La Poésie et les Poètes contemporains en Allemagne

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La poésie et les poètes contemporains en Allemagne
Jean Thorel

Revue des Deux Mondes tome 135, 1896


LA
POÉSIE ET LES POÈTES CONTEMPORAINS
EN ALLEMAGNE

Un critique allemand a dit qu’il fallait entendre par le mot « romantisme » la tendance de l’esprit humain à se donnera la métaphysique, à la musique, et à la poésie lyrique. La définition est large, si large qu’elle ne définit et n’enveloppe plus en aucune façon ce que les Allemands ont eux-mêmes qualifié de « romantisme » chez eux, à la fin du siècle dernier et au commencement de celui-ci. Mais, en revanche, peut-être pourrait-on fort bien l’adopter si on la considérait comme s’adaptant à ce qu’il y a de meilleur et de plus parfait dans l’esprit et l’art allemands. Et alors il faudrait dire que l’esprit et l’art allemands, considérés de la façon la plus générale, sont, de par la nature même de la race, voués au « romantisme ».

Que cette source de romantisme n’est point près de se tarir au fond de l’âme allemande, c’est ce que nous ont prouvé, tout récemment encore, d’admirables exemples, du moins pour ce qui est de la musique et de la métaphysique. Les noms de Wagner et de Schopenhauer n’ont rien qui le cède à ceux des Kant et des Hegel, ou des Bach et des Beethoven. Mais il semblait d’autre part, depuis trente ou quarante ans, que, dans l’ordre de la poésie lyrique, une sorte de voile se fût étendu sur le génie allemand, et qu’après Gœthe, Novalis et Heine, fût tarie la source de lyrisme qui s’était répandue, pendant près d’un siècle sur l’Allemagne. Non pas que l’on eût cessé de vouloir se découvrir des qualités poétiques. On le voulait, mais ou ne le pouvait plus. La quantité des productions lyriques restait considérable, devenait même peut-être plus considérable que jamais ; mais la qualité de ces productions ne répondait pas à leur nombre. C’était comme si après Goethe et Heine il ne fût plus resté qu’à les imiter servilement l’un et l’autre ; à moins encore que l’on ne se contentât tout simplement du culte de la forme, presque sans nul souci du sentiment ni de l’idée.

Les règles esthétiques que firent triompher assez longtemps nos poètes de l’école parnassienne, on peut dire en effet quelles dominèrent pendant près d’un demi-siècle tout l’art poétique allemand. Platen et Rückert furent, sinon à proprement parler les initiateurs, du moins les fondateurs de cette école pour laquelle la forme était tout, et le contenu, rien ou peu de chose, pour laquelle l’expression n’était plus un moyen, mais devenait le but même de la poésie. Peut-être pourrait-on dire de Heine lui-même qu’il eut là sa part de responsabilité. Si implacable adversaire de Platen qu’il fût, il ne se montra pas moins lui-même aussi, et plus encore que Platen, un tel maître dans la forme, il n’y fit pas moins preuve d’une telle virtuosité, qu’il n’a pas toujours su échapper au danger de faire montre gratuitement de cette virtuosité, et ainsi parfois d’en abuser. Par l’apparence de vie que son art merveilleux a su maintes fois prêter à de purs jeux de langage ou d’esprit, il a donc pu contribuer lui-même à propager un art qu’il combattait.

Mais le poète chez qui ces nouvelles tendances se manifestèrent de la façon la plus consciente et qui parla, en même temps qu’il atteignait à une véritable maîtrise, conquit aussi en Allemagne la plus grande renommée, depuis Heine, c’est Emmanuel Geibel, dont toute la poésie est d’essence purement formelle. On a souvent cité de lui ces conseils qu’il donne aux poètes : « Que, par une forme accomplie, le vrai poète s’efforce à glaner du sourire, même dans un sujet pénible ! Qu’un noble rythme vienne adoucir et rendre belles toute douleur et toute tristesse ! Que même le cri d’angoisse qui s’échappe de la poitrine devienne de la musique pour l’oreille ! Que le javelot piquant de l’ironie soit tout d’abord plongé dans les vagues de la grâce, et que résonne avec harmonie l’arc qui le doit lancer ! » Cette citation est empruntée à ses Distiques de la Grèce ; et elle forme en allemand six vers pleins d’un charme qu’il est malheureusement impossible de retrouver dans une traduction[1].

« Que même le cri d’angoisse qui s’échappe de la poitrine devienne de la musique pour l’oreille ! » disait Geibel : et il y a là en germe toute une esthétique, tout ce qui fut l’esthétique de la plupart des poètes allemands pendant quarante ans. L’expression belle, le son verbal harmonieux, l’image qui soit une parure, il n’est pas question d’autre chose ; il n’est question ni de l’idée ni du sentiment. Que l’habit soit somptueux, de couleur réjouissante et de coupe qui séduise, orné de fines broderies, de perles et de pierreries, peu importe le corps. Peut-être avec ce seul souci peut-on atteindre à une belle rhétorique, mais on n’atteint qu’à de la rhétorique.

Les suites de ce divorce entre la forme et le contenu furent ce qu’elles devaient être. Le dilettantisme envahit presque toute la poésie allemande, et étouffa bientôt presque partout les germes de personnalité qui ne pouvaient manquer de surgir d’un sol naguère encore si fécond en fleurs de vraie poésie. Quelques poètes cependant surent résister à l’engouement qui emportait leurs contemporains vers des succès plus faciles et plus éphémères ; et ce sont ceux-là qu’il faut considérer comme formant la véritable transition entre la grande période qui finit avec le nom de Heine et la période qui vient de commencer, et que je vais essayer de caractériser tout à l’heure. Les meilleurs parmi ces poètes sont le Suisse Gottfried Keller, le Poméranien Théodor Fontane et le Frison Théodor Storm. Tous trois se tinrent à l’écart du mouvement qui glorifiait par-dessus tout la forme dans la poésie ; tous trois, dans leurs œuvres, témoignèrent d’une riche vie intérieure, et leur poésie fut ce que doit être toute vraie poésie lyrique : l’épanouissement d’une personnalité.

Chez Keller et chez M. Fontane, cette personnalité peut sembler un peu abrupte et un peu contenue ; elle n’aime pas trop s’éloigner de la vérité immédiate, elle s’appuie volontiers sur les contingences, non seulement pour ce qui est du sentiment et de l’idée qu’elle veut exprimer, mais aussi pour l’expression à leur donner. Elle renonce par-là même à cette sorte d’agrandissement et de transfiguration où elle pourrait prétendre en se surveillant moins ; mais, si elle y a renoncé, c’est peut-être qu’elle a senti qu’à vouloir aller trop loin ou trop haut, elle perdait pied, et serait alors obligée de se confier à d’autres forces qu’à ses propres forces intimes, ce qui lui retirerait du coup toutes ses qualités.

La personnalité de Storm est plus douce, plus fuyante, non moins vive, mais plus lointaine. Storm fut un homme dont la vraie patrie était le rêve, en qui vivait une toute frémissante aspiration à l’harmonie, et ses poésies sont le reflet de sa vie, une sorte d’autobiographie de son âme. Il a écrit des poèmes d’une très grande profondeur de sentiment, un peu mystérieux, émus, douloureux ; et il est certainement, dans cette époque de transition, le poète qui s’est trouvé le plus souvent sur le vrai domaine de la poésie lyrique.


I. — LA POÉSIE RÉALISTE

Ces noms de Keller, de Fontane et de Storm étaient déjà anciens, et l’art de la poésie semblait, plus encore que précédemment, traverser une période de profond sommeil, lorsqu’une sorte de renouveau vint enfin réveiller l’attention, sinon du grand public, tout au moins du public lettré.

On sait que vers 1880 un certain nombre de jeunes gens, en Allemagne, frappés du succès retentissant que venaient d’obtenir en France M. Emile Zola et son école, conçurent aussitôt l’idée de doter leur pays d’une école semblable. D’ailleurs ils ne se contentèrent pas d’un seul maître, et ils étudièrent aussi passionnément Tolstoï. Un peu plus tard, ce fut le tour des dramaturges, qui furent réalistes comme leurs camarades les romanciers, et en même temps, à la suite d’Ibsen, un peu symbolistes, moralisans et réformateurs.

Dès le premier appel au combat contre les anciens, des poètes se trouvèrent qui prirent part au mouvement de toute la jeune génération. Ils ne cherchèrent pas, comme les romanciers et les dramaturges, quelque grand nom venant du dehors et sous la bannière de qui se ranger ; mais peut-être justement à cause de cela furent-ils moins longtemps, sinon à prendre nettement conscience de ce qui devait être leur tâche propre, mais tout au moins à accomplir cette tâche. Ils s’épargnèrent ainsi en partie les soubresauts et les transformations par où a déjà passé la nouvelle école réaliste allemande dans les deux autres ordres de production. Ne se réclamant d’aucun modèle, ils eurent tout au moins l’avantage de n’être pas tentés d’imiter personne, et de rester ainsi plus près de la source même d’où toute poésie doit naître, plus près de l’impression directe, de l’idée spontanée, du sentiment personnel.

