La Poésie des Montagnes à propos du nouveau livre de Jules Michelet

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La Poésie des Montagnes à propos du nouveau livre de Jules Michelet
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 74 (p. 217-233).
LA
POESIE DES MONTAGNES

La Montagne, par M. J. Michelet, 1 vol. in-18.

Nous avions déjà lu une centaine de pages du nouveau livre de M. Michelet lorsqu’il nous sembla que cette œuvre, aimable comme ses aînées, était cependant de physionomie plus sévère. Nous n’y retrouvions pas au même degré les jeux irisés de cette fantaisie auxquels son imagination s’amuse, par lesquels il amuse l’imagination de ses lecteurs : moins de fleurs, moins de caprices, et, ce qui est plus singulier, moins de couleur. Les montagnes sont cependant, pensions-nous, le pays des illusions et des mirages, des arcs-en-ciel et des jeux les plus subtils et les plus fins de la lumière ; les couchers de soleil sur les hautes montagnes sont célèbres, et avec quel charme Byron, après Rousseau, nous a parlé de ces délicates teintes roses, comparables aux joues des enfans endormis ou aux rougeurs des vierges, que la lumière avant de s’éteindre répand sur les glaciers ! Cependant au bout de quelques minutes d’étonnement nous nous dîmes que cette particularité tenait sans doute non à l’auteur, mais au sujet, et nous fîmes une série de réflexions qui méritent peut-être d’être communiquées au lecteur.

N’est-il pas vraiment étrange que les montagnes, qui sembleraient devoir être un thème d’inspirations pour la grande poésie, aient eu si rarement le don d’inspirer les poètes ? La mer a trouvé par milliers des poètes pour chanter ses caprices, ses combats, ses tempêtes, ses symphonies si sauvages et si tendres ; mais les montagnes, à quelques grandes exceptions près que je signalerai tout à l’heure, — et ces exceptions sont toutes presque contemporaines, — n’ont pas eu de chantre qui leur soit propre. Les poètes ont chanté les mœurs patriarcales des populations naïves qui vivent au pied des montagnes, dans leurs vallées riantes et éternellement menacées ; ils ont tiré de leurs gigantesques attitudes, de leurs orages, de leurs avalanches, du bruit de leurs torrens, des milliers de comparaisons, d’onomatopées, d’épithètes faisant image ; mais aucun ne s’est dévoué exclusivement à elles. Elles n’ont pas eu de poètes, elles n’ont pas eu non plus de peintres, La peinture en a encore été plus embarrassée que la poésie, et leur a fait subir l’humiliation, à elles si altières et si imposantes, de servir simplement d’accessoire et de fond aux paysages et aux scènes qu’elle représentait. La peinture semble ne pouvoir rien faire du vert trop sombre et trop prédominant de leurs forêts, du blanc trop tyrannique de leurs glaciers, de la lumière trop éthérée, trop éclatante, trop peu dense en même temps, de leurs sommets. Plusieurs fois les peintres suisses ont essayé de fixer sur la toile les spectacles qu’elles leur offraient, et la dernière exposition contenait plusieurs échantillons de cette bonne volonté impuissante ; rien n’est choquant, discordant à l’œil comme l’opposition du vert presque lugubre de ces forêts et du blanc impitoyable de ces neiges. Un peu mieux favorisées par la musique, elles ont inspiré aux populations qui vivent à leur ombre quelques mélodies naïves ; mais les maîtres, qui si souvent ont reproduit la musique de la mer, des forêts et des fleuves, semblent avoir été sourds à leurs harmonies, et jusqu’à présent la seule grande œuvre musicale où leur voix se fasse entendre est l’admirable ouverture de Guillaume Tell, comme le seul poème où leur paysage soit dignement célébré est le Manfred de Byron.

Pourquoi donc les montagnes, qui abondent en spectacles si sublimes, ont-elles tant de peine à trouver leurs poètes ? Est-ce parce que cette sublimité est trop écrasante pour l’imagination ? Mais la mer, qui partage ce même caractère de sublimité, aurait dû partager aussi la même mauvaise fortune, et cependant cet infini visible, loin de déconcerter et de décourager les imaginations des poètes, les a toujours attirées au contraire. Je crois que c’est plutôt dans la différence des sentimens qu’inspirent ces deux grandes réalités qu’il faut chercher la raison de la différence de leur fortune poétique. Bien qu’elle soit l’infini visible, la mer possède une personnalité très marquée, elle est vraiment presque humaine par son caractère. Elle éprouve l’homme par l’amour et la haine, elle est pour lui une mère et une marâtre, une berceuse et une ennemie. Elle l’attire et le caresse, elle le repousse et le maudit, et, malgré l’écrasante disproportion de leurs forces respectives, l’homme ose entrer en lutte avec elle ; certain qu’il peut sortir triomphant de ce combat inégal. La mer par rapport à l’homme peut être appelée en toute exactitude un élément démocratique, car les sentimens qu’elle inspire et qu’elle ressent, dirait-on, sont ceux de la commune humanité, l’amour et la haine, la lutte et le repos. La mer est sociable jusque dans ses tempêtes ; au contraire les montagnes sont insociables même dans ce qu’elles ont de plus doux et de moins austère. Le sentiment qu’elles respirent est celui de la solitude, et c’est aussi la solitude qu’elles conseillent à l’homme. Je n’ai jamais gravi pour ma part le Mont-Blanc ni la Jungfrau, mais je n’ai aucune peine à comprendre le sentiment que j’aurais éprouvé en me rappelant que je n’ai jamais escaladé les plus modérées des montagnes sans me sentir comme saisi par la sauvagerie et possédé d’un farouche désir d’isolement. Elles sont aristocratiques en un double sens, d’abord parce qu’elles ne permettent pas à l’homme, ainsi que la mer, d’entrer en lutte avec leurs forces implacables comme la destinée, — vain serait-il de lutter contre les vents des hauts sommets, contre l’impétuosité de leurs torrens et la descente des avalanches, — ensuite parce qu’elles ne lui permettent aucune conversation familière avec elles. Vierges immaculées et presque inaccessibles, lorsque l’homme a gravi jusqu’à elles au prix de mille dangers, tout ce qu’elles font pour sa récompense, c’est de lui faire sentir son infimité, sa petitesse, sa faiblesse, et de lui dire par toutes leurs voix austères les méprisantes paroles des esprits à Manfred au sommet des Alpes : « Que nous veux-tu, enfant de boue ? » Elles élèvent en humiliant. Insociables, aristocratiques, elles sont en outre pour ainsi dire abstraites ; à leur point le plus sublime, à leur sommet, la nature sensible échappe presque, et l’homme se trouve en compagnie de forces invisibles qui sont comme les puissances métaphysiques de la nature. Certes Faust, lorsqu’il entreprit son voyage chez les mères, bien loin par-delà les royaumes de la douce vie sensible, n’exécuta pas un exploit beaucoup plus ontologique que le voyageur qui, parvenu au-dessus des nuages, enveloppé dans l’air incolore et dans la lumière impalpable, ne sent d’autre présence à ses côtés que celle des forces invisibles d’où jaillissent les orages.

