La Poésie et les poètes en France en 1853

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La Poésie et les poètes en France en 1853
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 3 (p. 1192-1215).

LA POÉSIE

EN 1853.

La passion des poètes pour le moyen âge paraît s’attiédir. Quelques disciples attardés des doctrines prêchées sous la restauration poursuivent encore la rénovation de l’art gothique ; mais leurs œuvres, si tant est qu’elles méritent ce nom, ne valent pas la peine d’être mentionnées. La croisade entreprise pour la forme réduite à elle-même, vivant par elle-même, se suffisant à elle-même, semble aujourd’hui terminée ; le bon sens public a fait justice des folles espérances proclamées à son de trompe. Chacun comprend aujourd’hui que la forme sans idée n’est qu’un passe-temps puéril, un hochet, et rien de plus. Le moyen âge, comme tous les âges de l’histoire, avait et garde encore son droit de cité en poésie ; mais pour réhabiliter poétiquement le moyen âge selon le programme de la restauration, il fallait quelque chose de plus que l’imitation matérielle des ballades chantées en-deçà et au-delà de la Loire du XIIe au XVe siècle. Réduire la réhabilitation poétique du moyen âge à la peinture de la vie extérieure et négliger la partie humaine, c’est-à-dire la substance éternelle de toute poésie, c’était se condamner d’avance et marcher au-devant d’un échec. Que reste-t-il aujourd’hui de l’école gothique ? Quelques préfaces ingénieuses, quelques pièces lyriques, où la richesse de la rime dissimule aux yeux de la foule l’absence de la pensée. Quand je parle de l’absence de la pensée, je me place au point de vue des esprits vulgaires qui ne sont pas initiés aux secrets de l’école gothique. Je me souviens en effet d’avoir recueilli avec étonnement, il y a quelques années, l’explication et la défense des ballades enfantines applaudies dans les salons de la restauration. Un disciple fervent et convaincu de l’école gothique me disait très sérieusement : Que nous reprochez-vous ? De négliger le sentiment et la pensée ? C’est une étrange accusation. L’art, tel que nous le comprenons, est par lui-même une chose si parfaite, qu’il se passe tout à son aise du sentiment et de la pensée. L’émotion et la réflexion sont la substance ordinaire de la poésie, je ne le nie pas ; mais un art qui n’appelle pas à son secours ces deux élémens appartient à un ordre bien plus élevé. À l’aide du sentiment et de la pensée, le premier venu, habile ou inhabile, peut émouvoir et intéresser ; nous autres partisans de l’art pour l’art, nous procédons autrement. Nous abandonnons le sentiment à la foule, la pensée au solitaire, et nous voulons, par la combinaison des images, par la variété du rhythme, par la richesse de la rime, remplacer le sentiment et la pensée. — Je prenais d’abord cette définition de l’école gothique pour une ingénieuse ironie ; mais la suite de l’entretien me prouva que je m’étais trompé, et en effet toutes les œuvres de l’école gothique s’expliquent par la domination de la forme sur la pensée, ou plutôt par l’effacement de la pensée devant la forme. Le disciple indiscret et imprudent m’avait livré tout entier le secret de ses maîtres.

La cause de l’art gothique est aujourd’hui perdue. Entendons-nous pourtant : je ne veux pas dire que le moyen âge soit interdit sans retour à la poésie. Voici à quels termes se réduit ma pensée. Le moyen âge, comme toutes les époques de l’histoire humaine, est soumis aux conditions qui dominent toute poésie. La forme sans l’idée se traduira toujours en œuvres puériles. Aujourd’hui les poètes abandonnent le moyen âge et se retournent vers l’antiquité. La solitude qui s’est faite autour de l’art gothique, le silence dédaigneux et légitime qui accueille les derniers échos de cette école, ont suggéré à quelques esprits amoureux de la renommée le désir de souder la Grèce antique, et de chercher dans cette mine féconde quelques filons oubliés. Malgré l’anathème lancé par Berchoux contre les Grecs et les Romains, cette tentative mérite d’être prise en sérieuse considération. Reste à savoir si cette pensée, très acceptable en elle-même, sera poursuivie avec persévérance, si les poètes de notre temps étudieront l’antiquité plus sincèrement et plus profondément qu’ils n’ont étudié le moyen âge. Si nous devons avoir la chlamyde et le peplum au lieu du surcot et du tabard, ce n’était vraiment pas la peine de changer de thème. Si le chapiteau roman et l’ogive gothique doivent céder la place au chapiteau dorique ou corinthien, sans que la nature humaine tienne plus de place dans cette rénovation que dans la précédente, la tentative d’aujourd’hui ne vaut pas mieux que la tentative d’hier. Examinons pourtant les pièces du procès et ne prononçons pas légèrement. Voici MM. Ponsard et Leconte de Lisle qui prétendent, chacun à sa manière, réveiller en nous le sentiment et l’intelligence de l’antiquité. Qu’ils soient les bienvenus, s’ils ont compris la supériorité de la pensée sur la forme, s’ils n’ont pas confondu l’écorce avec l’aubier.

Les mystères de la religion chrétienne, déclarés à tout jamais rebelles à la poésie par un esprit ingénieux, dont les arrêts étaient acceptés par les contemporains de Racine et de Molière comme des vérités à l’abri de toute discussion, ont tenté parmi nous plus d’une âme fervente, où la religion se concilie avec le culte de l’art. Les dangers signalés se sont évanouis devant le désir de rallier la foule à la foi par le charme de l’imagination. M. Victor de Laprade est entré dans cette voie nouvelle, et ses efforts ont droit à toute notre attention. Il essaie dans le domaine poétique pour la tradition chrétienne ce que MM. Ponsard et Leconte de Lisle ont essayé pour la tradition païenne. Pour juger avec impartialité cette périlleuse entreprise, il convient, je crois, de l’envisager sous l’aspect purement littéraire. Si nous abordions l’autre côté de la question, l’impartialité serait trop difficile. Nous risquerions de mécontenter, d’irriter peut-être les esprits chez qui la foi domine tous les problèmes philosophiques et littéraires, et de paraître injuste à ceux qui, tout en acceptant la tradition chrétienne, n’ont pas renoncé à l’exercice de la raison et du goût. J’essaierai donc de parler librement de M. Victor de Laprade.

Enfin la poésie personnelle, qui a tenu sous la restauration une si large place dans notre littérature, se métamorphose aujourd’hui. Au lieu de nous entretenir sans relâche de l’isolement des âmes d’élite, du néant désaffections humaines, de la nature sourde a nos plaintes et à nos questions, elle consent à célébrer les joies de la famille, le calme du foyer domestique, la sérénité de la vie champêtre, les consolations de l’amitié. Nous saluons avec bonheur cette transformation. Sans prétendre au don de prophétie, nous avions prévu depuis longtemps que la poésie personnelle épuiserait bientôt le thème qu’elle avait choisi, et s’il nous est permis de citer une preuve à l’appui de notre affirmation, nous rappellerons que nous avions deviné le caractère poétique de Jocelyn avant d’en avoir lu le premier vers, avant même que le premier vers fût imprimé. Pour prévoir la signification de ce poème, il ne fallait pas une grande pénétration ; aussi croyons-nous pouvoir invoquer ce souvenir sans manquer aux lois de la modestie : il suffisait, pour me servir d’une expression vulgaire, d’avoir tâté le pouls de l’opinion publique. La foule témoignait chaque jour une indifférence de plus en plus marquée pour la poésie égoïste, pour l’analyse et la peinture des souffrances enfantées par la solitude et que la solitude ne peut consoler. Pressentir que la foule passerait bientôt de l’indifférence au dégoût, du dégoût à l’aversion, était chose trop facile ; la connaissance du présent révélait l’avenir à tous les esprits attentifs, et l’attention n’est pas un mérite dont on puisse se vanter : c’est un devoir, et rien de plus.

