La Poésie de Stéphane Mallarmé/Livre II/VII

La bibliothèque libre.
Gallimard (p. 313-332).

CHAPITRE VII

LE STYLE

La langue et le style de Mallarmé sont quelque chose, chez nous, de paradoxal et d’unique, plus certes que la musique de son vers. Sa poésie, en tant que telle, j’ai pu la rattacher sinon à des antécédents, du moins à des analogues. Elle ne nous a pas paru, dans la suite des écoles, isolée. Sa prose ne ressemble à rien. Sans point d’attache dans le passé, elle est pareillement garantie pour l’avenir de toute imitation, sinon ridicule. La langue et le style qui s’y montrent à nu, dépouillés du monde incantatoire par lequel le vers les ordonnait selon un type antérieur, forment, sur les confins extrêmes du français, un jeu très curieux, qui nous révèle parfois certaines puissances, certaines tendances, irréalisables, de notre écriture littéraire. Il fallait pour une certaine satisfaction d’esprit, pour une certaine épreuve de nos ressources verbales, que tout cela, tenté une fois, demeurât comme un fier échec,

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur.

À cette langue, à ce style, à cette prose inattendus, Mallarmé n’arriva pas tout de suite. Il se les fit lorsqu’il fut devenu un solitaire de la littérature.

La prose contemporaine d’Apparition ou des Fenêtres, où passent des réminiscences de Poe et de Baudelaire, est d’un métal presque retentissant, aux vibrations majestueuses : celle du Phénomène Futur, de Plainte d’Automne, de Frisson d’Hiver. Elle se nourrit, comme les vers, d’harmonies rares, d’assonances et d’allitérations. « Nulle enseigne ne vous régale du spectacle intérieur, car il n’est pas maintenant un peintre capable d’en donner une ombre triste. J’apporte, vivante (et préservée à travers les ans par la science souveraine) une Femme d’autrefois. Quelque folie, originelle et naïve, une extase d’or, je ne sais quoi ! par elle nommé sa chevelure, se ploie avec la grâce des étoffes autour d’un visage qu’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres. À la place du vêtement vain elle a un corps ; et les yeux, semblables aux pierres rares ! ne valent pas ce regard qui sort de sa chair heureuse : des seins levés comme s’ils étaient pleins d’un lait éternel, la pointe vers le ciel aux jambes lisses qui gardent le sel de la mer première[1] ». De cette prose du Phénomène Futur, les coupes et les harmonies valent les coupes et les harmonies d’Hérodiade.

C’était l’époque aussi où Mallarmé avait dans la main la prose délicieuse, pailletée, de ses Chroniques, prose à la plasticité de mousseline indienne, capable à la fois de passer par une fente d’aiguille et de draper pour un ballet un écrin de corps souples. Lisez entre bien d’autres cette lettre sur laquelle se clôt la couverture du dernier numéro de la Dernière Mode.

À Yvonne de K...aun, à Pl...r, « Dieu ! que c’est gentil à vous, ma mignonne, de me venger des très durs reproches, auxquels je crois, cependant, avoir répondu victorieusement dans mon Courrier de tout à l’heure. Trop de règles concernant l’habillement des enfants, me disait un trio de visiteuses ; et vous m’écrivez, bonne grande sœur que vous êtes : Pas assez sur ce chapitre. Oui, je continue, pour vous, et voici ce par quoi le manque de place m’a empêché de terminer l’étude de l’autre jour.

« Très sobre de garnitures, l’habillement des fillettes de onze ans, choisi dans les étoffes de bure, les cheviottes et le velours : avec jupes portées jusqu’à la cheville, toujours unies, tuniques fort simples, terminées par rien autre qu’une triple piqûre, et extraordinairement par une tresse de laine ou de soie. Je veux la petite jaquette assortie au costume ; elle se noue sur la poitrine à la faveur d’un joli nœud en faille à longs bouts, mais j’interdis tout à fait le dolman, oui ! jusqu’à 17 ou 18 ans. Le chapeau rond : pas de Lamballe, cette forme délicieuse appartient à l’amie ou à la sœur aînées.