Ce sont des régions métaphysiques dans un sens bien plus grand encore, car on dirait qu’elles sont le séjour des puissances surnaturelles qui se partagent l’empire du monde et surtout l’empire du cœur de l’homme, Dieu et Satan. Elles sont divines, elles sont diaboliques. M. Michelet, sans y beaucoup songer, a fait en plus d’un endroit de son livre parfaitement sentir ce double caractère. En décrivant l’effet produit sur l’imagination par les galeries du Splügen, « qui ont moins l’air d’un passage que d’un palais bâti sur l’abîme pour les invisibles, » il rencontre ce mot heureux : « c’est comme un cloître des esprits. » En effet, les montagnes sont les monastères de la nature, et les sentimens tout à fait grands qu’elles ont le privilège d’inspirer sont des sentimens de substance monastique. Ce que fait le cloître, les montagnes le font ; elles élèvent l’homme en le séparant de lui-même, et lui font conquérir son âme en lui faisant oublier, son cœur. Il est un point de vie morale où l’on n’atteint que par une mort véritable, et l’âme n’est jamais entière peut-être que lorsque le cœur est glacé ; mais que ceux qui aiment l’aimable servage dont notre vie sensible enveloppe notre âme n’aillent jamais au cloître et ne gravissent jamais les montagnes ! Leurs sommets appartiennent à Dieu ; mais en revanche tout leur parcours, forêts au vert lugubre, torrens, champs de neige, précipices, abîmes, appartient au diable. La plane l’esprit du vertige et de l’hallucination sous toutes ses formes. Les montagnes ont eu de tout temps le privilège d’inspirer à l’homme les sentimens les plus malfaisans pour lui-même, ceux qui le poussent le plus fatalement à sa destruction, une équivoque curiosité, un hystérique amour du danger, la vanité du courage inutilement dépensé. Les légendes populaires sont pleines d’histoires poétiquement sinistres d’âmes perdues par cet attrait inéluctable que les montagnes exerçaient sur elles. Aussi est-il arrivé aux montagnes la singulière aventure qui arrive à tout ce qui est trop grand en ce monde, c’est qu’elles ont trouvé leur poésie non dans ce qu’elles ont de supérieur, mais dans ce qu’elles ont d’inférieur. Elles sont faites pour inspirer les émotions les plus graves et les plus solennelles, mais seulement, paraît-il, aux âmes qui ont une analogie avec elles et qui ont gravi les sommets les plus élevés de la méditation ; car, pour les populations qui vivent au pied des monts, elles ont toujours été beaucoup moins frappées de leur caractère divin que de leur caractère diabolique. Ignorant que la source de ce qui vivait de meilleur en elles, simplicité de mœurs, débonnaireté patriarcale, piété, patience, amour du travail, descendait directement des sommets, ces populations ont toujours regardé les montagnes avec effroi, et n’ont vu en elles que des puissances fatales à leur âme comme à leur corps. Cela se voit aux noms dont les a gratifiées l’imagination populaire, noms de damnés et-de fantômes, le Mont-Perdu, la Maladetta, la Silberhorn, la Jungfrau. M. Michelet, dans la première partie de son livre, a noté excellemment cette impression que les montagnes ont faite de tout temps sur les natures naïves et incultes. « Le montagnard, dit-il, ne voit pas sa montagne-comme nous. Il lui est fort attaché et il y revient toujours, mais l’appelle le mauvais pays. Les eaux blanches et vitreuses de rapidité farouche qui s’échappent en bondissant, il les nomme les eaux sauvages… Les glaciers étaient jadis un objet d’aversion, on les regardait de travers. Ceux du Mont-Blanc s’appelaient en Savoie les monts maudits. La Suisse allemande, en ses vieilles légendes de paysans, met les damnés aux glaciers. C’était une espèce d’enfer. Malheur à la femme avare, au cœur dur pour son vieux père, qui l’hiver l’éloigné du feu ! En punition, elle doit avec un grand chien noir errer sans repos dans les glaces. Aux plus cruelles nuits d’hiver où chacun se serre au poêle, on voit là-haut la femme blanche qui grelotte, qui trébuche aux pointes aiguës des cristaux… La légende Scandinave, de génie haut et terrible, a fantasquement exprimé les effrois de la montagne. Elle est pleine de trésors gardés par des gnomes affreux, par un nain de force énorme ; Au château des monts glacés trône une impitoyable vierge qui, le front ceint de diamans, provoque tous les héros, et rit d’un rire plus cruel que les traits aigus de l’hiver. Ils montent, les imprudens, ils arrivent au lit mortel, et restent là enchaînés, faisant avec une épouse de cristal la noce éternelle. »

