La Poésie didactique à ses différents âges

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La Poésie didactique à ses différents âges
Revue des Deux Mondes, période initialetome 21 (p. 715-735).

LA


POESIE DIDACTIQUE


A


SES DIFFERENS ÂGES.




La poésie peut-elle enseigner ? Sans aucun doute, mais non toute chose ni en tout temps. Ce qui est encore imparfait, incomplet, ce qui est encore nouveau, inconnu, ce qui, par un mystère à moitié révélé, sollicite la curiosité, l’étonnement, l’admiration ou de l’ignorance, ou du demi-savoir, voilà la matière, la matière unique de son enseignement. Quand on arrive à la science positive, aux traités réguliers, aux leçons en forme, le temps d’un tel enseignement est passé. Il n’existe plus, ou n’existe du moins que par une sorte de convention. De là, dans l’histoire de la poésie didactique, deux époques distinctes, et qu’on ne distingue point assez : l’une, où elle se produit naturellement ; l’autre, où elle n’est qu’une production artificielle.

Il en va de cette poésie comme d’autres genres. Il y a une épopée essentiellement merveilleuse, qui naît partout aux âges primitifs, non-seulement du besoin de fixer la tradition, mais du premier mouvement de l’imagination en présence des scènes toutes nouvelles de la nature et de la société, lesquelles semblent autant de merveilles. Il y en a une autre, dont les auteurs, long-temps après, au milieu du raffinement social, cherchent par un effort savant, rarement heureux, à se replacer dans une situation devenue impossible, à retrouver l’inspiration naïve des premiers âges. Telle est l’épopée de Virgile, bien belle, mais autrement que celle d’Homère.

Il y a une ode où, primitivement aussi, s’expriment par le chant et la danse, avec un emportement hardi, les affections publiques et les sentimens intimes de l’ame. Il y en a une autre, venue beaucoup plus tard, qui ne chante plus que par métaphore, dont les hardiesses, les transports, les écarts, le désordre, sont un effet de l’art. Telle est l’ode d’Horace, belle d’une autre beauté assurément que celle de ses maîtres Alcée, Sapho, Anacréon, Pindare.

On peut faire une distinction pareille pour la poésie didactique. Il y en a une qui, à certaines époques, dans certains sujets, est vraiment l’institutrice des hommes ; il y en a une autre qui n’enseigne, ne veut rien enseigner à personne, dont les leçons, toutes fictives, sont un prétexte aux jeux de l’imagination, à l’application de l’art des vers. A la première conviendrait le nom de poésie didactique naturelle, à la seconde celui de poésie didactique artificielle.

Cela n’est point une théorie arbitraire ; c’est la formule d’une histoire dont les poètes se sont chargés, comme il leur convenait, de raconter les temps fabuleux.

« Les hommes, errant dans les forêts, apprirent d’un fils, d’un interprète des dieux, à s’abstenir du meurtre, à renoncer aux habitudes d’une vie grossière. Voilà pourquoi on a dit qu’Orphée savait apprivoiser les tigres et les lions. On a dit aussi d’Amphion, le fondateur de Thèbes, qu’il faisait mouvoir les pierres aux sons de sa lyre, et par ses douces paroles les menait où il voulait. Ce fut, en ces temps reculés, l’œuvre de la sagesse de distinguer le bien publie de l’intérêt privé, le sacré du profane, d’interdire les unions brutales, d’établir le mariage, d’entourer les villes de remparts, de graver sur le bois les premiers codes. Par là tant d’honneur et de gloire s’attacha au nom des chantres divins et à leurs vers[1] . »

Ainsi parle Horace, et Boileau, on le sait, l’a répété en beaux vers. L’un et l’autre, si nous continuons de les citer, nous amèneront jusqu’à l’âge historique du genre dont nous recherchons l’origine, dont nous voulons suivre les développemens divers.

Il se produit presque en même temps que le genre épique, que le genre lyrique, et, pour caractériser son rôle, Horace se sert d’une expression remarquable qu’un grand poète, son prédécesseur et son maître, avait créée. Lucrèce avait dit, plein de pitié, des hommes vainement fourvoyés à la poursuite du bonheur : « Ils errent, ils cherchent çà et là la route de la vie. »

Errare, atque viam palantes quaerere vitea

[2].

Horace, reprenant l’expression de Lucrèce, dit de la poésie didactique du premier âge, qu’il lui fut donné d’enseigner cette route :

« Vinrent Homère et Tyrtée qui, par des vers aussi, animèrent aux combats les courages. C’est en vers que se rendirent les oracles, que s’enseigna la route de la vie. » Et vitae monstrata via est [3].

A cet énoncé général, Boileau, dans son imitation, ajoute le grand nom d’Hésiode, principal représentant de cette poésie didactique, institutrice des hommes aux anciens jours.

Hésiode à son tour, par d’utiles leçons,
Des champs trop paresseux vint hâter les moissons.
En mille écrits fameux la sagesse tracée
Fut à l’aide des vers aux mortels annoncée[4].

L’histoire dont ces beaux vers d’Horace et de Boileau sont comme l’introduction se divise, chez les Grecs, en trois époques, qui correspondent à des états divers de la société, et que nous retrouverons reproduites par des causes pareilles dans d’autres littératures.

Viennent d’abord les poèmes gnomiques, espèces de recueils qui conservent, sans grand artifice de composition, par morceaux, par maximes, par vers détachés, avec une naïveté pleine souvent de charme poétique, les acquisitions de l’expérience en toutes choses, les notions premières des arts utiles à la vie, et particulièrement de l’art de vivre. La poésie est alors, même dans d’autres genres, dans l’épopée par exemple, cette histoire, cette encyclopédie des vieux âges, véritablement didactique ; elle tient de la simplicité d’une société ignorante, de la nouveauté et de l’imperfection des connaissances, la mission d’enseigner, et elle enseigne tout à la fois. C’est que tout se confond encore, que le temps des sciences spéciales et des professions distinctes n’est pas venu, que chacun a plus d’un métier et a besoin de plus d’une leçon. Celui qu’instruit Hésiode, dans les Travaux et les Jours, ressemble un peu à l’Ulysse d’Homère, à qui rien n’est étranger, qui ne se borne pas à savoir gouverner, parler dans les conseils et combattre, mais qui, pour quoi que ce soit, n’a recours à un autre homme ; qui peut faire la besogne de ses plus humbles serviteurs, labourer son champ, cultiver son jardin, conduire son troupeau, préparer son repas, qui a lui-même bâti sa maison et construit sa couche, qui au besoin se fabrique un vaisseau et n’est point embarrassé de la manœuvre. Moins universel, le disciple d’Hésiode est toutefois ouvrier et commerçant en même temps qu’agriculteur ; il n’est point attaché à la glèbe, il voyage, il navigue, il distingue dans le ciel des astres qui lui donnent le signal du labourage, de la moisson, de tous les travaux des champs, ou guident son navire sur la mer ; il sait régir sa maison, vivre avec ses voisins, traiter avec les autres hommes, concitoyens ou étrangers ; il connaît surtout la grande loi du travail, les règles de la vie honnête, la reconnaissance, le respect, le culte dus aux dieux. Il apprend tout cela dans un poème complexe et confus, sans autre unité que l’intention qui l’a dicté, sans ordre bien apparent, espèce de manuel qui suffit, en quelques vers, à l’éducation complète d’un homme de l’ancien temps, qui est tout ensemble agronomique, économique, astronomique même, mais surtout moral et religieux. Les Sentences de Théognis, redisant, ce sont ses expressions[5], à de plus jeunes que lui « ce qu’il apprit, enfant, des hommes de bien, » celles de Phocylide, de Solon, celles qui portent le nom de Pythagore, ont, avec un dessein moins général, quoique bien vague encore, ces formes indécises et incohérentes, mais non sans agrément et sans grace, qui caractérisent la poésie didactique à ses débuts, les poèmes gnomiques.