C’est cependant au nom du réalisme que s’engagea la bataille. MM. Julius et Heinrich Hart publièrent, en 1882, six cahiers d’Assauts critiques, où, avec la dernière énergie, ils prirent parti contre les « vieux », les « parnassiens », demandant qu’on en finît une fois pour toutes avec le beau mensonge de la forme, pour en revenir à la nature et à la vérité. Les paroles des frères Hart eurent quelque retentissement… parmi les jeunes poêles, et c’était déjà beaucoup. On répéta volontiers pendant quelque temps que la poésie lyrique elle-même devait se soumettre à l’esthétique réaliste. Un heureux instinct, sans doute, empêcha que l’on précisât trop en quoi devait consister au juste cette soumission. Il s’agissait avant tout de ruiner le culte exclusif de la forme. Ce qui s’ensuivrait apparaissait encore moins nettement.

En Allemagne, cependant, l’on témoigne d’ordinaire d’un goût trop prononcé pour les formules d’aspect scientifique, pour qu’il restât longtemps possible de ne pas essayer de définir l’essence même de la nouvelle poésie. Parmi les différentes combinaisons que nos voisins aiment à faire des mots idéalisme et réalisme avec les mots subjectivisme et objectivisme, il y avait encore une combinaison moins usée que les autres, et dont jusque-là on ne s’était guère avisé de se servir en traitant de la poésie : on s’empressa de réparer cet oubli, et l’on déclara que la poésie lyrique devait désormais reconnaître pour loi le « réalisme objectif. » C’était bien là dire la chose la plus dénuée de sens qu’il soit possible d’imaginer ; et il est à peine besoin d’insister pour faire remarquer quelle antinomie absolue il y a entre ces deux termes de poésie lyrique et de réalisme objectif.

Sans doute l’on peut, et l’on doit même très bien admettre, avec Kant, qu’ « il existe en poésie deux genres de beauté : l’un, relatif au temps et à cette vie ; l’autre, plus soucieux de l’éternel et de l’infini. » Mais, de ce que le mot poésie ne signifie pas qu’il faille s’abstraire de la vie et du temps présent, il ne s’ensuit pas que représenter la vie et le temps présent d’une manière purement objective soit de la poésie. Cette tâche serait même tout l’opposé de ce que nous avons l’habitude de désigner par le mot poésie, et surtout par le mot lyrisme. S’en tenir à un réalisme purement objectif, ce serait, par exemple, faire de la description, montrer des objets ou des paysages, ou encore raconter des événemens, ou bien tâcher à exprimer ses sentimens avec les mêmes expressions et les mêmes images courantes dont on se sert dans la réalité, ou bien répéter, comme le ferait un phonographe, les paroles qu’auraient pu dire telles ou telles personnes dans des situations et des momens importans de leur vie… Mais qu’a donc tout cela de commun avec l’art de la poésie lyrique ? En supposant que la description ou le récit, par exemple, sans appartenir directement au lyrisme, puissent être du domaine de la poésie, n’y arriveront-ils pas justement par tout ce que pourront leur ajouter la forme et la perfection de la forme, quoi que ce soit que l’on entende par ce mot de perfection et qu’il s’agisse de la richesse ou de la pureté de la langue, du coloris ou du dessin de la phrase, de la variété ou de la simplicité du rythme ?

Les Allemands n’avaient encore eu que leur école « parnassienne » sans avoir eu leur école « naturaliste » ; sinon les nouveaux poètes auraient su plus tôt quel proche degré de parenté pouvait unir ces deux écoles l’une à l’autre, et compris plus vite aussi que c’était ne presque rien changer que vouloir remplacer l’une par l’autre. Ce que leur passé littéraire immédiat ne leur montrait pas encore, ils devaient d’ailleurs l’éprouver bientôt, en constatant l’inanité absolue de toute tentative faite pour réaliser une œuvre lyrique appuyée sur ces principes. D’ailleurs, malgré les belles audaces des jeunes novateurs, il y avait en eux une force qui devait rendre vain tout effort de leur volonté théorisante ; et cette force n’était autre que celle de l’indomptable subjectivité qui est l’un des attributs les plus constans de la jeunesse. Mais posséder cette faculté, n’est-ce pas l’une des premières conditions pour être poète ? De par leur âge moine, les jeunes novateurs se trouvaient donc victorieusement armés contre tout ce que leurs théories contenaient en soi de faux et de caduc.

L’influence directe et pratique de M. Julius Hart sur ses compagnons de lutte n’a pas été et ne pouvait pas être considérable ; mais si M. Julius Hart n’a pas exercé, à proprement parler, un rôle directeur et prépondérant dans tout le mouvement nouveau, il n’en a pas moins été en quelque sorte un initiateur, et les théories qu’il a défendues ont été assez ardemment discutées pour qu’il y ait lieu de s’y arrêter un peu. On peut trouver le résumé de ses idées sur l’essence et le but de la nouvelle poésie dans la préface qu’il a publiée en introduction à l’un de ses recueils de vers, et qu’il a intitulée la Poésie lyrique de l’avenir. M. Julius Hart dit, dans cette sorte de manifeste : « Nous sommes à l’aurore d’une ère de poésie nouvelle et toute spéciale, que nous qualifierons tout simplement de poésie réaliste, quoique nous sachions bien que cette expression ne correspond pas exactement à ce qu’il s’agit de définir, et qu’elle est en son genre tout aussi arbitraire que le fut l’expression de poésie romantique. Nous demandons à la nouvelle poésie qu’elle soit l’expression des façons de penser ou de sentir particulières à notre temps, qu’elle soit l’incarnation de la nouvelle conception du monde fondée sur les acquisitions intellectuelles, politiques et sociales, dont nous sommes redevables à notre siècle. Nous pensons et nous sentons autrement, nous voyons le monde avec d’autres yeux que ne le faisaient les poètes de l’ancien christianisme ou les poètes de la période classique et de la période romantique. C’est de là que proviennent la particularité et la nouveauté artistique et intellectuelle de la poésie réaliste. Elle n’a donc pas de modèles à aller chercher dans le passé, elle doit se créer à elle-même son idéal. Elle n’a ni à étudier ni à imiter les anciennes œuvres d’art, elle doit faire un retour vers la nature et en considérer directement tous les phénomènes. »

Il y a bien un peu de naïveté dans cette importance exceptionnelle ainsi donnée à l’époque que nous traversons ; mais cette naïveté, on la pardonnera facilement au critique si elle doit devenir une qualité chez le poète. Quand M. Julius Hart demande que la poésie « soit l’incarnation de la nouvelle conception du monde, » il semble croire qu’il y aurait une nouvelle conception du monde, universellement reconnue et acceptée. S’il en était ainsi, M. Hart n’aurait rien à demander à personne, car tout serait alors subordonné à cette nouvelle conception, sans que M. Hart ni personne ait besoin d’y pousser. Il y a aujourd’hui, comme il y en a toujours eu, des hommes qui pensent et qui sentent vivement — et différemment, — sur les problèmes les plus importans de la vie et de l’univers ; et tout ce que l’on peut désirer de mieux, c’est peut-être tout simplement que chacun d’eux exprime le mieux possible ce qu’il pense et ce qu’il sent.

En fin de compte, c’est d’ailleurs là aussi où vient très clairement aboutir le raisonnement de M. Hart. Plus loin, en effet, il dit encore : « Le retour à la nature et au phénomène rendra à la poésie lyrique toute la vérité de l’expression directe, toute la force de sentiment que peut seule engendrer la réalité. La poésie ne cherchera donc pas, avec Geibel et ses élèves, un simple poli de surface ; elle ne se contentera pas d’une langue émondée et purement harmonieuse, d’une beauté toute d’apparence ; elle devra toujours s’arrêter à l’expression caractéristique, à l’expression qui marie le plus complètement l’idée à la forme. Et si parfois les expressions et les mots employés paraissent un peu barbares à l’oreille, encore trop habituée à l’ancienne langue douceâtre, on n’en sacrifiera pas moins volontiers, par un sentiment plus haut de l’art, une beauté tout extérieure à une beauté plus intime et plus profonde. Enfin la poésie cessera de s’intéresser aux jeux de pure fantaisie pour se consacrer tout entière à l’homme et à la nature, tels que la réalité les montre, et dépouillés du vain prestige dont cherchaient à les envelopper les contes romantiques. »

Dans cette dernière phrase, M. Julius Hart révèle une fois de plus combien il tient à rester le prisonnier de la tendance réaliste. Plus loin, il réclame formellement des poètes nouveaux un « lyrisme objectif », et il laisse entendre que créer des œuvres animées de ce principe ce sera réaliser un progrès sur l’art classique et l’art romantique, auxquels d’ailleurs il ne refuse pas de rendre justice.