Dans cette légende, tout ce qui appartient en propre à la Scandinavie, c’est la forme héroïque et barbare sous laquelle elle a exprimé l’attraction fatale que la montagne exerce sur les âmes trop hardies ; mais le sentiment d’où elle a jailli s’est rencontré en tout pays, notamment en Allemagne. Il existe de Louis Tieck un conte charmant et finement profond, appelé le Runenberg, où se trouve résumée l’opinion que le peuple se formait de cette attraction maudite des montagnes. Un jeune homme né dans la plaine se sent dès ses plus jeunes années un invincible amour pour les hauteurs. Il essaie des métiers innocens et pacifiques de la vallée, notamment du jardinage ; mais la culture et la compagnie des fleurs ne peuvent réprimer la turbulence de ses aspirations. Il s’échappe et s’en va élire domicile dans les montagnes, s’enivrant d’indépendance et d’air vif en poursuivant une proie qui rarement se présente et qui souvent échappe. Cependant un jour il se trouve bien las, et il s’assied sur la mousse, regrettant la vie heureuse qu’il a volontairement abandonnée, lorsqu’un étranger l’aborde et après avoir ouvert les secrets de son cœur lui inspire le désir de rendre visite au château démantelé du Runenberg. Avec ce courage de somnambule qui distingue les chasseurs de chamois, il se dirige à la clarté indécise de la lune, à travers les précipices, par les sentiers étroits, vers le Runenberg. Quel n’est pas son étonnement lorsqu’il voit la vieille salle merveilleusement illuminée, et à la lueur de cet éclairage de cristal, de pierres précieuses et de métaux, une femme qui ne paraît pas appartenir à la race des mortels. Elle chante un chant magique où elle semble évoquer des esprits qui tardent à venir, se dépouille de ses vêtemens aux, yeux du jeune chasseur, ouvre la fenêtre et jette une tablette de pierre, sur laquelle est inscrit : « Prends cela en souvenir de moi. » Puis illumination, château, apparition, tout s’évanouit, et l’aurore surprend le jeune homme pétrifié, serrant convulsivement dans sa main la tablette de pierre. Le vertige et le sommeil s’emparent de lui, il ferme les yeux et tombe tout au bas d’un précipice. Il se réveille sur un lit d’herbe et de mousse dans la vallée, se lève, et, plein d’effroi et de repentir, se rend à l’église du village voisin pour y implorer Dieu et se réconcilier avec la vie de la plaine. Réconcilié il semble en apparence, car il épouse une jeune fille du village, avec laquelle il vit heureux plusieurs années ; mais un jour ses anciennes aspirations se réveillent à la suite d’une visite mystérieuse et d’un don fatal des esprits de la montagne. Alors, saisi d’impatience et de fièvre, il abandonne son père, sa femme, ses enfans, et s’en retourne vivre en compagnie des rocs et des torrens. Longtemps après, sa famille voit arriver un visiteur étrange ; c’est le malheureux qu’on croyait mort. Il n’a plus rien d’humain, il frotte l’une contre l’autre deux pierres à l’état brut, et ses yeux étincellent en voyant l’éclat jaillir sous le frottement ; dans ses paroles, aussi brillantes que les métaux et comme odorantes des senteurs sauvages de la forêt, se trahit un cœur fait à l’image des rochers auxquels il a voué ses affections, un cœur désormais de pierre pour les hommes. De la légende, Louis Tieck, en artiste lettré, a tiré, on le voit, une morale d’une application tout humaine ; mais le sentiment populaire, beaucoup plus simple, plus mêlé à la nature, peut se résumer ainsi : la vallée est bénie, mais la montagne est maudite.

Ces légendes de terreurs, d’hallucinations infernales, composent seules la poésie de la montagne. De leurs deux caractères, le sentiment populaire n’a saisi que le caractère inférieur, diabolique. Ce sont des âmes de lettrés, de philosophes, dépouillées des terreurs charnelles de l’homme naïf, qu’elles réclament pour être saisies dans leur sublimité divine et dans leur réelle grandeur, un Rousseau, un Byron, un Lamartine. Ces trois noms me semblent épuiser à eux seuls la liste de ceux qu’on peut appeler jusqu’à présent les poètes véritables de la montagne ; mais de ces trois hommes, celui qui a le mieux rendu leur caractère dans son intégralité, c’est à coup sûr lord Byron. Je suis obligé d’adresser de très sérieux reproches à M. Michelet pour l’injustice manifeste, aussi bien dans l’éloge que dans le blâme, qu’il a montrée envers le grand poète. Je vais appuyer sur ce reproche, car mon plaidoyer en faveur du poète sera le meilleur moyen de montrer à quel point il a connu et exprimé ce qui fait la sublimité réelle des montagnes. Je commence par l’éloge. Après avoir cité cette parole de Byron, extraite d’une de ses notes au troisième chant de Childe Harold, sur le vis-à-vis rendu célèbre par Rousseau de Clarens et de la Meillerie : « ce qu’on y sent est plus haut qu’une passion individuelle, plus que tout amour de ce monde ; c’est le sens du grand, du sublime, de l’universel amour, » M. Michelet s’écrie : « Profonde parole religieuse ! qui la croirait de Byron ? Ce mot plus que tous ses vers est vraiment digne des Alpes. » Lorsqu’il a écrit cette phrase légèrement dédaigneuse, M. Michelet n’avait sans doute pas relu avec attention le troisième chant de Childe Harold. S’il l’eût fait, il ne se serait pas étonné que cette parole ait échappé à lord Byron, car tout ce chant est empreint du sentiment religieux le plus profond, et, si j’ose m’exprimer ainsi, du recueillement le plus solennel. Je cite une strophe au hasard : « Ciel et terre sont tout entiers tranquilles, non pas endormis, mais sans souffle, comme nous sommes nous-mêmes alors que nous sentons le plus fortement, et silencieux comme nous sommes nous-mêmes alors que nous sommes plongés dans des pensées trop profondes ; — ciel et terre sont tout entiers tranquilles ; de la lointaine armée des étoiles au lac assoupi et au flanc de la montagne, tout est concentré dans une vie intense où il n’est pas un atome, pas un souffle d’air, pas une feuille qui n’ait une parcelle d’être et un sentiment de celui qui est le créateur et le défenseur de tous. » M. Michelet voit dans les montagnes des temples de la nature et appelle les Alpes l’autel commun de l’Europe. Voilà qui est fort bien dit, mais lord Byron avait ressenti exactement la même impression, et je cherche en vain ce que M. Michelet a pu ajouter à ces paroles du poète : « ce n’est pas vainement que les Perses antiques prirent pour leurs autels les lieux élevés et les pics des montagnes qui regardent de haut la terre, choisissant ainsi avec raison un temple sans murailles pour appeler l’esprit qui ne peut être honoré dignement par aucun sanctuaire élevé de main humaine… » M. Michelet a dans son livre une page charmante sur le Rhône, au cours impétueux, véhément, passionné ; mais croit-il par hasard que cette originalité du Rhône ait échappé à l’œil du poète ? Qu’il relise l’admirable strophe qui commence ainsi : « là où le Rhône rapide divise son cours entre des hauteurs qui ressemblent à des amans qui se sont séparés dans la haine… » Je pourrais continuer longtemps ainsi et montrer par pertinentes citations à M. Michelet qu’il n’est pas un seul des traits observés par lui dans les montagnes qui ait échappé à lord Byron.

