La Poésie française en 1861

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La Poésie française en 1861
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 34 (p. 697-718).
LA
POÉSIE FRANÇAISE
EN 1861

Les lecteurs qui s’affligent du déclin de la poésie et les poètes qui gémissent de l’indifférence du public ressemblent aux amans qui se plaignent de ne pas être aimés. On n’y peut rien, et s’il est, hélas! trop facile de constater la situation, il est impossible d’y porter remède. Évidemment le sentiment poétique s’affaiblit de plus en plus, et par un contre-coup inévitable ce sentiment perd chaque jour de son intensité et de sa puissance dans des œuvres qui ne sont, qui ne devraient être du moins que l’expansion d’une de ces âmes douées de la faculté d’exprimer ce que les autres ressentent. C’est de cet accord suprême, de ces attractions réciproques, que se forme, à proprement parler, la poésie, et pour peu que ces conditions lui manquent, elle perd à la fois sa raison d’être et les élémens les plus essentiels de sa popularité et de sa vie. Les noms qui surnagent encore, les ouvrages qui essaient de protester contre ce double symptôme de décadence, ont été justement comparés ici même à ces végétations d’automne dont la pâle verdure semble déjà frissonner sous le souffle de l’hiver, à cette arrière-saison dont les rayons et les sourires trahissent l’approche de la saison morte. On pourrait aussi peut-être, à l’aide d’une autre image, comparer encore une fois la société à l’individu, et les générations qui se sont succédé en littérature depuis le commencement de ce siècle aux divers âges de l’homme. On saisirait mieux ainsi la raison des défaillances qui nous affligent, et le sentiment de ce qui fit la force d’une autre époque nous permettrait de porter un jugement plus équitable sur les tentatives du présent.

La foi, l’enthousiasme, la rêverie, l’amour, l’espérance, sont les divins attributs de la jeunesse : elle ne cherche pas à se rendre compte de ses émotions et de ses croyances; elle se trompe avec un radieux mélange de sincérité et d’ardeur, et elle possède le don précieux de faire de ses mensonges quelque chose de meilleur et de plus vrai que nos vérités. Cette richesse juvénile est déjà la poésie : qu’au lieu d’être individuelle, elle appartienne à une génération tout entière; qu’après avoir préludé dans toutes ces imaginations éparses, elle rencontre une imagination d’élite, un talent prédestiné, qui lui donne la forme, le contour, l’accent, la vie, qui lui imprime puissamment sa propre originalité tout en acceptant ses vivifiantes influences, et voilà la poésie complète, la poésie telle qu’elle doit être pour posséder tout son prestige et exercer tout son empire. D’ordinaire cet épanouissement, nous dirions presque cette explosion, se combine avec un moment favorable où tout l’accroît et l’active, où l’instrument est le mieux d’accord avec l’oreille, où ses vibrations sonores s’étendent librement dans l’espace, où le public est admirablement disposé à écouter, à comprendre, à applaudir l’œuvre qui résume et fixe ce qu’il a vaguement éprouvé. C’est là l’âge d’or pour les poètes, et nous en avons eu, il y a trente ou quarante ans, une phase brillante et rapide. Cependant la maturité arrive, et quand les faits extérieurs se coalisent pour rendre cette maturité plus prompte et plus âpre, la vieillesse ne se fait pas attendre. L’expérience, aidée de sa terrible compagne, l’analyse, détache peu à peu de notre front ces couronnes charmantes, mais fragiles, qu’y avaient tressées d’une main légère les fées riantes de la jeunesse. On devient plus savant, plus froid, plus observateur; on serre de plus près la réalité. Dans ce mystérieux travail où il s’appauvrit de tout ce qu’il croit conquérir, l’homme s’éloigne chaque jour de ce domaine des idées générales, des sentimens généraux, qui le mettaient à son insu en contact avec d’autres âmes, aussi riches d’abord et bientôt aussi dépouillées que la sienne. Faute de cet accord, il est trop aisé de prévoir ce que devient la poésie.

N’est-ce point là l’histoire de ce qui s’est passé sous nos yeux depuis près d’un demi-siècle dans l’ait comme dans les lettres? Aux belles passions, aux rayonnantes illusions de la jeunesse, ont succédé l’observation, le calcul, l’habitude de compter avec les plus doux enchantemens de l’imagination et du cœur, de réduire à leur expression la plus simple et parfois la plus basse ces conventions aimables dont vivaient les âmes faciles à la poésie; l’esprit positif, en un mot, a remplacé le sentiment poétique. Qu’en est-il résulté? Ce que l’on pouvait aisément prévoir : la part des idées générales, de ce que nous appellerions volontiers les lieux-communs héroïques, s’est amoindrie de plus en plus; d’un côté, la masse du public s’est détournée avec insouciance ou dédain de ce qui ne répondait plus à ses préoccupations nouvelles ; de l’autre, ceux qui conservaient encore ou qui s’attribuaient une vocation poétique, voyant leur domaine au pillage, démembré et aminci, s’en sont violemment approprié un lambeau, y ont exagéré ou dénaturé leurs pouvoirs, et ont substitué la poésie individuelle à la poésie de tous. Le fil conducteur entre les poètes et la foule était brisé; les grandes sources d’inspiration auxquelles le genre humain s’abreuve depuis six mille ans étaient taries ou troublées; l’âme, avec son ineffable assemblage d’élans infinis et d’efforts bornés, cessait d’être partie intéressée dans ce triomphe du sens individuel sur le sentiment général; l’humanité, pour ainsi dire, se retirait de la poésie, comme la mer se retire parfois de ses rivages, où elle ne laisse que débris, formes étranges et végétations bizarres. Nous avons eu dès lors ou les échos stériles de grandes voix longtemps écoutées, ou les productions d’un art subtil, raffiné, fantasque, maladif, enclin surtout à se dédommager de ce qu’il perd par l’excès de ce qu’il garde.

C’est là un signe infaillible de notre chagrine maturité. Les puissances auxquelles manque le contrôle de leurs juges et de leurs alliés naturels s’abandonnent à huis clos et dans l’intimité de leurs derniers courtisans à des caprices d’enfant gâté. A mesure que s’altèrent les élémens de leur vraie grandeur, elles prennent un souci plus puéril de la forme, du détail, de la représentation extérieure. Plus elles se sentent contestées et réduites, plus elles sont disposées à faire abus de ce qu’on leur laisse. Dans les lettres, dans la poésie surtout, ce malheur n’atteint pas seulement ceux qu’un vice originel ou une infirmité native force à chercher en dehors de la vraie beauté leurs moyens de succès. Les plus grands, les plus robustes, ne sont pas inaccessibles à cette sorte de mal’aria qui semble isoler la poésie dans une île insalubre. Une fois que l’harmonie est rompue, que les courans magnétiques ont cessé entre leur ancien public et leur génie, ils se croient placés dans l’alternative ou de renier leur gloire poétique, ou de forcer le ton, de pousser au noir, de devenir excessifs, afin de rétablir la proportion et d’arriver à un succès égal par des effets plus violens. Ce qui suffisait à l’auteur des Feuilles d’Automne pour rallier à lui tous les amis de la poésie ne suffit plus à l’auteur de la Légende des Siècles.

