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La Poésie de Stéphane Mallarmé/Conclusion/II

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 454-468).

CHAPITRE II

LA PLACE DE MALLARMÉ

J’ai tenté dans mon livre de mettre Mallarmé à sa place littéraire. Aussi ce chapitre doit-il être fait déjà dans l’esprit du lecteur, et je n’ai plus, au péril de quelques redites, qu’à relier par une ligne générale des points déjà déterminés.

Il était naturel que ce poète compliqué vînt tard, dans la plus vieille littérature de l’Europe, sur un sol poétique labouré de révolutions et saturé de conscience. Bien des chemins de notre passé vont incertainement vers le point qu’il occupe.

Incertainement, oui. Quand la clameur d’en bas fait interdire à l’Eden les représentations de Lohengrin, Mallarmé déplore que ce soit « en fuyant la patrie que dorénavant il faudra satisfaire de beau notre âme[1] ». Si, avec les théoriciens du néo-classicisme, on ne reconnaît comme authentiquement française qu’une poésie d’harmonieuse logique, une santé qui s’ajoute à de la belle prose comme à la jeunesse sa fleur, Mallarmé plus qu’aucun s’éloigne de cette route royale. Le rattacher au classicisme pur autrement que par des qualités toutes morales comme la probité du métier, ce seraiï étendre le mot classicisme jusqu’à lui faire signifier, comme le Goddam de Figaro, tout ce qu’on veut. L’idée de renais- sance classique, que Mallarmé fut excusable de. ne pas reconnaître sous le déguisement de l’école romane, l’eût trouvé pour adversaire convaincu. La seule attaque nette, indignée, qu’il se permit contre un poète, eut pour vic- time, lors de la reprise de je ne sais quoi par l’Odéon, Ponsard. Flair très juste, car Ponsard n’est pas mort, et reste plus que jamais une date et un symbole. Le triomphe en 1843 de Lucrèce contre les Burgroves est un type à répétition d’événement littéraire. Comme le spectre d’Hamlet, toujours, lorsqu’une forme de poésie française commencera à se fausser ou à s’épuiser, repa- raîtra, ombre et fantôme, la figure de l’art classique, du vieux roi dépossédé. Celte même année 1843, Sainte- Beuve, qui aime, lui aussi, le classicisme contre quel- qu’un, en baptise l’idéal dans ses vers sur la Fontaine de Boileau, — de l’eau, en effet, dans les veines du spectre... L’article de Mallarmé sur Ponsard a son im- portance : c’est une do ses impossibilités radicales que l’idée d’un retour à l’art classique.

Au contraire — et je l’ai indiqué à plusieurs reprises — Mallarmé prolonge un courant contre lequel l’art clas- sique a formé ses barrages, celui de la préciosité. Créa- tion chez nous du génie féminin qui raffine sur les mots comme sur les meubles, les étoffes, les bijoux, la précio- sité avait reparu chez des écrivains à nerfs féminisés, les Goncourt : leur écriture artiste naît, dans un monde de bibelots, d’un cerveau plus inapte qu’aucun cerveau de femme à la pensée abstraite. La peinture et’l’art dé- coratif du xvni* siècle nous donnent, semble-t-il, une idée assez juste de ce qu’aurait été l’art littéraire français si la veine précieuse s’y était épanouie librement, si la discipline classique l’avait contenue plus de gré, moins de force* Les études des Goncourt sur le ÎVHI* siècle re- nouèrent une chaîne. Yoyez descendre maintenant les FJtet Galantes, les Moralités Légendaires, se développer 456 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARME

tout le mouvement symboliste, son décor d’art, de pein- ture, même de vêtement, si vite défraîchi, et vous saisi- rez, malgré les coupures, depuis l’Hôtel de Rambouillet, une certaine continuité. Rappelez-vous d’ailleurs-que le romantisme a relié sa tradition — il n’en eut conscience qu’assez tard — à l’époque Louis XIII, que Gautier était fondé à lui trouver des précurseurs dans les Grotesques, et que toute la comédie romantique, jusqu’à Cyrano, s’y rattache évidemment : bien des choses que Boileau croyait avoir enterrées sont reparues sur le chariot sym- bolique de Florise. Et si je ne puis y placer tout Mal- larmé, au moins, pour l’expliquer, en dois-je mettre au- tour de lui les fonds mouvants, comme le décor animé de ballet qui annonce et parfois commente son ode si- bylline.