« Quant aux jeunes gens, ils prennent enfin le costume de la première communion immémorial, sauf le col : très journalier, et qui aujourd’hui sera plus que grand, rabattu, fuyant en arrière ; avec, posé au-dessous, un nœud coquet à coques longues et tombantes. Boutonnée au cou, la veste ne laisse pas voir la chemise, si l’on ne veut commettre une faute contre le goût d’hier et d’avant-hier. »

« J’ajoute même, à l’intention de votre chère maman, qui vous a, m’apprenez-vous avec une soumission de bon aloi, autorisée à m’écrire vous-même :

« À dater de ce moment, quoique l’intervention en ait pu s’accuser par de la fourrure au bord des vêtements, des bas rayés et toute la fantaisie mise au service de fées ou de lutins qui ne sont pas encore des demoiselles ou des messieurs, nous livrons ce joli monde à la Mode. Une seule remarque, non un conseil, mais une prière : mères, tout en menant votre fille chez la faiseuse, votre fils chez le tailleur, essayez que l’un et l’autre gardent la grâce transitoire de leur âge, et que l’adolescence soit longtemps l’enfance. »

Tout de suite presque, Mallarmé refusa de donner à ces sources immédiates et fraîches une valeur d’art. La phrase bien en chair de ses Poèmes en prose, la phrase toute en ailes de ses chroniques et de ses lettres, il les dédaigna dans sa recherche de lointains plus nouveaux.

Cela, de la manière toujours relative où l’on peut abdiquer une nature spontanée. Dans ce billet à Yvonne de K..., comme dans une page quelconque de la Dernière Mode, apparaissent déjà les tours familiers qui demeureront : le rejet du sujet, la phrase tressée d’un mouvement de vannier, avec ces arrêts et ces insistances d’une main retournée qui noue : je veux, j’interdis, le oui ! explétif et ponctué.

De cette prose Mallarmé brisa, assouplit indéfiniment la courbe par la liberté de sa construction. Il l’amena à une concentration croissante, l’épurant de tous mots accessoires ou parasites. Enfin il piqua dans les mots des sens détournés, allusifs, subtils.

De ce style, étudié dans son détail, j’énumérerai, avec des exemples, les aspects les plus significatifs.

I. — Les mots forts n’y sont presque jamais les verbes, ce sont presque toujours les substantifs. Les phrases sont souvent sans verbe. « Le tour classique renoué ; et ces fluidité, nitidité[2] ». Mallarmé aime le substantif isolé en une exclamation, comme le Palmes ! de Don du Poème. « Quand, effroi, je sentis...[3]. »

L’emploi lui est très habituel des substantifs abstraits à la place d’un adjectif ou d’un verbe. « Le littérateur oublieux qu’entre lui et l’époque dure une incompatibilité[4]. » Une danseuse « simule une impatience de plumes vers l’Idée[5] ». Un ami absent est « une absence d’ami ».

II. — Le culte de l’épithète rare, qui fut le souci de l’« écriture artiste », Mallarmé, paradoxalement toujours, ne le porta pas, comme les autres, à l’épithète seule, mais à la place, rare elle-même, de l’épithète, à sa mise en valeur au moyen de tous inattendus.

Elle est placée fréquemment avant le substantif, ou plutôt c’est le substantif qui est rejeté après l’épithète (premier cas du rejet syntaxique, l’une des principales ressources de Mallarmé dans sa prose). Il ne faudrait pas attribuer cet usage à une imitation de l’anglais. Villiers qui emploie ce rejet admirablement, ne l’étend pas aux limites où le déploie excentriquement Mallarmé (1). « Quelque interrogatoire toilette[6] » est simple. Mais voici (2) « l’intervalle vif entre ses végétations dormantes d’un toujours étroit et distrait ruisseau[7] », (3) « l’accroupie en le dégagement mystérieux de ses ailes ombre de Notre-Dame[8] », (4) « ma très peu consciente ou volontairement ici en cause inspiratrice[9] », (5) « Ces détachés de toute rumeur derniers moments[10] », (6) « l’immense, celle du bow-window, draperie, au dos de l’orateur[11] ». Les compléments de l’épithète prennent place à sa suite, rejetant de plus en plus le substantif. La bizarrerie de ces rejets est logique, même belle. Il s’agit à chaque fois de mettre en valeur l’épithète et ses compléments, et, en même temps, le substantif lui-même, par l’effet de cette même division des tons que nous avons vue, dans le rejet poétique, concerner la rime et le mot rejeté. Les rejets 3 et 6, par leur analogie, éclaircissent le procédé. Tous deux, moyennant une sorte de coupe visuelle imitative, suspendent, dans les compléments, entre l’épithète et le substantif, une ampleur, flottante et sombre, celle qu’indique le sens de la phrase.

Un rejet syntaxique très proche de celui-là place avant

l’objet nommé la file de ses déterminatifs.

Mais le blason des deuils épars sur de vains murs
J’ai méprisé l’horreur lucide d’une larme.