Telle devait être et telle est en ce moment la situation : entre les majorités qui s’éloignent et les minorités qui persistent, la séparation s’aggrave chaque jour, et les unes tombent dans l’indifférence complète pendant que les autres tournent à la petite église. Vous aviez la poésie proprement dite, exprimée par quelques-uns, goûtée par presque tous : vous avez à présent d’une part la société tout entière envahie par les vulgarités de la vie positive ou les dissolvans de l’analyse, de l’autre quelques individualités qui forment à peine un petit groupe et qui ôtent à la poésie le plus beau de ses privilèges, celui de donner une voix à l’âme même de l’humanité. Si l’on jette un regard en arrière sur le chemin parcouru, on verra que l’espace est vaste et la chute profonde. Si nous voulions résumer notre pensée dans une de ces classifications qui ont toujours quelque chose d’incomplet, nous marquerions ainsi la dégradation; nous dirions que la poésie dans son acception primitive et suprême, la poésie homérique par exemple, a été universelle, et c’est à peine si l’on distingue alors le poète de son auditoire. La poésie de Virgile, de Racine et de Lamartine est générale ou collective; elle exprime avec un charme irrésistible le sentiment d’une génération, d’une société, d’une époque. La poésie d’aujourd’hui, à quelques exceptions près, est essentiellement individuelle et partielle.

Nous avons écrit le mot d’analyse, et c’est à l’analyse en effet que nous attribuons en grande partie cet affaiblissement du sentiment poétique dans l’esprit et le monde modernes. Parmi les ouvrages et les poètes célèbres qui ont passionné la première moitié de ce siècle, il en est peu dont on ne dise qu’ils ont vieilli : René a vieilli, Corinne a vieilli; lord Byron, Schiller, Walter Scott, Chateaubriand ont vieilli, et, si l’on osait, on distribuerait encore bien plus près de nous ce brevet de vieillesse. La formule est commode, elle est usuelle, et l’on dirait que nous aimons à nous consoler de la médiocrité de nos figures en reconnaissant l’empreinte des doigts du temps sur les portraits de ces glorieux devanciers. Eh bien! nous nous trompons, c’est nous qui avons vieilli et non pas l’œuvre des poètes. Par ce langage de désenchantement superbe ou morose, nous imitons ces vieillards qui disent que l’amour a vieilli, que la beauté a vieilli, parce que l’amour leur échappe, parce que la beauté n’éveille plus en eux que d’impuissans regrets. Contemplez en souvenir ce champ poétique, si vaste et si riche, tel qu’il s’offrit à ces moissonneurs de la première heure, et comparez ce qu’il était alors à ce qu’il est aujourd’hui. Comptez un à un les sentimens dont ils s’inspirèrent. Qu’en avons-nous fait? Le génie ou plutôt la poésie du christianisme trouva en Chateaubriand un éloquent interprète. A présent cette poésie n’existe plus; les indifférens la dédaignent, les croyans s’en méfient. L’analyse, en lui appliquant ses dissolvans, a prouvé qu’elle n’était pas assez pour la foi, qu’elle était trop pour le scepticisme. L’amour de la liberté anima le noble et mâle génie de Mme de Staël; l’enthousiasme des arts promenait Corinne du Capitole au cap Misène : l’art aujourd’hui n’est plus enthousiaste ni libéral, il est calculateur; les grandes images de l’antiquité l’effraient; il n’en prend que le détail curieux et archaïque, assaisonné de quelque saveur libertine. Les héros de lord Byron feraient rire ceux de M. Dumas fils. Leur sauvage grandeur, le mystère de leur destinée, cet orageux assemblage de crimes et de génie, de désordre et d’orgueil, leur fière révolte contre une société dont les petitesses contrastent avec l’infini de leurs rêves, toutes ces belles poésies seraient renvoyées aux nuages d’Ossian et aux torrens de Jean Sbogar. Qu’est devenue la poésie jacobite de Diana Vernon et d’Alice Lee? Dans quelles catacombes du genre troubadour reléguerions-nous l’amour chevaleresque d’Aben-Hamet, l’amour héroïque de don Carlos, l’amour chrétien d’Eudore et de Cymodocée? Descendons quelques années et quelques degrés du temple, et en dehors de toute préoccupation de parti voyons où ont puisé Lamartine, Béranger, Casimir Dalavigne. L’analyse a décomposé l’amour d’Elvire, et c’est l’amant d’Elvire qui s’est chargé de l’opération. Le réveil de la Grèce avait échauffé le versificateur des Messéniennes et fait presque un poète lyrique du chansonnier de Lisette. Désormais la Grèce n’est plus bonne qu’à défrayer le succès d’un livre spirituel et moqueur, où les souvenirs de la ville de Minerve sont étouffés sous des comptes d’arithmétique. Et le moyen âge de M. Victor Hugo ! Le sentiment profond et passionné de l’art gothique fut pour beaucoup dans le succès de Notre-Dame de Paris. Souvenons-nous des sympathies douloureuses qui accueillaient le poète lorsqu’il nous montrait les mutilations subies par son vieux Paris, lorsqu’il demandait de quel droit la truelle et l’équerre des maçons et des architectes patentés avaient touché à toutes ces merveilles, à toutes ces fleurs du passé, dépouillant peu à peu la ville et la cathédrale de leur physionomie originale. Il ne s’agissait alors que de quelques ogives disparues, de quelques rosaces profanées, de quelques sculptures brisées, de quelques arceaux démolis, d’une pincée de cette poétique poussière du moyen âge dispersée par la main des hommes et le souille des révolutions. Aujourd’hui, grand Dieu! nous procédons plus largement; c’est la ville tout entière, c’est son histoire, c’est son âme, c’est sa vie, sa vie mystérieuse et intime, c’est tout cela qui disparaît, sans que personne réclame, pour faire place à des alignemens majestueux et à d’imposantes rangées de maisons toutes pareilles. Là, comme dans le reste de notre triste nomenclature, le symptôme est le même : la jeunesse et la poésie se sont retirées de nous et non pas des œuvres qui nous firent autrefois battre le cœur. Le siècle a vieilli, et ce siècle sexagénaire, ne se reconnaissant plus dans les brillantes idoles de son jeune âge, les rend solidaires de son propre déclin; il les accuse d’avoir perdu leur éclat et leur fraîcheur, parce que lui-même s’est assombri et desséché.

Si l’analyse nous a conduits là, si elle a traité en pays conquis les divers domaines de la poésie, que nous a-t-elle donné en échange? Ne soyons pas trop pessimistes, le pessimisme est aussi stérile que l’optimisme est dangereux : il y a eu des compensations. Peut-on s’étonner que là où la pioche a si obstinément fouillé et retourné le sol en tous les sens, les fleurs et le gazon aient été arrachés de la surface? En revanche, on connaît mieux la nature du terrain, on en découvre plus profondément les couches inférieures; on se rend mieux compte de ce qu’il a produit, de ce qu’il doit produire encore. S’il est vrai, — mais est-ce bien vrai? — que l’homme mûr soit dédommagé de la perte de ses illusions et de ses enthousiasmes par les biens que lui apportent la réflexion et l’expérience, on peut dire aussi que l’analyse, cette redoutable antagoniste du sentiment poétique, nous a donné, dans toutes les branches de la pensée humaine qui vivent d’observations et de réalités, de quoi nous consoler peut-être de ce qu’elle nous enlève. L’histoire, la critique, la science surtout, ont profité de ce mystérieux travail qui s’accomplissait aux dépens des idéales visions de l’imagination et de l’âme; le progrès du bien-être pour le plus grand nombre est aussi un avantage que nous ne voulons pas contester, car les sociétés, pas plus que les poètes, ne doivent être condamnées à perpétuité à ce grenier où l’on est si bien à vingt ans. C’est aux juges impartiaux de peser dans la balance la somme des profits et des pertes : notre seule tâche est de rechercher ici comment la poésie pourrait s’en aller de ce monde.