« Notre époque, dit-il, n’est plus faite pour cette poésie de sentiment qui fut la poésie du passé, ni pour le simple lied apparenté à la musique. Dans cet ordre de productions, le passé nous a laissé des œuvres parfaites et immortelles, et le poète de nos jours qui tenterait d’en recommencer de semblables ne pourrait plus être qu’un pâle imitateur. Que l’on remplace donc cette poésie de sentiment par une poésie toute d’action et de caractère qui corresponde à la vie de notre époque ! »

On se demandera ce que cela peut bien être qu’une poésie lyrique « toute d’action et de caractère » ; la tentative fut faite, cependant. Plusieurs jeunes poètes se sont dit qu’il fallait en effet choisir des sujets qui fussent de notre temps, qu’il fallait écrire des poèmes qui pussent être une arme de combat dans les tournois intellectuels et dans les luttes sociales de l’heure présente. Mais toutes les fois qu’ils réalisèrent vraiment leurs intentions, il se trouva que les poèmes qu’ils écrivirent furent tout autre chose que de la poésie lyrique ; ce fut du pamphlet, de la critique, de la philosophie, du catéchisme, de l’épopée ; ce fut tout, excepté ce que l’on s’était proposé de faire.

Il faut d’ailleurs ajouter que, un certain nombre de ces jeunes poètes possédant un réel tempérament et ayant déjà une certaine individualité, ce fut le plus souvent, et malgré eux pourrait-on dire, ce tempérament et cette individualité qui prirent le dessus et se manifestèrent dans leurs œuvres. Il n’y a là rien qui doive surprendre. Nous avons eu en France, dans M. Emile Zola, un exemple assez éclatant de ce manque de correspondance entre l’œuvre et la théorie ; et encore un certain nombre des principes établis par M. Emile Zola, dans ses études critiques, n’étaient-ils pas irréalisables en soi, quoique leur avocat y ait beaucoup manqué, tandis qu’ici, même avec la meilleure volonté et le plus grand talent possible, il n’y avait pas à espérer de rien réaliser de ce que l’on se promettait de faire. Quand l’œuvre ne l’ail autre chose que contredire ce qu’il peut y avoir de faux dans la théorie, c’est alors la plus heureuse mésaventure qui puisse arriver. C’est grâce à ce que les meilleurs des jeunes poètes allemands ont connu cette mésaventure, qu’il y a aujourd’hui quelque intérêt à les étudier.

M. Julius Hart fut le premier à se donner à lui-même par ses poèmes d’assez bons démentis. Outre plusieurs « tragédies lyriques », il a publié jusqu’à ce jour trois volumes d’œuvres purement lyriques : Sansara (1878), Homo sum (1890) et Sehn-sucht (1893). Sansara est une œuvre de jeunesse où domine encore, sous l’influence classique, l’amour de l’antiquité, mais où déjà se font jour des aspirations toutes modernes. Homo sum est le recueil où M. Hart a publié on préface son manifeste sur la Poésie lyrique de l’avenir, dont je viens de faire quelques citations. C’était là tout à fait le lieu d’appliquer sans merci les règles posées au début du livre ; mais, fort heureusement pour M. Hart, il a été le premier, je le répète, à beaucoup oublier de ses principes dès qu’il s’est agi de les mettre en pratique.

J’ai trouvé dans Homo sum des poèmes « sociaux », où, si l’auteur avait été conséquent avec lui-même, j’aurais dû découvrir les renseignemens les plus complets et entrevoir la vérité définitive sur les questions sociales qui agitent notre époque. En réalité, je n’y ai lu que l’expression des sentimens personnels de pitié et de colère qu’a éprouvés M. Hart en présence de la société moderne. Je me suis alors souvenu de très anciens poètes qui ne prétendaient pas à faire de la poésie « réaliste », de la poésie « objective », et qui cependant surent tout aussi bien exprimer des sentimens de colère contre toute tyrannie et de pitié devant la pauvre misère humaine. Et même ces très anciens poètes dont je parle savaient que la misère matérielle, — qui excite d’ailleurs à si bon droit la compassion de M. Hart, — n’est pas le seul point par où nous puissions souffrir ; et peut-être s’ils l’ont moins « chantée » qu’ils n’ont fait pour nos autres motifs de souffrance, c’est qu’ils comprenaient mieux la vanité de toute parole en présence de la douleur purement physique, où « la poésie toute d’action » reste forcément impuissante, pendant qu’au contraire l’action, c’est-à-dire dans ce cas la plus simple charité, a quelquefois chance d’apporter du soulagement à ceux qui soutirent sans qu’il soit besoin de faire intervenir l’art de la poésie.

Dans Homo sum, j’ai aussi trouvé des poèmes d’amour et des descriptions de la nature, qui ne m’ont permis de me représenter un peu nettement ni les paysages dont me parlait M. Hart, ni l’objet de son amour, mais qui m’ont en revanche intéressé assez vivement aux émotions personnelles que ressentit le poète en leur présence, — et c’est le meilleur éloge que j’en puisse faire. Le dernier livre de M. Julius Hart a pour titre Sehnsucht (c’est là, comme l’on sait, un des mots les plus intraduisibles de la langue allemande ; il signifie à la fois : ardent désir et aspiration maladive). Cette œuvre est une sorte de nouvelle écrite en prose poétique sur le ton lyrique, et où M. Julius Hart redevient, comme un simple romantique, le poète du « moi », uniquement préoccupé d’envelopper dans un mysticisme un peu symbolique ses sentimens les plus intimes et les plus personnels.

J’ai dit plus haut que les six cahiers des Assauts critiques parus en 1882 avaient été rédigés de concert par M. Julius Hart et son frère M. Heinrich Hart. Celui-ci, de nature sans doute plus pondérée, plutôt critique que poète, était mieux en état de s’astreindre à suivre les règles qu’il assignait à la poésie. Mais aussi se trouva-t-il ainsi conduit directement à l’épopée, et, par l’épopée, à des sujets vraiment peu modernes. Après avoir publié, lui aussi, un recueil de poésies lyriques, il annonça l’intention de consacrer sa vie à parfaire une œuvre géante qui comporterait vingt-quatre volumes portant le titre général de Chant de l’humanité, un cycle d’épopées, comme M. Zola avait fait un cycle de romans, et qui représenterait toute la vie de l’humanité à travers les âges. On sait que Lamartine avait formé le même projet, mais il n’écrivit que deux chants : Jocelyn et la Chute d’un ange. Victor Hugo fut plus complet, parce qu’il eut la prudence d’entreprendre des œuvres de moins longue haleine, et nous avons eu ainsi la Légende des siècles. M. Heinrich Hart achèvera-t-il jamais l’œuvre qu’il a entreprise ? Il a donné presque coup sûr coup les deux premiers livres : Tul et Nahila, et Nemrod. Le troisième, Moïse, dont plusieurs revues ont publié des fragmens étendus, se fait attendre depuis déjà longtemps. Ces premiers volumes ne manquent ni de couleur, ni même de grandeur ; mais nous n’y pouvons encore trouver que la preuve d’une belle imagination, nous y apprenons seulement comment le poète se représente un monde que ni l’histoire, ni même l’anthropologie, ne peuvent guère faire connaître. Pour savoir si M. Heinrich Hart doit nous donner un jour la poésie de « réalisme objectif » qu’il nous a promise, il nous faudra attendre jusqu’à l’apparition du vingt-quatrième et dernier livre, qui seul doit traiter de l’humanité présente ; mais je crains fort que nous ne risquions de l’attendre sans fin.


II. — LA POÉSIE SOCIALISTE ET RÉVOLUTIONNAIRE

Les exigences formulées par le réalisme, le rappel à la nature qu’il fit entendre, se transformèrent pour les jeunes poètes en un appel à plus de liberté que n’en avaient pris leurs prédécesseurs, à plus de vérité intime et, en lin de compte, à un développement plus spontané de l’individualité artistique. Toute poésie lyrique ne peut guère s’épanouir que dans ce sens, et c’est aussi dans ce sens que travaille la nouvelle jeune Allemagne. Elle était entrée en campagne avec l’intention d’édifier une « poésie objective » ; et elle dut bientôt s’apercevoir que le résultat de ses efforts était au contraire de rendre la vie à la « poésie subjective ». Mais au moins se trouva-t-il une autre partie de sa tâche qu’elle avait accomplie d’une manière pleinement consciente : ruiner la prépondérance injustement réservée depuis si longtemps aux partisans de la beauté toute formelle.

Quant au terrain d’action où devait se mouvoir l’art régénéré, on s’aperçut après coup qu’en croyant l’agrandir on l’avait au contraire restreint, mais que, par la force même des choses, il restait malgré tout infiniment trop étendu pour qu’il fût possible d’en apercevoir ni le commencement ni la fin, comme on s’était vainement flatté de le faire ; et qu’il pouvait donc continuer à embrasser les domaines les plus divers. L’esthétique réaliste, même mal comprise et mal appliquée, avait eu l’avantage, en aiguisant le regard devant le monde extérieur, de lui rendre par contre-coup plus de pénétration vis-à-vis du monde intérieur ; et la poésie en retira ce bénéfice de recommencer à sentir qu’elle ne peut vraiment être quelque chose de grand et de beau que dans la seule mesure où une impérieuse nécessité intérieure la commande et lui donne vie.