(Toast Funèbre.)

Larme ainsi rejeté détache cette forme pendante d’argent qui figure sur les tentures funèbres.

Mais chez qui du rêve se dore
Tristement dort une mandore

(Une dentelle.)

Aux épithètes qui précèdent le substantif, sont joints même des participes qui augmentent d’autant l’ampleur du rejet. « Cette vaine, perplexe, nous échappant modernité[12]. » Voici une autre torsion, fort belle : « Je vous présentai, au lieu de vie, une ou chaque (journée) ; de quels éclairs revêtue, immortels[13]. » Quel beau geste d’autorité détache, après « revêtue », qui ne paraissait permettre aucune épithète à « éclairs », le rejet inattendu d’« immortels » !

L’épithète, non plus le substantif, est alors rejetée. Pour obtenir un rejet pareil de l’épithète, Mallarmé emploie aussi volontiers l’article : « Éclat, l’unique, attardé par un mot imperturbable[14]. » « Ce trait, le capital[15]. »

III. — La répétition régulière du pronom personnel lui paraît superflue. Il en allège sa phrase : « Les inspirés, nous courons trop à quelques dons[16]. » Rapprochez-en cette tournure : « Un sentiment simple, à quoi nous assistâmes, quelques-uns qui avions souci de cette renommée[17]. » Et cette sous-entente du relatif : « Des articles, quelques-uns des poèmes[18]. »

Le pronom démonstratif est employé avec le même isolement. « Celui, quand tout va s’éteindre ou choir, le dernier[19]. » Très fréquent le cela isolé, qui met dans la phrase écrite ce qu’est à la parole une inflexion du doigt indicateur : « Une volonté, à l’insu, qui dure une vie, jusqu’à l’éclat multiple, — penser, cela[20]. » « Péremptoire, certain et immédiat, cela[21]. »

Ce n’est sans doute pas encore à quelque souvenir de l’anglais qu’il faut rapporter l’emploi de un qui : « Livré au fait ignoble contre un qui veut s’y soustraire[22] ». Il était usité au xvie siècle. Je trouve dans le cinquantième sonnet de la Delie de Maurice Scève, qui fut un peu le Mallarmé de son temps.

Persévérant en l’obstination
D’un qui se veut recouvrer en sa perte.

Voici l’adjectif quel ! exclamatif, presque vidé de son sens pronominal : « Les appartements indiquant l’intimité de notre siècle, louches, quels ! prétentieux. »

IV. — Dans la prose comme dans les vers de Mallarmé, l’effacement ou la suppression (marqués déjà chez les Goncourt) du verbe, sont rendus nécessaires par la conception même, anti-oratoire, de la phrase. Regardant d’une fenêtre un Allemand qui en écoutait un autre, Chateaubriand disait : « Il attend le verbe ! » Il semble que le lecteur de Mallarmé n’ait pas à attendre le verbe, mais à le fournir. Les mots, nous l’avons vu, inclinés vers leur sens substantif, sont détournés de leur sens verbal.

Ainsi le verbe figurera dans les propositions subordonnées plutôt que dans la principale. « Un coup d’œil, le dernier, à une chevelure où fume, puis éclaire de fastes de jardins le pâlissement du chapeau de crêpe de même ton que la statuaire robe se relevant, avance au spectateur, sur un pied comme le reste hortensia[23]. »

L’auxiliaire, naturellement, est volontiers sous-entendu. « Raccordé comme si pas d’interruption l’œillade d’à présent au spectacle immobilisé d’autrefois[24]. » « Les maîtres si quelque part[25], » « Pas que je redoute l’inanité[26]

S’il emploie le verbe auxiliaire, c’est avec une tournure, paradoxale comme celle de cela, un rejet encore.

Le spectre des rivages roses
Stagnant sur les soirs d’or, ce l’est,
Ce blanc vol fermé que tu poses

(Éventail).

« Ce les sont, mes colocataires jadis, ceux en esprit, quand je les rencontrai sur la route[27].» « Quoiqu’ait été à l’instant vu que tout, mesuré, l’est :[28] » « Vulgaire l’est[29] »

Le que du subjonctif est, pour alléger la phrase, retranché de façon imprévue : « À qui ce matelas décousu pour improviser ici, comme les voiles dans tous les temps et les temples, l’arcane ! appartînt[30] ». La syntaxe exigerait à qui qu’appartînt. Mais le que se supprime quand le subjonctif commence une phrase exclamative.

Dût le ciel égaler le supplice à l’offense !

et le sujet se met alors après le verbe. Mallarmé n’en rejette pas moins le verbe loin derrière le sujet et le complément ; la phrase devient alors doublement excentrique.