On remarquera encore une autre conséquence et un autre indice de cet affaiblissement graduel du goût et de l’esprit poétiques dans le public et dans les œuvres. Au lieu d’un ensemble harmonieux, d’une sorte de faisceau où le prestige de tous s’accroît de l’influence de chacun, au lieu d’un de ces antagonismes aussi féconds que l’harmonie elle-même, nous n’avons plus que l’éparpillement et l’isolement des facultés et des tentatives chez ceux qui font ou qui essaient de faire acte de poésie. Ce qui caractérise en effet les belles époques, c’est un groupe ou une lutte. En même rayon de génie descend sur des visages de physionomies bien diverses, mais qui s’éclairent les unes par les autres, et l’on a, comme d’un seul trait. Racine, Molière, Boileau, La Fontaine, ou bien une idée militante met en présence deux camps ennemis. La poésie jaillit de leur choc, et vous avez le grand mouvement romantique qui précéda la chute de la restauration. Il existe alors, même entre ceux qui se combattent et qui croient se haïr, des affinités secrètes : l’un jure par Aristote, l’autre par Schlegel; mais tous deux concourent au même but parce que tous deux ont foi dans leur idée et dans leur œuvre. Les différences de nationalités et de races, les distances matérielles, ne troublent pas même cet invisible accord, ce chœur radieux des poètes : Lamartine fraternise avec les lakistes sans les connaître ; Sainte-Beuve côtoie Woodsworth sans l’imiter; Alfred de Musset trouve moyen d’accuser dès l’abord son originalité charmante dans le voisinage de Byron ; les mâles et plaintifs accens d’Auguste Barbier répondent à la muse généreuse et patriotique de Leopardi ; la même pensée semble être éclose en même temps chez le chantre de Werther et celui de René, chez le poète de Manfred et le rêveur Obermann. La même tige, épanouie au même soleil, produit des fleurs d’un parfum différent et d’un éclat inégal, mais ayant ensemble un air de famille. Schiller, Chateaubriand, lord Byron, Walter Scott, Thomas Moore, Mme de Staël, Goethe, Wieland, Shelley, Werner, Jean-Paul, sont comparables aux divers instrumens d’une merveilleuse symphonie conduite par un maître divin. Maintenant nous n’avons plus qu’une poésie parcellaire; chacun garde à part soi le morceau qu’il s’est adjugé. Non-seulement les poètes n’ont plus de lien qui les unisse; mais on pourrait croire qu’ils s’ignorent les uns les autres, tant il existe entre eux de séparations et d’abîmes! Nous ne voulons pas discuter ici la question du talent, de la forme, de l’habileté de main, de l’accord étroit entre l’idée et l’image : sur ce point, le débat pourrait s’établir sans trop de désavantage pour quelques-uns des nouveau-venus; mais si l’on convient avec nous que la vraie grandeur de la poésie consiste à faire dans une œuvre individuelle la part aussi large que possible aux idées générales et aux sentimens universels, à quoi doit-elle se réduire entre les mains de ceux qui en font une sorte de puissance égoïste, tristement enfermée avec quelques adeptes et occupée à compter ses stériles trésors ou à varier à l’infini ses vains ornemens? Que deviennent, dans ces déplorables progrès du personnalisme aux dépens de la grande communauté poétique, l’âme, l’inspiration, la pensée collective, poussant vers un même but une génération de poètes et ralliant leurs contemporains autour d’eux comme un glorieux cortège? Le rôle de cette poésie dans la société moderne, la vibration prolongée de cette voix dans l’auditoire, ce patrimoine possédé par tous et confié à quelques-uns pour qu’ils nous le rendent plus fertile et plus riche, où les trouver désormais? Voilà le mal, et ce mal subsiste en dépit des efforts que l’on tente pour le déguiser sous le luxe des détails et le raffinement des ciselures. Aussi, dans ce désarroi où chacun chante son air sans s’inquiéter de l’accord et de l’effet d’ensemble, nos préférences restent-elles acquises à ceux dont la poésie garde encore les traits de la famille humaine, à ceux que nous pouvons écouter et suivre sans avoir trop à nous éloigner des routes fréquentées, à nous aventurer dans des sentiers suspects, éclairés de lueurs bizarres ou sinistres, peuplés de visions monstrueuses ou maladives. Nous nous méfierons toujours d’une œuvre poétique, si savante qu’elle soit, si montée de ton qu’elle puisse être, lorsque pour la comprendre et pour la goûter il nous faudra commencer par nous isoler de l’humanité, par déraciner de nos cœurs les sentimens naturels ou effacer de nos âmes les traces de notre commune origine, afin de nous ouvrir à un ordre de sensations particulières, équivoques, accessibles seulement à une classe d’individus jetés hors des voies battues, à un petit nombre de cerveaux, sujets volontaires d’un régime spécial et de lois d’exception. Les aspirations de l’idéal, les ardeurs de la passion vraie, les beautés de la nature, les harmonies de la vie champêtre avec les joies paisibles du foyer et les affections de la famille, les vérités philosophiques poursuivies et illuminées par la poésie à travers le voile des symboles et la brume des légendes, il y a là, Dieu merci ! de quoi inspirer encore les imaginations d’élite; il est doux de pouvoir nous incliner et lire derrière l’épaule du poète pendant qu’il récite et traduit à sa façon le texte du livre divin. Ce sérieux plaisir, M. de Laprade nous l’a souvent donné; c’est pourquoi nous voulons le placer à la tête du groupe, hélas! bien restreint, de ceux qui persistent encore à faire de la poésie une des expressions les plus pures de l’être moral, une des interprétations les plus hautes du monde extérieur, et qui ne se lassent pas de chercher ses sources ou ses racines dans les profondeurs de l’âme humaine.

On peut aisément suivre l’ordre et l’enchaînement des pensées qui ont conduit M. de Laprade d’Eleusis et de Psyché aux Symphonies et aux Idylles héroïques. Jeune, trouvant les places prises, désespérant peut-être de dépasser ou d’atteindre l’harmonieuse richesse de l’un, la couleur splendide de l’autre, la grâce ineffable de celui-ci, l’exquise élégance de celui-là, il se replia sur les symboles, où son talent, plus remarquable par l’élévation que par le charme, devait se sentir à l’aise. Il échappait ainsi dès l’abord à la vulgarité; mais il mettait d’avance un voile entre ses lecteurs et lui : il s’exposait à l’indifférence de ceux, — et le nombre en est grand, — qui préfèrent la Vénus à la Polymnie. L’inspiration de M. de Vigny et surtout de Ballanche est visible à ce début de M. de Laprade : il faut aussi tenir compte de certaines influences d’éducation et de climat, des premières impressions d’un jeune homme qu’attire le voisinage des Alpes pendant que ses yeux se promènent sur une ville sombre et un ciel humide; il se sent d’autant plus porté vers les images de l’infini, vers la blancheur des neiges se découpant sur l’azur, vers les clartés immortelles, que ses yeux comme son âme ont besoin d’aller les chercher au-delà des brouillards et des nuages. Prenant pour point de départ l’une de ces fables, éternellement jeunes et belles, de l’antiquité grecque, M. de Laprade y découvrit de mystérieux rapports avec la beauté et la vérité suprêmes. Quoi de plus attrayant que l’histoire de Psyché, de cette gracieuse personnification de l’âme humaine mise en contact avec un dieu, satisfaite d’abord de son bonheur plein de mystère, puis aspirant à compléter ce bonheur par la science, punie de sa curiosité, passant par une série d’expiations et de métamorphoses, jusqu’au moment où, ayant parcouru les phases de l’épreuve et de l’exil, elle rentre en possession de ce dieu, désormais reconquis? M. Victor de Laprade, en écrivant plus tard les Poèmes évangéliques, s’est attaché surtout à exprimer, avec une simplicité souvent pathétique, la part de l’humanité contemporaine de la venue du Christ dans ce drame qui commence à Bethléem et finit au Calvaire. Les douleurs de l’humanité, assumées, purifiées et rachetées par les souffrances du Sauveur, telle est la principale inspiration de ces poèmes, où le talent généralisateur de M. de Laprade a rappelé et célébré l’union de la grande famille chrétienne avec le Dieu de l’Évangile. C’est par là que s’attendrit et s’humanise cette poésie à laquelle on avait reproché trop de tendance à l’isolement, trop peu de souci de nos amours, de nos tristesses, de nos songes et de nos joies. Les Symphonies et les Idylles héroïques expriment, parfois avec magnificence, parfois avec un peu d’uniformité et de raideur, la lutte inégale des forces de la société contre celles de la nature dans une âme hautaine, ulcérée, avide d’orages ou altérée d’infini. Seulement là encore la famille remporte cette victoire que la société n’obtiendrait pas. Les tendresses de l’amant, de l’époux et du père, les joyeux ébats de l’enfant, l’aspect animé du champ qui fait vivre le nid, le doux concert des félicités domestiques, ramènent le fugitif, l’exilé volontaire, et corrigent ce que les alpes et les chênes auraient de trop rude pour notre faiblesse : la Muse peut-elle paraître froide quand elle sait sourire comme une fiancée ou pleurer comme une mère?