En dehors de toute conséquence littéraire ou scientifique, un des résultats immédiats, et d’ailleurs les plus attendus, de ces théories novatrices de la jeune Allemagne, fut la naissance de toute une littérature révolutionnaire. L’un de nos écrivains les plus perspicaces, M. Edouard Rod, qui connaît très bien l’Allemagne nouvelle, nous a déjà plusieurs fois signalé l’importance exceptionnelle de cette littérature au point de vue social, et il en a étudié avec une grande netteté de vue les diverses manifestations, aussi bien sur le terrain de la philosophie que dans la poésie, le roman et le drame. Je n’ai à parler ici que de la poésie, et je m’abstiendrai donc de toute incursion dans un autre domaine ; mais, pour qu’on aperçoive mieux le caractère de la poésie, que j’appellerai la poésie révolutionnaire, il était nécessaire de dire qu’elle ne se trouve pas être un phénomène isolé dans l’ensemble des nouvelles manifestations littéraires allemandes.

Nous avons vu que, pour M. Julius Hart, « être de notre temps » et penser et sentir « en harmonie avec notre temps », cela n’avait eu tout d’abord d’autre signification que celle-ci : être socialiste. Quand M. Hart réclamait une « poésie objective », cette expression signifiait évidemment avant tout dans sa pensée : une poésie socialiste. J’ai dit qu’il a travaillé dans une certaine mesure à la créer. D’autres y ont travaillé avec lui, et avec plus d’ardeur encore qu’il n’en avait montré lui-même.

Un des précurseurs les plus immédiats de cette phalange de jeunes prophètes révolutionnaires avait été Ferdinand Freiligrath, Mais Freiligrath, qui avait joué un rôle actif dans les événemens de 1848, tenait par trop de côtés aux vieux partis, tant politiques que littéraires, pour n’avoir pas été du premier coup dépassé par les nouveaux venus, sinon dans la violence de l’expression, tout au moins dans ses rêves de bouleversemens sociaux. Quelles que fussent cependant les prétentions que l’on eût, et quelle que fût la variété des moyens qu’on employât pour les réaliser, on ne pouvait, je l’ai dit, qu’aboutir à l’expression de sentimens personnels allant de la haine à la pitié, selon qu’il s’agissait des puissans du jour ou bien des misérables ; à moins que l’on ne préférât aller se perdre dans de beaux rêves nuageux et imprécis, dévoilant à l’humanité l’âge d’orque sera l’avenir dès le lendemain du « grand soir ».

La première, et par-là peut-être la plus importante de ces œuvres de poésie révolutionnaire, fut le Livre de l’époque de M. Arno Holz, paru en 1886, et réédité en 1892. Il y a un peu de tout dans ce livre ; mais, dans chacune des pièces qui visent à être des « poèmes sociaux » ? il y a surtout de la haine et un appel constant à la révolution, soit que le poète exprime formellement cet appel, soit qu’il le sous-entende. M. Holz semble partager les hommes en deux catégories : d’un côté les riches, et de l’autre les pauvres. Les riches sont des démons, et les pauvres sont des anges. Aucune conciliation n’apparaît possible entre les uns et les autres ; on ne voit pas que rien puisse jamais les réunir. Et devant les souffrances des misérables il ne semble même pas que le poète éprouve de la pitié, ou plutôt il ne s’attarde pas à la pitié qu’il a dû ressentir, et c’est à peu près uniquement de la colère qu’il exprime, car il repense aussitôt, avec des sentimens de haine et de dédain, à ces riches qu’il suppose évidemment être la cause de tout le mal.

Je ne rappellerai ici que l’un des poèmes les plus connus de M. Holz : Deux tableaux. L’un de ces « tableaux » nous montre un palais où une domesticité nombreuse va et vient, très affairée, mais sans bruit, sur la pointe des pieds, passant comme des fantômes. Le médecin de la maison a été appelé quatre fois depuis le matin ; dehors la chaussée est recouverte de paille, pour qu’aucun bruit de voiture ne vienne troubler la malade, « car aujourd’hui Madame a la migraine ! » Le second tableau nous transporte dans une mansarde où, sur une misérable paillasse, gît une femme, jeune encore, que consume une fièvre mortelle. Trois petits enfans sont là. Après une attente interminable, le médecin des pauvres vient enfin, mais trop tard : « La mère est mortel » On voit tout l’effet que M. Holz a pensé tirer de l’opposition de ces deux tableaux ; et sans doute en effet peut-il frapper ainsi l’esprit de gens simples et déjà mûrs pour tirer de là l’unique conclusion que M. Holz attend manifestement qu’ils en dégagent : un cri de haine et de mort contre les riches et les puissans. Mais ce cri de haine, il n’y avait pas besoin des vers de M. Holz pour le faire proférer ; le dernier illettré et le dernier misérable venu pouvait tout aussi sûrement que lui, et même plus sûrement, atteindre au même résultat par n’importe quelle parole de violence sans art. Quant au lecteur impartial, il ne peut hésiter un seul instant à apercevoir tout le factice et tout le vide du poème et de l’effet qu’en a attendu l’écrivain. Sans doute M. Holz eût-il désiré sincèrement que guérît la pauvre femme du peuple dont il nous dépeint la triste agonie, et je ne doute pas que s’il eût pu aidera la sauver, il ne l’eût l’ait volontiers ; mais il apparaît assez clairement que le plus grand plaisir qu’elle eût alors pu lui faire c’eût été d’aller insulter aussitôt l’autre femme, la grande dame à la migraine. Ce n’est pas tant du pain qu’il désire voir distribuer aux affamés, que des pierres à jeter contre l’ennemi, contre « la bourgeoisie ».

Cependant la haine dont fait parade M. Holz est-elle bien sincère ? Elle s’exprime par trop de rhétorique, — une rhétorique assez riche, et de couleur chaude et abondante, mais très heurtée, — et elle se montre trop souvent mêlée d’ironie et de dédain, pour que l’on n’aperçoive pas souvent que c’est surtout à un brillant feu d’artifice que se complaît le poète. Et peut-être ce que je dis là le condamne-t-il encore plus que cela ne l’absout.

Un autre écrivain du même bord, mais chez qui nous trouverons des accens plus profonds et plus sincères, c’est M. Karl Henckell. Les tendances, dis-je, sont les mêmes, mais l’intelligence est plus nette, le sentiment plus vrai, le talent plus réel. M. Henckell a déjà publié six recueils de vers : Esquisses poétiques, Strophes, Appels de Merles, Diorama, le Hardi Rossignol et Intermède, dont quelques-uns lui ont valu d’être considéré en quelque sorte comme le poète officiel du parti socialiste allemand. En particulier ses deux livres : Strophes et Appels de Merles, qui parurent en un temps où les lois d’exception contre les socialistes n’avaient pas encore été abrogées, contiennent des poèmes d’une grande violence, mais aussi d’une exaltation dont la sincérité évidente et le tour passionné peuvent entraîner un instant le lecteur même le plus opposé aux sentimens du poète. Il est quelques-uns des lieds de M. Henckell que les hommes et les-femmes du peuple de Berlin aiment à se répéter, comme une sorte de mélopée harmonieuse qui dit à la fois leurs tristesses et leurs espérances, en même temps, hélas ! que la voie douloureuse par laquelle seule ils croient devoir atteindre à la réalisation de ces espérances. Si quelques-uns de ces chants ont pu devenir ainsi populaires, c’est que M. Henckell, quoi qu’on ait pu dire de lui, n’est pas de la race des agitateurs, des prédicans à formules haineuses et vides. Ce n’est pas leur emphase ni leur rhétorique qu’on retrouve dans ses vers, ou du moins elle y apparaît beaucoup moins fréquemment que dans certaines autres œuvre lyriques aux mêmes prétentions sociales. Il me semble que le poète a vraiment pénétré l’âme des misérables ; il a senti et souffert comme eux et avec eux, il a pensé aussi comme eux. et c’est donc Imite leur âme qui se retrouve dans ses chants, avec ses infinies tristesses, ses montons de joie trop lourde, sa lente résignation traversée de rêves mélancoliques, en même temps que d’éclairs de révolte et d’aveugle vengeance.

Voyons, par exemple, les strophes qu’il intitule la Prolétaire malade : ce sont tout d’abord des paroles d’une grande douceur et d’une émotion attendrie que le poète adresse à la malade ; il partage sa peine, il la console, il veut sécher ses larmes, mais il termine en lui disant : « Endors-toi, car voici le beau rêve que tu dois faire : le fils que tes entrailles ont porté, et que tu allaitas dans la souffrance, tu le verras marcher fièrement en tête des héros qui d’ici-bas vont chasser toute douleur ; son bleu regard brille plein de force en l’océan de lumière de temps plus libres ; sa main de fer brandit la hampe de la rouge bannière de justice. » — Plus loin, c’est une simple fille du peuple, qui suit la navrante et coutumière épopée de sa pauvre vie sans appui ; et elle le dit sur un ton de vérité tel, que l’on est aussitôt tout saisi et tout remué, et que l’on s’aperçoit à peine comment elle en est venue à achever ainsi : « Mille autres encore souffrent comme moi, mais le monde est aveugle pour leur misère, et personne ne devine combien la haine lentement lisse sa toile dans leur cœur. Et personne ne voit le temps qui s’obscurcit, jusqu’à ce qu’éclate tout à coup le tonnerre, dont le feu sauvage vous consumera, vous qui aurez causé l’orage ! »

Je dois ajouter que dans ses dernières productions, M. Henckell semble s’être un peu rasséréné, en même temps sans doute que la lutte du pouvoir devenait moins vive contre le parti auquel le poète prêtait l’appui de son talent. Et ce talent s’est déjà suffisamment manifesté pour que l’on doive souhaiter que l’homme de parti, en M. Henckell, cède définitivement toute la place au poète.