Voici à la fois deux suppressions du que, l’une au pronom, l’autre au verbe : « À quel type s’ajustent vos traits[31] », « ajustent » étant au subjonctif.

Mallarmé affectionne naturellement les formes les moins verbales du verbe, les infinitifs pris dans un sens substantif. « Le laisser volontaire des splendeurs de la jeunesse[32]. » « En feignant y porter un jugement[33]. »

Pour la même raison l’emploi du participe absolu. « Sa présence convoquée, en même temps que scrutée avec précision une intelligence chez le lecteur, telle phrase miroitante, neuve, abrupte, jaillissait[34]. » Ceci forme une phrase entre deux points : « Quelque fidélité suppléant à ce qu’on appelle, ordinairement, un public. » L’adjectif même est pris ainsi absolument, ce qui a, en français, un vague aspect de petit-nègre.

Nous immémoriaux quelques uns si contents

(Remémoration.)

On rencontre plusieurs fois chez lui l’adjectif verbal avec un complément, dans des cas où l’usage le proscrit depuis le xviie siècle :

Accomplit par son chef fulgurante l’exploit

(La chevelure vol.)

Mais « il habita dans Paris une haute ruine inexistant[35] ». L’usage voudrait l’adjectif verbal au lieu du participe. Cependant le sens adjectif n’eût-il pas impliqué à contre-sens une existence, et le sens verbal n’exprime-t-il pas l’action qui, avec le rêve même de Villiers, s’évade de l’être matériel ?

C’est dans les verbes que parfois trébuche ce langage qui marche sur la corde raide. « Devient évanescent[36] » est un lourd pléonasme, et

Une ivresse belle m’engage…
De porter debout ce salut

un pur solécisme.

V. — Adverbes, prépositions, sont, comme l’auxiliaire, et pour les mêmes raisons, soustraits à leur fonction de liaison pour faire figure de mots indépendants. « Les imaginations furent inouïes et la solitude qu’avec il se composa[37]. »

« En tant que » a un sens particulier et fournit à Mallarmé une de ses tournures favorites. Il est une sorte de signe d’égalité, d’équivalence, d’analogie, très souple. « Elle fonctionne (la machine du théâtre) en tant que les salons annuels de Peinture ou de Sculpture, quand chôme l’engrenage théâtral[38]. »

De même « selon » au sens de : en fonction, en harmonie, en suite.

Que se dévêt, pli selon pli, la pierre veuve.

(Remémoration.)

« Le jour, selon un rayon, puis d’autres, perd l’ennui[39]. »

VI. — Deux petits mots qui jouent chez Mallarmé un rôle particulièrement curieux, ce sont « et » et « ni ».

On peut, je crois, discerner dans notre « et » un sens faible, celui de conjonction, simple, et un sens fort, analogue au sens latin, celui de « et bien plus ». M. Brunot remarque qu’au xvie siècle on trouve encore le nom placé entre deux adjectifs ; il cite ces exemples de Montaigne : « Se relascher à cette molle et basse façon et populaire de dire. — J’accepte de bon cœur et reconnaissant ». Et il ajoute : « Rien ne donne à la phrase un aspect plus négligé. On dirait qu’on lui a ajouté quelque chose après coup. Le plus souvent il n’en est rien[40]. » S’il n’en est rien, pourquoi le dire ? Mais je ne vois là nulle négligence. Le répertoire de Quillacq sur la Langue de Bossuet en donne de Bossuet une vingtaine d’exemples, et il n’en est pas un où la tournure ne se justifie magnifiquement. « Et » est pris au sens fort, et l’aspect est plutôt de souplesse et de conversation que de négligence. Il se rattache au caractère parlé de cette langue. Même geste ondoyant d’insistance et de reprise chez Mallarmé, le « et » continuant et rejetant la proposition, au tournant où son mouvement semblait fini (nous avons remarqué des courbes analogues dans ses vers et son rythme). « Ce que de latent contient et d’à jamais abscons la présence d’une foule[41] ». « Comme si beaucoup de silence, à la fois, et de rêverie s’imposait ou d’admiration inachevée[42]. » Le rejet après une virgule est analogue au rejet après la conjonction. « La promenade cesse au pénétrant, enveloppant Londres, définitif[43]. » Mais voici une phrase où l’emploi du « et » fort est injustifié, et sur laquelle tomberait à propos une remarque comme celle de M. Brunot : « La plus haute institution puisque la royauté finie et les empires[44]. »

