jeune femme qui pleure dans la solitude la déchéance de sa famille : Li-taï-pe, dans sa belle Chanson des Têtes blanches, nous a conservé les lamentations d’une épouse abandonnée de son mari. La pièce est trop longue malheureusement pour être citée, mais voici comme compensation la réponse d’une dame chinoise aux sollicitations pressantes d’un adorateur. Le sentiment en est noble, digne, simple, et ferait honneur, ce semble, à toute honnête femme de nos sociétés européennes.


UNE FEMME FIDÈLE A SES DEVOIRS (Tchang-tsi).

« Seigneur, vous savez que j’appartiens à un époux; — cependant vous m’avez offert deux perles brillantes, — Mon cœur s’est ému, mon esprit s’est troublé, — et ces perles, un moment je les ai fixées sur ma robe de soie rouge. — Ma famille est de celles dont les hauts pavillons se dressent à côté du parc impérial, — et mon époux tient la lance dorée dans le palais de Ming-kouang. — Je ne doute point que les sentimens de votre seigneurie ne soient purs et élevés comme le soleil et la lune; — moi, je reste fidèle à celui avec qui j’ai juré de vivre et de mourir. — Je rends à votre seigneurie les perles brillantes, mais deux larmes sont suspendues à mes yeux. — Que ne vous ai-je connu au temps où j’étais libre encore! »


En lisant ces poèmes, on comprend à merveille le succès que le bouddhisme a obtenu en Chine et la facilité avec laquelle il s’y est établi. Jamais terrain n’a été mieux préparé pour cette religion de l’anéantissement. La vieille civilisation chinoise et la religion de Bouddha étaient vraiment faites l’une pour l’autre. La théologie démocratique et l’esprit de fraternité du bouddhisme, qui avaient été un scandale pour l’Inde aristocratique, aux castes immuables, n’étaient point en désaccord avec les mœurs et les institutions de la plus ancienne des sociétés démocratiques. Dès les âges les plus reculés, l’enseignement des sages chinois s’était appliqué à développer dans l’âme de leur nation le sentiment moral plutôt que le sentiment métaphysique ou poétique. Au contraire des poètes et des sages de l’Inde, les sages chinois avaient cru que le principal objet de la sollicitude et du respect de l’homme devait être l’homme, et ils avaient créé ainsi parmi leurs compatriotes un esprit d’humanité qui les rendait propres à comprendre les plus délicates nuances de la charité et de la tendresse bouddhistes; mais la vraie, la grande raison du succès du bouddhisme, c’est que cette religion tombait comme une manne céleste sur une vieille civilisation altérée de paix et affamée de repos. Cette promesse de la béatitude par l’anéantissement, cette espérance certaine de l’éternel sommeil, ce renoncement facile et joyeux à toutes les choses de la terre, durent être un baume rafraîchissant pour tous ces cœurs trop civilisés et fatigués de vivre. Dans leur lassitude même ils trouvaient plus qu’une disposition à recevoir les enseignemens du bouddhisme, ils y trouvaient le commencement de son adoration du néant et de ses pratiques pieuses. La fatigue du cœur est le commencement du bouddhisme comme la crainte du Seigneur est le commencement de la sagesse, et l’on peut dire sans se tromper que toutes les vieilles sociétés sont bouddhistes de fait, sinon d’étiquette, tout aussi bien que la société chinoise.

La mélancolie habituelle aux poètes chinois n’a donc pas de peine à se transformer en tristesse religieuse, et la solitude où ils aiment à vivre les sollicite fréquemment à la contemplation de la suprême vérité. Alors le poète sort de sa retraite et va chercher le mot du bonheur incorruptible dans la cellule d’un bonze sectateur de Lao-tseu, ou visiter quelque monastère bouddhiste. Les pièces religieuses proprement dites sont peu nombreuses dans le recueil de M. d’Hervey Saint-Denys; en revanche, celles où se trahit une inclination à la religiosité et à l’onction mystique sont en nombre indéfini. En voici une d’un caractère tout à fait tranché et qui ne déparerait aucune littérature mystique :


LA SOLITUDE (Oey-Yng-Voé).