Je passe maintenant aux paroles de reproche. « J’ai voulu à Meyringen, nous dit M. Michelet, lire, revoir son Manfred. Cela ne se pouvait pas. Cette exaltation désolante, ce faux tragique qui n’est d’aucun temps, d’aucun lieu, détonnent en de pareils lieux. Déplorable conception d’avoir assis Némésis, la vengeance, et le dieu du mal, sur ces bienfaisans glaciers qui nous donnent, avec les grands fleuves, la vie, la salubrité, la fécondité de l’Europe ! » Je passe volontiers condamnation Sur le drame même de Manfred, pourvu toutefois que M. Michelet m’accorde que ce drame est une expression très suffisamment énergique d’une des personnalités les plus aristocratiques qui furent jamais. Il est certain que Manfred n’a pas la portée qu’on a voulu lui attribuer, et que les critiques qui l’ont comparé à Faust ont perdu, je le crains, leurs frais d’éloquence. Manfred n’est pas comme Faust une conception poétique, il est comme René, avec lequel il a de très étroits rapports (l’âme est de même forme et le crime est le même), l’expression d’une individualité poétique. Faust traîne après lui toute une civilisation, tout un monde ; Manfred ne traîne que lui, Manfred. Mais je me permettrai de trouver, contre M. Michelet, que le paysage de Manfred est le plus beau paysage de montagnes que main de poète ait encore tracé. Que de beaux traits pittoresques dans ce drame dont les vers ont par momens la musique sauvage des torrens ! Ce phénomène étrange de la marche des glaciers, que M. Michelet a décrit, est le premier trait que nous rencontrions en ouvrant Manfred. « Le Mont-Blanc est le monarque des montagnes, chante le second esprit ; on l’a couronné, il y a longtemps, sur un trône de rochers, dans une robe de nuages, avec un diadème de neige. Des forêts font une ceinture à ses reins, l’avalanche est dans sa main ; mais, avant qu’elle tombe, la balle tonnante doit attendre mon commandement. La masse froide et sans repos des glaciers se meut en avant jour par jour ; mais c’est moi qui lui ordonne d’avancer ou d’arrêter sa marche. » Nous parlions tout à l’heure des terreurs de la montagne, que pense M. Michelet de cette tombée de la nuit au sommet des Alpes ? « Les brouillards montent en bouillonnant autour des glaciers, les nuages s’élèvent rapidement au-dessous de moi, par masses onduleuses, blancs et sulfureux comme l’écume de l’océan soulevé du profond enfer, dont chaque vague se brise sur un rivage vivant où sont entassés les damnés en guise de cailloux. » Et cette description de la masse d’eau qui tombe perpendiculaire, pareille à une lumière écumante et qui « oscille d’ici, de là, comme la queue du pâle coursier, du palefroi gigantesque qui doit être chevauché par la Mort dans l’Apocalypse ! » Et quelle merveille de description, et en même temps quel trait de génie que l’apparition de l’âme de la montagne sous la forme, de la fée des Alpes ! Glacialement virginale, blanche comme la neige et rose comme l’adieu de la lumière aux glaciers, elle surgit, et, fixant sur Manfred ses limpides yeux de source, écoute sans les comprendre les plaintes de cet être fait de la chaude argile de la terre d’en bas. Savez-vous bien que dans un trait pareil sont condensées autant de profondes impressions poétiques qu’un long volume de descriptions en pourrait contenir ! Quant à Manfred lui-même, n’en déplaise à M. Michelet, il est très convenablement placé au sommet des Alpes, car le personnage est en parfait rapport avec la scène. En quel lieu mieux que sur les sommets solitaires serait placée cette âme solitaire ? L’apparition de Némésis paraît choquante à M. Michelet : pourquoi ? Némésis représente ici une des forces de la conscience, et c’est un phénomène psychologique bien connu que la conscience agit d’autant plus fortement sur l’homme que la solitude est plus grande autour de lui. Pour se retrouver, se reconnaître tout entier, se voir soi-même face à face, le glacier de la Jungfrau est le plus convenable des miroirs. Enfin Byron a merveilleusement compris que les hauts sommets, régions métaphysiques pour ainsi dire, étaient le théâtre naturel où un magicien rationaliste comme Manfred[1] pouvait évoquer les êtres métaphysiques qui gouvernent nos destinées. Ce que M. Michelet reproche à Byron est une des preuves les plus heureuses qu’il ait données de logique poétique.

Byron me semble jusqu’à présent le vrai poète des montagnes. En lui, elles ont trouvé un chantre digne d’elles, une âme faite pour en comprendre la grandeur, un cœur fait pour gronder à l’unisson de leurs orages (qu’on se rappelle au troisième chant de Childe Harold l’admirable passage où il mêle ses tempêtes intérieures à l’orage des Alpes), et d’autant plus capable de sentir le prix de leur pureté qu’il était lui-même plus troublé. Il est le vrai poète des montagnes, parce qu’il l’est par nature, absolument comme l’aigle est par nature l’habitant des hautes cimes, et aussi parce qu’il est le seul qui les ait comprises dans leur double caractère à la fois diabolique et divin, qui les ait senties à la fois à la manière du peuple naïf et à la manière des esprits méditatifs. Les deux autres grands poètes (Rousseau peut porter ce nom) qui les ont chantées n’ont vu qu’une seule de ces faces, la face sublime et religieuse. Nous parlions tout à l’heure de la logique poétique qui avait fait choisir les Alpes à Byron pour y placer une scène d’évocation d’êtres métaphysiques ; c’est un mérite pareil, mais plus simple et se découvrant plus aisément à la pensée, que nous admirons dans le célèbre épisode de l’Emile connu sous le nom de Profession de foi du vicaire savoyard. Jamais décor ne fut en plus parfaite harmonie avec la scène qu’il devait encadrer. Les Alpes sont bien la chaire naturelle de l’apôtre du déisme, l’autel naturel d’une religion sans culte, le lieu naturel des prières adressées à un Dieu métaphysique. Grâce à ce décor des Alpes, Rousseau, dans ce célèbre épisode, a fait plus que marier l’ancienne doctrine vaudoise au déisme philosophique : il a été à son insu plus religieux selon la tradition qu’il ne voulait l’être, car il a fait merveilleusement comprendre pourquoi Moïse, renouvelant l’exemple donné par les premiers hommes, alla chercher Dieu sur les sommets de l’Oreb et du Sinaï. Si Dieu daigne apparaître aux hommes, c’est en effet sur les hautes montagnes qu’il doit aimer à se montrer de préférence, car là seulement il peut prononcer la célèbre parole : je suis celui qui suis, et se révéler dans son essence de pur esprit, tandis que dans le monde multiple et protéen d’en bas il lui faut prendre forme et figure, se révéler en se cachant, et subir l’humiliation des métamorphoses d’un dieu païen. O triomphe de la logique et de la justesse ! par le simple choix d’un décor en harmonie exacte avec sa doctrine, la censée individuelle de Rousseau s’est trouvée en parfaite identité avec la pensée générale de l’humanité, et la philosophie raffinée du siècle le plus civilisé a retrouvé la religion instinctive des premiers âges. Par ce simple choix des Alpes, Rousseau, sans y penser, a proclamé l’unité de l’esprit humain.