La poésie révolutionnaire avait commencé par se mettre en quelque sorte au service du parti socialiste ; et il semblera peut-être étrange de constater maintenant que, selon toute vraisemblance, et en supposant qu’elle persiste à vouloir se développer, elle en arrivera bientôt à combattre ce parti, plus encore peut-être qu’elle n’a combattu tous les autres. C’est que le germe d’individualisme que porte en soi toute manifestation artistique devait fatalement l’y mener. Ce n’est que par suite d’une sorte d’aveuglement que ce principe d’individualisme a pu croire un instant trouver un sol favorable à son développement dans les théories et le parti socialistes, où il ne pouvait au contraire qu’être étouffé, à mesure que s’affirme davantage le principe d’égalitarisme qui est à la base du socialisme.

J’ai parlé plus haut de l’influence que Tolstoï et Ibsen exercèrent sur les jeunes générations littéraires. Ces influences, surtout celle de Tolstoï, se firent sentir beaucoup plus vivement encore dans le domaine moral que dans l’ordre artistique. Ibsen est-il ou n’est-il pas le plus farouche des individualistes ? Il est difficile de se prononcer là-dessus avec certitude. Mais ce qui est hors de doute, c’est l’importance qu’acquirent vite en Allemagne les théories individualistes que l’on tira de ses drames. Quant à Tolstoï, le fait d’avoir à peu près réalisé dans sa vie le paradoxe d’être tout à la fois un saint et un apôtre, après avoir été un merveilleux artiste, lui a créé une situation assez considérable pour que personne n’ignore plus aujourd’hui les principes fondamentaux de son anarchisme, si enveloppées de difficultés que puissent encore en apparaître les applications les plus élémentaires. Il serait trop long de réunir ici, par des citations et des rapprochemens, des preuves de l’action qu’exercèrent ces deux maîtres sur la nouvelle littérature allemande. Leur influence y est d’ailleurs presque partout assez évidente pour que la démonstration en devienne superflue. Il suffira donc de la signaler, et l’on apercevra aussitôt que la théorie ne pouvait en effet avoir d’autre résultat, pour ceux qui s’y soumettaient, que de les entraîner dans un sens tout opposé à celui où ils avaient cru se diriger. Pour être « de notre temps », on s’était mêlé un instant à la grande lutte engagée entre la société actuelle et le socialisme ; mais l’on ne devait pas tarder à s’apercevoir que l’individualisme, pour se créer et pour subsister, exigeait que l’on abandonnât cette lutte, et, suivant la nuance, que l’on ne combattît plus contre personne, ou bien que l’on combattît contre tout le monde, y compris souvent les frères en individualisme.

Cette dernière solution est aussi la solution qui ressort le plus clairement des dernières œuvres qui ont agi le plus puissamment en Allemagne sur la jeunesse, je veux dire les livres de Nietzsche. On a déjà suffisamment parlé ici même de Nietzsche, pour qu’il n’y ait pas lieu d’y revenir longuement aujourd’hui. Nietzsche s’est classé, et a été classé par tout le monde, en Allemagne, dans les rangs des métaphysiciens. Un critique français a fait remarquer avec raison que, malgré tout, Nietzsche ne fut jamais à proprement parler un métaphysicien, mais uniquement « un producteur d’idées », qu’il s’est en somme bien peu préoccupé de relier entre elles. Seulement, ces idées, il les a souvent revêtues d’une forme admirable, qui domine tout et emporte tout ; et je crois que, pour juger Nietzsche à sa plus réelle valeur, il faudrait commencer par faire à peu près abstraction de ses idées, et montrer ensuite qu’il fut peut-être le plus grand écrivain de l’Allemagne contemporaine. Ses premières œuvres, dont j’ai eu l’occasion de parler ici à propos de la littérature wagnérienne, sont de parfaits modèles de la prose allemande ; et ses dernières œuvres, celles qui lui ont valu sa célébrité, — contiennent les plus beaux élans lyriques qui soient. À ce titre, j’aurais pu les faire rentrer dans le cadre de cette étude, mais alors elles eussent absorbé presque toute la place, et presque tout éteint autour d’elles. D’ailleurs, puisque les jeunes écrivains allemands veulent plutôt voir en Nietzsche un métaphysicien qu’un poète, sans doute vaut-il mieux se placer à leur point de vue, pour les définir ainsi eux-mêmes avec plus d’exactitude.

On avait accepté toute la partie négative des enseignemens de Tolstoï ; mais à la doctrine de renonciation à laquelle il aboutissait, on substitua, dès le premier instant et presque d’enthousiasme, l’extraordinaire doctrine du « super-homme » de Nietzsche. Et sans doute on ne le fit pas partout avec la menu » ivresse au milieu de laquelle vaticinait le malheureux que déjà guettait la démence ; mais, soit que l’on essayât de réduire en système ses idées, soit que l’on se contentât d’en adopter et d’en développer tel ou tel côté particulier, on subit dans tous les cas son influence dans une mesure considérable ; et il contribua plus que personne à revivifier les idées d’individualisme que les théories collectivistes croyaient avoir vaincues, mais que nous allons pourtant reconnaître dominantes dans les poètes dont je veux maintenant parler.

Comme les préoccupations sociales, sans être toujours absentes des œuvres de ces poètes, cessent pourtant chez eux d’être la note principale, il me resterait, avant d’en arriver à eux, et pour compléter mes indications sur la poésie révolutionnaire, à parler de la poésie anarchiste proprement dite. Mais ici, je n’ai encore guère de noms à donner. Je ne veux pas parler de M. J. -H. Mackay, l’auteur de Tempête, qui est peut-être un parfait anarchiste, mais qui est aussi un trop médiocre poète pour qu’il y ait lieu de s’arrêter à lui. Le seul écrivain intéressant à signaler encore serait M. Bruno Wille, qui a publié un recueil de vers : Solitaire et Compagnon, où il se révèle d’ailleurs philosophe plutôt que vraiment poète[2]. C’est M. Wille qui me paraît aujourd’hui présenter la nuance d’anarchisme la plus capable de rallier à elle en Allemagne, sinon les masses populaires, au moins les phalanges inquiètes de la jeunesse lettrée. En retirera-t-elle, au point de vue de l’art, plus d’avantages qu’elle n’en a retirés de sa première adhésion au socialisme ? Il est permis de le croire, parce que le socialisme, surtout tel qu’il existe en Allemagne, est trop exclusivement un parti, et que l’art ne saurait que perdre à s’inféoder à un parti. Le nouvel anarchisme selon M. Wille, au contraire, est beaucoup plus un état d’esprit qu’un parti ; et la littérature et la poésie peuvent s’y développer beaucoup plus à l’aise, et sans d’ailleurs s’éloigner davantage de leur but, si leur but est bien celui que leur a quelque part assigné M. Jules Lemaître, lorsqu’il écrivait que « la littérature est presque toujours révolutionnaire, puisque son objet est essentiellement (sauf accidens) de nous présenter ou de nous suggérer des images redressées de la vie, et de nous la faire voir ou de nous la faire souhaiter plus belle, ou plus harmonieuse, ou plus conforme à la justice. »


III. — LA POÉSIE INDIVIDUALISTE

Nous venons de voir où avaient abouti les efforts des jeunes poètes qui crurent obéir à une esthétique « réaliste », et dans cette intention essayèrent d’instaurer une sorte de « poésie sociale ». Tous, quoi qu’ils aient fait, en vinrent plus ou moins consciemment à l’individualisme. Chez quelques autres, cette préoccupation de l’individualisme avait été tout de suite la note dominante. Je ne dis pas qu’ils n’aient pas eu un peu les mêmes préoccupations que leurs camarades dont j’ai parlé, mais ils les eurent à un degré moindre. Si d’ailleurs je les sépare des premiers, ce n’est pas qu’en réalité ils doivent en être séparés avec cette rigueur que semble établir toute classification ; les tendances elles-mêmes sont un peu confondues ; et les œuvres et les hommes le sont encore davantage. Mais c’est précisément parce que les tendances sont assez confondues dans la réalité, qu’il importait de les faire ressortir plus distinctes, pour que l’on en pût mieux apercevoir les élémens. Malgré la petite part d’arbitraire que l’on ne saurait éviter à classer tel écrivain plutôt dans un groupe que dans un autre, je crois qu’au point de vue de tout l’ensemble, l’avantage qu’on en retire est assez grand pour que l’on ne doive pas hésiter à accepter cette part d’arbitraire.