La transformation de la poésie personnelle n’est pas moins importante à nos yeux que le retour vers l’antiquité, vers la tradition chrétienne. Quoique cette transformation n’ait pas encore porté tous ses fruits, je m’efforcerai d’en parler avec indulgence. Je ne demanderai pas à l’idée naissante les œuvres qui n’appartiennent qu’à l’idée mûrie par une longue réflexion. Je tacherai d’apprécier les faits accomplis, non pas en eux-mêmes, mais d’après l’intention dont ils relèvent. Si je me trompe, j’espère au moins ne pas pécher par excès de sévérité. Je sens et je professe une vive sympathie pour tous les esprits qui comprennent la nécessité des affections et ne cherchent pas dans la passion pour la solitude un signe de royauté intellectuelle. J’accepte sans réserve ce verset de l’Ecclésiaste : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul. »

Avant d’examiner les Études antiques de M. Ponsard, je dois parler de la préface. M. Ponsard n’entend pas raillerie sur la critique. J’avais cru pouvoir lui dire qu’il se méprenait sur le caractère des bacchantes, et je m’étais modestement abrité derrière. Virgile et Euripide. L’auteur d’Ulysse s’est bien gardé de répondre directement à mon objection, et en effet la tâche eût été plus que difficile. De quelque manière qu’on envisage la tragédie des Bacchantes, il est impossible d’y découvrir l’apologie de M. Ponsard. Aussi le poète, indigné du reproche que je lui adressais, n’a rien trouvé de mieux que de me comparer à Tityre, en parodiant les deux premiers vers de la première églogue pour me prouver qu’il sait Virgile par cœur. J’admire avec tout le monde, comme je le dois, l’exquise finesse de cette ingénieuse plaisanterie ; je reconnais, sans me faire prier, que j’écris avec une plume de mince valeur. Malheureusement pour M. Ponsard, ma plume valût-elle cent fois moins encore, la tragédie d’Euripide, la vingt-sixième idylle de Théocrite et le troisième livre des Métamorphoses d’Ovide seraient encore là pour me donner raison : le poète athénien, le poète sicilien et le poète romain racontent de la même manière la mort de Penthée. Je ne croyais pas devoir répondre à ces aimables gausseries. Ceux qui connaissent l’antiquité partagent mon avis, je devais naturellement me contenter de leurs suffrages : quant à ceux qui ne la connaissent pas, je n’ai pas à m’inquiéter de leur opinion ; mais on m’assure que les gens du monde, brouillés depuis longtemps avec les études de leur jeunesse, donnent raison à M. Ponsard, parce qu’il a parlé le dernier. Je suis donc forcé de rompre le silence et de rétablir en quelques mots les vrais termes de la question. Que M. Ponsard ait traduit pour sa tragédie d’Ulysse plusieurs chœurs d’Euripide, c’est ce qui importe peu ; il s’agit de savoir si un poète grec s’est jamais permis de comparer aux bacchantes les filles folles de leur corps ; tant que M. Ponsard n’aura pas établi l’affirmative, les traits les plus acérés de sa puissante ironie viendront s’émousser contre l’évidence. Il est très vrai, et je n’ai jamais songé à le contester, que deux siècles avant l’ère chrétienne le sénat romain fut obligé de rendre un décret contre la licence des bacchanales, où les hommes s’étaient introduits ; mais quoi ! dans la tragédie d’Ulysse il s’agit des bacchantes de la Grèce héroïque. Or, d’après les marbres de Paros, le siège de Troie remonte à douze siècles avant l’ère chrétienne ; Homère écrivait trois siècles après le siège de Troie : un enfant tirerait la conclusion. M. Ponsard, qui croit posséder une pleine connaissance de l’antiquité, parce qu’il a mis au théâtre avec succès quelques pages de Tite-Live, a commis tout simplement une erreur de mille années. Vouloir assimiler les bacchantes de la Grèce héroïque aux bacchanales romaines - deux siècles avant l’ère chrétienne - est une prétention plus qu’étrange : autant vaudrait, à mon avis, chercher dans l’Evangile l’apologie de L’inquisition. Les bûchers allumés en Europe au nom de la foi catholique ne rendent pas l’Evangile responsable d’un tel crime ; les dogmes prêches par les apôtres n’ont rien avoir dans la Saint-Barthélémy. Les bacchantes de la Grèce héroïque n’ont rien à démêler non plus avec la licence des bacchanales romaines. J’espère que M. Ponsard se contentera de ma réponse, et n’obligera pas une plume de si mince valeur à soutenir plus longtemps une si terrible discussion. Si mon adversaire ne joignait pas la clémence au génie, je me verrais forcé d’abandonner la partie, car je ne suis pas en mesure de lui rendre flèche pour flèche, et j’aurais beau relire Virgile : inhabile à le parodier, je serais accablé.

Après avoir défendu assez maladroitement sa tragédie, M. Ponsard entreprend de démontrer que la France a perdu l’intelligence et le sentiment de L’antiquité. André Chénier lui-même ne trouve pas grâce devant ce juge impitoyable. André Chénier, qui depuis trente ans passait pour avoir retrouvé la grâce et la simplicité du génie attique, n’est, aux yeux de M. Ponsard, qu’un poète tout au plus virgilien. Quant au génie grec, il n’en faut pas parler après avoir lu l’Aveugle et la Jeune Captive. Tout au plus virgilien ! l’expression est dure, et pourtant M. Ponsard semble vouloir user d’indulgence envers ce pauvre Chénier. Voyez pourtant où peut nous conduire l’ignorance. Toute la France lettrée croyait en paix, depuis trente ans, que Chénier avait compris la Grèce ; toute la France s’était trompée. M. Ponsard, qui possède l’intelligence de Tite-Live, ne devine pas moins sûrement le vrai sens d’Homère par droit de pareille. Nourri du miel de l’Hymète, il parle sans effort la langue de Patrocle et d’Agamemnon. Aussi généreux que savant, il n’a pas voulu garder pour lui seul un si précieux secret ; il nous associe à son opulence avec une libéralité que je ne saurais trop louer. Pour nous montrer comment il faut s’y prendre pour peindre l’antiquité, il vient de traduire à sa manière un chant de l’Odyssée, la rencontre d’Ulysse et de Nausicaa, et de l’encadrer dans un récit de son invention ; mais avant d’apprécier cette hardie tentative, il nous faut parler en quelques mots des principes exposés par M. Ponsard. S’il se fût contenté de dédaigner André Chénier, nous ne connaîtrions pas à fond ses doctrines littéraires ; il a bien voulu nous les révéler, et cet enseignement a été accueilli partout avec une reconnaissance unanime. Nous savons maintenant, à n’en pouvoir douter, qu’il procède à la fois de Corneille, de Racine et de Molière ; avec de tels aïeux, on peut à bon droit défier toutes les atteintes de la critique. Il est vrai que ses trois illustres ancêtres ont chacun un style qui leur appartient et qui ne peut être confondu avec le style des deux autres ; il est vrai que le Cid, Athalie et le Misanthrope, bien qu’écrits dans le même siècle, ne sont pas écrits dans la même langue ; il est vrai que la simplicité familière de Molière n’a pas grand’ chose à démêler avec la période nombreuse de Racine ou la phrase énergique de Corneille ; mais leurs disciples et leurs descendans ne s’arrêtent pas à de pareilles vétilles. De toutes parts, on demandait à l’auteur d’Ulysse quels étaient ses principes, il fallait bien répondre à la curiosité universelle. Dieu merci, notre attente n’a pas été trompée ; nous connaissons maintenant la généalogie littéraire de M. Ponsard. À la rigueur, il aurait pu se dispenser de nous exposer ses opinions, il suffisait de nommer ses aïeux. Sachons-lui gré pourtant de ne s’être pas tenu dans une réserve majestueuse ; il a poussé la condescendance jusqu’à nous expliquer par quels liens mystérieux il se rattache aux chefs de sa famille. Le génie seul possède le secret de ces merveilleuses causeries.

Voyons maintenant le vrai sens d’Homère. Un poète moins hardi que M. Ponsard eût hésité peut-être à mettre Homère en scène. Au premier aspect en effet, une telle entreprise a quelque chose de dangereux ; mais une victoire sans péril ne saurait tenter que les âmes vulgaires. Quand on a cueilli le laurier-rose sur les bords de l’Eurotas, on trouve sans peine sur ses lèvres des paroles dignes d’Homère. La fable inventée par M. Ponsard est d’une naïveté charmante, et prouvera aux plus incrédules que l’auteur d’Ulysse entend l’antiquité bien autrement qu’André Chénier. Voyez plutôt. Homère, recueilli par un armurier de Cumes, le charme et l’intéresse par l’éclat et la variété de ses récits. Malgré les instances de son hôte, il ne veut pas s’asseoir à sa table sans payer son écot. Il espère que les notables de la ville, après avoir entendu un chant de l’Odyssée, n’hésiteront pas à lui assigner une pension sur le trésor public. Vaine espérance ! les notables de Cumes écoutent sans émotion l’entretien d’Ulysse et de Nausicaa. Ignorans, égoïstes, sourds aux accens du génie, ils demandent à quoi sert la poésie. Un bourgeois du Marais ne parlerait pas autrement. Après une délibération de quelques instans, les notables de Cumes décident à l’unanimité qu’ils ne prendront pas à leur charge l’aveugle mendiant. Il paraît que dans cette ville maudite, au dire du moins de M. Ponsard, l’avarice et l’ignorance ne régnaient pas seules ; il y avait parmi ces boutiquiers sans entrailles, sans lettres et sans goût, des critiques envieux, comme dans notre malheureux pays, qui se plaisaient à dénigrer le génie. En traçant le portrait de ces critiques de Cumes, l’héritier de Corneille, de Molière et de Racine s’en est donné à cœur joie. En lisant cette page écrite sur l’airain avec un stylet d’acier, tout homme habitué à dire son avis sur les poètes de son temps sent ses cheveux se dresser sur sa tête, un frisson d’épouvante glace le sang dans ses veines. En présence de son image, il reconnaît toute son indignité, et comprend, mais trop tard, hélas ! que les poètes sont infaillibles, et que la discussion la plus modeste est une atteinte portée à leur inviolabilité.