Ainsi, dans sa fuite vers le précieux et le rare, il est pris tout de même par un rythme souple d’art français. Il en est l’extrémité, la pointe. On sait l’image qui le hanta : pointe extrême des arbres dans l’azur... Si j\,« Yoque la pointe défendue par la burlesque audace de Bergerac, qu’on ne voie pas là un jeu de mots, mais !a même association qui fonctionna chez les créateurs de la langue. La pointe est un rapprochement piquant — même observation — entre deux objets qui ne parais- sent pas liés naturellement. C’est une rime de la pensée. Les analogies inattendues qui font son tour d’esprit à Mallarmé sont bien proches de la pointe.

Il s’est enorgueilli — combien justement I — d’avoir « pratiqué le purisme ». Il y a mis une obstination et une subtilité de précieuse. Ninon appelait les précieuses les jansénistes de l’amour. La préciosité est aussi le jan- sénisme de la langue. Elle la recherche à des sources pre- mières, neuves, intactes. Mallarmé traite, par son exemple et par son œuvre la littérature facile comme les jansénistes traitaient la religion facile : deux mots qu’il est monstrueux d’accoupler. Il transposerait à la poésie le livre et les idées d’Amauld sur la Fréquente Communion. Le mélange incessant, autour de lui, de la parole vulgaire et de la lettre écrite, la littérature parlée du journal, du roman, du théâtre, lui paraissaient un scandale analogue au mélange, que légitimaient les jésuites, de la dévotion et de la vie mondaine. Mallarmé, sous son urbanité souriante, pense à part lui qu’il n’y a pas encore de littérature, comme Saint-Cyran déclare à M. Vincent scandalisé qu’il n’y a plus d’Eglise. Il se met face à face avec le fait nu du langage, comme le janséniste se met face à face avec le fait nu de la religion. Non sans doute ici rapprochements arbitraires, analogies de hasard, mais pareil souci français de netteté, de pureté, de source, pareille volonté tendue, sur un ordre de conscience, hors des voies fréquentées et faciles, défiance cartésienne du troupeau humain, confiance cartésienne en une force de raison.

Sans contradiction, se fondent en lui ce courant de préciosité, ce courant de purisme littéraire et moral ; — sans plus de contradiction que dans cette première période du xviiie siècle, château d’eau de l’énergie, de l’intelligence et du goût français.

Relier Mallarmé à de tels précèdent ne sera peut-être toléré que si les explications, les restrictions viennent vite. Cet art de gravité et de tension qui fut le sien a été appelé, est encore communément appelé un art de décadence. Dans quelle mesure est-ce vrai ?

Je ne referai pas le pénétrant article de Remy de Gourmont sur Stéphane Mallarmé et l’idée de ’décadence. Je crois pourtant qu’il faut tenir compte de cette idée, de la persistance avec laquelle elle a rôdé, bien avant les symbolistes, autour du romantisme. Aux Grotesques de Gautier le classique Nisard oppose cette satire rétrospective que sont les Poètes latins de la décadence. Mais c’est la poésie de Baudelaire qui a fait naître dans la critique ce mot, cette idée, ce lieu commun.

Or il est frappant que tout cet écrin d’épithètes, tout cet ordre de pensées vite banales que provoqua le livre de Baudelaire, se retrouvent, bien plus justifiés semble-t-il, autour de Mallarmé. Baudelaire, contre le roman 458 LA POESIE DE STEPHANE MALLARME

tisme, me retient par son caractère classique, pondéré, l’ancienneté de sa forme poétique, la patience à faire des vers français un peu comme des vers latins, — et Franciescoe meoe laudes, dans les Fleurs du Mal, est bien placé pour nous suggérer une mise au point. C’est peut- être le poète du xixe siècle avec lequel un homme du xvii 8 siècle, né chrétien et français, se trouverait le plus vite de plain-pied.