Le progrès des mœurs et des idées devait conduire à des poèmes d’une autre sorte. Les connaissances se sont complétées, ordonnées, classées, séparées ; une révolution naturelle produit des compositions plus distinctes et plus régulières, substitue aux anciens recueils de préceptes des expositions de systèmes. Dans ces poèmes nouveaux, philosophiques et non plus gnomiques, le sujet, encore bien vaste, n’est plus illimité ; il embrasse, il est vrai, l’universalité des êtres, mais ramenée par les explications d’une spéculation hardie, que sa témérité ne rend que plus poétique, à l’unité. La nature, voilà le titre commun de productions en vers, en style homériques, où l’ancien rapsode Xénophane, où Parménide, Empédocle, semblent conter l’épopée de la science. On a médit, même dans l’antiquité, de cette sorte d’épopée sans autres fictions, pour l’ordinaire, que les conceptions aventureuses de l’esprit d’hypothèse et de système. On en a renvoyé les auteurs aux savans, aux philosophes, les retranchant d u nombre des poètes[6] ; on a dit que leur muse, toute prosaïque, n’avait de la poésie que le mètre, sorte de char emprunté qui lui sauvait la disgrace d’aller à pied[7]. Contre ces ingénieux mépris protestent soit la grace, soit la grandeur, véritablement poétiques, de quelques beaux fragmens de Xénophane et d’Empédocle, et plus encore, car c’est comme une réponse faite d’avance au sarcasme de Plutarque que je rappelais tout à l’heure, le magnifique début, heureusement conservé[8], du poème de Parménide. Le poète qui, dans d’autres vers que nous avons aussi, a exprimé avec gravité, avec précision, mais non sans sécheresse, la notion abstraite de l’être, représente ici, sous la figure d’un sublime voyage, l’essor de son esprit, loin des apparences sensibles, vers la suprême vérité.

« Les coursiers qui m’emportent m’ont fait arriver aussi loin que s’élançait l’ardeur de mon esprit ; par une route glorieuse, ils m’ont conduit à la divinité, qui introduit dans les secrets des choses le mortel qu’elle instruit. Là je tendais et là aussi m’ont transporté les coursiers renommés qui entraînaient mon char. Des vierges le conduisaient, des vierges filles du Soleil, quittant le séjour de la nuit pour aller vers la lumière, et de leurs mains écartant le voile étendu sur leur front. Dans le double cercle, ouvrage de l’art, où s’enfermaient ses extrémités, sifflait l’essieu brûlant pendant ce rapide voyage.

« Il est des portes placées à l’entrée des chemins et de la nuit et du jour ; entre un linteau et un seuil de pierre roulent, au milieu de l’éther, leurs immenses battans ; la sévère Justice a la garde des clés qui les ferment et les ouvrent. C’est à elle que s’adressèrent les vierges ; elles surent en obtenir, par de douces paroles, qu’elle retirât sans délai le verrou à forme de gland qui retenait les portes ; une large ouverture se fit entre leurs battans, qui s’écartaient d’un vol agile, faisant rouler dans les écrous les gonds d’airain solidement attachés. Par ce passage, les vierges précipitèrent dans le chemin devenu libre le char et les coursiers.

« La déesse m’accueillit favorablement, et, ma main droite dans la sienne, m’adressa ces paroles :

« Jeune homme dont le char est guidé par d’immortelles conductrices et que tes coursiers ont amené dans ma demeure, réjouis-toi. Ce n’est pas un sort contraire qui t’a poussé dans une route si éloignée de la voie ordinaire des hommes ; c’est la loi suprême, la justice. Tu es destiné à tout connaître, et ce que recèle de certain le cœur de la persuasive vérité et ce qui n’est qu’opinion humaine, où ne se rencontre pas la foi, mais bien l’erreur. Tu apprendras par quelles pensées tu dois sonder le mystère du grand tout, pénétrer toutes choses. »

La philosophie, non plus que l’histoire, ne peuvent long-temps parler en vers. Un moment arrive en Grèce où l’une et l’autre passent à la prose, l’histoire d’abord, ensuite la philosophie. Le poème didactique cède tout-à-fait la place à des genres d’une inspiration plus vive, plus animée, qui captivent plus puissamment la curiosité et l’intérêt, qui exercent plus d’empire sur les esprits, au genre dramatique surtout, dans lequel semble se concentrer tout entière la faculté poétique des Grecs. Quand, après un long-temps, finit son règne exclusif, et que de la poésie, qu’il a comme épuisée, il ne reste plus que la versification, l’école alexandrine en applique industrieusement les formes à la science, dans de nouveaux poèmes didactiques, qui sont comme la dernière ressource d’une littérature en détresse ; poèmes dont l’érudition, l’archéologie, les connaissances géographiques, physiques, astronomiques, la médecine, l’histoire naturelle, fournissent la matière, mais où l’instruction n’est qu’un prétexte, où le but véritable, c’est l’exercice, trop peu involontaire, de l’art inoccupé des vers, la recherche plus curieuse qu’inspirée d’agréables détails, par-dessus tout le travail ingénieux, mais froid, de la description. C’étaient, on peut le croire, des compositions presque entièrement descriptives que les poèmes savans d’Ératosthène, de Nicandre, de Callimaque, d’Apollonius. Nous le savons par Aratus, dont le poème venu jusqu’à nous, et dans son texte élégant et dans les traductions quelquefois d’une rudesse énergique, quelquefois d’une élégance effacée, qu’en firent à l’envi les Romains, nous représente seul toute cette littérature artificiellement didactique. D’Aratus à Oppien, écrivain autant romain que grec, qui écrit sous Septime Sévère, sous Caracalla, souvent à l’imitation des poètes latins, ses poèmes de la Chasse et de la Pêche, le poème didactique devient une production tout-à-fait factice, qui ne donne plus guère ni instruction, ni plaisir, qui demeure également étrangère à la poésie et à la science, et offre tout au plus le mérite d’une expression ingénieuse et l’intérêt de la difficulté vaincue. Les sujets les plus prosaïques et les plus futiles lui conviendront désormais, pour peu qu’ils se prêtent à ces procédés descriptifs qui ont remplacé le grand art de peindre.

Cette succession des poèmes gnomiques, des poèmes philosophiques et scientifiques, des poèmes purement descriptifs, que je viens de signaler rapidement dans l’histoire générale de la poésie didactique chez les Grecs, a quelque chose de nécessaire qui se retrouve partout. Elle n’a pas manqué, par exemple, à notre littérature.