Il faut pourtant bien parler du chant de l’Odyssée traduit par M. Ponsard. Je n’aborde qu’en tremblant cette tâche difficile. Quand l’auteur d’Ulysse parle en son nom, quand il nous raconte l’entretien d’Homère et de Tychius l’armurier, il parle une langue qui n’est pas celle d’André Chénier, je le reconnais volontiers. Les images ne sont pas toujours bien choisies ; parfois la rime amène des idées quelque peu puériles, dont la vile prose ne s’accommoderait pas. L’imitation de la période homérique, toujours évidente, est bien rarement heureuse. Lorsque Homère parle à son tour par la bouche de M. Ponsard, hélas ! nous avons grand’ peine à le reconnaître. André Chénier, ce poète si maladroit, tout au plus virgilien, ne trouvant pas dans notre langue l’équivalent précis de l’expression homérique, s’est laissé plus d’une fois séduire par le charme d’une périphrase élégante ; ce n’est pas moi qui entreprendrai de le défendre. Il rappelle, sans les égaler, la finesse attique, la mollesse ionienne. M. Ponsard dédaigne résolument la périphrase ; par malheur, il confond la trivialité avec la simplicité. Au risque de me voir confondu avec les critiques de Cumes, j’oserai dire que je préfère le style à peine virgilien d’André Chénier au style homérique de M. Ponsard. Je n’aime pas la périphrase, et j’aime encore moins les expressions crues et triviales. Ulysse et Nausicaa parlent dans le poème de M. Ponsard, je veux dire dans le chant de l’Odyssée qu’il a traduit, un langage sans grâce et sans élévation. C’est une manière toute nouvelle de comprendre l’antiquité, très nouvelle assurément, qui ne séduira pas les gens du monde guidés par les seules lumières du goût, et qui étonnera fort les érudits, car les passages les plus familiers, les plus naïfs de l’Odyssée n’ont jamais rien de trivial. Les choses sont appelées par leur nom ; mais la précision des termes n’exclut ni l’énergie, ni l’élévation. Il y a d’ailleurs dans le style d’Homère une qualité précieuse et constante que M. Ponsard oublie complètement, je veux dire l’unité. Les expressions les plus franches n’ont jamais rien d’inattendu, parce qu’elles sont préparées par le ton général de la pensée. Dans la traduction de M. Ponsard, les couleurs les plus vraies prennent un accent criard et discordant. Pourquoi ? C’est qu’il n’a pas tenu compte de l’unité ; dans son horreur pour la périphrase, que je suis loin de lui reprocher, il ne garde aucune mesure. Pour mieux prouver qu’il tient à nommer les choses par leur nom, ayant à choisir entre deux termes, il choisit presque toujours le plus vulgaire et le plus bas. C’est là ce qu’il appelle retrouver la simplicité homérique. Cette prétendue fidélité n’est, aux yeux des hellénistes, qu’une infidélité flagrante. Cette interprétation, qui se donne pour littérale, défigure Homère qu’elle prétend copier.

Qu’ai-je dit, mon Dieu ? M. Ponsard va me trouver bien hardi, bien téméraire. Après avoir mis en question la vérité de son Ulysse, j’ose révoquer en doute l’exactitude de sa traduction. Je n’ignore pas les périls de ma franchise : la rude leçon qu’il m’a donnée dans sa préface aurait dû me rendre plus prudent et plus modeste. Cependant une pensée me rassure. Après m’avoir comparé à Tityre, quel plus terrible anathème M. Ponsard peut-il lancer contre moi ? Le pire qui puisse m’arriver, c’est d’être baptisé du nom de Zoïle, et je m’en consolerai facilement en pensant que M. Ponsard n’avait pas d’autre moyen de se mettre sur la même ligne qu’Homère. Les poètes de nos jours ont l’humeur quinteuse et s’appliquent à justifier de plus en plus l’opinion exprimée par l’ami de Virgile et de Mécène. Ils forment une race plus que jamais irritable. Discuter leur savoir, refuser de croire qu’ils ont tout deviné, qu’ils n’ont besoin de rien apprendre, c’est leur manquer de respect. Vouloir les soumettre aux conditions vulgaires de l’étude et de la réflexion, c’est nier l’auréole lumineuse suspendue au-dessus de leurs têtes. Quelque durs que soient de tels reproches, il faut bien les subir avec résignation. J’ai le malheur de penser, malgré ma profonde sympathie pour l’imagination, que l’étude n’a jamais rien gâté, que les p’us heureux dons du génie ne sauraient suppléer la connaissance de l’histoire. Les poètes sont à mes yeux des êtres supérieurs, privilégiés, mais ils ne cessent pourtant pas d’être hommes. Corneille, un des aïeux de M. Ponsard, a consumé sa vie dans l’étude, et son génie ne s’en est pas mal trouvé. Dante, Goethe et Milton savaient toute la science de leur temps, et je ne vois pas que cette science laborieusement amassée ait attiédi l’ardeur de leur imagination. Aujourd’hui, les choses sont bien changées. La plupart des hommes qui inventent se croient dispensés d’étudier. La poésie est une création, donc elle est divine, donc elle n’a rien à démêler avec les procédés vulgaires de l’intelligence. Etudier, fi donc ! cela est bon tout au plus pour les petits esprits. Les esprits de haut lignage, les inventeurs, les poètes, ne sont pas soumis à cette cruelle nécessité. Que poésie et création soient synonymes, je le veux bien ; mais je renvoie les poètes aux premiers versets de la Genèse. Moïse ne dit pas que Dieu ait tiré le monde du néant ; la volonté divine a mis l’ordre dans le chaos, c’est une part assez belle, ce me semble, et dont les poètes devraient se contenter. Qu’ils traitent comme une fange immonde, comme une argile impure, toutes les connaissances amassées lentement dans la mémoire des hommes, ce dédain puéril n’excitera pas ma colère ; mais qu’ils descendent au moins jusqu’à feuilleter l’histoire, s’ils veulent en parler. M. Ponsard, qui a prouvé son amour pour l’antiquité, n’a pas établi aussi victorieusement ses droits au titre d’érudit. Les applaudissemens très légitimes prodigués à Lucrèce ne détruisent pas la différence qui sépare la Rome des Tarquins de la Rome républicaine et de la Rome impériale. Or, dans cette tragédie, émouvante assurément, moins émouvante pourtant que le récit de l’historien romain, plus d’une fois les mœurs de ces trois époques si diverses sont mêlées et confondues. C’en est assez pour montrer que le savoir de M. Ponsard n’est pas à l’abri de toute objection. Assurément la pleine connaissance des détails recueillis par l’érudition sur la Grèce et l’Italie antiques n’est pas indispensable aux poètes, mais il faut au moins confesser qu’elle leur rendrait plus d’un service. M. Ponsard n’est pas de cet avis : il trouve très mal avisés tous ceux qui se permettent de relever ses bévues. Les faits les plus constans, les mieux avérés, lorsqu’il les a oubliés ou qu’il les ignore, sont à ses yeux comme non avenus, et si la critique, dans les termes les plus modestes, sans afficher l’érudition, prend la peine de les rappeler, il s’étonne et s’indigne. Il ferait beaucoup mieux de suivre l’exemple de son aïeul Corneille, et de corriger sans dépit les erreurs qu’on veut bien lui signaler.