On le voit, il y a de l’unité et de la grandeur dans cet ensemble. Il est permis pourtant de discuter le degré d’attraction qu’une semblable poésie peut exercer sur la société et le public ; il est permis de se demander si la popularité qu’il est si honorable de dédaigner n’est cependant pas nécessaire pour compléter et fixer le rôle du poète en ce monde. Au moment où M. de Laprade publie une nouvelle édition de ses œuvres, on peut lui rappeler les conseils que lui adressait, il y a six ans[1], Gustave Planche, ces pages éloquentes qu’il terminait en lui déclarant que la tâche du poète n’est pas seulement de convaincre, mais d’émouvoir. Nous engagerons surtout M. de Laprade à méditer le dulcia sunto, le non satis est pulchra esse poemata, préceptes d’un poète qu’il méprise peut-être un peu, mais qui avait du bon, et qui, sur ce point délicat du charme poétique, nous offre un modèle et un exemple. Le Carmen seculare d’Horace, que dis-je? les plus vantées de ses odes héroïques ont moins fait pour sa gloire et pour nos plaisirs que la moindre de ces perles cueillies sur le front de Glycère ou sur les lèvres de Lydie et enchâssées dans l’or pur par un artiste incomparable. Il n’est pas besoin d’ingénieux symboles, d’œuvres laborieuses, de poèmes grandioses, pour fixer à jamais un nom dans toutes les mémoires et un chant dans toutes les âmes. Trente vers y suffisent, une fable de La Fontaine, un lambeau d’André Chénier, deux ou trois strophes d’Alfred de Musset, une larme, un sourire, un souffle qui glisse, une mélodie qui passe, un oiseau qui chante! C’est cette pièce de trente vers que l’on n’oublie plus et que tout le monde répète, c’est celle-là que nous voudrions trouver dans le bagage, riche déjà, de M. Victor de Laprade. N’importe, si l’on ne peut encore lui décerner une de ces royautés poétiques dont les sceptres semblent perdus avec d’autres reliques du passé, nul n’est plus digne de remplir et d’ennoblir l’interrègne.

M. Joseph Autran, auteur des Epitres rustiques, appartient, lui aussi, à cette famille de poètes qui font des sentimens humains, dans l’acception la plus naturelle et la plus vraie, l’élément essentiel de leur poésie. Seulement il ne poursuit pas son idéal parmi les grands chênes et les hauts sommets : il reste volontiers à mi-côte, il se complaît dans les épisodes de la vie champêtre ou domestique et dans les scènes familières. Cette préférence se révélait déjà dans Laboureurs et Soldats, dans la Vie rurale, dans les Poèmes de la mer, où l’homme apparaissait toujours au premier plan, mêlant ses douleurs, ses tendresses, ses rêves, aux aspects du paysage ou aux travaux de la campagne. Les Epitres rustiques, en continuant cette veine heureuse, marquent une tentative dans un genre dont notre littérature offre peu de modèles, qui tient à la fois de l’idylle, de l’épître et du discours en vers, mais avec l’intention évidente de familiariser ces genres, de les fondre dans une même nuance de simplicité et de vérité. L’auteur choisit un thème dans la vie ordinaire, un voyage à travers champs, la chute d’un arbre, le portrait d’une jeune fille, le retour au pays natal; il s’adresse à un ami, à un absent, et, tout en s’efforçant de ne pas enfler le ton, il s’élève à des idées générales, philosophiques, dont les laideurs parisiennes et les beautés agrestes forment la note dominante. Cette façon de considérer la campagne du côté affectueux, domestique, humain, en la rattachant aux meilleurs sentimens de l’âme et en se tenant également éloigné de la froideur didactique de notre vieil alexandrin et du naturalisme absolu de notre grande école poétique, n’a pas encore laissé beaucoup de traces dans la poésie française. Remarquez en effet que nos modernes lyriques, M. Victor Hugo en tête, chantent la nature et non pas la campagne, ce qui est bien différent. Ils seraient, nous le croyons, d’assez tristes campagnards; ils y apporteraient le despotisme de leur génie, et il leur serait aussi difficile de se borner au sens intime de cette vie que de se plier à ses petites misères. La nature pour M. Victor Hugo, ce n’est pas une maison, une ferme, un hameau, un refuge contre les agitations de la ville, un centre autour duquel gravite tout un petit monde de chers souvenirs, d’existences obscures, de vertus cachées ; c’est un théâtre magnifique dont le génie allume les lustres, et où, seul à seul avec la création, il y absorbe à la fois la divinité et l’humanité.

On pourrait plutôt renouer ces Epitres rustiques aux œuvres de demi-caractère que la poésie anglaise a groupées autour de ses lacs, avec cette différence que les conditions mêmes de cette poésie, plus libre, plus flottante, plus aisément familière, se prêtent bien mieux à ce genre que la versification française. Les Anglais ont en outre sur nous cet avantage, que, la vie morale, la vie de famille tenant dans leur littérature une tout autre place que dans la nôtre, ses images ne dépaysent jamais le lecteur, tandis que nous sommes malheureusement habitués à demander à nos œuvres d’imagination des émotions, des peintures différentes de celles que nous cherchons à notre foyer, souvent même contraires. Il y a peut-être quelques analogies entre les procédés de M. Autran et ceux de M. Sainte-Beuve dans le livre charmant des Consolations, mais ces analogies résident seulement dans ces images familières servant de point de départ à des idées générales, dans cet effort tenté pour assouplir la raideur traditionnel du vers français, pour nous le montrer en déshabillé, presque aussi bonhomme que si on le mettait en prose. Le sentiment personnel, le tempérament poétique, s’accusent plus profondément dans le recueil de M. Sainte-Beuve : la campagne en est à peu près absente, et la note élégiaque s’y détache sur un fond de tristesse romantique. On peut encore nommer Brizeux parmi ces essayists de la poésie française familiarisée avec les champs; mais Brizeux est encore plus Breton que champêtre : la campagne n’existe presque pour lui que sous sa physionomie bretonne, et c’est cette physionomie qu’il exprime avec un délicieux mélange de simplicité et d’élégance. La Provence, ou, si l’on veut, le midi de la France, malgré de louables efforts pour lui rendre après coup une originalité, est loin d’avoir ces traits si fortement tranchés, ces caractères sui generis, ces mœurs et ces costumes à part que Brizeux a saisis avec amour et peints en maître au moment où tout cela s’affaiblissait déjà et allait peut-être disparaître dans le nivellement universel. Ce n’est donc pas, sauf quelques détails de labourage et de culture, une province plutôt qu’une autre, ce n’est pas une campagne, c’est la campagne dont s’inspire M. Joseph Autran. Au point de vue de l’artiste, ce sont là des désavantages. Sous un autre aspect que l’on pourrait appeler philosophique, nous n’avons pas besoin de démontrer tout ce qu’il y a de salubre et d’excellent à faire de la campagne non plus une charmeresse dont les philtres enivrans exaltent les facultés oisives de l’homme et énervent ses facultés actives, non plus une machine splendide dont les rouages broient tout à la fois le créateur et les ouvriers, mais une amie douce et fidèle, associée aux meilleurs sentimens de l’âme, aux plus pures émotions de la vie.