Il serait difficile de dire qui, de Rousseau ou de la montagne, doit le plus à l’autre. Les montagnes ont été le théâtre des plus heureuses années de sa vie, et il les a associées à ses plus doux souvenirs ; il leur doit ce qu’il eut de vertu, sa réelle candeur, qui combattit toujours en lui la corruption, son sentiment du prix de l’innocence et de la vie simple, qui le rendit toujours mécontent de lui-même et le protégea contre la fascination de la vie artificielle du monde, la conservation de sa piété native, combattue de tous côtés par les influences de son temps. Il leur doit enfin une grande partie de son talent, la plus originale, celle par laquelle, plus que par toute autre, il vit aujourd’hui, son sentiment de la nature ; mais d’un autre côté les montagnes lui doivent d’avoir été révélées au monde civilisé et de faire leur entrée dans la grande littérature. Rousseau les a montrées du doigt à tous les poètes de l’avenir, et c’est grâce à lui qu’elles ont pu être chantées par un Byron et un Lamartine[2].

M. Michelet, qui a été si injuste pour Byron, n’a guère été plus juste pour Rousseau : dire sèchement en passant qu’il a pris les Alpes pour cadre du Vicaire savoyard, ce n’est vraiment pas rendre justice à ce grand esprit qui devrait lui être plus cher, puisqu’il fut l’évangéliste du parti auquel M. Michelet tient à honneur d’appartenir, et puisqu’il a été, comme Byron, un des précurseurs de cette pensée que M. Michelet professe dans tout le cours de son livre : les montagnes sont le temple du Dieu pur esprit… M. Michelet prétend qu’on ne peut relire la Nouvelle Héloïse en face des Alpes ; je crois vraiment qu’on peut s’en dispenser, car c’est à peine si les montagnes y figurent. On n’avait pas encore inventé de son temps que, dans un récit de la vie humaine, la nature doit empiéter sur l’homme à la façon des lierres sur les chênes, et, malgré tout son amour pour la nature, il n’est pas étonnant que les sentimens de Saint-Preux, de Julie, de Claire, occupent plus de place dans son livre que les descriptions des glaciers et des torrens. Mais comment M. Michelet n’a-t-il pas même nommé Lamartine et son poème de Jocelyn, qui est comme un nid d’amour creusé dans la neige, d’où s’échappent les hymnes les plus religieux ? Ici encore, comme le cadre est bien en harmonie avec la conception ! comme il y a parfaite identité entre la virginité de la nature extérieure et la virginité de la nature morale des deux acteurs ! Limpides coulent les sources dans la montagne, et limpides les sentimens d’amour dans les cœurs de Jocelyn et de Laurence ; blanches montent vers le ciel les vapeurs de la forêt et du torrent, blanches aussi les prières de Jocelyn et de Laurence. Moins grandiose que Rousseau et Byron, il est deux points sur lesquels Lamartine leur est supérieur, le sentiment de la fraîcheur et l’abondance harmonieuse. Lamartine a réussi à faire passer dans son poème toute la fraîcheur des montagnes et à y faire circuler les souffles pénétrans de l’air libre. Ses images sont blanches de givre et humides de rosée, et il semble qu’on pourrait tremper sa main dans ses vers et les trouver froids comme l’eau des sources. Non moins remarquable est le second caractère, l’abondance harmonieuse, par laquelle il nous communique le sentiment immédiat des montagnes. Intarissable s’épanche cette poésie, tantôt par flots, tantôt par larges nappes, tantôt par minces filets, jaillissante, rebondissante, écumante, véritable image de ces eaux des montagnes qui ne se taisent ni jour ni nuit.

Et le livre de M. Michelet, direz-vous, voilà que vous vous en écartez beaucoup. Nullement, car dans les pages qui précèdent nous n’avons, tout en développant nos propres impressions sur la poésie de la montagne, fait qu’insister sur les deux seuls reproches qu’on puisse adresser au charmant ouvrage de l’historien. Le premier de ces reproches, c’est que la montagne y fait plutôt figure scientifique que figure poétique. M. Michelet semble avoir partagé l’embarras des poètes de tous les temps à l’endroit de ces masses altières, plus faciles à admirer qu’à célébrer dignement. Sur les trois cent soixante pages dont se compose son livre, la montagne proprement dite n’en occupe pas plus de cent ; le reste appartient à ses dépendances, mais surtout à la vallée. Oui, quelles que soient ses exhortations pour nous inviter à gravir les hautes cimes, M. Michelet reste lui-même dans la plaine, et ce n’est pas nous qui nous en plaindrons, puisque la plaine lui a fourni ses pages les plus heureuses. Il nous montre du doigt les glaciers, mais il séjourne au milieu des fleurs et nous décrit leurs passions ardentes et leurs merveilleuses ruses d’amour, ou bien, fidèle à ses habitudes d’historien, il nous raconte le passé de l’Engadine et reporte notre imagination vers ces époques où le microscopique pays des Grisons décida plus d’une fois des destinées ultérieures de nos énormes états modernes ; quelque chose comme Lilliput qui déciderait du pays de Brobdingnag. Le livre de M. Michelet serait donc beaucoup mieux intitulé la Vallée que la Montagne ; mais c’est à peine une critique que nous adressons à l’illustre écrivain, car si les montagnes ont résisté à un poète tel que lui, c’est qu’elles avaient résisté à bien d’autres auparavant.

Le second reproche est un peu plus sérieux. Un grave sentiment remplit tout le livre de M. Michelet : c’est que les hautes montagnes sont un temple et un autel, et que leurs cimes sont les lieux où Dieu aime à se rendre visible. Or ce sentiment n’est point particulièrement propre à M. Michelet, il n’a pas été le premier à le ressentir ; il a eu des devanciers, et parmi ces devanciers les trois grands poètes qui seuls ont compris la sublimité religieuse des montagnes et ont trouvé leur poésie ailleurs que dans les fantastiques hallucinations de l’imagination populaire. M. Michelet n’a pas rendu à ces devanciers la justice qu’ils méritent, et en là leur refusant il a été injuste envers lui-même, car le sentiment qu’il a exprimé est exactement le même qu’ils ont ressenti.