« Nobles ou de condition obscure, les hommes, quel que soit leur rang, — ne franchissent le seuil de leur porte que pour être assaillis de mille tracas. — Celui-là seul qui dégage son cœur de toute influence extérieure — se complaît dans la solitude, et sait en apprécier le bienfait. — La pluie vient le matin et s’arrête le soir, sans que j’en aie connaissance, — et la verdure naît au printemps sans attirer mon attention. — Sortie des ombres de la nuit, la montagne a déjà repris les teintes brillantes de l’aurore; — sans les petits oiseaux qui chantent autour de ma demeure, je ne m’en serais pas même aperçu. — Parfois je m’entretiens, assis près d’un bonze tao-sse[4]; — parfois je chemine côte à côte avec un pauvre bûcheron. — C’est un instinct puissant qui m’attire ainsi vers les pauvres et les faibles, — et non l’orgueilleuse pensée d’affecter le mépris des grandeurs. »


Arrêtons-nous sur cette pièce qui nous fait rejoindre enfin les grands sentimens de l’humanité par la voie du raffinement et de la subtilité. Nous ne croyons pas avoir oublié de mettre en lumière aucun détail intéressant, et nous pouvons enfin fermer ce volume, le plus curieux recueil de littérature orientale qu’on ait offert au public lettré depuis la traduction des Avadanas de M. Stanislas Julien. Nous ne pouvons qu’engager le traducteur à continuer pour les époques plus récentes le travail accompli pour l’époque des Thang et à pousser ses explorations jusqu’à nos jours, si cela lui est possible. Il serait curieux de posséder un recueil de poésies chinoises récentes et de connaître exactement quel est l’état actuel de l’intelligence dans cette vieille société.

J’éprouve, en fermant ce volume, le besoin de poser deux questions, en laissant à de plus savans le soin d’y répondre. On a pu constater la ressemblance extraordinaire que les œuvres des lettrés chinois présentent avec les œuvres de l’intelligence européenne. Parmi les sentimens qu’ils ont exprimés, il y en a quelques-uns de bizarres, aucun que nous ne puissions retrouver dans notre expérience, si nous la scrutons avec sagacité, et que nous ne puissions comprendre avec un peu d’attention. Je demande aux critiques modernes, qui ont trouvé tant de théories ingénieuses sur les races, comment il se fait que ces frères mongoliques, au visage arrondi et aux yeux obliques, semblent avoir avec les nations européennes une parenté d’âme et d’intelligence, tandis que les autres peuples orientaux, qui sont nos véritables parens selon la chair et les lois de la race, n’ont avec nous pour ainsi dire qu’une parenté de visage et de couleur. Comment se fait-il que nous retrouvions en Chine la morale que nous considérons comme la plus favorable au bonheur du genre humain, le même esprit d’humanité que nous considérons comme le meilleur instrument du perfectionnement de notre espèce, le même rationalisme éclairé que nous considérons comme la véritable religion de l’homme civilisé? Les critiques ethnographes qui établissent si bien les preuves de notre filiation aryenne reculeraient certainement d’horreur devant la morale des races dont nous sommes sortis et qu’ils exaltent si fort au détriment des peuples de l’extrême Orient, lesquels professent au contraire la seule morale que leurs détracteurs voulussent reconnaître. Comment se fait-il donc que les seuls peuples qui nous soient parens par l’âme sont précisément ceux qui, selon la critique, nous sont étrangers par la race, les Juifs et les Chinois?