La caractéristique de la jeunesse, c’est généralement l’orgueilleuse foi en soi, en la personnalité que l’on n’a pas encore mais que l’on croit avoir, parce qu’elle est en train de se former et qu’on la sent tressaillir en tout son être. Le réalisme avait réclamé de ses fidèles la vérité, toute la vérité, sans voiles et sans limites, mais en paraissant croire qu’il y eût une vérité qui nous fût extérieure, une sorte de vérité concrète et facile à saisir ; et c’était cette vérité-là qu’il s’agissait de trouver et de rendre. Les poètes ne pouvaient longtemps s’embarrasser de tout ce que ce principe leur apportait d’obstacles ; ils le traduisirent en concluant qu’ils devaient se montrer dans leurs œuvres tout entiers, tels qu’ils étaient, avec toutes leurs qualités et tous leurs défauts, ou plutôt sans même se soucier de savoir ce qui pouvait être considéré en eux comme étant une qualité ou comme étant un défaut. La franchise entière vis-à-vis de soi-même, la restitution intégrale de la personnalité : tels furent donc encore les buts que se proposèrent les jeunes poètes. Mais pour être franc et se donner tel que l’on est, il faut d’abord se connaître, il faut s’écouter vivre et regarder en soi ; et ainsi, sans guère s’en douter, revenait-on d’un bond aux sources mêmes où avaient déjà puisé les plus grands lyriques de l’Allemagne, les Goethe et les Heine.

Les poètes dont j’ai parlé ne s’étaient pas aperçus qu’en combattant la poésie toute formelle des Geibel, des Platen, et de leurs imitateurs, ils combattaient précisément en même temps cet « objectivisme » au nom duquel ils avaient commencé la lutte. Les poètes plus particulièrement individualistes dont il est maintenant question étaient dans une meilleure situation pour affirmer la lutte. Ils se laissèrent cependant attirer tout d’abord à ne commencer l’attaque que par de petits côtés, auxquels ils croyaient reconnaître une grande importance. Comme les « vieux » s’étaient surtout efforcés de créer une poésie où toutes les images, toutes les expressions et tous les sentimens fussent « nobles et beaux », les « jeunes », pour aller à l’encontre d’eux, semblèrent surtout s’attacher d’abord à tout ce qui est laid et vil dans l’humanité. C’était là rester très loin encore de ce vrai qu’ils affirmaient vouloir rechercher, puisque le laid absolu est peut-être encore moins vrai que le beau absolu. Mais c’est sans doute le propre de toute réaction de commettre, dans la direction où elle se produit, l’équivalent des fautes qu’elle a flétries en les constatant dans la direction opposée à la sienne propre. Les « écoles naturalistes » ont même semblé, un peu partout, prendre à tâche de nous prouver qu’elles étaient capables, par leur prédilection pour les côtés les plus bas de la vie, de commettre encore plus de fautes, et des fautes plus grossières contre l’art, que n’avait jamais pu en commettre la naïveté optimiste des « écoles idéalistes » contre lesquelles elles menaient campagne.

Parmi les jeunes poètes allemands qui ne surent pas échapper à ce danger, je citerai seulement Hermann Conradi, — mort prématurément il y a déjà quelques années, — et à qui nous devons les Chants d’un Pécheur. Le souvenir de Baudelaire y est manifeste. Hermann Conradi a seulement cherché à aller en tout « plus loin » que l’auteur des Fleurs du Mal. Ses poèmes sont des « hymnes au péché ». L’amour n’y est jamais que sensualité, et tous les sentimens y sont ramenés à l’égoïsme. Le poète n’a qu’une pensée : faire le fanfaron de vices ; et la seule étoile qui luise dans cette nuit de pessimisme, c’est sa foi naïve en un « nouvel art ». On a d’ailleurs le sentiment qu’au fond Hermann Conradi dut être un homme meilleur qu’il ne veut bien le dire : son livre n’est qu’une sorte de gant de défi jeté aux « vieux », à ceux qui ne se reconnaissaient dans leurs vers que les plus nobles vertus ; et c’est donc simplement un mensonge opposé à un autre mensonge.

Le représentant le plus caractéristique de la tendance individualiste, et peut-être aujourd’hui le poète le plus en vue de toute la nouvelle jeune Allemagne, est M. Detlev de Liliencron. M. de Liliencron est déjà d’un certain âge, mais il appartient cependant tout à fait à la jeune génération littéraire. Il avait presque atteint la quarantaine lorsqu’il commença d’écrire, il y a dix ou douze ans. Il avait été quelques années officier dans l’armée prussienne, où il se distingua pendant la guerre d’Autriche. Démissionnaire, il mena ensuite une vie un peu aventureuse, rentra pour quelque temps dans les administrations civiles, et trouva enfin sa vraie voie dans la littérature et la poésie.

Le retard que M. de Liliencron avait mis à débuter ne l’empêcha pas de passer par des périodes de tâtonnement, mais on peut dire de lui qu’il y brûla les étapes. Dans ses quatre volumes de poèmes : Chevauchées d’officier, Poèmes, Dans les Bruyères et Nouveaux Poèmes, on peut suivre facilement la rapide transformation et l’épanouissement de son talent. M. de Liliencron ayant commencé, lui aussi, par se vouer en partie à un art de lutte et d’opposition, y apporta les défauts et y montra les faiblesses qu’entraîne avec soi cette manière de comprendre l’art. Mais, chez lui, ces défauts et ces faiblesses étaient le résultat d’un effort de sa volonté, plutôt qu’ils n’étaient le témoignage de sa nature intime. Lui aussi, au début, il avait été un peu la victime de cette fanfaronnade de vices qui fut quelque temps à la mode ; mais, sous la petite nuance d’affectation qui en résultait, on pouvait cependant bientôt deviner, et même on voyait déjà souvent apparaître en pleine lumière, la véritable nature du poète, libre, ardente, passionnée, mais tout aussi indépendante du préjugé du vice qu’elle l’était du préjugé de la fausse vertu. Son talent était trop prime-sautier, trop ennemi des entraves, pour ne pas se libérer bientôt de toute attache servile, aussi bien de toute attache à ses contemporains qu’aux poètes du passé.

Les poèmes de M. de Liliencron sont parfois un peu rudes, un peu encombrés de lianes sauvages : on n’en a que davantage la sensation du plein air, de la nature forte, libre et fraîche ; et du milieu des lianes s’élèvent aussi de grands arbres où se joue le soleil, et entre lesquels s’étendent de belles nappes de clarté. La sève y est généreuse et d’un parfum grisant ; je dirai même que l’afflux en est presque trop abondant, car la sensation de vie qui s’en dégage est trop exclusivement une sensation de belle santé physique, qui n’est à proprement parler en contradiction avec aucune loi morale, ni aucune grande préoccupation de l’intelligence, mais qui, les ignorant toutes, peut très bien venir à les heurter, et les heurte parfois en effet. Faut-il en faire un grand reproche à M. de Liliencron ? Platon bannissait les poètes de sa république ; peut-être vaut-il mieux les y laisser, en considérant que la poésie peut très bien être dans certains cas une porte de sûreté par où s’échappe le trop-plein de beaucoup de sentimens et de sensations qui sont en nous ; qui ne peuvent pas ne pas y être ; et qui cependant sont en contradiction avec les plus légitimes lois auxquelles il nous faut nous soumettre. Que quiconque découvre en soi un amour trop grand d’existence libre et aventureuse à travers le vaste monde, quiconque souffre d’une exubérance de vie à laquelle viennent mettre obstacle les circonstances, lise donc M. de Liliencron.

Le baron de Liliencron est le descendant d’une vieille famille du nord de l’Allemagne ; et il est facile de retrouver chez lui des traces du bel orgueil naïf et de l’audace à toute épreuve par où se distingua souvent l’ancienne chevalerie. Par certains côtés, il rappellerait même ces anciens nobles pillards et déprédateurs qui vivaient en dehors de l’Etat et de la loi, et ne reconnaissaient qu’un droit, le droit que leur donnaient leur force et leur courage, le droit conquis par leur personnalité. A ce point de vue, on pourrait le rapprocher de Nietzsche. Pas plus que celui-ci, il ne s’embarrasse de sentimentalisme ; pas plus que lui, il ne respecte rien que les caprices de sa fougue et de sa fantaisie individuelle. Mais là s’arrête la ressemblance. Nietzsche motive avec abondance tous ses mépris et toutes ses ardeurs, et c’est même là ce qu’il y a de plus brillant chez lui ; tandis que M. de Liliencron se contente de les exprimer rigoureusement, joyeusement, mais sans s’embarrasser à en rechercher les causes, et sans jamais se demander s’il a raison ou tort d’être ce qu’il est.

La personnalité de M. de Liliencron s’était affirmée avec assez d’importance, et avait assez rapidement attiré sur lui l’attention des jeunes poètes, pour que l’on ne doive pas s’étonner de ce qu’un certain nombre d’entre eux aient déjà subi complètement son influence. Je ne m’arrêterai pas à ceux qui ne furent que ses imitateurs. Je me contenterai de rapprocher de son nom deux ou trois noms de poètes que ce rapprochement même servira à montrer d’une manière plus succincte sous leur vrai jour. M. Gustave Falke, descendant, comme M. de Liliencron, d’une vieille famille du nord de l’Allemagne, est peut-être celui d’entre eux dont le talent lui est le plus apparenté. Son livre Danse et Recueillement, a été accueilli par la critique allemande avec une faveur marquée. La personnalité de M. Falke, tout en s’y révélant assez semblable à celle de son chef de file, s’y montre pourtant en même temps un peu moins hautaine et moins volontaire. Mais la différence essentielle qui existe en eux, c’est que chez M. de Liliencron, c’est l’homme, — l’homme en général, et non précisément le poète, — qui parle ; tandis que chez M. Falke, ce n’est pas seulement l’homme, mais aussi l’artiste, qui apparaît à chaque instant. En même temps, le critique qui est en l’artiste surveille plus minutieusement l’expression, de telle sorte que M. Falke, quoiqu’il soit beaucoup plus jeune que M. de Liliencron, arrive souvent à donner l’impression d’une maturité plus grande.