Il y a cependant dans cette première partie, consacrée exclusivement à la montagne proprement dite, deux bien jolis chapitres. Le premier est une comparaison des doctrines opposées des géologues de France et d’Angleterre. C’est un chapitre ingénieux à l’excès, mais où la finesse n’exclut pas la vérité. M. Michelet fonde les doctrines géologiques des deux pays sur la différence des spectacles historiques qu’ils ont présentés aux yeux de leurs savans respectifs. En France, où une révolution sans exemple au monde a passé sur la société, les géologues ont construit une science géologique faite à l’image de cet énorme déluge ; ils ont cru volontiers, comme Cuvier, que la nature procédait par créations successives, séparées radicalement les unes des autres par des cataclysmes qui, dans la création nouvelle, ne laissaient rien subsister de la création ancienne. Comme la révolution française, la géologie française n’a pas voulu croire à l’existence ni à la nécessité des transitions. Au contraire les géologues anglais, qui vivent dans un pays où la civilisation s’est développée graduellement, où les idées nouvelles se sont toujours enfermées dans de vieilles formes, où la société, même dans ses plus violentes secousses, ne s’est jamais séparée du passé, n’ont eu aucune peine à admettre que la nature procédait non par cataclysmes révolutionnaires, mais par réformes et transactions, non radicalement, mais constitutionnellement. Encore une fois, cela est ingénieux sans paradoxe, et aussi spirituel que vrai.

Un très beau chapitre, et où l’imagination de M. Michelet reparaît avec tous ses avantages, c’est celui qu’il a consacré à Java. Pour décrire les terreurs de ce pays que la nature épouvante de ses volcans et de ses furies de végétation, il a trouvé sur sa palette d’incomparable coloriste les tons les plus chauds et les plus sombres. Si les êtres abstraits peuvent prendre corps, Java est en effet le vrai royaume de la mort. Là elle tient sa cour, non pas, comme chez nous, à l’état de squelette macabre, entourée des attributs du néant, mais, comme il convient à une souveraine, entourée de pompe et de richesses d’un caractère lugubre. Parvenue à son suprême degré d’intensité, la vie foudroie, et, au lieu d’être une résistance à la mort, se confond et s’identifie avec elle. J’ai les meilleures raisons du monde pour croire que la description que trace M. Michelet est des plus exactes, car j’ai moi-même éprouvé les mêmes impressions que lui, d’une manière indirecte, devant les armes et les étoffes javanaises que nous montrait la dernière exposition universelle dans la section hollandaise. Pour peu qu’on eût l’imagination sensible, rien n’était plus frappant que de rencontrer, dans le hasard des promenades, ces sinistres objets javanais, lorsqu’on sortait de quelque autre pays de l’Orient, particulièrement de cette Inde, dont Java est cependant une des filles. Tandis que dans l’Inde tout était luxe lumineux, magnificence rayonnante, que tout parlait de la vie, même dans les productions les plus difformes, à Java, tout était sombre, lugubre et parlait de la mort, même dans les productions les plus élégantes. Ces étoffes noires et d’un jaune foncé semblaient destinées à être taillées en san benitos pour les condamnés des auto-da-fé espagnols, — véritables robes d’hérésiarques, d’excommuniés ou.de sorciers officiant à la messe noire. Ces armes, dont quelques-unes merveilleusement ciselées, avaient pour poignées des emblèmes où tout parlait de mort de la manière la plus cruelle et la plus implacable. Point n’était besoin de recourir aux récits des voyageurs pour s’informer des caractères de la nature de Java ; il suffisait de ces objets, car en les voyant on devinait sous quelles terreurs habituelles les imaginations qui les avaient enfantés avaient dû vivre, et de ces habitudes d’imagination on induisait facilement le caractère de la nature qui les avait produites. Je les ai vus tous et bien des fois, je n’en ai pas distingué un seul qui ne fût marqué d’un cachet diabolique et qui célébrât les louanges d’un autre dieu que du terrible dieu Siva. Le chapitre de M. Michelet a ressuscité en nous ces impressions et nous les a confirmées. Les voyageurs venus d’Amérique ont tous été unanimes pour louer la merveilleuse exactitude de la description des forêts vierges qu’il a donnée dans le livre de l’Oiseau ; je crois aussi qu’aucun voyageur de retour de Java n’accusera la fidélité des descriptions qu’il nous donne dans ce nouveau livre des séductions mortelles et des terreurs de ce pays de feu, car, si on a jamais pu accuser M. Michelet d’inexactitude, ce n’est pas dans les choses qui peuvent et doivent être saisies par l’imagination.

En lisant la seconde partie du livre de M. Michelet, je n’ai pu me défendre de penser pendant tout le temps à ce mot de l’Évangile : « bienheureux sont les petits, car ils seront glorifiés. » En effet, les héros véritables de ce livre, ce ne sont pas les montagnes, ce sont les arbres et les fleurs. M. Michelet s’adressait à la grandeur, et c’est la grâce qui lui a répondu. Dans le royaume de l’art, ce ne sont pas les plus grands objets qui ont le plus de prix ; un oiseau qu’on peut tenir dans la main, qui donne tout son chant sous l’étreinte et dont on sent palpiter avec une douce chaleur tout le petit cœur, une fleur qu’on peut retourner en tout sens entre ses doigts, connaître dans ses détails les plus délicats et dont on peut aspirer l’âme odorante, sont pour l’artiste mille fois préférables à ces géans que le regard humain ne peut embrasser et dont la vie intime ne peut être saisie. Ne nous étonnons donc pas si les pages heureuses abondent dans cette seconde partie du livre de M. Michelet. Il a trouvé, pour parler de la flore de la patrie, les accens les plus délicieusement émus. Il déplore, et nous partageons son opinion, cette invasion aveugle des fleurs étrangères qui ont détrôné nos fleurs françaises, invasion cosmopolite comparable à celle de ces essaims de nobles étrangères qui décorent les salons parisiens, mais dont les noms ne sont associés, à aucun souvenir de notre vie nationale. M. Michelet pense de ces plantes ce que la Perdita de Shakspeare pensait des giroflées bigarrées qui sont l’œuvre de l’art et non de la nature, et dit comme elle : « Je ne mettrais pas le plantoir en terre pour en faire pousser une seule. » Certes elle est bien modeste, notre flore nationale, comparée à la flore des tropiques et des pays d’Asie ; mais elle a ce mérite, que nul éclat ne saurait remplacer, d’être mêlée à notre vie morale. Les parfums de nos fleurs sont une partie de notre âme, leurs couleurs et leurs formes sont devenues des devises de nos sentimens, et à combien d’histoires d’amour riantes ou tragiques ne sont-elles pas associées, depuis la couronne d’Ophélie jusqu’au basilic de Salerne du Décaméron, depuis les bouquets de Perdita jusqu’à la pervenche de Rousseau ! M. Michelet dit tout cela dans son chapitre des prairies avec infiniment d’esprit, de poétique bon sens et de sentiment exquis des concordances naturelles du monde extérieur et du monde moral.