Ce qui trompa les contemporains, ce qui leur fit mé- connaître son style, c’est la précision alors inaccoutumée de son modernisme, c’est son goût de l’artificiel dans l’amour. Et pourtant Sainte-Beuve... Mais précisément Sainte-Beuve même écrit : « Baudelaire a trouvé moyen de se bâtir, à l’extrémité d’une langue de terre réputée inhabitable, un kiosque bizarre, mais coquet et mysté- rieux, où l’on récite des sonnets exquis... Ce singulier kiosque, fait en marqueterie, d’une originalité concertée et composite, qui attire les regards à la pointe extrême du Kamtchatka romantique, j’appelle cela la Folie-Bau- delaire ».

A supposer cette Folie-Baudelaire, son site a été bien- tôt envahi par les routes, les villas, les hôtels Touring- Club. Mais l’idée d’une poésie lointaine, fiévreuse d’ori- ginalité, placée à une pointe extrême, la plus effilée, des terres, Mallarmé l’a faite sienne. Ses premiers poèmes baudelairiens établissent sa descendance moins peut-être à l’égard du Baudelaire réel qu’à l’égard du Baudelaire idéal forgé ou prévu par la critique.

C’est à propos de Baudelaire que Gautier, dans sa pré- face de 1868 aux Fleurs du Mal, essayait de définir le style dit de décadence. « Style ingénieux, compliqué, savant’,* plein de nuances et de recherches, reculant tou- jours les bornes de la langue, empruntant à tous les vo- cabulaires techniques, prenant des couleurs à toutes les palettes, des notes à tous les claviers, s’efforçant de rendre la pensée dans ce qu’elle a de plus ineffable et la forme dans ses contours les plus vagues et les plus fuyants, écoutant pour les traduire les confidences sub CONCLUSION 459

tiles de la névrose, les aveux de la passion vieillissante qui se déprave et les hallucinations bizarres de l’idée fixe tournant à la folie. » Il y a là bien des confusions ; mais ce passage qui ne paraissait pas signifier grand’chose en 11868 s’est éclairé depuis avec Verlaine, Rimbaud, La- forgue, et il semble dessiner une place, alors vide, pour Mallarmé.

Dix ans plus tôt, Barbey d’Aurevilly avait écrit, tou- jours à propos des Fleurs du Mal, des lignes aussi signi- ficatives. « Pour M. Charles Baudelaire, appeler un art sa savante manière d’écrire en vers ne dirait point assez. C’est presque un artifice... Son talent... compliqué avec une patience de Chinois, est lui-même une fleur du Mal venue dans les serres chaudes d’une Décadence. » Et dans tout son article, Barbey prévoit Mallarmé beaucoup plus qu’il n’explique Baudelaire.

C’est que l’art de Mallarmé prolonge la logique du ro- mantisme. Le labeur énorme qui avait porté sur la langue, « l’intensité de la chauffe » littéraire, devaient provoquer, en raison de leur effort de quantité, et aussi en réaction contre lui, un effort de qualité, quelque tentative absolue par delà la littérature même.

Et la transition nous est ménagée par des degrés do pierre solide et bien taillée, le Parnasse.

J’ai expliqué à plusieurs occasions comment Mallarmé procède du Parnasse et le contredit. Les Parnassiens sont des Eolonais de notre poésie, éclectiques et probes. Ils marquent la fin du grand souffle’oratoire. La poésie, dans la doctrine, qu’ils firent leur, de l’art pour l’art, se cristallise décidément en une réalité livresque. La ré- flexion, par eux, était naturellement amenée sur la maté- rialité, du livre. Comme Callimaque d’Alexandrie, ils finirent volontiers dans les fonctions do bibliothécaires ; les Poèmes Barbares et les Trophées sont le? extraits d’une bibliothèque, un vin de paille comme celui d’Au- vergne. Et Mallarmé, qu’on employa à des besognes où il ne rendait nul service, eût fait à souhait, en quelque bibliothèque somptueuse, un Maître des Livres. A la li 460 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

mite du Parnasse il était logique que l’on trouvât une cristallisation de poésie pure. Sur sa culture livresque il était naturel que se levât l’Idée mallarméenne du livre.