Notre seconde question s’adresse aux philosophes de la démocratie européenne moderne. — philosophes, leur dirai-je, je veux bien entretenir les mêmes espérances que vous; mais avez-vous bien réfléchi sur l’enseignement que nous donne le sort des institutions de la Chine ? Ce peuple nous ressemble, non-seulement par la tournure de son intelligence, par sa morale humaine, par sa philosophie pratique, mais par son organisation sociale et ses institutions politiques. Assurément vous préférez à toute autre civilisation la civilisation des peuples modernes, et assurément encore vos deux favoris parmi ces peuples sont les peuples anglais et français, que vous regardez l’un comme le pionnier, l’autre comme le missionnaire de cette civilisation qui vous est chère. Eh bien! il se trouve que le peuple chinois possède exactement les qualités de ces deux peuples, sans avoir leurs défauts. Il est pacifique comme l’Anglais, et tient, comme lui, la guerre pour le pire des fléaux; il aime, comme lui, le commerce et l’industrie; il a porté, comme lui, l’agriculture au plus haut point de perfection ; il a tout le génie pacifique de l’Angleterre, sans avoir cet élément féodal et aristocratique qui est la seule chose qui vous déplaise dans ce grand pays. Et d’autre part le Chinois est démocrate comme le Français, sans avoir, comme lui, cet esprit agressif et guerroyant qui fait courir tant de dangers à cette démocratie même qu’il préfère à tout! Mais cette démocratie que nous avons établie à grand’peine, et qui existe chez nous depuis soixante ans seulement, est organisée en Chine depuis des siècles, et son origine se perd dans le lointain des âges. Cette démocratie n’est point imparfaite ni rudimentaire; c’est la démocratie la plus savante, la plus compliquée, la plus semblable à celle que vous élaborez et que vous vantez. Quelle est celle de nos institutions politiques que les Chinois ne possèdent pas? Ils ont notre centralisation et notre hiérarchie administrative, ils connaissent toutes les formules de notre philosophie démocratique. Qu’y a-t-il qui soit plus près de nos idées que cette institution du concours qui chez eux sert de base au recrutement des fonctionnaires, à l’organisation des fonctions sociales? Assurément votre idéal démocratique a été compris et réalisé par ce peuple autant que le permettent les conditions de la terre. Comment est-il advenu cependant que cette société soit arrivée à présenter l’image de la décrépitude la plus repoussante et le spectacle des corruptions les plus sanglantes et des cruautés les plus lâches?

Vous considérez la démocratie non comme une étape dans le progrès général de l’humanité, mais comme le dernier terme de ce progrès. Une fois arrivée à ce point, son long voyage est achevé, et, quel que soit son développement ultérieur, elle reste et doit rester éternellement dans l’état démocratique, l’esprit humain ne pouvant comprendre en morale et en politique aucune forme plus parfaite de la justice et plus rapprochée de la vérité abstraite que la démocratie. Vous croyez que la démocratie est non-seulement le dernier terme des institutions humaines, mais qu’elle est le sel qui empêchera désormais ces institutions de se corrompre. Les peuples ne connaîtront plus la décadence et la barbarie, parce qu’ils seront régis par la démocratie; ils ne connaîtront plus les vices qui finissent par atteindre les meilleures institutions lorsqu’elles durent trop longtemps, parce que ces institutions seront démocratiques, de sorte que, par une vertu conservatrice propre à la démocratie, les peuples n’auront pas plus à craindre la trop longue durée de cette dernière période de la race humaine, que l’âme n’aura à craindre de se corrompre par le séjour de l’éternité. Eh bien! si cela est vrai, la Chine, qui depuis des siècles, et pour ainsi dire dès ses premiers pas, a atteint cette dernière étape du progrès de l’humanité, devrait être le siège de toutes les béatitudes terrestres, et, loin d’aller ouvrir le Céleste-Empire à coups de canon, nous devrions y chercher des sujets d’édification politique. Et cependant c’est trop justement que nous traitons aujourd’hui ces vieux civilisés de barbares lâches et corrompus.

Il n’y a donc pas d’institution politique qui ait la propriété d’empêcher la justice et la vérité de se corrompre ; le seul sel qui les conserve est celui qui s’échappe des flots incessamment renouvelés qui coulent de la source inconnue de la vie. Or cette source est la propriété de l’Être tout-puissant qui ne se montre ni ne se nomme, pour lequel nos théories critiques sur les races n’existent pas, et qui se sert indifféremment de toutes les formes et de toutes les forces pour faire accomplir à l’humanité les destinées qu’il lui a lui-même assignées.


EMILE MONTEGUT.

  1. Une des mesures d’espace usitées en Chine.
  2. Expression qui correspond à peu près à notre locution populaire manger de l’herbe par la racine.
  3. Le ki-kouey, oiseau qui chante à deux époques de l’année, au milieu du printemps et au milieu de l’automne, selon le commentaire chinois cité par le traducteur.
  4. Bonze sectateur des doctrines de Lao-tseu.