La Poésie des bêtes/7

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Librairie des Bibliophiles (p. 39-44).

LES MOINEAUX

À M. Jean Aicard


La neige tombe par les rues,
Et les moineaux, au bord du toit,
Pleurent les graines disparues.
« J’ai faim ! » dit l’un ; l’autre : « J’ai froid ! »

« Là-bas, dans la cour du collège,
Frères, allons glaner le pain
Que toujours jette, — ô sacrilège ! —
Quelque écolier qui n’a plus faim. »

À cet avis, la bande entière
S’égrène en poussant de grands cris,
Et s’en vient garnir la gouttière
Du vieux collège aux pignons gris.


C’est l’heure vague où, dans l’étude,
Près du poêle au lourd ronflement,
Les écoliers, de lassitude,
S’endorment sur le rudiment.

Un seul, auprès de la fenêtre,
— Petit rêveur au fin museau, —
Se plaint que le sort l’ait fait naître
Écolier, et non pas oiseau.

Le coude posé sur le livre,
Il suit son rêve vaporeux,
Et voit les moineaux sous le givre,
En se disant : « Sont-ils heureux ! »

Il ne sent point qu’il est atroce
De fouler pieds nus le grésil,
De redouter le chat féroce,
Et le lacet, et le fusil ;


De voir geler la chènevière,
Et d’attendre que le fermier
Mène ses bœufs à la rivière
Pour gratter un peu de fumier ;

Puis, le soir, la faim aux entrailles,
De n’avoir que le vieux clocher
Ou quelque trou dans les murailles
Du noir couvent pour se nicher ;

Avec les cauchemars sans nombre
Que la faim procure, la nuit,
Et le hibou, — milan de l’ombre, —
Dont l’aile ne fait point de bruit…

Non : il ne voit, l’écolier blême,
Que des ailes et l’horizon :
Pour le captif, tout le problème
Est de sortir de sa prison.


Il ne voit que vertes feuillées,
Que chanvres mûrs, que seigles d’or,
Qu’interminables gazouillées
Par les doux soirs de fructidor.

La misère ? — Mais il la brave.
L’hiver ? — Il déteste l’été.
Les ennemis ? — Il est très brave :
Du pain noir et la liberté !…

Ж

Pauvre oiselet triste et sauvage,
Console-toi, tu voleras,
Et le collège est une cage
D’où quelque jour tu t’enfuiras.

Tu sens que l’espace t’appelle,
Et tu détestes les barreaux ?
Vois les moineaux ouvrir leur aile :
Enfant, fais comme les moineaux…


Non pas ! fais mieux ! sois l’alouette,
Qui ne chante que dans l’azur,
Car en toi s’agite un poëte,
Ô rêveur altéré d’air pur !

Va ! tu trouveras sur ta voie
Et la faim, et les noirs hivers,
Et bien des critiques de proie
Embusqués pour tuer tes vers.

Tu trouveras des cœurs de glace
Qui, souriant de ton beau feu,
À table pour te faire place
Ne se pousseront pas un peu.

Car elle existe encor, la race
Des Philistins, durs et méchants
Plus que les ours qu’Orphée, en Thrace,
Apprivoisait avec des chants.


Mais qu’importe à l’oiseau qui plane,
Qu’importe au poète enivré
Les longues oreilles que l’âne
Secoue en broutant dans le pré ?

Que leur font la laide grimace
Des Midas à l’épais dédain,
Et les baves dont la limace
Souille les choux de son jardin ?

Il leur suffit qu’une seule âme
Soit à l’unisson de la leur ;
Que l’un ait le sein d’une femme,
Et l’autre un nid sous une fleur,

Et qu’ils puissent, quand leur voix vibre
Dans l’azur des grands horizons,
Donner pour refrain le mot : Libre !
À chacune de leurs chansons.