L’effort de Mallarmé nous apparaît ainsi au bout de trois de nos grandes routes littéraires, préciosité, roman- tisme, Parnasse, au bout de ces routes non comme un point stable d’arrivée, mais comme une frontière, un mirage. Bien qu’il ait été vraiment unique, différent, plus qu’un autre, de tout autre, sa place nous devient plus intelligible quand nous le rapprochons d’un con- temporain souvent nommé avec lui, le a magnifique’ aîné qui leva l’archet », Verlaine. Tous deux commu- nient dans la même sortie du Parnasse, le même besoin d’une poésie fluide, purifiée, essentielle, — besoin qu’en 1820 satisfirent plus glorieusement les Méditations.

IP figure dans notre langue la tentative extrême pour libérer la poésie de matière, de développement, et la lit- térature de clichés. Dans les cinq cents pages de son œuvre complète, tient un labeur immense : il voulut quo chaque mot, repris avec un sens neuf, parût créé pour la place expresse qu’il occupait, parût né non d’une lan- gue où des milliers d’emplois l’avaient usé, mais d’une langue en état perpétuel de vigilance et de tension. Il prétendit, à une époque de raffinement et de conscience où la gageure en devenait d’autant paradoxale, et lui- même par des moyens de raffinement et de conscience exaspérés, rendre au* poète son nom et son sens de créa- teur. Il voulut tenacement, subtilement, fuir, fuir en une flèche où la matière s’allège à ne plus être, presque qu’une direction, un sens vers la hauteur, « La Poésie, ou ce que les siècles commandent tel, tient au sol, avec foi, A la poudre que tout demeure ; ainsi que de hautes fondations, ’dont l’ombre sérieuse augmente le soubas- sement, le confond et l’attache. Ce cri de pierre s’unifie vers le ciel en les piliers interrompus, des arceaux ayant un jet d’audace dans la prière ; mais enfin, quelque im- mobilité. J’attends que, chauve-souris éblouissante et CONCLUSION 461

comme rôventement de la gravité, soudain, du site par une pointe autochtone d’aile, le fol, adamantin, colère, tourbillonnant génie heurte la ruine ; s’en délivre, dans la voltige qu’il est, seul *. »

Par d.es% images pas très différentes, il agite, dans Y Hommage à Wagner, la même passion du vieux mobi- lier dépassé, de l’amas d’hiéroglyphes rejeté. Et sa mé- ditation dans la forêt de Fontainebleau fuit vers ces ra- mures lointaines qui ne mettent plus qu’un point à même la lumière, un point où la forêt s’annule, mais qu’elle supporte et auquel tout entière elle tend.

Cet ’allégement de matière implique, pour la poésie ainsi libérée, un formalisme pur. Je l’ai expliqué sur les textes, mais il faut bien le rappeler ici, et je’Citerai ce passage lumineux pris <à une lettre de M. Paul Valéry -; « De même que le moderne géomètre n’en est plus à re- garder comme son objet la construction et les rela- tions de quelque figure, si « remarquable » qu’elle s’offre, mais s’élève à la détermination de tout espace, et redescendu des antiques expériences, recommence l’édi- fice très ancien en ne conservant plus que les axiomes strictement suffisants pour la conduite de son art ; tels, après Mallarmé, nous pouvons pressentir que le chef- d’œuvre de la littérature, c’est la littérature même, — et je l’entends : Y extension — empirique premièrement, désormais systématique et pure, — de certaines proprié- tés du Langage. •

« Une impossibilité définitive de confusion entre la lettre et le réel s’impose ; et une absence de mélange des usages multiples du discours. Comme admirablement les Grecs ont fait la logique, par le discernement profond de ce qui est définition, — ce qui est postulat, — ce qui est théorème, -j et ceci porisme, et cela problème... trouvant dans cette division la plus grande puissance d’analyse et de prolongement formels ; nous concevons, dans un autre monde de figures verbales, — où leurs

\. Divagations, p. 119. 462 LA POÉSIE DE STÉPHANE MALLARMÉ

recherches théoriques ne furent pas si heureuses — un art de porter au plus loin les jeux de la parole.