Les Poèmes vécus, de M. Otto Julius Bierbaum, ont été dédiés par leur auteur à M. de Liliencron ; et c’était un peu là rendre au maître ce qui lui appartenait. La filiation est évidente, mais le poète n’est pas un simple imitateur, et il se montre digne de son aîné. M. Bierbaum est d’ailleurs un Allemand du sud ; et l’on sait qu’une différence de tempérament assez profonde sépare l’Allemand du sud de l’Allemand du nord ; or, puisqu’il s’agit ici de poésie individualiste, le meilleur éloge que l’on puisse faire de M. Bierbaum sera donc de dire que l’on reconnaît assez facilement son origine à ses poèmes. La forme, chez M. Bierbaum, est d’ailleurs plus libre, plus facile ; et l’on voit aussi que ses impressions sont plus légères, plus superficielles, en même temps que plus chatoyantes. Il fait parfois l’effet d’un enfant libre et gai qui nous raconterait les petits événemens de sa vie, un peu pêle-mêle, le bon avec le mauvais, et peut-être avec une prédilection assez marquée pour le mauvais. Mais il passe rapidement surtout, comme inconscient de la portée d’aucune de ses paroles, et ainsi l’impression générale de vivacité et de santé n’en est pas troublée, non plus que par ailleurs elle ne l’est d’un certain cachet d’archaïsme qu’adopte parfois la langue.

Ce que j’ai dit plus haut de M. de Liliencron, qu’il se contentait d’exprimer sa personnalité, sans l’analyser en rien, j’aurais pu le répéter avec presque autant de vérité pour chacun des poètes qui se sont groupés autour de lui. Tous ces écrivains, en effet, n’ont guère eu qu’une pensée : se donner sans contrainte, le plus naturellement possible, mais sans descendre dans les coins obscurs de leur être, sans s’arrêter à approfondir les motifs de leurs sensations ou de leurs pensées, de leurs sentimens ou de leurs actes. Le conflit entre le cœur et l’esprit, qui inquiète tant d’âmes contemporaines, ils paraissent à peu près complètement ignorer même qu’il puisse exister. Cette ignorance contribue d’ailleurs à leur garder ces qualités d’exubérance et de fraîcheur qu’on ne peut refuser de leur reconnaître. Ils n’ont pas d’inquiétude, ils n’ont que des désirs ; ils n’ont pas de regrets, et ils connaissent le repos ; ils se trompent sur beaucoup de choses, mais ils ne doutent de rien, et ils ont de la volonté. Leurs paroles sont des actes de leur vie, et non pas des commentaires sur les actes de leur vie. Si encombrée que reste inévitablement cette poésie de mots et de pensées de nos vieilles civilisations, on croirait y voir non pas seulement la poésie d’une nouvelle génération, qui vient de secouer un joug pesant et qui respire avec ivresse la liberté reconquise, mais y voir même la poésie d’un peuple jeune, -naïf et sensuel, ardent et impétueux, à la fois capable d’accomplir des actes nobles et bons, ainsi que des actes de basse cruauté. Il va sans dire que je ne parle là que de l’impression générale qui se dégage de l’ensemble de ces nouvelles œuvres, quelques contradictions que l’on puisse trouver ici ou là entre le détail et cette impression générale.

C’est pour éviter de mêler aux noms que j’ai cités le nom d’un poète qui semble, au contraire des autres, aller d’instinct à l’analyse, que j’ai réservé jusqu’ici le nom de M. Richard Dehmel, l’un des plus curieux parmi les nouveaux poètes allemands, et dont les œuvres s’appellent Rédemptions, et Mais l’amour ! La poésie de M. Dehmel reste tout à fait individualiste. Je n’irai pas dire qu’en outre il y fasse très consciemment, scientifiquement, de la psychologie. M. Dehmel ne serait pas poète, s’il procédait ainsi. Or, il est certainement tout autant poète que les autres. C’est une sorte d’instinct qui le pousse à effeuiller la fleur de son moi, à arracher du sol la tige où elle avait poussé, pour en scruter minutieusement la racine. Pas plus que personne il n’explique le miracle qui les fait dépendre Tune de l’autre, mais il veut tout voir, et il cherche à tout dire. Il le fait sans ordre, mais il le fait sans cesse, au hasard de l’impression subie, avec des images et des mots qui sont parfois un peu déroutans, parce qu’ils sont tantôt très élémentaires et tantôt très profonds. Aussi ses poèmes y contractent-ils vite un air en quelque sorte maladif. Par sa recherche, souvent naïve, de la minutie, des dessous mystérieux, et aussi par l’enchevêtrement de pensée qui en résulte, en même temps que par le frisson qui se dégage de quelques-uns de ses poèmes, M. Dehmel rappelle quelquefois Paul Verlaine, dont il a d’ailleurs excellemment traduit en allemand plusieurs œuvres.

M. Dehmel fera-t-il école ? et, une fois passés les premiers momens d’éblouissement qu’eut la nouvelle jeune Allemagne à sentir germer en elle comme un renouveau de lyrisme, verra-t-on les poètes aller vers ce que j’appellerai la poésie psychologique, où semblerait le plus les appeler la tendance dominante de notre époque ? je ne sais. Mais il était utile de faire remarquer que déjà au moins un poète vient de faire réentendre cette note en Allemagne, quoiqu’elle reste encore un peu isolée dans le nouveau concert des poètes, et qu’elle y soit donnée seulement par à-coups, et d’une voix un peu rude, mais dont les éclats savent cependant parfois s’adoucir en une harmonie des plus pénétrantes.


IV. — LA POÉSIE SYMBOLISTE

Si, dans la poésie individualiste, l’influence du réalisme, quoique singulièrement atténuée et transformée, était souvent encore assez manifeste, elle cesse complètement de l’être chez un groupe de poètes encore plus nouveaux, et qui essaient aujourd’hui en Allemagne de mettre en honneur à peu près ce que nous avons appelé en France le symbolisme. J’ai déjà fait remarquer il y a quelques années les ressemblances profondes qui existaient, pour quelques-uns des principes essentiels, entre notre mouvement symboliste et l’école romantique allemande. C’est donc à une sorte de retour vers l’une des formes de leur passé littéraire, plutôt qu’à une véritable innovation, que nous convient aussi ces nouveaux poètes. En faisant cette remarque, je ne prétends pas les rabaisser ; puisque aussi bien il y a des siècles et des siècles qu’a été parcouru et reconnu dans toute son étendue le domaine où peut se mouvoir tout art littéraire, et que chaque génération ne fait que reprendre possession de telle ou telle partie de ce domaine, pour le cultiver à sa manière, avec de petits changemens, — dont il n’y a pas tant lieu de s’enorgueillir, puisque les meilleurs se font presque toujours inconsciemment, et que l’on n’est même pas libre de ne pas les y apporter, — changemens qui peuvent modifier un peu l’aspect des produits, mais qui ne sauraient beaucoup en changer l’intime nature. La différence la plus considérable que l’on puisse remarquer entre notre temps et le passé, ce serait surtout la rapidité plus grande avec laquelle les générations littéraires se succèdent et se mêlent aujourd’hui les unes aux autres. Et c’en est une preuve, parmi d’autres, que de voirie renouveau littéraire allemand après avoir commencé il y a une quinzaine d’années par un appel au réalisme le plus cru et le plus élémentaire, en être arrivé déjà à des essais, peu nombreux encore, mais caractéristiques, d’art anti-réaliste au suprême degré.

Si le choix des noms de poètes à donner comme exemples a pu m’offrir parfois quelques difficultés pour les groupes dont je viens de parler, l’embarras devient ici encore bien plus réel, quoique le nombre des écrivains entre qui il faut choisir soit beaucoup moins grand ; mais ces tentatives symbolistes étant plus récentes, le temps n’a pas encore pu y opérer le tassement qu’il a déjà fait un peu par ailleurs. Je restreindrai donc mes exemples à ce qui me sera strictement nécessaire pour montrer les deux principales nuances, contradictoires l’une à l’autre, que j’ai observées dans cette nouvelle poésie symboliste.