Peut-être pourrait-on chicaner M. Autran sur sa haine contre Paris, sur ce furieux amour pour la campagne, sur cet éternel contraste entre les perversités parisiennes et les perfections champêtres; peut-être serait-il permis de lui faire remarquer que l’homme au fond est partout le même, que ses passions et ses intérêts, en se développant dans un plus petit cadre, ne le rendent ni meilleur, ni plus pur, et que trop s’obstiner à vanter l’homme des champs, le charme des mœurs rustiques, les délices de la vie de campagne, c’est exposer les gens d’esprit au même genre de périls et de mécomptes où risquent de tomber les âmes romanesques et les imaginations sentimentales auxquelles on a trop magnifiquement parlé des poésies du mariage. Nous aimons mieux adresser à l’auteur des Epitres rustiques un blâme plus littéraire. Cette difficulté qui consiste à établir en des sujets si simples une proportion exacte entre le fond et la forme, M. Autran en a triomphé souvent, mais pas toujours. Nous ne voulons parler, bien entendu, ni des sentimens qu’il exprime avec bonheur, ni des beautés descriptives qu’il reflète avec charme, mais des détails familiers qu’il avait à sauver par l’infaillible propriété du style, par une constante élégance artistement cachée sous une exquise simplicité. Or l’on a eu beau réformer, assouplir, déshabiller, ramener au naturel et au vrai notre terrible versification française : le pli est pris, et ne s’efface jamais complètement. Elle a ses pruderies, ses routines, ses incompatibilités d’humeur, dont il est difficile de triompher. Il y a des périphrases chez M. de Vigny : il y en a chez M. de Lamartine, et nous ne voudrions pas affirmer qu’il n’y en ait pas chez M. Victor Hugo. Dès les premières pages des Epitres rustiques, l’auteur dit à un domestique campagnard : clos ta paupière ! Plus loin un enfant gourmand est atteint de gourmandise pour les besoins de la rime et de l’hémistiche ; ailleurs le jardinier s’appelle l’homme qui préside à notre jardinage; dans la pièce touchante à Brizeux, nous avons souligné ce vers :

La fortune approchant, tu courais t’absenter!


Ces taches ne seraient pas remarquées dans des sujets élevés, grandioses, vraiment poétiques, ou plutôt on ne les y rencontrerait pas. Le sujet aurait naturellement porté le poète et l’eût empêché de tomber par distraction dans le convenu ou le prosaïque; mais dans une épître à un cheval de réforme ou à un écrivain devenu maire de village (n’est-ce pas un peu la même chose?), dans le récit d’un voyage en carriole ou d’une rencontre dans une auberge, il n’y a pas de milieu. Il faut que le ton soit d’une justesse rigoureuse; plus l’idée est familière, plus il est indispensable que le mot s’ajuste étroitement à l’idée, sans quoi la dissonance apparaît toute nue, de même que sur un terrain plat le moindre caillou fait accident. Ce n’est pas pour rien que les rhétoriciens d’autrefois se jetaient tout d’abord dans les bras de la tragédie, et que ceux d’il y a trente ans s’élançaient d’emblée vers le haut lyrisme; ces genres-là ont leur langue faite; le moule est prêt : il ne s’agit plus que d’avoir quelque chose à y mettre. Pour plusieurs de ces épitres rustiques, la langue était à faire, et franchement ce travail ne rapporte point ce qu’il coûte. Les poètes d’origine provençale ne sauraient être assez timorés sur le chapitre des négligences, des suites d’une facilité proverbiale. Le préjugé parisien suppose que le vers est un produit naturel de la Provence, comme les figues et les olives, et il ne faut pas que M. Autran puisse jamais être responsable des improvisations de M. Méry.

M. Edouard Grenier est aussi un amant de l’idéal, mais d’un idéal plus lointain, plus cosmopolite, plus compliqué de figures épiques ou légendaires. Ce n’est pas à lui que l’on reprochera la trop grande familiarité de ses sujets. On pourrait plutôt l’accuser d’étreindre avec trop de hardiesse juvénile et de laisser ensuite à l’état d’ébauches de grandes idées dont une seule suffirait à l’ambition d’un poète. Eschyle, Milton, Shakspeare, sont ses patrons, et il sied au moins de rendre justice au choix de ses modèles et à l’élévation de ses pensées. Il mérite d’ailleurs qu’on le rattache au groupe des poètes qui font intervenir dans leur œuvre les aspirations de l’âme et le souci de la destinée humaine, car ce qui le préoccupe en face de certains types mythologiques ou légendaires, c’est un idéal de délivrance pour l’humanité souffrante et opprimée, délivrance qui se poursuivrait à travers les âges, et qui, incomplète encore dans l’esprit du poète, serait demandée à l’avenir, comme tout ce qu’on n’est pas bien sûr d’obtenir du présent. Cette idée se trahissait déjà dans la Mort du Juif errant. Sous une forme plus romanesque, l’Elkovan, dont les lecteurs de la Revue n’ont peut-être pas perdu le souvenir, nous montrait deux âmes essayant de s’aimer sur cette rive du Bosphore où la femme n’est qu’un servile instrument de volupté. Le spiritualisme de l’Occident animait heureusement cette poésie orientale, et l’histoire de cette tendre Aïna dont l’âme s’envolait sous l’aile blanche d’un elkovan, pendant que les flots engloutissaient son beau corps, nous donnait une de ces sensations poétiques devenues trop rares pour qu’on les dédaigne, alors même que l’on y retrouve un reflet de lord Byron ou d’Alfred de Musset. Le morceau capital du nouveau volume de M. Grenier, Pèmes dramatiques, est la tragédie de Prométhée délivré. L’idée a de la grandeur. La délivrance de Prométhée, ce sera sa mort, mais ce sera aussi la chute des dieux de l’Olympe; ce sera l’avènement d’un dieu inconnu qui va régénérer le monde. Ainsi l’humanité est intéressée dans cette délivrance, comme elle l’était dans la rédemption symbolique d’Ahasvérus. Enchaîné sur son rocher, déchiré par le vautour, au milieu de ces scènes d’horreur immortalisées par le génie d’Eschyle, le vieux titan salue les premières clartés de l’aurore divine. Nul ne les aperçoit encore à travers les ombres de la nuit, mais la douleur et la solitude ont donné à ses regards une lucidité prophétique. Du haut de son agonie triomphante, il insulte ces dieux cruels qui ont applaudi à son supplice, et qui, sentant leur divinité chanceler sur sa base, viennent s’humilier devant lui. Il y a dans ce mélange d’espérance funèbre et de vengeance satisfaite je ne sais quelle ardeur sauvage que le poète a parfois exprimée avec bonheur. Cependant, si l’accent est vrai, l’expression n’est pas toujours juste; le souffle lyrique ou tragique ne se soutient pas constamment; l’harmonie du ton est souvent rompue par des vers prosaïques ou des nuances trop modernes qui nous rejettent loin d’Eschyle. Les océanides que M. Edouard Grenier fait dialoguer avec le titan parlent une langue qui ressemble quelquefois à de la prose rimée, et que l’auteur aurait dû épargner à ces belles créations de la poésie antique. Ce qui manque à ce Prométhée délivré, ce qui a manqué jusqu’ici à M. Edouard Grenier, ce n’est pas le goût ou le courage de l’idéal, l’ampleur des cadres, le premier jet, la conception poétique : c’est le fini de l’exécution. Ces Poèmes font l’effet de ces toiles où l’artiste, pour échapper aux mièvreries de la petite peinture, attaque vaillamment un sujet grandiose, groupe sur un fond immense des personnages d’une fière et héroïque tournure, mais reste au-dessous de sa tâche, et nous donne un décor plutôt qu’un tableau. Nous reconnaissons chez M. Edouard Grenier l’étoffe d’un poète tel que nous les aimons. Il réussira tout à fait, lorsqu’il se souviendra mieux d’un mot célèbre appliqué à un autre ordre de témérités : « Quand on décroche des mondes, il faut avoir la force de les porter. »