Nous avons eu, au XVIe siècle, des livres de morale rédigés en vers, sous forme de maximes détachées. Ils exposaient sous cette forme brève, favorable à la mémoire, pour l’enfance, la jeunesse, et même l’âge mûr, la science de la vie. Ce sont nos poèmes gnomiques.

Tels sont les Mimes de J.-A. de Baïf, le meilleur de ses ouvrages, renfermant seize cent soixante sixains d’une bonne morale pratique, et quelquefois, dans leur vieux tour, d’une forme poétique agréable. En voici un échantillon :

Ce n’est pas moy, mais c’est mon livre,
Si tu veux, qui t’apprend à vivre.
Mon livre est plus savant que moy.
Bien souvent mon livre m’enseigne,
Et son conseil je ne dédaigne,
Qui m’a souvent tiré d’émoy.

Tels sont encore les Quatrains de Pibrac[9], cités et vantés par Montaigne[10] ; ceux[11] du président Favre, le père du grammairien Vaugelas ; ceux de P. Matthieu, conseiller historiographe de Henri IV[12] appelés aussi ses Tablettes. Ces trois recueils, qui eurent un grand succès, ont été quelquefois réunis en un seul. C’était un manuel de morale qui servait à l’éducation, comme chez les Grecs les vers d’Hésiode ou de Théognis. Il y a de cela un témoignage piquant dans une pièce de Molière, son Sganarelle, donnée en1660. Un bourgeois, qui tient pour les anciennes mœurs, y dit à sa fille, qu’il trouve peu docile et dont il attribue la résistance à de mauvaises lectures :

Voilà, voilà le fruit de ces empressemens
Qu’on y voit nuit et jour à lire vos romans ;
De quolibets d’amour votre tête est remplie,
Et vous parle de Dieu bien moins que de Clélie.
Jetez-moi dans le feu tous ces méchans écrits
Qui gâtent tous les jours tant de jeunes esprits ;
Lisez-moi, comme il faut, au lieu de ces sornettes,
Les quatrains de Pibrac et les doctes tablettes
Du conseiller Matthieu ; l’ouvrage est de valeur,
Et plein de beaux dictons à réciter par cœur.

La poésie philosophique et scientifique, second âge du genre didactique, n’arrive guère, chez nous, qu’au XVIIIe siècle. Le XVIIe est tout entier à la poésie dramatique, qui ne souffre guère de partage. La Fontaine seul est quelquefois tenté de prêter à la philosophie, à la science, la parure des vers ; il discute poétiquement, pour Mme de La Sablière, certaines opinions de Descartes ; il dit à la duchesse de Bouillon, au début d’un poème commandé par elle, le Quinquina :

C’est pour vous obéir, et non point par mon choix,
Qu’à des sujets profonds j’occupe mon génie.
Disciple de Lucrèce une seconde fois…

Il s’écrie, traduisant Virgile :

Quand pourront les neuf soeurs, loin des cours et des villes,
M’occuper tout entier et m’apprendre des cieux
Les divers mouvemens inconnus à nos yeux ;
Les noms et les vertus de ces clartés errantes,
Par qui sont nos destins et nos mœurs différentes ;
Que si je ne suis né pour de si grands projets,

Du moins que les ruisseaux m’offrent de doux objets,
Que je peigne en mes vers quelque rive fleurie[13] !

Ce que La Fontaine ne faisait que rêver, qu’effleurer en passant, se développe au XVIIIe siècle dans les poèmes religieux de L. Racine, la Grace, la Religion, dans les poèmes empruntés par Voltaire à un autre ordre d’idées, la Loi naturelle, le Désastre de Lisbonne, les Discours sur l’homme. Là sont exposées, quelquefois bien heureusement, en vers pleins de poésie, des idées philosophiques, des notions scientifiques. La science, traduite dans certains passages de L. Racine avec une élégante et énergique précision, trouve surtout dans Voltaire un interprète enthousiaste. Il rapporte d’Angleterre les découvertes de Newton, il les explique dans sa prose, il les chante dans ses vers. Thompson, un peu auparavant, les avait célébrées dans un poème destiné à animer les funérailles d’une magnificence royale décernées par l’Angleterre au roi de la science[14]. Le même genre d’inspiration anime Voltaire lorsqu’il célèbre à son tour les grandes découvertes de Newton. Il en fait, vers 1723, comme le merveilleux de sa Henriade :

Dans le centre éclatant de ces orbes immenses,
Qui n’ont pu nous cacher leur marche et leurs distances,
Luit cet astre du jour, par Dieu même allumé,
Qui tourne autour de soi sur son axe enflammé.
De lui partent sans fin des torrens de lumière ;
Il donne en se montrant la vie à la matière,
Et dispense les jours, les saisons et les ans
A des mondes divers autour de lui flottans ;
Ces astres asservis à la loi qui les presse
S’attirent dans leur course et s’évitent sans cesse,
Et, servant l’un à l’autre et de règle et d’appui,
Se prêtent les clartés qu’ils reçoivent de lui.
Au-delà de leur cours, et loin dans cet espace
Où la matière nage et que Dieu seul embrasse,
Sont des soleils sans nombre et des mondes sans fin.
Dans cet abîme immense il leur ouvre un chemin.
Par-delà tous ces cieux le Dieu des cieux réside.

Ces vers magnifiques n’ont point épuisé l’enthousiasme de Voltaire. Quelques années plus tard, en 1738, sa poésie s’échauffe encore, s’illumine au contact de la science :

Dieu parle, et le chaos se dissipe à sa voix :
Vers un centre commun tout gravite à la fois.

Ce ressort si puissant, l’ame de la nature,
Était enseveli dans une nuit obscure
Le compas de Newton, mesurant l’univers,
Lève enfin ce grand voile, et les cieux sont ouverts.
Il découvre à mes yeux, par une main savante,
De l’astre des saisons la robe étincelante :
L’émeraude, l’azur, le pourpre, le rubis,
Sont l’immortel tissu dont brillent ses habits.
Chacun de ses rayons, dans sa substance pure,
Porte en soi les couleurs dont se peint la nature ;
Et, confondus ensemble, ils éclairent nos yeux,
Ils animent le monde, ils emplissent les cieux.

Confidens du Très-Haut, substances éternelles,
Qui brûlez de ses feux, qui couvrez de vos ailes
Le trône où votre maître est assis parmi vous,
Parlez : du grand Newton n’étiez-vous pas jaloux ?

La mer entend sa voix. Je vois l’humide empire
S’élever, s’avancer vers le ciel qui l’attire ;
Mais un pouvoir central arrête ses efforts
La mer tombe, s’affaisse et roule vers ses bords.

Comètes que l’on craint à l’égal du tonnerre,
Cessez d’épouvanter les peuples de la terre.
Dans une ellipse immense achevez votre cours ;
Remontez, descendez près de l’astre des jours ;
Lancez vos feux, volez, et, revenant sans cesse,
Des mondes épuisés ranimez la vieillesse.