Un chapitre plein d’une ardeur amusante est celui que M. Michelet a consacré aux amours des fleurs. L’amour, qui, ainsi qu’on le sait, est le thème favori de M. Michelet, a le don de remplir sa susceptible imagination devisions et de mirages au point de lui faire voir les plus doux objets dans les formes arrondies des montagnes et dans les ouvertures rentrantes des vallées ; mais rarement il l’a mieux inspiré que dans ce chapitre sur les passions des fleurs. Tout ce qu’on pourrait lui reprocher, c’est peut-être un peu d’indiscrétion. Il les a regardées longuement aux momens les plus intéressans, et il a vu d’assez étranges choses ; mais, si quelque génie des fleurs, à l’âme implacablement odorante, était venu lui faire payer d’une légère migraine de quelques heures la complaisance qu’il avait prise à contempler leurs subtils mystères, je ne sais jusqu’à quel point l’aimable punition n’aurait pas été méritée. Quoi qu’il en soit, cette curiosité s’exprime avec une ardeur éloquente, quelquefois bizarre, mais pleine d’heureuses rencontres d’expressions et d’images. Je ne puis résister au plaisir de détacher cette jolie page. « On ferait un tort réel à l’imperceptible amant, si on croyait sa passion en rapport avec sa grosseur. Le désir lui crée des langues ; il parle par sa couleur, il parle par sa chaleur. Il ne dit pas fadement comme nous « mes feux, ma flamme, » mais il change la température autour de la bien-aimée. Elle sent une flamme très douce qui est lui et l’amour même. Lamarck l’observa le premier dans la fleur de l’arum. La luciole de même, dans la nuit, soupire en lumière. Les délicats thermomètres de Walferdin, que l’on place dans la fleur entre les amans, nous permettent de mesurer les degrés de la passion. Elle dépasse infiniment tout ce qu’on sait des animaux. Dans telle fleur, la capucine, le mâle en dix heures consume énormément d’oxygène, seize fois son propre volume. Qu’est-ce donc des fleurs des tropiques, de la furie végétale de Java ou de Bornéo ? Cette chaleur certainement amollit et attendrit. Ce n’est pas assez. Tout amour a sa magie, ses secrets, ses arts de fascination. Les oiseaux ont le plumage, le chant. Tous les animaux ont la grâce du mouvement ; par elle, ils exercent alors une sorte de magnétisme. Les parfums sont ce magnétisme dans l’amour végétal, c’est sa puissante incantation. Il la prie, il la fascine, l’enivre de ses essences. Langue divine en vérité, ravissante, irrésistible ! Si nous autres, étrangers à ce délicat petit monde, nous sommes tellement sensibles à ses émanations suaves, si la femme en est parfois émue malgré elle, troublée, qu’est-ce de la petite femme fleur ? Combien pénétrée, imbue de cette âme odorante qui l’entoure, qui l’envahit, doit-elle être vaincue d’avance, et plus que vaincue, transformée ! »

Cependant, quelque intéressant que soit ce monde frais et parfumé des plantes et des arbres, la vie y est trop flottante et trop vague, trop livrée à la brise qui passe, trop dépendante des élémens qui l’enveloppent pour retenir longuement notre sympathie. Nous sommes construits de telle sorte que nous nous attachons aux êtres en proportion de leur personnalité. Aussi le même sentiment de satisfaction que nous avions éprouvé en passant du monde immobile des glaciers au monde des plantes, nous l’avons éprouvé en passant, dans la seconde partie du livre de M. Michelet, du monde des plantes au monde des hommes. Notre espèce occupe trois chapitres de la Montagne, un consacré au pays des Grisons, deux consacrés à la vallée de l’Engadine. Cependant, quelle que soit notre préférence pour l’humanité, nous avons craint un instant que l’intrusion de notre violente espèce dans ce livre consacré à la nature n’en troublât le caractère et n’en détruisit l’unité. Heureusement l’humanité que nous présente M. Michelet est humble, simple, aussi près de la nature que possible, et complète, au lieu de la troubler, l’harmonie de son livre. Ce sont trois charmans chapitres où l’historien de vieille date reparaît tout à coup à côté du récent amant de la nature, l’un chargé de traditions et de souvenirs, l’autre s’arrêtant de préférence à ce qui a vie présente. Dans le pays des Grisons, il a résumé en quelques traits rapides le caractère de cette peuplade, à moitié française, à moitié italienne, dont l’histoire rappelle sous une forme modeste l’histoire des orageuses municipalités italiennes, mais davantage encore celle des municipalités des Flandres, par un mélange très marqué d’opiniâtreté et de bonhomie. Une observation fine et profonde qui suffirait pour faire reconnaître l’origine du peuple, si elle venait à être oubliée, échappe à l’historien, et nous la saisissons avec empressement au passage parce qu’elle en dit plus long sur les inévitables destinées de certains pays, du nôtre en particulier, qu’elle ne paraît en contenir. « Au pays de Juliers, on voit du premier coup que la terre n’est pas allemande. Le trait fort spécial que dit très bien Tacite dans sa Germania, et qui n’a pas changé, c’est que les Allemands isolent volontiers leurs maisons. Les Velches, au contraire, les Gallo-Italiens, se groupent, habitent par villages : la vie urbaine est le trait de leurs races. »