Comme le fait d’ordinaire toute réaction, le symbolisme allemand commença, lui aussi, par aller à l’extrême dans son opposition au réalisme. Celui-ci ne voulait connaître que des objets et des faits : les poètes qui se révoltaient contre lui déclarèrent que rien ne comptait plus hors la fantaisie, ou plutôt hors le fantastique. Par exemple, M. Paul Scheerbart, dans un poème publié il y a deux ans au Moderne Almanach des Muses, écrit les strophes suivantes : « Laissez la terre, quittez la terre ! Laissez-la gésir, et qu’elle pourrisse ! Au-dessus de-prairies de velours noir, planent de beaux anges empourprés, et leurs boucles d’or écarlate luisent, dans le ciel vert de mon univers. Laissez la terre, quittez la terre ! Laissez-la dormir, et qu’elle pourrisse ! Sur de blanches coupoles d’ambre, voltigent de bleues tourterelles ; leurs ailes de saphir scintillent, dans le ciel vert de mon univers. Laissez la terre, quittez la terre ! Laissez-la, laissez-la, et qu’elle pourrisse ! Sur des eaux d’or tout écumantes, jouent de tendres poissons d’argent ; et leurs longues nageoires tremblent, dans le ciel vert de mon univers. Haine à la terre ! Haine à la terre ! »

L’auteur de ces vers ne s’en est sans doute jamais aperçu que tout ce qu’il peut imaginer, pour se créer un monde en dehors de cette terre qu’il voue à notre haine ne peut qu’être malgré tout emprunté aux éléments que lui fournit cette même terre. Et il n’est pas prouvé que si M. Seheerbart pouvait vivre dans « son univers », qui somme toute ne diffère guère du nôtre que par le bouleversement des colorations, il ne finirait pas bientôt par s’en lasser, peut-être encore plus vite qu’il ne s’est lassé des couleurs et de la vie de notre pauvre petite terre. Mais j’adresse là au poète une critique trop facile ; car il est évident que si nous ne pouvons imaginer de mondes vraiment nouveaux, nous pouvons tout au moins former des rêves constamment renouvelés sur l’univers, et il n’y a pas de raison pour que ces rêves ne soient pas du domaine de l’art. Mais ils ne pourront en être précisément que dans la mesure où ils se rattacheront à la terre, à l’humanité, et où l’on sentira passer en eux le frisson humain dont ils sont l’expression. Il faut qu’on y sente vibrer encore, directement ou par suggestion, le sentiment d’où ils sont nés, espoir, amour, foi, extase ou angoisse, souffrance ou félicité : tout ce que l’on voudra, mais il faut que ce soit tout plongé dans de l’humanité, et que cela en reste tout pénétré ; sinon, ce ne sera plus qu’un jeu puéril de mots et d’images, un vain kaléidoscope qui lassera vite l’attention. On ne saurait non plus tout faire accepter sous prétexte de symbolisme ; car s’il peut y avoir de très beaux symboles dont le sens ne se laisse saisir que lentement, il ne faut pas en conclure qu’il suffise qu’un poème soit incompréhensible pour être aussitôt élevé au rang de poème symbolique. C’est cependant là un peu ce qu’ont semblé croire un trop grand nombre parmi les poètes qui se sont réclamés du symbolisme, aussi bien en Allemagne qu’en France. M. Seheerbart a publié deux volumes : le Paradis, et un Recueil de fables miraculeuses, qui ne me semblent pas appelés à d’autres destinées que de servir de prétexte à des discussions entre théoriciens sur ces questions du symbolisme et du fantastique.

« Haine à la terre ! » disait M. Seheerbart. « O terre, je t’aime ! » dit au contraire M. Paul Remer, à la fin de son recueil de poèmes : Sous l’arc-en-ciel. De même que M. Seheerbart, M. Remer se montre un adversaire déclaré du réalisme, et, lui aussi, il s’essaie à une poésie symbolique ; mais, loin de chercher à briser le lien qui unit la poésie à la vie, il voudrait au contraire le rendre plus fort : aussi choisit-il ses symboles plutôt dans la réalité que dans le rêve. Comme l’a fait observer avec raison un critique allemand, « il a l’heureuse faculté de considérer la réalité comme si elle était un conte. » Ainsi, dans l’un de ses poèmes, il nous dépeint un pauvre vieillard infirme qui traverse la campagne un matin de printemps ; un enfant s’avance à sa rencontre sur le chemin, et, l’ayant abordé, se met à causer avec lui de ses leçons pour l’école et des autres petites choses qui font sa vie ; mais le vieillard ne l’écoute que d’un air indifférent et fatigué : « Ne me connais-tu donc pas ? » interroge soudain l’enfant, levant un regard anxieux sur le vieillard, qui abaisse alors lentement vers lui ses yeux éteints, et secoue tristement la tête ; l’enfant, alors, soupire, et puis s’éloigne ; et le vieillard, de nouveau seul, reprend sa marche mélancolique : « Pauvre vieillard, le printemps t’avait envoyé ta jeunesse, et tu ne l’as pas reconnue ! » — Par cette simple phrase de la fin, le poète projette tout d’un coup une vive lumière sur tout ce qui précède, et éclaire d’un jour agrandi et transfiguré le gracieux tableau, emprunté à la vie courante, qu’il venait déjà de nous présenter avec assez d’art pour captiver notre attention.

Les poèmes de MM. Scheerbart et Remer sont écrits en prose poétique. Un certain nombre des écrivains que j’ai nommés ont aussi employé pour leurs poèmes la prose avec les vers, par exemple M. Bierbaum, dans ses Poèmes vécus, et aussi parfois MM. de Liliencron, Falke, Dehmel, etc. Cette observation nous amènerait à examiner comment les nouveaux poètes allemands jugent la question de la forme dans la poésie. Je n’entrerai cependant là dans aucun détail, car les principes des métriques allemandes n’ayant rien de commun avec les principes de nos propres métriques, à cause de la différence fondamentale de constitution syllabique des mots dans les deux langues, il faudrait, pour être clair, commencer par examiner ces différences, et un tel examen ne rentre pas dans le cadre de cette étude. Je me contenterai donc de signaler d’une façon générale le courant qui porte les nouveaux poètes à rejeter de plus en plus, en tout ce qui concerne la forme, les règles qu’acceptèrent leurs devanciers. La tâche leur est d’ailleurs facilitée par le fait que les plus grands poètes de l’Allemagne, les Goethe et les Heine, ont eux-mêmes quelquefois abandonné toute règle pour adopter le vers libre, et qu’ils ont fait de tout aussi belle poésie avec le vers libre qu’ils en avaient fait avec les rythmes grecs ou avec les vieilles formes allemandes. Beaucoup de jeunes poètes estiment qu’il est temps de libérer définitivement la poésie de toute forme conventionnelle, si motivées qu’aient pu être en leur temps les conventions qui s’étaient fait accepter par le plus grand nombre ; et ils croient indiquer mieux, par le rejet de ces conventions, que la forme doit seulement être un moyen, et non pas un but. Aussi vont-ils facilement des anciennes formules rythmiques les plus rigides, et en passant par le vers libre, jusqu’à la prose poétique, quand ils en jugent utiles, et par-là nécessaires, la souplesse et la fluidité. Ils sont d’ailleurs convaincus que la forme, débarrassée de toute règle autre que le sens intime d’harmonie qui doit guider le poète, pourra devenir ainsi plus belle encore et plus vivante qu’elle ne l’a jamais été, parce qu’elle pourra se lier et se fondre plus complètement avec le sentiment même dont elle est chargée de donner l’impression, et qu’ « elle acquerra ainsi la beauté de la vie, au lieu de se contenter de la beauté du marbre. » Quoi qu’il en soit, cette tendance à libérer la forme de toute entrave, à se débarrasser de tout culte étroit pour « l’extériorité » dans la poésie, ne peut que confirmer ce que je disais plus haut, lorsque je constatais en général, dans la nouvelle poésie allemande, un retour à plus de vie intime, à une inspiration personnelle, à un don plus spontané de l’être tout entier.

Cette étude, quoique déjà longue, l’eût été bien davantage si j’avais voulu faire entrer ici les noms de tous les nouveaux poètes qui se reconnaissent à eux-mêmes — et qui s’accordent même volontiers les uns aux autres — un talent digne d’être admiré de tous. M. Bierbaum dirige depuis quelques années, à Munich, la publication d’un Moderne Almanach des Muses, qui donne tous les ans l’hospitalité à bien des poètes dont je n’ai pu parler. M. Bierbaum y reçoit ces poètes un peu pêle-mêle ; et l’accueil, pour y être facile, n’en devient vite que plus arbitraire. On pourra me faire le reproche opposé, et trouver que j’ai écarté, un peu arbitrairement aussi, des noms que rien ne m’empêchait de considérer comme tout aussi dignes d’être choisis en exemples que peuvent l’être ceux auxquels je me suis arrêté. Mais choisir c’est accepter de se restreindre ; et j’ai choisi le mieux que j’ai pu, sans autre préoccupation que de donner justement les exemples les plus typiques et les plus notables.


JEAN THOREL.


  1. Je ferai remarquer ici, en passant, que cette impossibilité de traduire des vers d’une langue dans une autre, et en particulier de l’allemand en français, est un peu à regretter dans une étude du genre de celle-ci. C’est évidemment lorsqu’il s’agit de poésie lyrique qu’une bonne citation serait souvent préférable à n’importe quel commentaire. Mais, pour ne pas desservir los poètes dont j’aurai à parler, en leur enlevant par le fait même de la traduction une de leurs qualités primordiales, je restreindrai mes citations aux cas semblables à celui-ci, où je veux attirer l’attention sur l’idée et non sur la forme. Pour ce qui est de la forme et de tout l’éclat que celle-ci peut donner à l’idée, je serai bien obligé de prier qu’on veuille bien en croire ce que je dis, jusqu’au moment où l’on aura pris la peine d’aller consulter soi-même le texte original.
  2. Voyez, dans la Revue du 1er juillet 1895, l’article de G. Valbert.