Et toi, sœur du soleil, astre qui dans les cieux
Des sages éblouis trompais les faibles yeux,
Newton de ta carrière a marqué les limites ;
Marche, éclaire les nuits, tes bornes sont prescrites.

Que ces objets sont beaux ! que notre ame épurée
Vole à ces vérités dont elle est éclairée !
Oui, dans le sein de Dieu, loin de ce corps mortel,
L’esprit semble écouter la voix de l’Éternel[15].

Ces beaux passages font comprendre que la nouveauté des révélations de la science peut être pour la poésie une inspiration puissante, féconde, lui offrir un autre merveilleux qui la transporte. Ils contribuèrent sans doute puissamment, avec le mouvement même des découvertes, à éveiller chez beaucoup d’imaginations poétiques l’ambition de donner à la France quelque grand poème dont les merveilles de la science fussent le sujet.

Vers la fin du siècle, Fontanes, André Chénier, Lebrun, se mettent ensemble à l’œuvre. Fontanes commence un poème sur la Nature et l’Homme ; André Chénier un autre qui doit s’appeler Hermès ; Lebrun, qui disait magnifiquement de lui-même :

Élève du second Racine,
Ami de l’immortel Buffon,
J’osai sur la double colline
Allier Lucrèce à Newton,

Lebrun commence aussi son poème de la Nature, où la science tiendra une grande place. Ils commencent, mais n’achèvent point. Sans doute ils ont compris que la science, devenue toute positive, partout enseignée, partout apprise, dont les secrets sont révélés à tout le monde, a perdu le mystère qui la rendait poétique ; qu’elle vit désormais dans les mémoires, les traités, les histoires des savans ; qu’elle appartient à la prose. Elle a pour légitime interprète Buffon, bien propre à décourager les poètes, alors même qu’ils invoquent son nom. Aussi de ces tentatives il ne reste que de beaux fragmens, échos de ces accens d’enthousiasme que la première vue des merveilles enseignées par Newton avait arrachés à Voltaire. Tel est, par exemple, ce passage de l’Hermès d’André Chénier :

Souvent mon vol, armé des ailes de Buffon,
Franchit avec Lucrèce, au flambeau de Newton,
La ceinture d’azur sur le globe étendue.
Je vois l’être et la vie et leur source inconnue,
Dans les fleuves d’éther tous les mondes roulans.
Je poursuis la comète aux crins étincelans,
Les astres et leurs poids, leurs formes, leurs distances ;
Je voyage avec eux dans leurs cercles immenses.
Comme eux, astre soudain, je m’entoure de feux,
Dans l’éternel concert je me place avec eux
En moi leurs doubles lois agissent et respirent ;
Je sens tendre vers eux mon globe qu’ils attirent.
Sur moi qui les attire, ils pèsent à leur tour.
Les élémens divers, leur haine, leur amour,
Les causes, l’infini s’ouvre à mon mil avide.
Bientôt redescendu sur notre fange humide,
J’y rapporte des vers de nature enflammés,
Aux purs rayons des dieux dans ma course allumés.

A l’illusion qui avait fait entreprendre à la fois tous ces poèmes sur la nature, avait participé Lemercier, que nous avons vu y persévérer avec plus de hardiesse et d’opiniâtreté que de succès. Il n’a pu, malgré sa verve et son talent, faire accepter la mythologie bizarre par laquelle dans son Atlantiade il avait personnifié les forces de la nature. Empédocle lui-même, dans un temps plus propice aux créations mythologiques, n’y avait point réussi. Au fond, la poésie de la science n’est pas dans de pareilles créations : elle est dans la nouveauté des doctrines, dans l’émotion première qui suit leur apparition ; mais cette nouveauté, cette émotion, n’ont qu’un temps, passé lequel le moindre traité efface, non-seulement en exactitude, mais en intérêt véritable, tous les poèmes scientifiques.

Ces poèmes, du reste, au temps dont nous parlons, s’étaient déjà confondus avec un genre par lequel, on l’a vu, a fini chez les Grecs, par lequel finit partout la poésie didactique, avec le genre descriptif. Delille, qui y a dépensé tant d’esprit, d’agrément, d’élégance, d’art ingénieux et délicat, dont on ne lui tient guère compte aujourd’hui, Delille en fait l’aveu, avec une naïveté piquante, dans la préface de ses Trois Règnes. « Ce poème, dit-il, ne peut se disculper d’appartenir au genre descriptif. » Tout y appartenait alors, la science, les arts, les métiers même. On versifiait toutes choses, et dans ce travail, comme au temps d’Aratus et d’Oppien chez les Grecs, tout se tournait en descriptions.

Ce qui s’est passé chez nous et autrefois chez les Grecs, on peut le montrer s’accomplissant chez les Romains, nos maîtres et leurs disciples, absolument de même. Ce n’est pas que dans leur littérature, improvisée tout à coup par l’imitation, et où souvent se reproduisirent ensemble, un peu confusément, les âges divers de la littérature grecque, certains ouvrages ne paraissent, à certaines dates, offrir une sorte d’anachronisme ; mais, à part ces hasards de l’imitation, ces accidens littéraires, la force des choses reproduisit chez eux la succession nécessaire des poèmes gnomiques, des poèmes philosophiques et scientifiques, des poèmes descriptifs.

Aux vers gnomiques d’Hésiode (on peut, je l’ai montré, sans lui faire tort, leur donner ce nom), à ceux de Théognis, de Phocylide, de Solon, de Pythagore, à ces simples recueils, compositions d’une époque ou, en Grèce, les connaissances étaient encore éparses et sans lien, répondent à Rome, dans les premiers temps de sa littérature originale et barbare, et même de sa littérature latino-grecque, ces enseignemens à peu près métriques sur l’agriculture, sur la conduite de la vie, dont quelques-uns sont, a-t-on cru, du vieux devin Marcius[16] ; un poème pythagoricien que, d’après Panaetius, Cicéron[17] attribuait à Appius Claudius Coecus, ce sénateur qui opina si fièrement contre Pyrrhus ; enfin, les Protreptica, les Proecepta d’Ennius, dont le titre indique assez le caractère.

Les expositions de systèmes qu’une science plus complète et mieux ordonnée substitua dans la poésie didactique des Xénophane, des Parménide, des Empédocle, aux productions décousues des gnomiques, leurs prédécesseurs, tous leurs poèmes sur la nature, c’en était le titre ordinaire, ont été comme représentés par l’Épicharme du même Ennius, et après un long intervalle, que remplissent ainsi qu’ailleurs les succès du théâtre, par le de Naturâ rerum, de Lucrèce. La philosophie, une des principales inspirations de la muse latine dès le temps d’Ennius, le redevint, avec un éclat singulier, au temps de Lucrèce.