La négation est chez lui réduite à son minimum, à sa plus fluide simplicité. Il cherche sans cesse à tourner, à éviter la négation composée avec pas et point, telle que depuis le xvie siècle elle s’est établie, peu heureusement, en français. « N’est-ce, moi, tendre trop haut la tête, pour ces joncs à ne dépasser et toute la mentale somnolence où se voile ma lucidité, que d’interroger jusque là le mystère[45] ? » La négation composée sert alors, en cas de répétition, à varier les tournures dans la phrase. « La parole haute cesse et le sanglot des vers abandonnés ne suivra jusqu’à ce lieu de discrétion celui qui s’y dissimule pour ne pas offusquer, d’une présence, sa gloire[46]. » Mais plutôt il cherche, dans les termes négatifs, à jouer d’alliances imprévues. « Ce semble que l’épars frémissement d’une page ne veuille sinon surseoir ou palpite d’impatience[47]. »

Il lui arrive de donner à ni, signifiant et non, un sens fort comme celui de « et »

Le noir roc courroucé que la bise le roule
Ne s’arrêtera ni sous de pieuses mains…

(Anniversaire.)

Nul autre ni ne suit. Ni répond ici à ne : ne s’arrêtera pas, et pas même sous de pieuses mains.

Dans un de ses premiers poèmes, Brise marine, il faisait déjà de ni, par le rejet syntaxique, un emploi paradoxal et dont l’effet dans le vers est très beau bien qu’au fond et ni soit un pléonasme.

Rien, ni les vieux jardins reflétés par les yeux,
Ne retiendra ce cœur qui dans la mer se trempe,
Ô nuits, ni la clarté déserte de la lampe
Sur le vide papier que sa blancheur défend
Et ni la jeune femme allaitant son enfant.

VII. — Une bonne partie des exemples déjà donnés ont sans doute fait comprendre que l’anacoluthe et la syllepse sont, pour Mallarmé, non des figures de rhétorique, mais la condition même de son style, non des ruptures d’un ordre, mais la forme d’une liberté. « Ce sentiment se complique envers cet étranger, transport, vénération, aussi d’un malaise que tout soit fait, autrement qu’en irradiant, par un jeu direct, du principe littéraire même[48]. » « Moins qu’un millier de lignes, le rôle, qui le lit, tout de suite comprend les règles[49]. » « Quelque suprême moule qui n’ayant pas lieu en tant que d’aucun objet qui existe : mais il emprunte, pour y aviver un sceau tous gisements épars[50]. »

Des syllepses en apparence étranges n’ont rien que de très classique. « M’abstraire ni quitter, exclus, la fenêtre, regard, moi-là, de l’ancienne bâtisse sur l’endroit qu’elle sait ; pour faire au groupe des avances, sans effet[51]. » Ni est mis pour et, puisque, quand le verbe, bien qu’employé affirmativement, a pourtant un sens négatif, ni demandé par le sens peut remplacer et réclamé par la grammaire.

Garde donc de donner, ainsi que dans Clélie,
L’air ni l’esprit français à l’antique Italie.

dit Boileau. Mais, dans la phrase de Mallarmé, l’idée négative qui pourrait autoriser le ni est rejetée tout à fait au bout de la phrase, dans le dernier mot, sans effet, et commentée dans la phrase qui suit. Le ni, placé ainsi au début, contre la grammaire, indique d’abord qu’en fin de compte la fenêtre ne sera pas quittée.

VIII. — J’ai déjà dit que Mallarmé, de par sa nature anti-oratoire, procède par enveloppement bien plutôt que par développement. De cela on ferait une formule de son style. Sa phrase est souvent une série de parenthèses et emboîtements.

Par quel attrait
Menée et quel matin oublié des prophètes

verse, sur les lointains mourants, ses tristes fêtes
Le sais-je ? tu m’as, ô nourrice d’hiver.

(Hérodiade.)

Ce sont des tours que les désinences casuelles permettaient aux langues anciennes et qui leur étaient naturels, mais en français des tours de force un peu vains. Et que dire de celui-ci :

Quand solennellement cette cité m’apprit
Lesquels entre ses fils un autre vol désigne
À prompte irradier ainsi qu’aile l’esprit

(Remémoration.)

aile se rapportant à prompte ?

Des lignes comme : « nature prête, dissertatrice et neutre, à vivifier le type abstrait[52] » eussent rendu Malherbe malade : trois épithètes à la file, suivie d’un verbe qui n’est régi que par la première !