À ces poètes restés fidèles au culte de l’idéal, au caractère général et philosophique de la poésie, nous n’essaierons pas de comparer ceux qui ne lui demandent plus que des inspirations solitaires, ceux qui lui imposent leur système ou leur caprice. Les termes mêmes de comparaison nous manqueraient entre ces deux pôles extrêmes du monde poétique, et nous ne pourrions nous donner le triste plaisir de constater l’infériorité du talent chez ceux dont nous déplorons les tendances, puisque leurs qualités d’artistes, — plutôt encore que de poètes, — sont hors du débat. Ces qualités, si nous leur rendions pleine justice, deviendraient à nos yeux un grief de plus, ou tout au moins un argument dont nous nous servirions pour les combattre. A quoi bon en effet s’abandonner à cette vocation pleine d’austérités et de sacrifices, posséder tous les secrets de l’art, assouplir la forme et le mécanisme du vers, arriver à une perfection de détails et de ciselures qui marque un progrès matériel, si tout cela doit demeurer stérile, s’il n’en doit pas résulter une communication plus intime et plus féconde entre le poète et toutes ces âmes qui lui demandent d’être leur interprète et leur guide? Choisissons par exemple M. Leconte de Lisle, un des maîtres de cette poésie savante de l’isolement volontaire : pourquoi tant d’efforts, pourrions-nous dire, une volonté si énergique, un contour si ferme, un ton si vigoureux, tant de muscles, de nerf et de saillie, pour aboutir à être apprécié de quelques artistes, de quelques dilettantes, et rester sans influence sur la vie intellectuelle de son temps? Le poète est-il donc fait pour une gloire cellulaire? Il se plaint de l’abandon de la poésie, et nous avons tenté d’en indiquer les causes; mais de quel droit se plaindre si les mieux doués et les plus forts, au lieu de s’éclairer de notre soleil, de vivre de notre vie, de laisser battre leur cœur à l’unisson des nôtres, de donner une voix à l’âme universelle, s’exilent loin de nous, au-delà des âges et des espaces, rejettent les clartés spiritualistes pour des théogonies confuses, et vont s’enfoncer dans quelque temple indien, s’égarer dans les jungles sous le feu d’un soleil implacable, ou errer comme des fantômes sur des plages désolées? Vous êtes poète: ce serait une raison de plus pour être homme, car le poète encore une fois, c’est l’humanité qui chante, c’est l’imagination de tous exprimée et notée par un seul, et voilà que, renonçant à votre plus précieux privilège, vous aimez mieux faire du poète un être exceptionnel, vivant au milieu de créatures fantasques et redoutables où je ne reconnais rien de ce que je sens, de ce que je vois, de ce que j’aime! Quelles sont après tout, et en dépit de tous les systèmes, les vraies sources de la poésie? C’est Dieu, c’est la nature, c’est l’amour, c’est le monde extérieur, c’est la vie intérieure avec l’infinie variété de ses phénomènes et de ses mystères. Eh bien ! dans l’œuvre de M. Leconte de Lisle, le ciel est dépeuplé ; Dieu cède la place à une fatalité cruelle et sourde à nos douleurs, comme le Fatum des anciens; la tristesse est le désespoir; la rêverie est un engourdissement de bête fauve couchée sur le sable brûlant; les animaux sont des monstres; les plantes et les fleurs offrent les caractères de ces végétations excessives dont on ne peut dire si elles sont des merveilles ou des poisons ; le spectacle de la nature, si consolant et si doux, cesse de nous émouvoir et de nous attendrir pour revêtir des formes étranges, exotiques, qui nous étonnent et nous épouvantent. L’amour enfin, l’amour n’est plus seulement la dure loi, le fléau, l’exécrable folie que le poète peut maudire dans un moment de colère contre les fragiles ou décevans objets de ses tendresses; il est un enfer, ses victimes sont ses damnés, et ces suppliciés de l’amour élèvent leur anathème éternel contre l’impitoyable puissance qui leur a donné un cœur pour le meurtrir et des entrailles pour les déchirer. Dans ce terrible inventaire de toutes les forces hostiles ou funestes à l’humanité, les chiens mêmes, ces aimables familiers du foyer domestique, ces compagnons de promenade dont la vue n’éveille que des idées affectueuses, se changent en spectres affamés qui parcourent les grèves, et dont les hurlemens sinistres forment, avec le gémissement des vagues, l’hymne de la désolation et du chaos. Il faut, nous le répétons, des organisations spéciales pour pouvoir supporter ces excès de température poétique. Dans cette transposition violente de tous les objets sur lesquels aime à s’exercer la sensibilité humaine, que peut devenir le rapport nécessaire entre le poète et son auditoire? Et, quand même il s’exprimerait dans un splendide langage, quand même il accomplirait des prodiges de volonté et de science, comment aurait-il sur les âmes une prise suffisante pour caractériser et couronner sa tâche de poète? M. Leconte de Lisle ne peut donc s’en prendre qu’à lui-même s’il n’a pas encore obtenu une renommée égale à son talent; il faut communiquer avec les hommes pour réussir à les dominer: quiconque s’obstine dans l’isolement peut-il sans inconséquence protester contre l’abandon?