Les Romains n’ont point été proprement des philosophes, mais des amateurs en philosophie ; ils se sont plu à philosopher à l’exemple et avec les doctrines des Grecs, et cela de fort bonne heure. On se rappelle les succès obtenus dans la société romaine, au temps de Caton l’ancien, par les députés de la Grèce, députés philosophes, représentant l’ensemble de la philosophie grecque, Diogène, Critolaüs et Carnéade. On se rappelle, les décrets rendus dans l’intérêt des vieilles mœurs contre la philosophie, décrets impuissans ! 1 La philosophie, expulsée de Rome, y rentrait avec les jeunes Romains qui étaient allés achever leurs études à Athènes, avec les Grecs familiers des grandes maisons, comme était Panoetius chez Scipion Émilien, avec les livres grecs rapportés par la conquête dans le butin de Paul-Émile et de Sylla, et que de nobles Romains, comme Lucullus, livraient, dans leurs bibliothèques, à la curiosité publique, à l’étude. On s’enquérait avec ardeur des doctrines diverses débattues dans les écoles grecques ; on les agitait de nouveau dans de graves conversations ; on y cherchait, selon l’inclination des Romains, quelque chose pour la pratique. Ces entretiens que suppose Cicéron dans ses traités n’étaient pas assurément sans modèles dans la société. Alors aussi on écrivit, et beaucoup, sur les matières philosophiques ; on les traita en prose, on les traita en vers. Les vers, à cette époque d’ignorance, de curiosité, d’admiration, étaient l’instrument naturel de cette sorte d’initiation de la société romaine à la culture intellectuelle de la Grèce. De là sans doute bien des poèmes[18] d’une inspiration philosophique, que l’œuvre éclatante de Lucrèce, pour employer une de ses magnifiques expressions, a comme éteints dans sa lumière :

… omnes
Restinxit, stellas exortus uti aetherius sol[19].

Les contemporains de Lucrèce n’ont pas seulement imité ces poèmes où les plus anciens philosophes de la Grèce avaient exprimé leurs idées en vers ; ils ont reproduit concurremment ces autres poèmes, d’une date plus récente, dans lesquels les habiles versificateurs de l’école alexandrine avaient eux-mêmes ingénieusement, quelquefois même poétiquement, traduit les systèmes des savans. Les compositions scientifiquement descriptives des Ératosthène, des Nicandre, des Callimaque, des Apollonius, des Aratus, ont excité l’émulation de plus d’un poète latin, et, par exemple, inspiré assez heureusement le talent encore rude de Cicéron, l’art plus poli, mais plus froid, de Varron d’Atax.

Cicéron, qui fit de la poésie l’exercice de son jeune âge et la consolation des chagrins politiques de sa vieillesse, a donné, on le sait, des Phénomènes et des Pronostics d’Aratus une traduction qu’on peut rapporter à ces deux époques de sa vie littéraire, et qui n’est pas tout-à-fait indigne de l’estime qu’il avait pour elle. Il n’y paraît pas toujours trop inférieur à son élégant modèle’ ni trop différent de lui-même. Il était réellement, dans un temps qui allait produire Lucrèce, le premier poète aussi.bien que le premier orateur de Rome : c’est Plutarque[20] qui l’a dit hardiment, sans tenir compte des plaisanteries impertinentes de Juvénal, de Martial, ingrats héritiers d’un art que Cicéron, après tout ; avait des premiers contribué à former.

Son frère Quintus, son second en toutes choses, poète amateur aussi, qui faisait quatre tragédies en quinze jours, comme Marcus cinq cents vers en une nuit, s’était, de son côté, exercé dans le genre didactique. On peut regretter pour sa mémoire poétique que son Zodiaque, du reste fort dégradé par le temps, ne se soit pas perdu avec son Érigone sur les routes de la Gaule, si sûres, disait plaisamment Cicéron, sous le gouvernement de César, excepté toutefois pour les tragédies[21].

Les vers, meilleurs assurément, du savant Varron sur la sphère de Ptolémée, que nos anthologies ont retirés des débris de ses Satires Ménippées, appartiennent au même genre d’inspiration. Il y faut encore rapporter les principaux ouvrages de l’autre Varron, Varron d’Atax, l’un des poètes qui marquent la transition des lettres latines à ce qu’on appelle le siècle d’Auguste. C’était moins un poète qu’un versificateur ; il inventait peu, il traduisait beaucoup ; interpres operis alieni, a dit de lui Quintilien. Au reste, si, comme l’atteste Horace, il avait peu réussi dans la satire, on estimait son Jason, imité des Argonautiques d’Apollonius de Rhodes, et l’ouvrage, où il voyageait en personne et sur la terre et dans le ciel, que les anciens désignent par les titres divers de Cosmographia, Chorographia, Orthographia, Varronis Iter, ou encore par des noms empruntés à quelqu’une de ses parties, Varronis Europa, Asia, etc. On a pensé qu’il l’avait composé d’après le grand traité d’Ératosthène, et aussi d’après le poème intitulé Hermès, où ce même savant introduisait Mercure assistant au spectacle du monde et le décrivant. Quelques-uns des vers peu nombreux qui ont survécu à l’ouvrage de Varron d’Atax semblent se rapporter à cette imitation. Il y est de même question d’un observateur des phénomènes célestes, qui pourrait bien être Pythagore, car le poète lui fait entendre cette harmonie des sphères, cette lyre des cieux, comme dit Lamartine, que Pythagore avait imaginée, que lui avait empruntée Platon, et dont, au temps de notre poète, l’académicien Cicéron avait, dans sa République, enchanté en songe les oreilles de Scipion.

Il ne paraît pas, au reste, que Varron ait répandu beaucoup de clarté sur les obscurités de la cosmographie pythagoricienne, qu’il ait eu le droit de dire, comme Lucrèce : Obscura de re lucida pango Carmina. Les ténèbres ou les lueurs douteuses de son exposition désespéraient encore, au IVe siècle, Licentius, qui écrivait lui-même assez obscurément à son ami Augustin, déjà évêque en Afrique :

« Quand je veux pénétrer dans les mystérieuses profondeurs du livre où voyage Varron, la vue de mon esprit est comme émoussée, il recule plein d’effroi devant la lumière qui le frappe. Faut-il s’en étonner ? Chez moi languit l’ardeur de l’étude, quand tu ne lui tends pas la main ; elle n’ose seule prendre l’essor. A peine un savant désir m’a-t-il poussé à parcourir la suite difficile des démonstrations d’un si grand homme, à en chercher, à travers leurs saints voiles, le sens caché, à apprendre de lui quels tons composent l’harmonie qui règle le chœur des astres et charme l’oreille du dieu de la foudre, que la grandeur de ces objets accable mon intelligence et l’enveloppe comme d’un nuage, Alors, tout hors de moi, j’ai recours aux figures que l’on trace sur le sable et rencontre encore d’épaisses ténèbres, en somme la cause des lumineuses révolutions de ces astres, qu’il nous montre à travers les nuages comme perdus dans l’espace[22]. »

Les autres vers de Varron nous sont connus, pour la plupart, ou par Virgile, qui leur a fait grand honneur en les copiant, ou par ses scholiastes, Servius et autres, qui nous ont dénoncé son larcin. On y remarque, fort élégamment exprimés, quelques-uns de ces pronostics qui, avant d’arriver à Virgile par Varron, étaient venus à ce dernier, par Cicéron, d’Aratus, leur premier interprète, si toutefois c’est bien Aratus qui, pour en orner ses vers, les a le premier tirés des ouvrages météorologiques d’Aristote et de Théophraste. Varron les avait-il insérés dans sa Chorographia ? Cela est douteux. Ces pronostics semblent mieux convenir à ses Libri navales, navigation poétique, de mers en mers, d’îles en îles, sur tous les rivages, qui lui avait probablement mérité de la part d’Ovide le titre de velivoli maris vates, et où nous savons qu’il avait décrit les signes de la tempête.