Dans l’Engadine, M. Michelet a retrouvé une Hollande plus simple, ou, pour mieux dire, une sous-intendance des provinces françaises d’autrefois. Dans cette vallée jusqu’alors heureuse, mais, paraît-il, menacée, elle aussi, M. Michelet s’aperçut qu’il avait changé non de pays, mais bien d’époque, au café qu’on lui donna dans son hôtel à Samaden. Je veux transcrire ici ce court passage qui est comme un panégyrique de ce que nous-mêmes avions d’excellent, et une critique légère de ce que nous avons contracté de répréhensible. « Samaden a la gravité des beaux villages de Hollande avec moins de richesse et une simplicité qui m’alla fort. Sur le temple, je lus dans la belle langue romance ce mot très convenable de l’homme qui a réussi, conquis par ses efforts une position honorable : A Dio sulet onor ed gloria. Plus loin, sur une belle maison ornée de fleurs (qui même avait un semblant de jardin), je lus en allemand cette touchante inscription : « celui qui a trouvé secours dans la mauvaise fortune se rappelle la tempête au beau temps. » Un hôtel vous reçoit dans le noble village, mieux que somptueux, excellent. Beau linge et bon souper, si bon que des Anglais, amis du comfortable, y restent, oublient le pays ! Signe singulier, rare de l’honnêteté de la maison, j’y trouvai du café, café non mêlé, véritable. Jamais, en trente ans de voyages, je n’ai trouvé cela que deux fois, la première aux Pyrénées, près de Gavarnie, et la seconde à Samaden, dans l’hôtel de la Bernina. » La vie innocente de ce pays est marquée par l’art qui lui était familier autrefois, art qui témoigne et de beaucoup de bonhomie et d’un certain amour du bien-être : les Engadinois étaient sculpteurs en sucre et en pâtes sucrées. C’étaient eux qui faisaient les solides plats montés qu’on dressait aux festins des villes d’Italie. S’il faut en croire M. Michelet, ce n’était pas un art médiocre. « Rien de plus compliqué que les arts de la pâte, s’écrie-t-il, rien qui se règle moins, s’apprenne moins ; il faut être né. Il y faut un tact étonnant, une main sûre, qui n’hésite pas trop, mais qui s’arrête à temps et dans une mesure excellente ; un rien de plus, de moins, tout est perdu. La montre de l’Allemand retarde et celle de l’Italien avance ; ils sont en-deçà, au-delà. Nos Gaulois d’Engadine eurent tout à fait ce don français. » Suit une page des plus amusantes. Je me porterais volontiers garant que l’admiration de M. Michelet est des mieux fondées, car je n’ai jamais mangé de bonne pâtisserie ni en Allemagne, ni en Angleterre ; mais, si le célèbre historien parle ainsi des difficultés de l’art des pâtes, que dirait-il donc de l’art des sauces ? Je crois toutefois qu’il va un peu loin lorsqu’il avance que c’est dans la couleur rousse des pâtés que Claude Lorrain a pris sa belle lumière dorée. Terminons par quelque chose de plus grave.

La fin du livre est remplie par un sentiment de profonde tristesse qui donne vraiment à réfléchir. Cette tristesse de l’écrivain commence dans l’Engadine même. La vallée se dépeuple et d’hommes et d’animaux ; la langue du pays se perd, et les habitans eux-mêmes sont convaincus de la prochaine disparition de leur race. Ce phénomène singulier lui rappelle une anecdote curieuse racontée par Humboldt. « Sur les bords de l’Orénoque, l’illustre savant vit un perroquet vieux de cent ans qui parlait une langue inconnue ; c’était celle d’une peuplade disparue depuis longtemps. Un vieillard lui dit : Quand l’oiseau et moi serons morts, il n’y aura plus personne pour parler cette langue, » Ainsi à nos portes mêmes, sous nos yeux, nous voyons la vie non-seulement se déplacer, mais disparaître, lentement, sans secousse, et nous n’y prenons pas garde. C’est avec les mêmes yeux distraits probablement que les anciennes générations virent sans les voir ces disparitions d’empires qui aujourd’hui, quand nous en lisons le récit resserré en quelques pages historiques, nous comblent d’étonnement et de terreur. Les derniers historiens de la décadence romaine ne nous montrent-ils pas que c’est ainsi que s’est défait ce grand empire dont la chute, vue à distance, nous avait paru longtemps un cataclysme soudain[3] ? Mais cette tristesse atteint à son plus haut point dans la dernière visite que M. Michelet fait à la montagne pour y saluer les arbres des cimes, le beau mélèze, et cet héroïque arolle qui perce le granit et brave le glacier. Là encore il rencontre la décadence. Ces guerriers de la montagne, dont la croissance demande des siècles et que par conséquent on ne peut refaire, sont en train de disparaître sous la hache stupide de l’homme. Devant ce spectacle, M. Michelet fait un sombre retour sur notre humanité, et, passant en revue tout ce qui a disparu d’héroïque et de grand dans le monde depuis moins d’un siècle, il se demande si les jours ne sont pas proches où cette triste parole qu’il avait rencontrée dans la géographie botanique de Candolle, où elle ne s’appliquait qu’aux plantes, trouvera son application dans l’humanité : la vulgarité prévaudra ! Dussé-je accroître la tristesse de M. Michelet, je suis obligé de lui avouer que cette parole, pour tout observateur impartial, n’exprime plus une possibilité, qu’elle exprime la plus inexorable des certitudes. Oui, la vulgarité prévaudra ; pourquoi s’en étonner et s’en affliger ? Si ce n’est pas là ce qu’ils ont voulu, nous déclarons ne pas comprendre ce que beaucoup cherchent depuis longtemps déjà. Si nous ne pouvons pas faire de cette certitude notre espérance, il est parfaitement vain d’en faire notre regret. Est-ce un bien ? Alors qu’importe que la parure du monde moral, comme celle du monde physique, soit moins belle qu’autrefois, ou même qu’elle soit laide ? Est-ce un mal ? Alors il est trop tard pour beaucoup d’entre nos contemporains d’y réfléchir, et l’implacable fatalité nous répond, comme lady Macbeth à son mari après que le vieux roi Duncan a été surpris dans son sommeil et égorgé : « Ce qui est fait ne peut être défait. » S’il est des hommes qu’une pareille extrémité effraie, — à juste titre peut-être, — qu’ils se contentent de n’y aider ni par paroles, ni par actions, afin de s’épargner le remords d’avoir à répéter, un jour le mot d’Énée sur les scènes qui accompagnèrent le destin d’Ilion ; mais, s’ils y ont aidé ou s’ils y aident eux-mêmes, qu’ils ne s’étonnent ni ne se lamentent lorsque l’inexorable logique donner à d’autres résultats que ceux qu’ils avaient désirés. Vous vouliez, je le sais bien, que tous les arbres fussent des arolles ; la nature, se prononçant de jour en jour d’une voix plus haute et plus claire, vous répond que toutes les plantes seront des fougères et des graminées. Or vous savez l’aphorisme latin si remarquable de Linné sur ces dernières plantes : il confirme cette parole qui vous remplit de mélancolie, la vulgarité prévaudra. Prenez-en donc votre parti, et engrangez joyeusement les fourrages que vous avez semés.


EMILE MONTEGUT.


  1. Manfred est si bien l’expression d’une simple individualité que, même dans sa puissance de magicien, il ne se rattache à rien qu’à lui-même. Faust est un magicien orthodoxe, selon les rites de la science, appartenant au catholicisme de la magie ; mais Manfred est un magicien sans rite, sans culte, sans église, un magicien glacialement rationaliste, et il évoque non des démons, mais des entités métaphysiques.
  2. Il serait injuste d’omettre Alfred de Musset pour le débat de son beau poème, la Coupe et les lèvres.
  3. Voyez dans la Revue les beaux récits de M. Amédée Thierry.