« L’ensemble des bruits contient l’ensemble des sons ; mais il a fallu séparer les uns des autres pour que la mu- sique paraisse. Le son est inséparable d’un timbre : mais il a fallu un certain rangement moderne pour" que les timbres bien divisés aient pu douer l’étendue de la mu- sique d’une dimension de plus.

« Des fractionnements analogues appliqués au lan- gage délivrent ses très différentes fonctions. Les mêmes dictionnaires, règles élémentaires, etc. s’y conservent, comme les mêmes jambes ou dansent ou marchent ou courent. Mais l’instrument de travail interne, — le moyen de communication — l’agent d’assimilation — le conservateur de relations, etc. — chacun de ces modes suivra ses seules lois. >

« Isolé ce qui est proprement poétique, l’artiste voit, comme s’il s’était placé à leur centre, le groupe de toutes les conditions à se donner ou se refuser a priori, en vue de tel effet : rimer, nombrer, ne pas toucher tel mot ; ou enfin dire, à tout prix, quelque chose.

« De ce point, Mallarmé divinement menace toute poésie antérieure. Il semble faire les autres ses valeurs approchées, ses erreurs, ses expériences. Il montre la li- mite de la tendance poétique parce qu’il ne montre qu’elle. Il oppose à l’arrière-fond quasi mystique, à l’in- défini et aux vaticinations, le système cqmplet des mots. En lui se posent les anciennes antinomies : les mots contre l’idée ; l’idée contre les mots ; le son et le sens ; le thème et les effets ; l’équilibre toujours instantané do conditions indépendantes entre elles. Il s’est mis en quelque sorte au delà de tous ces tourments, les a ache- vés, transfigurés. Et considérant aussi la menace de la toute puissante musique, il s’est mesuré avec elle toute sa vie ».

J’ai voulu citer ces pages concentrées, parce qu’elles nous donnent de l’effort mallarméen, au moment où elles le continuent, l’extrait logique. Séparer les usages CONCLUSION 46â

de la parole comme Aristote et ses successeurs séparè- rent les usages du raisonnement, les déployer ou les re- tenir non selon les-moyens du hasard et de la conven- tion, mais selon les moyens impliqués dans l’essence du langage et du livre, précision et allusion, musique et silence, ponctuation et blancs, ligne, page, volume, tout cela forme précisément l’antithèse systématisée de la spontanéité et aussi de la discipline oratoires.

Or toute logique implique une psychologie, comme toute place suppose un espace. J’ai tenté de faire une psy- chologie de celte attitude et de ces conclusions logiques, voulu spécifier cet espace par rapport auquel Mallarmé occupa une place, et dénombré les coups de dés qui pré- parèrent en lui ce songe d’une exi’sterrcre7 que-peut-être le Hasard de la littérature pouvait être aboli.

Mais par delà le Mallarmé réel dont j’ai tenté l’analyse, on pense invinciblement au Mallarmé idéal dont il ne serait que le signe, le Précurseur. Et certes beaucoupdes pages qui précèdent, et celles aussi de M. Paul Valéry, doivent s’entendre de ce Mallarmé hyperbolique. Le fait que sa poésie fut effort, mouvement, empêche qu’il nous soit permis, sauf dans quelque espace contradictoire à la Zenon, de séparer ces deux formes de poète. Au con- traire, par exemple, de l’œuvre de Victor Hugo, en qui nous apparaissent des puissances surabondamment réa- lisées, un génie déployé, jusqu’à sa dernière parcelle, dans son exubérance de lumière visible, Mallarmé ne scmhle-t-il pas, « très blanc ébat au ras du sol », l’em- placement d’une miraculeuse cité, en ruines ? Qu’on m’entende bien : au moment où nous lisons la Prose, YAprès-Midi, tel sonnet, il ne nous importo pas que d’autres poèmes soient ou non dans le livre, dans d’autres livres, sous le nom du même auteur. Il suffit à Mallarmé d’avoir vécu pour trois cents vers admirables qui no ressemblent à rien dans la poésie, pour une vue pro- fonde et neuve du mot, du vers, de la syntaxe, du fait littéraire. Mais ce serait méconnaître l’angoisse et la por- tée de son effort que de le considérer comme une fin»

Pensons sur lui ce qu’il dit de Rimbaud : « Il ne faut jamais négliger, en idée, aucune des possibilités qui volent autour d’une figure, elles appartiennent à l’original, même contre la vraisemblance, y plaçant un fond légendaire momentané, avant que cela se dissipe tout à fait [2] ». Et toute réalité, surtout un homme, n’est-elle pas prétexte à rêver le possible qu’elle manqua ?