« Ou, très prosaïquement, peut-être le rat éduqué à moins que lui-même, ce mendiant sur l’athlétique vigueur de ses muscles comptât, pour décider l’engouement populaire, faisait défaut, à l’instant précis[53]. » Faisait défaut se rapporte au rat éduqué. Le verbe est séparé de son sujet par la longueur d’une incidente prolongée, qui d’ailleurs, elle aussi, par une sorte de syllepse et de porte à faux, semble appuyer sur le même verbe. Nous sommes, sur ces confins, à l’opposé même de la syntaxe française, et presque dirait-on un Allemand s’efforçant à tirer de la logique de sa langue un Ueberdeutsch.

IX. — Nous avons vérifié que Mallarmé demande le plus souvent au rejet la souplesse de sa phrase. Le rejet ne vise-t-il pas un peu à suggérer, par des allusions et des rapports, avant de le nommer, le mot, à le préparer de sorte qu’il ne s’ajoute à la phrase que comme sa fleur impondérable.

« Des entrelacs distants où dort un luxe à inventorier, stryge, nœud, feuillages, et présenter[54] ».

Le rejet syntaxique est ici jumeau du rejet poétique. Les trois noms, détail du luxe, en séparant les deux verbes, gardent à chacun de ces verbes sa valeur intacte, comme le blanc, entre deux vers, la conserve, dans sa glace, à deux épithètes.

Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus
Et froids…

Et le rejet de présenter semble dessiner le geste indiqué. Voici une autre coupe imitative : « Le déplaisir éclaterait, cependant, qu’un chanteur ne sût à l’écart et au gré de pas dans l’infinité des fleurettes, partout où sa voix rencontre une notion, cueillir.[55] »

Ainsi le mot, rejeté loin de celui qui le régit, suspendu et tendu paraît plus isolé, plus souple, plus apparemment nu, — et en même temps, au lieu d’appartenir strictement à tel membre, disséminé, sur toute la phrase, son reflet.

Le rejet syntaxique implique presque toujours, en prose, un rejet rythmique. Parfois le rejet rythmique est seul. Mallarmé aime à dégager, d’un geste d’arrêt vers ce qui seul importe, l’épithète beau. Dans une réclame de la Dernière Mode, j’ai déjà cité : « Il s’agirait d’adapter le gaz à quelque objet traditionnel et familier, beau ». Ailleurs « Contempler à même, sans intermédiaire, les couchers du soleil familiers à la saison, et beaux[56] ».

« Les gens d’idéal doivent très peu, excepté aux primes années de surprise, entre adeptes découvrant même rite, causer[57]. » À des auditrices d’Oxford : « Vous détachez une blancheur de papier, comme luit votre sourire, écrivez, voilà ». « Avec un délice d’amateur à constater que la notation de vérités ou de sentiments pratiquée avec une justesse presque absolue, ou simplement littéraire dans le vieux sens du mot, trouve, à la rampe, vie. »

La ponctuation est ici, vraiment, le substitut du mot, et, de façon bien mallarméenne, la réticence ou l’absence qui en évoque la seule mobilité suggestive. Les mots, prépositions et conjonctions, cèdent la place à des signes de position et de disjonction. Nous établissons d’ailleurs entre la ponctuation et les mots dans l’écriture, entre les arrêts et les intonations de la voix dans la parole, une distinction toute artificielle : la disjonction de la virgule rentre dans le même genre grammatical que la conjonction et, à laquelle elle s’oppose ou qu’elle remplace, selon les cas.

On suit avec un plaisir curieux, chez Mallarmé, la virtuosité des coupes syntaxiques. Dans le Nénuphar Blanc, arrêtant sa barque sur la rive d’un parc, un bruit le fait douter si l’habitante du bord ne s’approche pas de l’eau : « Connaît-elle un motif à sa station, elle-même, la promeneuse ». Les trois membres de la phrase, dont les deux virgules marquent les articulations, se présentent dans l’ordre inverse de l’usage français qui exigerait « La promeneuse elle-même connaît-elle un motif à sa station ? » 3-2-1 remplace 1-2-3. Ne dirait-on pas que cet ordre inverse des trois membres, comme la tête, le buste et les jambes se mireraient réverbérés sous l’eau, suspend la vision même du rameur ?