Les Poèmes antiques de M. Leconte de Lisle méritent une attention sérieuse. Il y a dans ce livre un ensemble de pensées constamment élevées. Je regrette que l’auteur, au lieu de présenter son œuvre seule et nue, ait cru devoir lui donner pour cuirasse une préface très malencontreuse. Les poètes qui entrent dans la carrière ont toujours mauvaise grâce à traiter de haut en bas ceux qui les ont précédés. M. Leconte de Lisle ne parait pas même avoir entrevu cette vérité si vulgaire. Il parle avec un dédain superlatif de tous les hommes qui depuis cinquante ans, soit en France, soit dans le reste de l’Europe, ont mis leur parole au service de leur fantaisie. Il exagère jusqu’au ridicule une pensée très vraie dans son principe, à savoir que la poésie purement personnelle de la France, de l’Allemagne et de l’Angleterre a obscurci et presque effacé l’intelligence du passé. Il est hors de doute que la poésie lyrique des cinquante dernières années n’a rien à démêler avec le savoir historique, ce n’est pas une raison pour la maudire ; c’est une forme nouvelle de l’imagination, que l’antiquité n’a pas connue, qui relève directement du développement religieux des nations modernes, et qu’un esprit attentif ne traitera jamais avec indifférence. Byron et Lamartine, poètes très personnels, sont pour nous et seront pour la postérité, je le crois, des hommes de premier ordre. La peinture de leurs sentimens nous offre un intérêt aussi puissant que le tableau du passé. Je n’ignore pas, et j’ai signalé plus d’une fois les dangers que présente cette poésie égoïste ; je sais tout ce qu’il y a d’énervant dans cette analyse de la souffrance : cependant, quoi que puissent penser les moralistes, il faut bien reconnaître que Lamartine et Byron sont au premier rang parmi les poètes de la génération présente. La préface de M. Leconte de Lisle prouve jusqu’à la dernière évidence que le maniement de la mesure et de la rime n’enseigne pas les lois les plus élémentaires de la prose. Les idées les plus justes ont besoin d’être présentées sous une forme claire et précise ; or M. Leconte de Lisle parait dédaigner résolument la précision et la clarté. Ses idées ne s’enchaînent pas, et s’offrent à nous sous une forme vague et confuse. Habitué à parler la langue des dieux, il bégaie la langue des hommes, et nous sommes réduits à deviner sa pensée. Oublions donc cette préface malencontreuse, et parlons des Poèmes antiques.

Il y a dans le recueil de M. Leconte de Lisle un sentiment très vrai de l’antiquité que je me plais à louer sans réserve ; par malheur ce sentiment, qui promettait les plus beaux fruits, est contrarié par des velléités d’érudition. Hélène, le Centaure et Niobé révèlent chez l’auteur l’intelligence intime de la Grèce antique. Personne depuis André Chénier n’avait sondé le passé avec autant d’attention et de vigilance, et certes ce n’est pas un mince éloge. Pourquoi faut-il que l’auteur, oubliant l’arrêt prononcé par Boileau sur Ronsard, ait voulu parler grec en français ? Je reconnais volontiers que la mythologie païenne, en passant de la Grèce à l’Italie, a subi des altérations nombreuses ; l’altération des noms n’est pas la moins importante : cependant, comme il s’agit avant tout de se faire comprendre, il est très dangereux de substituer les dénominations grecques aux dénominations latines qui sont entrées dans notre langue. L’érudition peut réclamer tout à son aise ; mais à moins d’écrire pour les érudits dans la langue d’Homère, il faut accepter les dénominations latines. Jupiter et Junon sont deux noms que tout le monde comprend, Zeus et Héré sont deux énigmes pour la plupart des lecteurs. La poésie n’a rien à gagner à ces restitutions purement philologiques ; j’ajouterai que ces restitutions, énigmatiques pour la foule, sont trop souvent insuffisantes pour les érudits. Ainsi, par exemple, Junon, que M. Leconte de Lisle baptise du nom d’Héré, ne s’est jamais appelée de ce nom, ni parmi les contemporains de Périclès, ni parmi les contemporains de Canaris. Il suffit d’ouvrir Homère pour voir qu’Héré est une pure invention, et que Junon chez les Grecs s’appelait Héré. La confusion de l’epsilon et de l’éta est une étourderie difficile à concevoir chez un poète qui se donne comme érudit et reproche aux hommes de son temps d’ignorer l’antiquité. Je suis forcé d’en dire autant d’Athéné substituée à Minerve ; les écoliers de douze ans, assis sur les bancs de nos collèges, savent très bien que Minerve, dans l’Iliade et dans l’Odyssée, s’appelle Athênê, et non pas Athéné. Cette remarque toute philologique pourra sembler puérile aux esprits frivoles, je crois cependant qu’elle n’est pas sans importance. Lorsqu’il s’agit, en effet, d’un poète modeste qui produit sa pensée sans afficher l’érudition, il est permis de lui témoigner de l’indulgence ; mais lorsque le poète jette à la face de son temps le reproche d’ignorance, la sévérité devient un droit et un devoir. Hélios n’est pas une monstruosité moins étrange qu’Athéné et Héré. Tous les écoliers savent que le soleil s’appelle, dans la langue d’Homère, Hélion et non pas Hélios. Ce n’est pas d’ailleurs la seule bévue commise par M. Leconte de Lisle, car il dit à plusieurs reprises « le jeune Hélios : » or, dans la langue d’Homère, on peut dire « le jeune, le blond Phoibos ; » quant au jeune Hêlios, c’est une locution parfaitement inconnue. Hélios est la dénomination d’une chose ; Phoibos est la dénomination d’un dieu. Plût à Dieu que cette erreur si évidente fût la seule à relever, car il ne s’agirait après tout que de la confusion d’une brève avec une longue, bévue prosodique sans excuse aux yeux des hellénistes, mais facilement pardonnée par ceux qui n’ont pas vécu dans le commerce familier de Sophocle et de Démosthènes. Les erreurs de M. Leconte de Lisle vont beaucoup plus loin ; il confond parfois les substantifs avec les adjectifs. Je prévois le sourire des gens du monde, mais je n’en veux tenir aucun compte, car il s’agit d’une vérité élémentaire bonne à rappeler. Homère appelle les Grecs en maint endroit, soit dans l’Iliade, soit dans l’Odyssée, Èüknèmides, et le tréma n’est mis là que pour avoir un pied de plus, car, sans les exigences de la versification, les Grecs s’appelleraient Euknémides. M. Leconte de Lisle, dans un accès d’étourderie que j’ai peine à concevoir, confond les knémides, c’est-à-dire les hommes chaussés, avec les knémes, c’est-à-dire les chaussures. Une pareille bévue suffit pour ruiner l’édifice entier de son érudition. Après une telle méprise, il n’est plus permis de reprocher aux poètes de notre nation de substituer Jupiter à Zeus, sous peine de se voir appliquer la parabole de l’Évangile sur la poutre et le fétu. L’érudition est chose fort salutaire, mais à la condition d’être complète. Toute érudition superficielle est plutôt un danger qu’un secours. Les poèmes de M. Leconte de Lisle, trop souvent énigmatiques pour les gens du monde, étonnent et blessent les érudits, et quand je m’exprime ainsi, je ne veux pas parler seulement de la philologie, j’entends parler aussi des sciences naturelles. Les citations botaniques portent malheur au poète aussi bien que les citations helléniques. Il lui arrive de confondre le calice avec la corolle ; comme rien ne l’obligeait à employer cette dénomination purement scientifique, il fallait au moins l’employer à propos.

Mes réserves une fois faites contre l’érudition très incomplète de M. Leconte de Lisle, je me plais à reconnaître qu’il y a dans son recueil plusieurs pièces très dignes d’attention. Hélène, Niobé, le Centaure, révèlent chez l’auteur une connaissance approfondie, sinon de la langue, au moins de la tradition grecque. Son vers n’est pas toujours d’une irréprochable correction. Parfois, pour obéir à la rime, il donne plus d’une entorse à notre idiome ; mais, à tout prendre, sa pensée ne manque ni de grandeur ni de sérénité. L’est une âme vraiment poétique, capable de comprendre et d’exprimer le sens intime de toute chose ; mais cette âme si intelligente ne tient compte ni des temps ni des lieux. Hélène, le Centaure et Niobé, interprétés par M. Leconte de Lisle, seraient pour Eschyle et Sophocle de véritables énigmes, car le poète français, au lieu de s’en tenir à la tradition grecque, encadre cette tradition dans sa pensée personnelle et lui prête un sens qu’elle n’a jamais eu pour les païens. Je ne dis pas que la philosophie répudie le sens qu’il prête à cette tradition ; mais j’affirme que la poésie ne peut s’en accommoder. Il nous dit qu’il raconte l’enlèvement d’Hélène d’après une tradition dorienne, je le veux bien ; mais jamais aucune tradition hellénique n’a fait jouer au Destin un rôle aussi important dans la chute d’Hélène. Pour les Grecs comme pour nous, Ménélas est un mari trompé, Paris un amant hardi et entreprenant. Le Destin n’a rien à voir dans la mésaventure de Ménélas. Le Centaure et Niobé donnent lieu à des remarques du même genre. Le Centaure, dans le recueil de M. Leconte de Lisle, parle comme un homme qui aurait lu Herder et Spinoza. Il est permis aux générations modernes d’interpréter les traditions grecques, mais il est défendu aux poètes de prêter aux personnages de ces traditions les pensées qu’une longue série de siècles a pu seule développer. Niobé vantant sa fécondité, excitant la jalousie de Latone et voyant périr toute sa famille sous les flèches d’Apollon, est assurément un sujet très pathétique. M. Leconte de Lisle ne s’est pas contenté de la donnée fournie par la mythologie, il a prêté à Niobé des sentimens que la Grèce n’a jamais connus. S’il faut dire en un mot toute ma pensée, il défigure l’antiquité, quoiqu’il la connaisse. Il a le sentiment du passé, et cependant les poèmes qu’il vient de publier sont entachés d’un perpétuel anachronisme. Il met sous des noms grecs des pensées qui n’ont pu éclore que parmi nous, sous le ciel brumeux qui nous abrite.