Lui-même a pris soin de figurer autour de lui, dans ses « Divagations » sur le théâtre et sur le livre, ce nuage de possibilité. Un Mallarmé idéal serait chez nous cette synthèse de poésie et d’intelligence dont fut deux fois seulement approché le modèle, avec Platon et avec Goethe. Une œuvre de lui à la fois réaliserait une essence, ferait connaître un vers, un poème, un livre, comme une disposition éternelle, qui ne pouvait être autrement, et notre émotion ne laisserait aucune place à la conscience ou au soupçon d’un hasard. Je ne puis le faire entrevoir qu’en marquant les lignes par où l’approche comme furtivement le Mallarmé réel.

Alors m’éveillerais-je à la ferveur première,
Droit et seul, sous un flot antique de lumière,
Lys! et l’un de vous tous par l’ingénuité.

Ces vers expriment-ils autre chose que l’Idée même du vers ? En même temps qu’ils tiennent aux paroles du faune, ne rendent-ils pas, par leur musique et par leur sens, le Yers nu, en soi, non pas des vers, — le Vers. Comme « la danseuse n’est pas une femme... mais une métaphore résumant un des aspects élémentaires de notre forme, glaive, coupe, fleur, etc.. » le dernier vers ne figure- pas le lys, ne figure pas le faune, mais une métaphore qui résume dans son jaillissement droit la notion élémentaire du vers. De même et plus épurée encore, retour et contraire, dans la vie nue, de la géométrie nue, la flûte fait CONCLUSION 465

Evanouir du songe ordinaire de dos Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos Une sonore, vaine et monotone ligne,

•— le Vers... Cette généralité de la forme, qui nous im- pose d’abord, non point comme dans les beaux vers de la poésie ordinaire (songez aux plus éblouissantes gerbes verbales du Satyre) l’image suscitée par le vers, la chose dite ou peinte, mais bien le vers lui-même, la chose qui dit ou qui peint, le Cogito poétique, Mallarmé dans les poèmes de sa dernière période toujours l’essaye ou l’approche, en fait la raison de son écrit ; seulement, grandes orgues du vers définitif, elle n’apparaît dans sa plénitude qu’à des intervalles rares.

Le transparent glacier des vols qui n’ont pas fui.

(Le Vierge, le vivace.)

Qu’un éclate de chair humain et parfumantt (Mes bouquins refermés.)

Le pur vase d’aucun breuvage

(Surgi de la croupe et du bond.)

Le Génie qu’à propos de Mallarmé « il m’amuse d’é- lire » n’évoquerait que des Idées. ’Foute description matérielle, toute réalité exprimée pour elle-même, tout YUt pictura poesis disparaîtrait. Ce Génie aurait dérobé à la musique le secret que Mallarmé dut lui laisser, celui de recréer la vérité profonde sans médiateur, de la re- créer non comme image mais comme vérité nue, d’être non une imitation de la nature, mais une nature et, se- lon la pensée de Schopenhauer, l’en soi du monde immé- diatement senti. Si la Messe parut à Mallarmé la forme suprême, aujourd’hui, de la vie idéalisée, c’est qu’elle ne produit pas un simulacre, mais implique sur l’autel la Présence réelle de Dieu. Le Génie qu’il présage ferait «vscendre, par la consécration poétique, dans le langage, une présence non plus symbolique et calviniste, mais réelle et catholique. La méditation de la musique, la ré 466 LA POESIE DE STEPHANE MALLARME

flexion sur la messe, l’intelligence des essais que lui- même tenta, aideront à imaginer une telle poésie, à pré- voir pour l’effort de Mallarmé une place en fonction d’un rêve. *»