La phrase périodique, pour sceau de son unité, a son terme, sa « chute ». La phrase de Mallarmé, antithèse de la période, au lieu de chute comporte un arrêt sur le mot décisif, ménagé ou rejeté, qui de cet arrêt la soutient par « la plus authentiquement nouée, comme une boucle en diamants, des ceintures ». Ce mot isolé, monosyllabique souvent, qui termine, est le contraire même de l’ample courbe finale décrite par le vieux carrosse de la prose rythmée, le contraire de l’esse videatur. Pour intérieur, une belle période ménage une série de liaisons. Dans son intérieur la phrase de Mallarmé procède au contraire à coups de coupes. Ce que la période unit, cette phrase criblée de ponctuation le mobilise et le disjoint.

Cette prose n’admet pas un ordre naturel des mots. Elle les prend et les pique, avec un geste de jongleur. La phrase se défait, se refait, ondule en des mots, comme en autant de mouvements brefs et successifs du doigt désignant un aspect. « Audace, cette désaffection, l’unique ; dont rabattre[58]. » La phrase n’est jamais une ligne droite, mais une arabesque. De sorte que dans ce jeu verbal de ballerine exotique paraissent se joindre des extrêmes : la nature d’abord d’une langue monosyllabique comme le chinois, où le sens des monosyllabes ne dépend que de leur place dans la phrase ; puis, par ce caractère de souplesse et d’imprévu, par une faculté d’invention linguistique pas toujours heureuse, mais toujours en éveil, il pousse à sa pointe paradoxale cette plasticité qui est le propre des langues à flexions.

Lui-même Mallarmé s’efforce, avec plus d’ingéniosité que de vérité, de rattacher cette prose à une tradition française. « Un parler, le français, retient une élégance à paraître en négligé et le passé témoigne de cette qualité, qui s’établit d’abord, comme don de race foncièrement exquis ; mais notre littérature dépasse le « genre », correspondance ou mémoires. Les abrupts, hauts jeux d’aile se mireront, aussi : qui les mène perçoit une extraordinaire appropriation de la structure, limpide, aux primitives foudres de la logique. Un balbutiement, que semble la phrase, ici refoulé dans l’emploi d’incidentes multiples, se compose et s’enlève en quelque équilibre supérieur, à balancement prévu d’inversions[59]. »

Il ne s’agit pas d’un négligé réel, cursif, comme celui de Saint-Simon, mais d’un négligé médité, « équilibre supérieur », — une Idée réalisée du négligé, de la pensée toute fraîche, sentant encore la ruche et les fleurs. « Une élégance à paraître en négligé » n’est pas une élégance à être négligé. Mallarmé avec grand travail « fait » une prose qui précisément ne soit pas faite. Ce platonicien fut hanté par l’Idée de la prose comme par l’Idée du vers.

Dans le « Prière d’insérer » de Divagations, il résume son effort en disant qu’il a « simplement exclu les clichés, trouvé un moule propre à chaque phrase et pratiqué le purisme ». Avec ce moule propre à chaque phrase, son poudroiement de coupes, la prose de Mallarmé paraît être à la prose normale, en tant qu’il en existe une, ce qu’est le vers libre au vers régulier. Ce fervent du vers régulier s’est fait un prose-libriste, et cela avec la même logique, le même zèle de « purjsme », opposant à son carmen vinctius un carmen solutius.

Pointe, après tout, encore, paradoxale et outrée d’une vérité esthétique française, d’un principe transmis à notre prose par les bons prosateurs latins[60] et sur lequel insistent longuement Vaugelas et son commentateur Thomas Corneille : éviter toute cadence de vers et en particulier l’alexandrin blanc. Victor Hugo, par sa prose rompue et hachée, en eut le sentiment dans la mesure où il était le Verbe français fait chair. J’ai déjà cité la pièce des Quatre Vents de l’Esprit

Tu te crois Ariel et tu n’es que Vestris.

Quiconque a une oreille française ne peut aller au bout de ces drames en vers blancs, si beaux pourtant de pensée, Monna Vanna ou Joyzette, qui conduisent Mæterlinck sur les traces de la Motte. Et depuis nous avons eu Colas Breugnon. Ainsi cet aspect menu de sable sans ciment, qu’a la prose de Mallarmé, est l’outrance (un peu étrangère, elle aussi) de cette vérité que la texture de la prose ne doit pas évoquer celle du vers ; elle exclut alors, chez lui, non seulement la cadence et l’harmonie du vers, mais toute cadence et toute harmonie.