Parlerai-je du Baghavat ? C’est une tentative que le goût français ne peut accepter. L’épopée indienne, où les plus hautes questions métaphysiques se mêlent au récit des combats et à la poésie descriptive, ne sera jamais pour nous qu’un sujet d’étude. Vouloir l’imiter, c’est méconnaître le génie de notre nation. Il y a certainement dans le Baghavat de M. Leconte de Lisle des parties très dignes d’éloges, empreintes d’une véritable élévation ; par malheur cette qualité, si recommandable d’ailleurs, ne saurait racheter tout ce qu’il y a d’énigmatique et de confus dans le récit. Tous ceux qui, sans avoir étudié le sanscrit, ont pu lire le Ramayana dans la traduction anglaise de Marshman accueilleront avec un sourire d’étonnement le récit inventé par M. Leconte de Lisle. L’épopée indienne, qu’il croit avoir naturalisée parmi nous, ne procède pas par des moyens aussi puérils. Elle nous étonne par l’image de l’infini ; mais en face de cette terrible image elle ne place jamais des chagrins vulgaires. Les poètes français peuvent et doivent consulter l’Orient ; seulement, toutes les fois qu’ils entreprendront de le calquer, ils peuvent être sûrs de rencontrer l’indifférence ou la surprise. Le génie de l’Inde et le génie de la France ne sont pas faits pour se concilier. L’Inde chérit le mystère ; la France aime la clarté. Kalidasi et Valmiki ne seront jamais lus avec une sympathie empressée dans la patrie de Molière et de Voltaire. Le Baghavat de M. Leconte de Lisle, objet de curiosité pour les érudits, ne sera pour la foule qu’une énigme impénétrable, une sorte de défi porté à l’esprit de notre nation. Il y a pourtant dans le recueil de M. Leconte de Lisle un sentiment poétique très vrai, très élevé, que je ne veux pas méconnaître. En renonçant à l’érudition qui lui porte malheur, il pourra, je n’en doute pas, révéler toute la puissance de ses facultés.

J’aime à reconnaître dans M. Victor de Laprade un poète sincère et convaincu. Il y a dans ses Poèmes évangéliques plus d’une page qui serait avouée par les esprits les plus élevés de notre temps. L’art n’est pas pour lui un pur délassement, mais un besoin impérieux. Le dirai-je cependant ? M. de Laprade ne me parait pas comprendre assez nettement l’intervalle qui sépare la poésie de la philosophie. Animé de sentimens généreux, ému comme toutes les âmes délicates en présence de la nature, initié à toutes les grandes pensées que la philosophie a mises en circulation depuis cinquante ans, il confond trop souvent renseignement avec l’inspiration. Je proclamerai en toute occasion les relations étroites du beau et du vrai, mais je n’affirmerai jamais avec un accent moins résolu la distinction profonde de la philosophie et de la poésie. La poésie la plus haute ne doit renfermer qu’un enseignement implicite. Dégagez la vérité, présentez-la sous une forme explicite, et vous détournez la poésie de sa vraie mission. La leçon, une fois offerte au lecteur dans toute sa nudité, appartient à la philosophie. Voilà précisément ce que M. de Laprade me paraît ignorer, ou du moins avoir oublié. Voué à l’expression du sentiment religieux, acceptant sans réserve tous les dogmes chrétiens, il les métamorphose à son insu, en les interprétant, pour les appliquer comme un baume salutaire aux plaies de notre âge. L’intention est excellente, mais l’Evangile soumis à cette épreuve perd bientôt son caractère primitif. Le poète a beau croire de toutes les forces de son âme aux vérités révélées, il en altère la simplicité par le travail de la réflexion.

Je ne m’arrêterai pas à discuter si le Nouveau Testament est une matière poétique ; l’arrêt prononcé en France au XVIIe siècle a été réfuté victorieusement par Klopstock. Ce qu’il m’importe de signaler dans les Poèmes Evangéliques de M. Victor de Laprade, c’est le caractère didactique. Le Précurseur et la Tentation sont à coup sûr l’œuvre d’une imagination très heureusement inspirée ; mais ces deux poèmes, dont je me plais d’ailleurs à louer l’élégance et l’austérité, agiraient plus sûrement sur la foule, si l’intention de l’auteur était indiquée, au lieu d’être formulée. La confusion de la poésie et de la philosophie, que la raison ne saurait accepter, amène dans la trame du style une diversité de couleurs que le goût ne peut avouer. Tour à tour poétique et philosophique, le langage de M. de Laprade ne contente que d’une manière incomplète les philosophes et les poètes. Oui, je crois que le Nouveau Testament est une mine féconde pour les âmes initiées à la foi chrétienne et soumises sans réserve aux prescriptions de la loi nouvelle ; mais à quelle condition cette mine peut-elle être exploitée ? Il me semble qu’à cet égard les avis ne sauraient être divisés. Il suffit de lire l’Évangile pour comprendre que les récits de saint Luc et de saint Matthieu, de saint Marc et de saint Jean ne peuvent, sans se dénaturer, servir à l’exposition des idées modernes. Je ne dis pas que la philosophie contredise ou même contrarie seulement la doctrine évangélique, telle n’est pas ma pensée. Quand l’Évangile n’enseignerait que la charité, il faudrait le considérer comme un des livres les plus précieux offerts à l’intelligence humaine. Ce que je tiens à établir, ce que personne, je crois, ne voudra contester, c’est que la doctrine prêchée en Judée il y a dix-huit siècles offre un caractère constamment poétique, et que ce caractère ne peut être méconnu, oublié un seul instant sans que l’Evangile ne soit aussitôt dénaturé. Le Christ, dans les leçons qu’il donne à la foule, ne procède ni par syllogismes, ni par enthymèmes, ni par sorites, et pourtant bien avant que le précepteur d’Alexandre eût défini et classé ces instrumens dialectiques, les hommes les plus illettrés les possédaient elles maniaient à leur insu. Le Christ procédait par paraboles, M. Victor de Laprade ne l’ignore pas, et il encadre habilement dans ses récits les paraboles du Christ ; mais, au lieu de les accepter dans toute leur simplicité, il cède au besoin de les commenter, et cette tentative, très légitime dans le domaine philosophique, ralentit singulièrement la marche de la narration. C’est pourquoi je conseille à M. de Laprade de surveiller sévèrement, avec une vigilance assidue, le développement de sa pensée ; il faut qu’il choisisse sans plus tarder entre la philosophie et la poésie. Qu’il émeuve ou qu’il enseigne, qu’il charme ou qu’il instruise ; mais qu’il n’espère pas identifier l’émotion et l’enseignement, qu’il n’essaie pas de concilier ces deux taches si diverses et de les accomplir toutes deux en même temps. Il me répondra peut-être, ou ses amis me répondront pour lui, qu’il cède à sa double nature et qu’il trouve en lui-même l’instinct du poète et l’instinct du moraliste. Lors même qu’il sentirait au fond de sa conscience une propension égale pour l’enseignement et pour l’invention, il ne serait pas dispensé de faire un choix. Qu’il prenne garde, malgré ses facultés éminentes, de manquer le but qu’il veut atteindre. La double tendance que je signale se retrouve dans les pièces purement lyriques, et même dans la Dédicace et la Consécration adressées par l’auteur à sa mère. J’admire dans ces deux morceaux l’expression de la piété filiale, l’accent d’une âme profondément attendrie par le spectacle de la souffrance et le souvenir d’une mort résignée ; mais dans la révélation même de ces sentimens tout personnels, M. Victor de Laprade manifeste encore sa double nature : parfois trop prosaïque pour les poètes, parfois aussi trop poétique pour les philosophes, il ne satisfait pleinement ni la réflexion ni l’imagination.