En fonction d’un rêve, car on a bien compris que je ne crois pas à cette conquête du hasard, à ce coup de dés suprême. Je ne vois pas-qu’un génie incomparable- ment plus fort que celui de Mallarmé puisse réussir une telle création, inhumaine. Mallarmé l’a essayé de deux façons, amorçant au ras du sol par deux extrémités l’édi- fice chimérique. Il l’a tenté dans ces sonnets « études en vue de mieux comme on essaie les becs de sa plume avant de se mettre à l’œuvre » où il a fait » par un jeu d’allusions une coupe de cristal, une chambre blanche, un salon crépusculaire. Il l’a tenté en réalisant, par tels vers que j’ai cités, l’Idée du vers, par Un Coup de Dés l’Idée de la page. Mais nous ne sortons pas, dans le pre- mier cas, d’une évocation toute matérielle, minuscule, comme ce ciron que la Bruyère demande à l’esprit fort de lui créer, dans le second cas d’une Idée toute litté- raire, où la matière et la forme, comme dans l’argument ontologique, comme dans la loi morale Kantienne, comme dans une identité mathématique, sont, t force, consubstantiels, et figurent, au lieu d’un couple fécond, le dédoublement illusoire de Narcisse devant son image stérile. Entre ces deux extrémités l’être d’une poésie, d’une surpoésie, qui chanterait ou plutôt qui referait présent le sujet ample, éternel, l’homme et la nature, ne peut — et Mallarmé ne l’a-t-il pas compris ? — s’évo- quer autrement que «omme une absence, une impossi- bilité, — oui, un rêve.

De sorte que chez ce Mallarmé idéal, chez ce Platon ou ce Goethe de demain, l’espace de rêve et l’ampleur d’inaccessible croîtraient encore en fonction de ce qu’au delà de la frêle œuvre, entre nos mains, dans ce livre tenu, il saurait réaliser. Je songe à un Léonard de Vinci, à un homme dont le génie se tient et s’écoule sur les limites de son art, «t que la perfection parait décevoir CONCLUSION 467

en terminanf sa tentative. Il a, pour raison d’exister, deux extrêmes alternatifs, celui d’un art conduit à son point de maturité, celui d’un art aigu qui fuit plus loin que tout point donné, — celui du définitif et celui de l’indéfini. Et si, de ce Mallarmé imaginaire, je reviens au poète dont je vais cesser de parler, il me semble que lui aussi a mis son idée dernière de poésie là où Léonard a posé son idée suprême de peinture. De commencer par le sonnet de Salut et de se terminer par le sonnet Mes bouquins refermés, le mince tome des Poésies prend une harmonie et comme l’unité d’un cristal. Le premier sonnet, presque sans mots, et d’une ligne, comme une fine statuette, figure l’Effort. Le dernier sonnet met à la fin du livre, légère, héroïque conquête sur le hasard, plume d’Un coup de Dés, met, schème de cet effort devenu patent, un signe double : la double figure de l’art mallarméen, perfection d’abord de fruit absolu, mûr comme une tirade racinenne ou un morceau doré de marbre grec.

Qu’un éclate de chair humain et parfumantl

— mouvement, ensuite, de la fuite vers ce qui ne peut" être possédé :■

Le pied sur quelque guivre où noire amour tisonne, Je pense plus longtemps peut-être éperdument A l’autre, au sein brûlé d’une antique amazone.

N’est-ce point là ce Saint-Jean même où Léonard, sur la fin do sa vie, exprima l’Idée pure cette vie ? Dans le miraculeux clair-obscur, dans la fleur de nouvelle lu- mière où se fondent, comme la beauté mêlée de l’éphèbe et de la vierge, une clarté prise au secret des yeux, une obscurité dérobée à la tendresse des paupières, voici que s’est modelé, par cette épaule nue du jeune Précurseur, le fruit parfait do la chair : et sur la souple courbe, sur l’élastique pulpe, le regard même, glissant, on le dirait arrondir la paume d’vne main idéalisée. Mais à cette plénitude de grâce s’oppose, voix alternée du même chœur, le geste du doigt levé, et ce geste vers l’absence équilibre l’épaule comme l’ombre la lumière, comme l’appel, éperdument, du sein brûlé, équilibre de rêve l’éclat du sein substantiel.


  1. Divagations, p. 209.
  2. Divagations, p 90.