Ainsi, dans le VIIe siècle de Rome, où finissaient sa tragédie et sa comédie, laissant la place aux autres genres long-temps supprimés par leurs succès et particulièrement au genre didactique, la navigation et les voyages, la description de la terre et du ciel, les sciences géographiques, physiques, astronomiques, étaient une des préoccupations habituelles de la poésie. Cela tenait à l’influence des modèles alexandrins, les plus voisins par la date, et dont il était plus facile aussi d’enlever l’artificielle élégance. Cela tenait de plus à la mystérieuse nouveauté de ces connaissances, pour l’ignorance romaine du moins, qu’elles séduisaient par un charme encore poétique. On comprend comment plus tard Virgile se sentait de même attiré vers elles et y touchait, en passant, avec discrétion, mais avec amour.

Chose remarquable, qui tient à l’inégalité des deux sociétés auxquelles s’adressaient tour à tour, et dans leur propre langue, et dans des traductions, les poètes alexandrins : en passant des Grecs aux Romains, moins polis, moins savans, ils devenaient, par cela même, moins exclusivement descriptifs, plus didactiques. Ils étaient, comme avaient été les poètes philosophes, des révélateurs de la science, des initiateurs de l’ignorance à ses merveilleux secrets.

D’autres poésies didactiques de la même époque, qui avaient la littérature pour objet, et témoignaient, par cela même, du progrès de l’esprit littéraire à Rome : — un poème où Porcius Licinius écrivait bien prématurément l’histoire de la poésie latine encore à son berceau ; — les inscriptions, souvent versifiées, des images recueillies par Varron dans ses Hebdomades, et dont bon nombre représentaient des écrivains et des poètes ; — celles du même genre, dont Atticus avait décoré son Amalthœum, c’est-à-dire sa bibliothèque ; — le λεμων, sorte de guirlande poétique, où Cicéron avait encadré l’éloge de Térence, principale préoccupation d’un temps qui ne comptait guère d’autre grand poète ; — l’épigramme dans laquelle César, semblant répondre à Cicéron, refuse à Térence la force comique ; — enfin le catalogue, en vers techniques, où Volcatius Sedigitus, que rien n’empêche de rapporter à ce siècle, a rangé, un peu arbitrairement, ce semble, les poètes de la fabula palliata ; — tous ces morceaux, de mérite inégal, mais de sujet pareil, conduisent par une autre voie jusqu’à cette partie des œuvres d’Horace qui en semble la continuation, et où il développe, il applique en critique les règles du goût. Les grands poètes, si originaux qu’ils soient, ne procèdent pas seulement de leur génie. Ils ont toujours, même dans les rouvres qui leur semblent le plus propres, des prédécesseurs auxquels les rattache une sorte de généalogie. L’histoire qui vient d’être retracée détruit, on l’a vu, cette espèce d’isolement glorieux où le temps, qui ne laisse guère subsister que les chefs-d’œuvre, a placé, avec le poème de la Nature, les Géorgiques et l’Art poétique.

Virgile, au temps de sa jeunesse, lorsqu’il cherchait encore sa voie, avait été fort préoccupé de la gloire de Lucrèce, fort tenté de la grandeur d’un poème où il aurait à son tour développé les phénomènes, les merveilles de la nature. Il y a de cette vocation passagère des traces frappantes dans ses Géorgiques, où, tout en parlant avec charme du sujet auquel il s’est restreint, il ne laisse pas de regretter éloquemment celui qu’il a quitté et ne néglige pas l’occasion de s’en rapprocher un instant, où il associe aux connaissances pratiques du simple cultivateur quelques notions savantes, magnifiquement exprimées. On se rappelle les vers dont nous montrions tout à l’heure l’imitation chez La Fontaine, et que Delille a ainsi traduits :

O vous à qui j’offris mes premiers sacrifices,
Muses, soyez toujours mes plus chères délices !
Dites-moi quelle cause éclipse dans leur cours
Le clair flambeau des nuits, l’astre pompeux des jours ;
Pourquoi la terre tremble et pourquoi la mer gronde ;
Quel pouvoir fait enfler, fait décroître son onde ;
Comment de nos soleils l’inégale clarté
S’abrége dans l’hiver, se prolonge en été ;
Comment roulent les cieux, et quel puissant génie
Des sphères dans leur cours entretient l’harmonie.
Mais, dans mon corps glacé, si mon sang refroidi
Me défend de tenter un effet si hardi,
C’est vous que j’aimerai, prés fleuris, onde pure ;
J’irai dans les forêts couler ma vie obscure[23].

Ainsi donc les Géorgiques tiennent par certains côtés à ces compositions scientifiques imitées, à la fin du siècle précédent, de l’érudite Alexandrie. Elles se rattachent, d’autre part, par des rapports plus lointains, à ces poèmes où, dans les premiers âges, se déposaient, se conservaient les notions pratiques acquises par l’expérience. Elles s’y rattachent, mais, cela était inévitable, un peu artificiellement. Au temps où écrivait Virgile, le rôle d’Hésiode, comme celui d’Homère auquel il passa ensuite, n’était plus possible que par une sorte de supposition, de convention littéraire. Après les traités de Caton et de Varron, que suivra bientôt celui de Columelle, il n’y a plus place véritablement pour l’enseignement de la vie rustique par la poésie. Cet enseignement est fictif ; il s’adresse à ceux qui n’en profiteront pas, pour l’appliquer du moins. Les Géorgiques sont un prétexte à des peintures, pleines de vérité et de charme, de la nature et des travaux de la campagne.

Ce poème toutefois, plus heureux que les poèmes de Delille, peut se disculper d’appartenir au genre, toujours quelque peu frappé de froideur, que l’on appelle descriptif. La description qui le remplit y est animée par un intérêt tout présent, intérêt patriotique, intérêt social. L’agriculture, ce travail de Rome naissante, d’où sont sorties ses fortes vertus et sa gloire, est impuissante même à nourrir sa décadence. Bien des causes en ont précipité le déclin : l’étendue toujours croissante des possessions, la substitution du travail des esclaves au travail des hommes libres, la transformation des terres labourables en pâturages, des fermes en maisons de plaisance, en parcs, en jardins ; les dévastations de la guerre civile, la dépossession violente des anciens propriétaires remplacés par les vétérans de Sylla, de César, d’Octave, cultivateurs négligens et malhabiles. L’agriculture n’existe donc plus en Italie ; il faut la remettre en honneur, la faire revivre. Virgile, qui a plaidé dans ses églogues la cause des habitans de la campagne, plaide ici celle de la campagne elle-même, de la campagne abandonnée, devenue déserte, stérile :

Squalent abductis arva colonis.