Je ne voudrais pas laisser croire que M. Victor de Laprade n’est à mes yeux qu’une intelligence fourvoyée cheminant à tâtons sur une route inconnue ; loin de là, ses œuvres m’inspirent une vive sympathie : seulement, je voudrais le voir marcher d’un pas plus résolu vers un but mieux défini. Il possède le sentiment du paysage. Depuis le chuchotement des ruisseaux jusqu’au murmure des chênes séculaires, il n’y a pas un accent de la nature qui le trouve inattentif. Souvent il exprime son émotion sous une forme éloquente, mais je voudrais qu’il tint compte des temps et des lieux et ne prêtât pas au Christ et aux apôtres des pensées dont le germe est sans doute contenu dans l’Évangile, mais dont l’entière éclosion ne s’est accomplie que sous nos yeux. Cet oubli du temps s’explique par la confusion que je signalais tout à l’heure entre la philosophie et la poésie. Si l’auteur, en effet, ne se fût proposé que l’émotion, au lieu de se proposer en même temps renseignement, il n’eût pas mis dans la bouche des apôtres des vérités qui par le fond ne contredisent pas la doctrine chrétienne, mais dont la forme est toute moderne.

Si M. de Laprade était à mes yeux un esprit secondaire, je me garderais bien de discuter les procédés de son intelligence. C’est précisément parce que j’attribue à ses œuvres une véritable importance que je crois devoir les juger avec une sévérité qui pourra paraître excessive. Les objections que je lui soumets ne m’appartiennent pas tout entières. Plus d’une fois j’ai entendu exprimer l’opinion que j’exprime aujourd’hui, plus d’une fois j’ai vu les plus belles pièces signées de son nom émouvoir au début, et ne laisser pourtant dans la mémoire des lecteurs éclairés qu’une trace bientôt effacée. J’ai voulu savoir la cause de cette mésaventure, et j’ai reconnu qu’elle se trouvait dans la confusion à peu près constante de la philosophie et de la poésie. En nous racontant la fable de Psyché, M. Victor de Laprade avait déjà succombé à la tentation que j’ai tâché de caractériser. Au lieu de rester païen dans un sujet païen, il avait interprété cette tradition ingénieuse à l’aide des idées de notre temps, en nous racontant les travaux et la mort de saint Jean-Baptiste, il n’a pas su demeurer purement chrétien. C’est donc chez lui une habitude invétérée d’outrepasser les limites de son sujet. Tous ceux qui aiment la poésie vraiment élevée, qui en suivent les développemens avec une attention sympathique, doivent souhaiter que M. de Laprade combatte énergiquement ses instincts philosophiques. La tâche du poète est assez belle, assez grande pour qu’un esprit élevé s’en contente. Païen ou chrétien, le sujet une fois choisi, il faut le traiter selon sa nature, et ne pas le détourner du sens légitime qu’il présente. La vérité poétique est à ce prix.

J’arrive à M. Charles Reynaud, que la mort vient d’enlever. C’était un des heureux de ce monde ; tout lui souriait : loisir, affections de famille, amitiés sincères, rien ne lui manquait. Après avoir voyagé librement pendant quelques années, il revenait en France et publiait dans un style simple et familier le récit de ses impressions, et c’est au moment où il se préparait à recueillir le fruit de son travail que la mort est venue le frapper. Doué d’un caractère bienveillant, il n’a pas eu un seul jour d’amertume et de dégoût. Tous ceux qui l’ont connu le regrettent, car il s’intéressait aux succès de ses amis beaucoup plus vivement qu’à lui-même. Il ne se contentait pas de les applaudir ; il recrutait pour eux des applaudissemens. Au théâtre, quand il voyait la soirée compromise, il réchauffait les tièdes, soutenait les pusillanimes, et, la bataille gagnée, se sentait plus heureux que le vainqueur. Cette nature généreuse se réfléchit tout entière dans les deux livres qu’il a laissés. Dans son voyage d’Athènes à Baalbek comme dans son volume de poésies, le souvenir de ses amis occupe toujours la première place. Son talent n’avait pas encore atteint une maturité complète ; il y a pourtant dans ses épîtres familières plus d’une page qui mérite d’être citée. La meilleure, à mon avis, de toutes ces épîtres s’adresse à un compagnon de voyage, dont M. Charles Reynaud ne dit pas le nom. C’est avec ce compagnon, ce camarade de jeunesse, qu’il a visité l’Orient. Il y a dans cette pièce un sentiment très vrai de la nature et de la vie nomade qui se traduit en vers simples et ingénieux ; mais le poète ne s’en tient pas là. Après avoir rappelé les émotions du voyage, les rêves de ses nuits passées à la belle étoile, il fait un retour sur lui-même et songe à la fuite des années ; puis, comparant ses visions de vingt ans et la réalité qui s’offre à lui dix ans plus tard, au lieu de gémir sur les illusions qui s’envolent, il se console du présent en ressuscitant le passé. Le temps n’est plus où, couché sur l’herbe, enveloppé dans son bernous, entre le chameau accroupi et les chevaux entravés, il voyait passer dans son imagination ardente des femmes demi-voilées qui s’offraient à ses caresses. L’ébène de ses cheveux est déjà semé de fils d’argent ; la raison succède à la rêverie. Le poète, au lieu de s’affliger, prend bravement son parti ; il possède dans ses souvenirs un trésor que personne ne saurait lui disputer. Accoudé sur le bras de son fauteuil, tête-à-tête avec un ami, en face d’un feu de genêts, il se met à revivre les jours évanouis et nargue joyeusement la fuite des années. Les amis de M. Charles Reynaud ont cité avec raison la Ferme à midi. Il y a en effet dans cette petite pièce si courte plusieurs traits d’une vérité précieuse ; c’est la vie des champs finement observée, rendue avec un rare bonheur. Je regrette seulement que l’auteur, au lieu de s’en tenir à la peinture de ses impressions personnelles, ait mêlé à ce tableau si frais, d’un effet si salutaire, la pensée de nos discordes civiles. Les chevaux dételés, les bergers endormis près des laboureurs, la chèvre broutant le cytise et le thym, et la poule, perchée sur le toit, chantant comme ay lever du soleil, suffisaient à composer un poème dans le goût de Ruysdael ou de Teniers. À quoi bon mêler à ces épisodes de la vie champêtre le bruit du canon qui gronde dans les rues de Paris ? Le souvenir du sang versé n’est que trop vivant dans toutes les mémoires. L’intention de M. Charles Reynaud était excellente, j’en suis convaincu : il voulait opposer le calme des champs aux agitations de la ville ; peut-être eût-il agi plus sûrement en nous offrant le tableau fidèle de ce qu’il avait vu. L’esprit du lecteur eût tiré sans effort la moralité de cette peinture.

Les pièces adressées à M. Ponsard, à M. Emile Augier, à M. Meissonnier, écrites dans une langue limpide, nous offrent l’expression d’une amitié sincère. Heureux, trois fois heureux ceux qui ont inspiré et savent garder une telle amitié ! La pièce adressée à M. Emile Augier se distingue par un accent particulier. M. Charles Reynaud remercie son ami de lui avoir enseigné l’art des vers. Je ne m’étonne pas qu’il juge son maître avec une extrême indulgence, qu’il le félicite d’avoir associé dans une harmonieuse unité la franchise de Regnier à l’élégance d’André Chénier. Si tel est le but que se propose M. Emile Augier, et je le crois volontiers, ses amis doivent lui dire qu’il ne l’a pas encore touché. Et d’ailleurs, en supposant même qu’il eût résolu ce problème difficile, il resterait à savoir si la solution de ce problème importe vraiment à la comédie. Pour ma part, je me permets d’en douter. Certes, et Molière nous en offre des preuves nombreuses, dans l’action comique engagée de la manière la plus vive, il y a des momens ou les personnages sont amenés à expliquer leur pensée intime sans avoir devant eux aucun interlocuteur ; c’est ce qu’on appelle penser tout haut ; mais dans ces momens mêmes il n’est pas bon, à mon avis du moins, que ce personnage par le comme un poète de profession. Molière a fait plus d’un emprunt à Régnier, et je crois qu’il a très sagement agi ; quant à Chénier, je ne pense pas qu’il ait droit de bourgeoisie dans le style comique. Lors même qu’il s’agit de l’expression de la passion, il n’est passage d’emprunter le langage des poètes Lyriques, et chacun sait que la passion n’occupe jamais qu’un rang secondaire dans une action destinée à la peinture du ridicule ; mais c’est insister trop longtemps sur une erreur de goût excusée par l’amitié.