La prose de Mallarmé s’opposerait exactement à celle de Flaubert. Dans Salammbô Jules de Goncourt trouvait « une trop belle syntaxe, une syntaxe à l’usage des vieux universitaires flegmatiques, une syntaxe d’oraison funèbre, sans une de ces audaces de tour, de ces sveltes élégances, de ces vire-voltes nerveuses, dans lesquelles vibre la modernité du style contemporain… et toujours encore des phrases de gueuloir[61] ». Mallarmé fut le pèlerin passionné sur ce chemin où passèrent les Goncourt et Huysmans. Il est bien impossible de lire sa prose à haute voix. Et contre la lecture à haute voix, contre le « gueuloir » de Croisset, son art entier ne se rétracte-t-il pas, qui requiert de tout son cœur, et dès l’écorce même de ses mots, le recueillement intérieur et l’habitude du silence ?

Par là ne se rejoignent pas, mais s’harmonisent ces vers et cette prose. Ils sont deux attributs d’une même substance intellectuelle, deux formes de l’imagination motrice, le double répertoire d’une ballerine. L’unité de la phrase se dégage de sa signification plus qu’elle ne gît dans sa texture, elle est formée d’un esprit mobile, non d’une matière massive ; dans son allure inaccoutumée et capricieuse elle est comme le graphique, déposé sur le papier, des impressions qui s’enregistrent ; elle n’existe pas sans la tension et la collaboration du lecteur, qui ne saurait lire ici, comme on lit un journal, en devinant les deux tiers des mots, qui n’est pas emporté voluptueusement par la sûre ampleur d’un flot oratoire, mais qui doit, sur chaque mot, poser son regard et le peser de ce regard.

Alphonse Daudet entendit un paysan de Provence dire d’une fillette : « Elle est chargée comme une abeille[62]. » La phrase de Mallarmé, en demeurant légère, se charge de tout ce qui vient à la rencontre ou à l’encontre de la pensée mouvante qui s’agite en elle ; de là son aspect d’immédiat, de natif, de non fait, de « hasard ». Mais tout cela, dont elle est lourde, et elle-même, ne sont pas une fin, car il lui faut, pour ruche à miel (c’est sa faiblesse ou bien son charme) la patience d’un lecteur ami.


  1. Divagations, p. 207.
  2. Divagations, p. 136.
  3. Divagations, p. 14.
  4. Divagations, p. 160.
  5. Divagations, p. 176.
  6. Divagations, p. 27.
  7. Divagations, p. 35.
  8. Divagations, p. 324.
  9. Divagations, p. 281.
  10. Villiers, p. 46.
  11. La Musique et les Lettres, p. 28.
  12. Divagations, p. 324.
  13. Villiers, p. 25.
  14. Divagations, p. 346.
  15. La Musique et les Lettres, p. 4.
  16. Divagations, p. 346.
  17. Villiers, p. 46.
  18. Divagations, p. 178.
  19. Divagations, p. 120.
  20. Divagations, p. 253.
  21. Divagations, p. 346.
  22. Villiers, p. 20.
  23. Divagations, p. 31.
  24. Divagations, p. 47.
  25. Divagations, p. 48.
  26. Divagations, p. 50.
  27. Divagations, p. 48.
  28. La Musique et les Lettres, p. 36.
  29. Divagations, p. 286.
  30. Divagations, p. 29.
  31. Divagations, p. 38.
  32. Divagations, p. 91.
  33. Divagations, p. 161.
  34. Divagations, p. 356.
  35. Villiers, p. 12.
  36. Divagations, p. 256.
  37. Villiers, p. 60.
  38. Divagations, p. 162.
  39. Divagations, p. 59.
  40. Histoire de la langue française, II, p. 482.
  41. Villiers, p. 70.
  42. Divagations, p. 80.
  43. La Musique et les Lettres, p. 1.
  44. Divagations, p. 359.
  45. Divagations, p. 37.
  46. Divagations, p. 77.
  47. La Musique et les Lettres, p. 44.
  48. Divagations, p. 143.
  49. Divagations, p. 187.
  50. Divagations, p. 227.
  51. Divagations, p. 52.
  52. Divagations, p. 202.
  53. Divagations, p. 29.
  54. Divagations, p. 257.
  55. Divagations, p. 243.
  56. Divagations, p. 263.
  57. Divagations, p. 341.
  58. La Musique et les Lettres, p. 35.
  59. Divagations, p. 280.
  60. Cicéron, De oratore, III, 47. Orator 66. Quintilien, de I. O. IX, 4. 72.
  61. Journal des Goncourt, I. p. 374.
  62. L’expression existe d’ailleurs dans le reste de la France et ne doit pas être mise au compte d’une poésie propre au paysan provençal. J’ai entendu, étant soldat, un poilu beauceron dire à un vieux pinardier qui revenait avec une vingtaine de bidons pleins en bandoulière : « Tu es chargé comme une abeille. »