Il a reçu cette mission de son génie, qui y est si propre :

Molle atque facetum
Virgilio annuerunt gaudentes rure Camoenae ;

« A Virgile les muses rustiques ont accordé le don des graces touchantes, de l’exquise élégance. »

Il l’a reçue du prince qui a entrepris la tâche, impossible à la politique aussi bien qu’à la poésie, de faire revivre les mœurs primitives, les vieilles vertus. Il l’a reçue de son temps, d’une société fatiguée de guerres, de politique, de discordes, que l’ennui des jouissances du luxe précipite, en imagination du moins, vers la simplicité des champs, la vie rustique, la nature. Quel à-propos, quelle source féconde d’intérêt !

Il n’y en a pas moins, mais d’une autre sorte, dans l’Art poétique d’Horace et dans les belles épîtres à Auguste, à Florus, qu’il y faut associer. On doit y voir autre chose que l’industrie d’un écrivain habile, qui enferme dans des vers précis, élégans, pleins de sens et d’énergie, des idées jusque-là rebelles à l’expression poétique. Ces idées répondent aux préoccupations d’un public métromane et critique, qui compose et qui juge, qui compare avec passion les vieux poètes et les nouveaux, comme au temps de notre guerre des anciens et des modernes, qui se partage entre les lois pures et sévères de l’art et les procédés expéditifs du métier, qui déjà met en question les principes, les règles, et applaudira bientôt aux recherches frivoles, aux excès monstrueux du mauvais goût.

On les voit poindre dans l’Art poétique. Quand Horace dit :

« Tel, pour relever par des merveilles ce qui lui paraît trop simple, peint un dauphin dans les bois, un sanglier dans les flots[24]. »

il semble qu’il prévoie la description du déluge par Ovide. Quand il dit :

« Ce n’est pas devant le public que Médée doit tuer ses enfans, l’exécrable Atrée faire cuire des entrailles humaines[25]. »

ne semble-t-il pas qu’il analyse d’avance le théâtre de Sénèque ?

Un poème tel que l’Art poétique ne pouvait appartenir qu’à une époque de culture littéraire très avancée, comme était le siècle d’Auguste, et, dans cette époque même, au moment précis qui le vit apparaître. Il faut que l’art ait épuisé les inspirations diverses qu’il reçoit de la nature sensible et de l’humanité pour chercher ainsi en lui-même une sorte de modèle abstrait, et ce modèle, pour qu’on puisse le reproduire, doit avoir été assemblé pièce à pièce par la longue pratique de la composition, le sentiment long-temps réfléchi de la vérité, de la beauté. Ajoutons que les idées dont il se compose n’ont chance d’intéresser l’imagination qu’à deux conditions seulement : d’une part, si le faux goût les conteste déjà et leur donne de l’à-propos ; d’autre part, si, bien que fondées sur l’autorité du temps et de l’expérience, elles n’ont pas été encore trop popularisées, trop vulgarisées par la critique.

L’Art poétique avait donc, comme les Géorgiques, sa raison d’être, son opportunité, son intérêt présent et populaire, un caractère tout opposé à ceux de ces productions artificielles que suscitent seuls, dans les littératures vieillies, le caprice, la vocation incertaine des poètes. J’en dirai autant d’un ouvrage moitié épique, car il est rempli de récits, moitié didactique, car on n’y raconte que pour instruire, comme dans la Théogonie d’Hésiode : les Fastes d’Ovide.

Quand Rome vieillie aimait à se reporter vers son jeune âge, à s’entretenir de ses lointaines et fabuleuses origines, un poème qui les expliquait savamment, ingénieusement, élégamment, était un ouvrage de circonstance appelé par le vœu du public. Aussi l’idée en vint-elle à plus d’un écrivain. Properce l’avait commencé ; c’est des débris de cette œuvre que se compose en grande partie son quatrième livre. Il en donne le programme dans ce vers :

Sacra diesque canam et cognomina prisca locorum[26].


Après lui, Sabinus avait aussi entrepris de faire la même chose, mais n’avait pu la mener à fin.

.....Imperfectumque dierum
Deseruit celeri morte Sabinus opus[27],

a dit Ovide, qui ne fut pas plus heureux, à qui ses malheurs ne permirent pas d’achever une œuvre si propre à intéresser le patriotisme rétroactif, la piété officielle de l’empire, son goût d’archéologie nationale.

Il y a le poème didactique badin, comme il y a l’épopée badine. Ennius, dans un temps où l’intempérance romaine avait déjà commencé, Ennius, ami lui-même du vin et de la table, avait pu, en face de Caton, imiter avec convenance et intérêt la Gastronomie d’Archestrate, écrire ses Phagetica. De même Ovide, au sein de ce loisir sensuel que le pouvoir absolu faisait aux Romains, ces anciens cultivateurs, ces politiques, ces guerriers devenus hommes de plaisirs et coureurs d’aventures galantes, Ovide écrivait aussi, sous la dictée du public, son Art d’aimer, ses Remèdes d’amour.

En dehors de ces productions animées d’une vie véritable, on ne rencontre plus que l’œuvre morte d’un art industrieux qui s’applique assez indifféremment à toutes choses, leur demande sans fin le sujet d’élégantes, d’agréables, mais froides descriptions. C’est pour décrire qu’Ovide traite de la pêche, Gratins de la chasse, Macer des abeilles, des oiseaux, des venins de certains animaux et de leurs remèdes, des plantes médicinales ; Pedo Albinovanus, qu’Ovide appelle sidereus[28], peut-être de l’astronomie, Manilius de l’astrologie ; plus tard, Columelle, trompé par un regret de Virgile, des jardins, et un autre contemporain de Sénèque, qui était en même temps son ami, son correspondant, Lucilius, de l’Etna, que Virgile semblait avoir suffisamment décrit, et dont devaient s’occuper tant de poètes après lui.

Omne genus rerum doctœ cecinere sorores.
« Il n’est rien que n’aient chanté les doctes soeurs, »

s’écriait Manilius, ce qui peut s’interpréter ainsi : « Il n’est rien que nous n’ayons décrit. » Le même Manilius rappelait avec enthousiasme les productions descriptives de Gratins et de Macer :

« Tel chante les oiseaux au plumage bigarré, la guerre portée chez les bêtes sauvages ; tel les serpens venimeux, les plantes malfaisantes, les simples qui rendent la vie[29]. »

Nous avons quelques-uns de ces ouvrages, sauvés par certains mérites de composition et de style, qui ne sont pas indignes d’attention et d’estime ; mais combien le temps nous en a ravi ou épargné d’autres ; fruits de cette intempérance descriptive qui se déclara dès le temps d’Ovide et dont Ovide s’est fait l’historien dans quelques vers, qu’on croirait vraiment contemporains de l’école d’Oppien ou de celle de Delille !

Delille, dans son Homme des champs, qui n’est point celui de Virgile qui n’habite point une ferme, mais un château, qui y vit au sein d’un loisir seigneurial, peint les jeux de la veillée, les cartes, le billard, le trictrac, les dames, les échecs, tout cela curieusement, avec une dextérité de style et de versification à laquelle nous sommes devenus fort insensibles, mais qui charmait alors. Chaque époque a ses modes, même en littérature. Il n’y avait pas long-temps que le jésuite Cerutti avait fait tout un poème sur les échecs, et défini ainsi, je crois, la marche des pions, dans un vers fort admiré :

Ils avancent de front et frappent de côté.