Ce que je voudrais pouvoir caractériser, c’est le sentiment de bienveillance universelle qui respire dans le dernier volume de M. Charles Reynaud. Il saisit le meilleur côté de tout homme et de toute chose. Il n’a pas pu parvenir à l’âge de trente-cinq ans sans subir plus d’un mécompte, sans voir s’attiédir bien des amitiés qui promettaient de demeurer ferventes et fidèles ; mais il garde pour lui seul les mécomptes et les trahisons. Il célèbre avec bonheur les amitiés demeurées fidèles, il pardonne sans effort aux amitiés défaillantes, et ne songe pas même à les rappeler. C’est pourquoi je ne crains pas de dire que M. Charles Reynaud, envisagé sous l’aspect moral, nous offre une nature d’élite. Mêlé depuis longtemps à la vie littéraire par ses relations de chaque jour, il avait su se défendre contre la contagion. Son âme calme et sereine n’a jamais connu la vanité jalouse. Il s’efforçait de bien faire, et, tout en faisant de son mieux, ne courait pas après les louanges. Il voyait dans les œuvres applaudies un sujet d’émulation, et ne reprochait à personne de lui avoir pris sa place au soleil. MM. Ponsard et Augier n’ont pas oublié et n’oublieront sans doute jamais avec quelle ardeur il a combattu pour eux. Il s’associait à toutes les souffrances avec une tendre sympathie. Je trouve dans son dernier volume une pièce qui suffirait seule à établir toute l’excellence de sa nature : la Mort de Juliette. L’histoire de cette pauvre fille enivrée d’applaudissemens, entourée d’hommages et de flatteries, aimée pendant quelques mois, crédule un jour et bientôt abandonnée, élevant avec amour le fruit de sa faiblesse et se réfugiant dans la mort comme dans un dernier asile, est à coup sûr un des récits les plus touchans qui puissent être offerts à l’esprit blasé de notre temps. M. Charles Reynaud a recueilli avec un soin pieux tous les épisodes de cette tragique histoire, et les cœurs les plus endurcis ne pourront la lire sans attendrissement. Pour peindre en traits si poignans l’abandon et le désespoir, il faut posséder une sensibilité profonde et en même temps une grande simplicité de langage, car la Mort de Juliette offrait un écueil dangereux. Le mélange des émotions vraies et des émotions factices exposait le poète à plus d’un faux pas. Les comédiennes, lors même qu’elles pleurent des larmes sincères, gardent trop souvent dans leur désespoir le souvenir de leur profession. M. Charles Reynaud a compris le danger, et son récit n’a rien de théâtral. Juliette, couchée dans son tombeau, oublie en face de Roméo la douleur feinte que son rôle lui commande pour sa douleur réelle, sa douleur de chaque jour, et se dérobe à ses angoisses par une mort volontaire.

J’aurais à noter bien d’autres pièces qui attestent chez l’auteur un goût délicat, un sentiment exquis de la forme ; mais je croirais manquer à mon devoir, si je ne mettais pas ses qualités morales bien au-dessus de ses qualités littéraires. La Fleur du blé, la Haie, sont des modèles de naïveté qui réuniront tous les suffrages. Ce qui domine pour moi dans le recueil de M. Charles Reynaud, c’est la bienveillance, la générosité. Je ne pousserai pas l’ingénuité jusqu’à le louer du bonheur qu’il ressentait ; je ne dirai pas comme un ami imprudent et maladroit, qu’ayant à choisir entre l’affliction et le contentement, entre l’affliction qui est à la mode et le contentement qui est à peu près hors d’usage, il avait choisi le contentement. Ce sont là des flatteries qui ne sortiront jamais de ma bouche. J’ai rencontré plus d’une fois M. Charles Reynaud, j’ai pu l’étudier tout à mon aise, et je dois dire que son bonheur n’était pas un masque officiel, un parti pris. Il était heureux par nature ; les souffrances qu’il avait éprouvées, comme toutes les âmes généreuses, il les cachait avec soin, dans la crainte d’affliger ses amis. Il s’efforçait de répandre autour de lui le contentement intérieur qui formait le fond de sa vie. D’après les pages qu’il a laissées, il n’est pas permis d’affirmer qu’il possédât des facultés éminentes, je ne crois pas qu’il fut destiné à conquérir une éclatante renommée ; mais je pense qu’un rang très honoré lui était promis dans notre littérature, et quoique la mort l’ait enlevé à trente-cinq ans, il a donné des gages assez nombreux pour que la durée de son nom ne soit pas menacée. Le recueil de ses poésies contraste en effet d’une manière trop frappante avec les recueils publiés chaque jour pour qu’on ne lui assigne pas une place à part. La plupart des poètes qui ont élevé la voix depuis trente ans n’entretiennent la foule que de leurs souffrances, et se prennent trop volontiers pour le centre du monde. M. Charles Reynaud, guidé par la générosité de ses instincts, s’efface toujours devant ses amis. Il croit au bonheur, à la sincérité des affections, et nous entretient de ses espérances. Lors même que son talent aurait moins de finesse, son langage moins d’élégance et de clarté, il serait encore assuré de laisser une trace durable dans les esprits sérieux. La bienveillance, dans une âme façonnée à la pénétration par ses facultés natives et par la pratique de la vie, a quelque chose de touchant qui excite et enchaîne la sympathie. M. Charles Reynaud ne croyait pas à la bonté universelle, mais il voyait dans le nombre des âmes fausses et perverses une raison de plus pour aimer les âmes sincères. Que fût-il devenu si le temps ne lui eût pas manqué pour réaliser ses rêves ? Je n’ai pas la prétention de le deviner ; mais, avec le loisir qu’il tenait de sa naissance, il est probable qu’il eût trouvé moyen de produire des œuvres, sinon puissantes, au moins délicates et pures. La nature de son talent ne semblait l’appeler ni au roman ni au théâtre. La poésie lyrique allait mieux à ses facultés, bien qu’il n’eût pas à sa disposition une grande richesse, une grande variété d’images. L’épître familière convenait merveilleusement à son caractère et à son esprit, c’est dans ce champ si aride en apparence qu’il se déployait en toute liberté. Il savait le féconder par les souvenirs de sa jeunesse : il associait avec bonheur à l’expression de ses sentimens personnels le tableau de la nature qu’il avait sous les yeux. En parlant de son verger, de ses champs et de ses bois, il trouvait des accens d’une vérité pénétrante. Il disait ce qu’il avait senti mieux encore que ce qu’il avait rêvé. Son émotion n’avait rien de factice. Chez lui, la rime n’appelait jamais la pensée rebelle ou absente. Sans attacher une grande importance aux doctrines littéraires, il avait choisi presque à son insu la meilleure et la plus sûre de toutes les doctrines : il ne cherchait dans la parole que l’écho de ses sentimens.

C’est pourquoi nous devons le regretter, car les âmes de cette trempe ne sont pas nombreuses de nos jours. Les talens ne manquent pas ; toutes les formes de la pensée trouvent parmi nous d’habiles interprètes ; ce qui fait trop souvent défaut, c’est la sincérité de l’émotion : le maniement du langage s’est tellement perfectionné, que L’homme disparaît sous l’ouvrier. Les ruses inventées pour tromper la foule sont tellement savantes, tellement multipliées, qu’il faut une rare pénétration pour distinguer le mensonge de la vérité. En lisant les vers de M. Charles Reynaud, l’hésitation n’est pas permise ; si le poète ne possède pas encore une habileté consommée, nous sommes du moins en présence d’un homme sincère. Il y a dans sa voix un accent qui ne saurait tromper. Les sentimens qu’il exprime ne sont pas nés de la combinaison des mots. Il s’adresse au cœur, et le cœur lui répond. Le temps et le travail auraient pu lui révéler bien des secrets qu’il ignorait encore ; mais il possédait un trésor que le travail le plus persévérant ne suffira jamais à conquérir. Il avait en lui-même une mine féconde dont l’art eût dégagé peu à peu tous les filons. Ne parlant qu’à son heure, il n’était pas exposé à balbutier des paroles sonores et vides. Aussi le recueil de ses poésies, quoique imparfait dans la forme, mérite par son caractère substantiel notre attention et notre sympathie. Bien des poèmes écrits dans une langue plus pure et plus harmonieuse, enrichis d’images plus éclatantes et plus variées, ne laisseront dans la mémoire qu’une trace passagère. M. Charles Reynaud, chez qui le cœur dominait l’esprit, gardera longtemps la faveur qu’il avait conquise en quelques mois, parce que cette faveur ne dépend pas des caprices de la mode.