Le nom et l’œuvre de M. Charles Baudelaire pourraient donner lieu à des réflexions plus sévères ou plus tristes. Ici ce n’est plus seulement un poète qui se sépare de la grande famille humaine, une personnalité inflexible substituant un système aux sentimens naturels : c’est une imagination malade, douée de cette subtilité de perceptions que surexcite la maladie, et l’exerçant aux dépens de tout ce qui, dans l’ordre poétique, mérite de nous émouvoir et de nous charmer. M. Baudelaire est assurément un des plus curieux produits d’une littérature dont le faisceau se brise, un frappant exemple de l’excès où peut tomber le sens individuel, lorsque, n’ayant plus ni lien, ni frein, ni loi, il combine un remarquable talent d’artiste avec des rêves d’halluciné. Rien de plus facile que d’attaquer l’auteur des Fleurs du Mal par de vulgaires sarcasmes ou des formules d’indignation vertueuse. M. Baudelaire, selon nous, mérite mieux et plus que cela : il y aurait peut-être à lui appliquer une étude psychologique, ou même physiologique, qui ne serait pas inutile à l’ensemble de notre histoire littéraire. Voilà une nature fine, nerveuse, prédestinée à la poésie : viennent des souffles vivifians, une lumière bienfaisante, une forte culture; la moisson pourra germer et mûrir. Par malheur, ce cerveau souffre d’une disposition particulière qui altère et envenime, à mesure qu’ils s’y réfléchissent, les sentimens et les images ; cette coupe artistement ciselée a cela de bizarre, que la liqueur fermente et s’aigrit en touchant au fond. Pour tout dire, la poésie tourne dans cette imagination poétique, comme ces vins excellens, mais qui ne peuvent supporter certaines conditions de localité ou d’atmosphère. Dans un temps propice au libre développement d’une organisation de poète, au million d’illustres exemples dont l’autorité ne pourrait être méconnue, dans une littérature qui croirait à quelque chose, qui s’inspirerait d’une pensée, qui aurait une conscience et une âme, peut-être le sentiment général finirait-il par prévaloir sur ce sens individuel; peut-être la poésie vraie triompherait-elle de cette disposition maladive, comme ces régimes salubres qui détruisent un germe vicieux dans un organe attaqué ou menacé. Par malheur ici, grâce à cet esprit de morcellement que nous avons constaté, il s’est produit un phénomène contraire. C’est le sens personnel qui a absorbé le sentiment général; c’est le germe maladif qui est devenu l’organe tout entier. C’est ainsi que peut s’expliquer la poésie de M. Baudelaire. Nous le croyons sincère dans son excentricité, et nous reculons devant le lieu-commun qui consisterait à le traiter d’impie et d’immoral. Ces gros mots perdraient de leur valeur vis-à-vis d’un homme pour qui se sont naturellement déplacées les idées du bien et du mal, et dont l’instrument poétique ne résonne plus que sous la main des puissances mauvaises. Comme ces malades qui trouvent ou donnent un arrière-goût de fièvre à tout ce qu’ils touchent, pour qui les alimens les plus savoureux et les plus sains deviennent indigestes et amers, M. Baudelaire ne peut plus aspirer une gorgée de poésie sans que cette gorgée ne s’imprègne de venin ou d’amertume. Pour lui, les mondes extérieurs ou invisibles sont hantés par le mal comme par leur hôte naturel, infestés de visions farouches, de laideurs gigantesques, de corruptions étranges, de perversités inouïes, de toutes les variétés de la souffrance, de la scélératesse et du vice; les fleurs y sont vénéneuses et y exhalent un parfum pestilentiel; les sources y sont empoisonnées, et l’on ne peut se pencher sur leur frais miroir sans y voir la pâle figure d’un spectre ou d’un condamné à mort. La nature n’est plus seulement, comme pour M. Leconte de Lisle, une marâtre splendide et insensible; elle est une manifestation visible de l’enfer, un tissu d’ironies sanglantes ou funèbres jetées à la face de l’homme. L’amour est pire encore que cet infernal fléau, dont M. Leconte de Lisle fait défiler les victimes. Il devient quelque chose d’innomé, qui ne se plaît que dans le fumier et dans le sang, un héritier des honteuses débauches de Lesbos ou de Caprée, cherchant un assouvissement impossible dans ces voluptés qui déshonorent le monde païen, et que la civilisation moderne ne devrait plus même comprendre. Voilà jusqu’où peut arriver le sens individuel, quand il règne seul, quand ces spécialistes de la poésie, livrés à tout le désordre de leur caprice, espèrent ramener la foule indifférente par ces friandises de haut goût, et croient accentuer plus puissamment leur physionomie de poète en prenant le contre-pied de tout ce qui est vrai, bon, bienfaisant et beau, ou, en d’autres termes, de tout ce qui est poétique. Que serait une société, que serait une littérature qui accepteraient M. Charles Baudelaire pour leur poète? Où faudrait-il descendre, en fait d’ordre intellectuel et moral, pour s’acclimater à l’air que respire une pareille muse? Quel peut être l’avenir d’une poésie qui se condamne elle-même à n’être qu’une exception, exception solitaire comme chez M. Leconte de Lisle, ou monstrueuse comme chez M. Baudelaire? Poser ces questions, c’est les résoudre; c’est expliquer surtout comment, avec d’incontestables talens, la poésie peut perdre son influence, se placer en dehors du véritable mouvement de l’esprit humain, et n’être plus ni une autorité, ni une consolation, ni un charme, mais une curiosité plus ou moins bizarre, exposée dans un coin aux regards de quelques connaisseurs endurcis, de quelques collectionneurs acharnés. Ainsi, de quelque nom qu’on le nomme, matérialiste ou fantaisiste, excentrique ou réaliste, cet art nouveau, sorti des ruines de ce que nous avons aimé, garde à nos yeux un tort impardonnable et qui nous gâte d’avance toutes ses qualités : il se sépare de plus en plus des sentimens et des aspirations de l’humanité; il rompt les communications de la poésie avec tout ce qui la faisait vivre et en tirait une vie nouvelle; il est enfin la négation de l’idéal, et par conséquent il seconde parmi nous, au lieu de les combattre, ces penchans mêmes de l’esprit moderne, que nous accusons de notre dépérissement poétique. Volontiers nous comparerions les recherches et les raffinemens de cet art à ces voluptueux suicides que, dans l’extrême civilisation païenne, des épicuriens blasés environnaient de tout ce qui pouvait enchanter leurs regards et enivrer leurs sens. Doit-on en conclure que tout soit désespéré? Nous ne le croyons pas : il ne faudrait pas surtout céder à cette disposition chagrine qui fait aisément supposer que ce qui nous froisse n’a pas de précédens et n’est jamais arrivé ailleurs. En d’autres temps, sous d’autres formes, par suite d’excès différens ou même contraires, la poésie et l’art ont eu à subir des épreuves tout aussi rudes, à traverser des crises tout aussi dangereuses. A quoi se réduit la question ? A savoir si la démocratie, qui règne et gouverne dans l’art comme partout, sera capable, après les premiers tumultes de son installation et de sa victoire, d’avoir, elle aussi, son idéal qui l’élève au-dessus des vulgarités de la vie pratique et des grossières suggestions de la matière. Qu’on ne s’y trompe pas en effet : le réalisme, — pour revenir à un mot si souvent répété, — ne signifie absolument rien qu’une pauvre petite secte inventée par une coterie pour les plaisirs de son orgueil, ou il signifie, ce qui est beaucoup plus grave, l’alliance de la démocratie et de l’analyse, appliquant, l’une ses instincts, l’autre ses corrosifs, à tous les objets qui occupent ou qui charment l’imagination et la pensée. Dès lors la question change de face : il ne s’agit plus de persifler le réalisme ou de le maudire; c’est une puissance de création récente, avec laquelle il faut compter comme avec toutes les puissances, et probablement transiger, puisque c’est d’ordinaire par des transactions que les guerres se terminent. Or il a existé à toutes les époques un trait dominant, un goût, un penchant qui, s’exagérant dans la société, s’exagérait aussi dans la littérature, et qui inspirait aux pessimistes bon nombre de récriminations, de plaintes et d’épigrammes. Cet idéal, de quelque façon qu’on essaie de le définir, — recherche du beau dans le vrai, sentiment de l’infini dans le fini, — il y a bien des manières de le travestir. Aujourd’hui on le fait descendre trop bas. D’autres époques le plaçaient trop haut, le cherchaient même où il n’est pas. Quelques années à peine avant l’épanouissement du grand siècle, lorsqu’une société aristocratique par excellence se passionnait pour des fadeurs chevaleresques, pour un héroïsme dameret qui défigurait tout ensemble l’humanité et l’histoire, elle était dans le faux à sa manière, et ce faux ne valait pas mieux que le nôtre; elle méritait qu’une bonne et franche veine du véritable esprit français ou gaulois fît justice de ces nobles extravagances, que l’or de Molière, de La Fontaine et de Boileau démonétisât bien vite ce clinquant. Mais que dire du siècle suivant, du temps où les plus graves, les plus éminens penseurs enguirlandaient de roses artificielles ou fanées les œuvres de leur génie, où une aristocratie dégénérée encourageait de toutes ses faveurs le paganisme dans l’art, — le paganisme pris dans son sens le plus érotique et le plus frivole? Celle-là se heurta contre un châtiment plus sévère et eut à subir une réaction plus rude. La révolution fut une critique à main armée, qui força cette société corrompue à retrouver la vie dans la mort, et réveilla dans les âmes le spiritualisme par la douleur. Et cependant combien il fallut d’années pour démêler, dans cet idéal reconquis, ce qui n’était qu’emphase, mauvais goût, mode ridicule, regain de fausse chevalerie, et ce qu’il y avait de vivace, ce qui signalait le réveil de la pensée et de la liberté humaines? Plus récemment encore, quand une révolution radicale est venue remettre en question les plus précieuses de nos conquêtes, on a pu se demander si les folles connivences de la société avec les succès scandaleux d’une littérature oublieuse de toute règle et de tout frein n’avaient pas contribué à cette invasion subite des passions mauvaises, légalisées dans les rues après avoir été applaudies dans les livres.