Eh bien ! au temps d’Ovide, qui avait vu Virgile et avait entendu Horace, il se trouvait déjà des poètes, et en grand nombre, qui abusaient absolument de même du talent de versifier et de celui de décrire. Ovide cite leurs traités poétiques sur les arts les plus futiles, pour se justifier lui-même d’avoir écrit l’Art d’aimer[30].

« D’autres ont enseigné dans leurs vers les règles des jeux de hasard, de ces jeux auxquels ne pardonnait guère la sévérité de nos aïeux. Ils ont dit quelle est la valeur des dés, par quel mouvement du cornet on peut composer le coup divers de Vénus, éviter le fatal coup du chien ;

« Combien de points portent les tessères ; comment, à l’appel du chiffre le plus fort, il faut les lancer sur la table ; dans quel ordre, les ramassant, il faut les remettre à son adversaire[31] ;

« Comment on doit faire avancer en droite ligne ses soldats colorés, prendre garde qu’ils se hasardent entre deux ennemis et périssent dans la rencontre, les soutenir à propos, les retirer au besoin, assurer par un prudent concours leur retraite. »

Ovide avait lui-même plus d’une fois décrit ce jeu stratégique dans l’Art d’aimer, où ces sortes de divertissemens jouent leur rôle[32] :

« Comment, sur le damier, où sont disposées trois à trois de petites pierres polies, on fait arriver jusqu’au fond, sans interruption dans leur marche, les pièces de son jeu.

« Enfin, pour achever ce détail, ils ont enseigné tous ces jeux où nous perdons le bien le plus précieux, notre temps. »

L’énumération de toutes ces compositions didactiques si peu sérieuses n’est point terminée :

« Un autre dit les formes diverses de la balle et comment on la lance, un autre l’art de la nage, un autre celui du cerceau.

« Il en est qui ont appris à composer les couleurs de son visage. »

Ovide n’était pas non plus tout-à-fait innocent à cet égard, lui qui avait écrit ses Medicamina faciei (nous en avons quelque chose, et qui en avait parlé si magnifiquement :

« J’ai moi-même traité des préparations qui entretiennent votre beauté dans un livre bien petit, sans doute, mais de grande importance[33]. »

Mais il est temps de clore avec lui cette longue revue :

« Tel a écrit le code de l’hospitalité, des repas ; tel a traité de l’argile dont se fait la poterie, de la pâte la plus propre à conserver le vin frais.

« On s’égaie volontiers par de telles compositions aux jours fumeux de décembre, et jamais elles n’ont causé la perte de personne. »


Ces vers sont vraiment caractéristiques ; ils révèlent à quels excès descriptifs était arrivée, dès le temps d’Auguste, chez les Romains comme chez les Grecs, comme chez nous, la poésie didactique. Là aussi, après avoir, d’abord dans des poèmes gnomiques, ensuite dans des poèmes philosophiques et scientifiques, tantôt recueilli avec un art naïf, pour l’éducation d’une société naissante, les notions éparses de l’expérience, tantôt initié plus régulièrement une société plus polie aux systèmes des penseurs et des savans, le genre didactique aboutissait inévitablement à l’ingénieux et élégant mensonge de leçons sans disciples, simples thèmes de style et de versification pour des talens désoeuvrés, frivoles et froids amusemens d’une société blasée.

Un couple sérieux qu’avec fureur possède
L’amour du jeu rêveur qu’inventa Palamède,
Sur des carrés égaux, différens de couleur,
Combattant sans danger, mais non pas sans chaleur,
Par cent détours savans conduit à la victoire
Ses bataillons d’ébène et ses soldats d’ivoire.


PATIN.

  1. Silvestres homines sacer interpresque deorum, etc.
    (Horat., ad Pison., 391-401.)
  2. De Nat. rer., II, 10.
  3. Horat., ad Pison., 401-404.
  4. Boileau, Art poétique, chant IV.
  5. Sentent., v. 27.
  6. Arist., Poet., I.
  7. Plut., de Aud. poet., III.
  8. Sext. Empir., Adv. Math., VII, s. III.
  9. Cinquante quatrains contenant préceptes et enseignemens utiles pour la vie de l’homme, composés à l’imitation de Phocilides, Epicharmus et autres poètes grecs. Paris, 1554, in-4o.
  10. Essais, III, 9.
  11. Centuries de quatrains moraux, 1601.
  12. Quatrains de la vanité du monde, ou Tablettes de la vie et de la mort.
  13. Voyez Fables, X, 1 ; XI, 4.
  14. A. Villemain, dans son Tableau du dix-huitième siècle, a redit, de cette belle et haute production, quelques passages frappans.
  15. Voltaire, Épitre XLIII, à madame la marquise du Châtelet, sur la philosophie de Newton.
  16. Flav. Mall. Theodorus, de Metris. éd. Heusinger, 1755, in-4o, p. 95.
  17. Tusc., IV, 2 ; Cf. Sallust. de Rep. ord., II, 1 ; Prise., Fest., Non., passim.
  18. Voyez Cicéron, ad Quint. Fr., II, 11.
  19. De Nat. rer. III, 1057.
  20. Vie de Cicéron.
  21. Epist. ad Quint., III, 1, 6, 9.
  22. Licent. Carm, ad Augustinum, 1, sqq. Voy. Wernsdorf, Poet. lat, minor.
  23. Me vero primum dulces ante omnia musa, etc.

    (Virgile, Georg, Il, 475-486.)
  24. Qui variare cupit rem prodigialiter unam,
    Delphinum silvis appingit, fluctibus aprum.
    (Ad Piton.. v. 20.)
  25. Ne coram populo pueros Medea trucidet,
    Aut humana palam coquat exta nefarius Atreus. (Ad Pison.)
  26. Eleg., IV, 1, 69.
  27. Ovide, Ex Pont., IV, XVI, 15.
  28. Ex Pont., IV, XVI, 6.
  29. Ecce alius pictas volucres et bella ferarum,
    Ille venenatos angues, hic nata per herbas
    Fata refert, vitamque sua radice ferentes. (Astron, III, 43.)
  30. Sunt aliis scriptœ, etc. (Trist., II, 471 sqq.)
  31. Ainsi est entendu par Burmann ce passage très obscur. Selon son interprétation, ces poètes didactiques auraient donné une de ces leçons malhonnêtes que promet, dans le Joueur de Regnard, M. Toutabas, le professeur de trictrac :

    En suivant mes leçons, on court peu de hasard.
    Je sais, quand il le faut, par un peu d’artifice,
    Du sort injurieux corriger la malice ;
    Je sais, dans un trictrac, quand il faut un sonnez,
    Glisser des dés heureux on chargés ou pipés ;
    Et quand mon plein est fait, gardant mes avantages,
    J’en substitue aussi d’autres prudens et sages,
    Qui, n’offrant à mon gré que des as à tous coups,
    Me font en un instant enfiler douze trous.

  32. De Arte amandi, II, 207 ; III, 357. — Ses vers rappellent ceux de Delille sur les échecs :
    Plus loin, dans ses calculs gravement enfoncé,
  33. De Arte amandi, III, 205.