La tâche de l’analyse est maintenant achevée ; il s’agit de formuler les conclusions auxquelles l’analyse nous a conduit. Et d’abord parlons de l’antiquité. La tentative de M. Ponsard ne mérite pas une attention sérieuse, car elle se réduit au pastiche, au pastiche maladroit et infidèle. Mettre en vers la traduction de Mme Dacier et substituer au mot naïf le mot vulgaire, ce n’est pas, quoi qu’on puisse dire, réhabiliter poétiquement l’antiquité, c’est un caprice, et rien de plus. De pareilles tentatives peuvent se multiplier pendant plusieurs années sans rien changer à l’état de notre poésie. Les érudits n’ont rien à y voir, car ils n’y trouveraient pas le souvenir de leurs études ; quant aux gens du monde, ils n’ont aucun profit à en tirer, car ils n’y apprendraient pas ce qu’ils se vantent d’avoir oublié pour se dispenser d’avouer qu’ils ne l’ont jamais su. Avec la meilleure volonté du monde, il me paraît difficile de découvrir dans les Études antiques de M. Ponsard quelque chose qui ressemble à une pensée personnelle, éclose de nos jours, ayant une date certaine. Les amis du poète auront beau répéter qu’il a retrouvé la naïveté homérique, c’est une flatterie qui ne mérite pas d’être discutée. Non-seulement en effet M. Ponsard, — malgré le secours de Mme Dacier, qu’il vante à bon droit, puisqu’elle rappelle souvent Homère plus heureusement que Dugas-Montbel, — interprète infidèlement les sentimens et les pensées de l’Odyssée, mais encore il resterait à établir la naïveté homérique, dont on fait tant de bruit. Si on entend par naïveté vérité, simplicité, Homère est à coup sûr un poète très naïf ; mais si l’on entend par naïveté rudesse primitive, l’erreur est manifeste et démontrée depuis longtemps. Quelle que soit l’opinion que l’on adopte sur l’origine des poèmes homériques, qu’on y voie, comme Wolf, un recueil de chants populaires réunis par une main habile sous la domination de Pisistrate, écrits par des auteurs inconnus, comme les romances espagnoles ou les ballades écossaises, ou qu’on y cherche l’œuvre puissante d’un esprit unique, peu importe. Ce qu’il y a de certain, c’est que les poèmes homériques appartiennent à une civilisation très avancée et ne portent pas l’empreinte des générations primitives. Mais passons, car cette distinction nous entraînerait trop loin. Des homéristes et les polyhoméristes accueilleront avec un égal étonnement les Études antiques de M. Ponsard. Je regrette, pour ma part, que l’auteur de Lucrèce et de Charlotte Corday, après avoir obtenu des applaudissemens très légitimes, ait compromis par cette tentative imprudente la réputation d’érudit que ses amis avaient bien voulu lui faire.

Les Poèmes antiques de M. Leconte de Lisle ont sans doute une autre importance ; mais toutes les âmes qui ne demandent à la poésie que l’émotion ne peuvent manquer d’accueillir avec défiance cet essai purement archéologique. J’ai démontré surabondamment que M. Leconte de Lisle n’a pas contenté les archéologues ; ses erreurs philologiques sur plusieurs points très élémentaires prouvent tout ce qu’il y a d’incomplet dans ses investigations. Quant à l’esprit même qui anime ses poèmes, je l’ai caractérisé assez nettement. Qu’il s’agisse d’Hélène ou de Niobé, du Centaure ou de Baghavat, il oublie constamment la date des personnages qu’il met en scène ; il met dans leur bouche des pensées toutes modernes, ou qui du moins ne sont que l’interprétation moderne des pensées antiques. Ce perpétuel anachronisme, trop facile à démontrer, diminue singulièrement la valeur de ces poèmes. Parfois le paysage rappelle la couleur de l’antiquité, l’esprit s’attend à retrouver dans ce paysage un héros de la même date que le cadre où il figure : illusion passagère ; espérance bientôt déçue ! Sous les chênes fatidiques de Dodone, dans les montagnes de la Thrace, nous trouvons des personnages animés des sentimens qui dirigent notre vie de chaque jour. S’il me fallait caractériser en quelques mots la pensée qui a dicté ces Poèmes antiques, je n’hésiterais pas à dire qu’ils expriment tout simplement un dégoût profond pour la place faite au poète dans la civilisation moderne. Et qu’on ne m’accuse pas d’injustice envers un esprit laborieux que je suis bien loin de vouloir décourager. Je sens aussi bien que personne tout ce qu’il y a d’élevé dans les Poèmes antiques de M. Leconte de Lisle, et je me plais à le reconnaître, mais je ne puis renoncer à signaler la pensée qui domine toutes les pages de son livre : or cette pensée, interprétée avec soin, signifie bien plutôt le dégoût de la vie moderne que l’intelligence de la vie antique. C’est avec tristesse que je constate cette vérité trop évidente : je ne puis trouver un autre sens à la pièce intitulée Dies iroe. Si les poètes ne sont pas aujourd’hui bannis par la volonté du législateur, comme dans la république de Platon, il est trop certain que la poésie, aujourd’hui comme au temps de Périclès, n’est pas une profession. Les charpentiers et les tisserands sont assurés de vivre, pourvu qu’ils soient vigoureux et que la santé ne leur manque pas. Les poètes vivent au hasard, car l’imagination défie tous les calculs ; c’est un malheur sans doute, un malheur dont tous les esprits généreux doivent s’affliger, et je crains bien que ce ne soit un malheur sans remède. Toute l’histoire littéraire est là pour montrer que l’imagination qui enchante la foule, qui l’enlève au sentiment de ses misères, ne peut jamais compter sur un salaire assuré. Soyez poète, peintre ou statuaire : si le succès vient couronner vos efforts, si la popularité accepte ou exagère la valeur de vos œuvres, vous serez riche, applaudi, honoré, envié ; mais si vous n’avez pour vous que votre seul mérite, vos études, votre savoir, votre persévérance, si les preneurs vous manquent, votre vie sera toujours plus incertaine et plus menacée que celle du tisserand et du laboureur, car le besoin que vous contentez n’est qu’un besoin que les hommes de loisir appellent un besoin de luxe, bien qu’il soit aussi incontestable que les besoins de la vie matérielle. L’Évangile a dit : « L’homme ne vit pas seulement de pain, » et l’Evangile a eu raison, car l’intelligence n’est pas moins avide que le corps. Si le cœur a besoin de croire, l’imagination a besoin d’être charmée ; mais la foule n’a pas le temps de songer aux plaisirs de l’imagination, ou, lorsqu’elle s’y livre, c’est d’une manière toute passagère. C’est pourquoi les poètes qui rêvent la gloire et qui la méritent doivent accepter leur isolement, comme la condition même de leur supériorité.

Je n’ai pas à résumer ce que j’ai dit de MM. Victor de Laprade et Charles Reynaud : je crois n’avoir laissé aucun doute sur le fond de ma pensée. M. Victor de Laprade a traité la tradition chrétienne avec le zèle d’un disciple fervent, seulement il a dépassé plus d’une fois le but qu’il se proposait. Quant à M. Charles Reynaud, s’il n’a pas réalisé complètement sa pensée, il y a certainement dans les essais qu’il nous a laissés plus d’une page très digne de louange. Aussi je suis loin de m’associer aux plaintes que j’entends répéter chaque jour : malgré les paroles attristées que j’ai prononcées tout à l’heure, je ne crois pas que la poésie soit destinée parmi nous à périr d’une mort prochaine. Applaudie ou négligée, encouragée par des esprits pénétrans et généreux ou affligée par l’indifférence de la foule, sa vie n’est pas moins certaine que la vie de l’industrie. Il n’est pas au pouvoir du veau d’or, qui menace de devenir le seul dieu des sociétés modernes, de supprimer une de nos facultés. La richesse, qui nous donne le bien-être, ne suffit pas à contenter tous nos besoins. La poésie vivra aussi longtemps que l’humanité ; elle compte encore parmi nous des apôtres dont la ferveur égale l’éloquence. Les aberrations que j’ai signalées n’attiédissent pas ma sympathie pour les hommes qui se vouent à l’étude et à l’expression de la beauté. À l’heure où je parle, nous attendons encore un génie nouveau, qui se révèle par une œuvre puissante et nous commande une admiration sans réserve. Est-ce à dire que nous ayons le droit de nous plaindre et de nous étonner ? Si le talent est la monnaie du génie, Dieu merci le talent ne manque pas, et nous sommes encore loin de la pauvreté. Acceptons sans dédain et sans dépit le lot qui nous est échu, et attendons sans impatience un génie nouveau. Notre siècle, malgré ses agitations, occupera certainement un rang élevé dans l’histoire littéraire, car s’il manque de discipline, il ne manque pas d’énergie, et je nourris la ferme confiance que l’imagination poursuivra son œuvre aussi activement, aussi glorieusement que l’industrie.

Gustace Planche.