Aujourd’hui c’est la démocratie qui tient le sceptre, et, quand on parle d’elle, il ne faut jamais oublier les leçons de l’homme éminent qui l’a si bien comprise, qui l’a sincèrement avertie de ses dangers, noblement aimée malgré ses fautes, et dont les conseils, applicables à l’ensemble de ses destinées, pourraient aussi s’appliquer à sa littérature. L’autorité de M. de Tocqueville doit désormais dominer tout le débat, et nous croyons ne pas nous éloigner de sa pensée en affirmant que, dans l’art comme dans la politique, l’avenir de la démocratie ne dépend que d’elle-même, du choix qu’elle fera entre ce qui déprave et ce qui purifie, entre ce qui relève et ce qui abaisse. Vivifiée par le spiritualisme, la démocratie peut accomplir de grandes choses : elle peut légitimer son avènement et ses conquêtes, prendre rang parmi ces pouvoirs que l’on ne conteste plus et qui finissent par s’assimiler des élémens longtemps réfractaires. Acclimatée à ce matérialisme qu’elle aspire par tous les pores et dont elle ferait à la fois l’arbitre de ses travaux et de ses plaisirs, elle ne pourrait plus que tourner tristement sur elle-même, arriver à une déperdition fatale de ces forces dont elle est si fière, jusqu’au moment où le mauvais emploi de sa puissance produirait sa ruine comme l’abus de la liberté produit la servitude. Elle a des facultés que nous ne prétendons pas contester, une sève surabondante, une activité sans cesse renouvelée, une force d’expansion qui redouble dans la société moderne le sentiment de la vie; mais elle ne peut pas plus se passer de l’idéal que les autres puissances qui l’ont précédée. Que dis-je? il lui est plus nécessaire encore; elle a d’autant plus besoin d’y ramener ses regards que ses mains sont plus obstinément attirées vers la réalité.

Maintenant quel sera cet idéal? Doit-elle y comprendre toutes les poétiques chimères où se complaisent les siècles jeunes aux périodes de crédulité naïve ou d’enthousiasme facile? Y admettra-t-elle cette poésie de convention à laquelle sacrifient trop souvent les sociétés polies? Ne profitera-t-elle pas de ses observations et de son expérience pour élaguer tout ce qu’y mêlaient autrefois, sous un jour plus favorable à ces erreurs d’optique, des imaginations trop riches pour compter ou trop pauvres pour choisir? Que la démocratie se dégage, autant qu’elle le voudra, de toute inspiration factice, des fausses magnificences, des puériles coquetteries de l’art mondain; qu’elle ne conserve que ce qui est vivace et immortel, ce qui a sa racine dans les profondeurs intimes de notre être, ce qui se confond avec les plus hautes et les plus pures aspirations de l’âme. Qu’elle en use, non pas pour se guinder, mais pour s’assainir, non pas pour falsifier ses instincts, mais pour les épurer, non pas pour monter sur des échasses, mais pour gravir des cimes. Qu’elle brise les fleurs artificielles en épargnant les fleurs naturelles. Chose remarquable, qui dit poésie populaire éveille aussitôt l’idée de la poésie même, dans son acception primitive et vraie, souriant au berceau des peuples, leur montrant du doigt le monde invisible comme une mère qui fait réciter à son enfant sa première prière. À ces hommes courbés sur le sillon, elle parle de Dieu; à ces intelligences serrées dans les liens étroits d’une civilisation à peine ébauchée, elle ouvre des espaces infinis, elle prodigue de mystérieux trésors; elle jette le merveilleux comme un voile d’or sur les réalités grossières. Aujourd’hui la démocratie, qui n’est après tout que le peuple émancipé, organisé, fait homme, devenu son maître et le nôtre, aurait, si l’on n’y prenait garde, une poésie toute contraire, une poésie qui exprimerait la corruption des civilisations extrêmes, comme l’autre exprimait l’ingénuité des sociétés naissantes. L’art démocratique, — en ôtant à cette épithète son sens politique, — serait ainsi l’opposé de la poésie populaire. C’est que dans l’intervalle le temps a marché ; la naïveté est devenue science, la grossièreté sans malice a fait place au raffinement sans âme. Les poétiques merveilles se sont évanouies comme disparaissent au grand jour les visions matinales. Et cependant la question n’a pas changé. Ignorant ou savant, soumis ou souverain, retenu dans ses langes ou investi de la toute-puissance, le peuple se ressemble toujours par quelque côté : toujours il doit demander à la poésie une diversion salutaire qui ranime en lui l’être moral, un retour vers l’invisible Dieu que lui cachent les intérêts terrestres, et non un redoublement de cette exaltation sensuelle, trop favorisée déjà par ses victoires sur la matière. C’est ainsi que Brizeux comprenait la poésie populaire, lorsqu’il adjurait sa chère Bretagne de rester poétique et bretonne, au lieu d’abdiquer peu à peu son originalité dans son contact avec une civilisation bâtarde. C’est ainsi qu’à une autre extrémité de la France, le réveil de la muse provençale n’a et ne peut avoir une valeur sérieuse que s’il représente l’élan d’une population intelligente vers une poésie qui lui appartient et qui la dérobe aux réalités présentes, pour lui rendre son passé, ses paysages, sa physionomie et son âme. Voilà ce que peut être encore la poésie dans les sociétés démocratiques, et il suffirait d’un génie sincèrement inspiré pour l’accommoder à la fois au goût de ces multitudes que l’on met aujourd’hui à un bien triste régime et aux exigences de ces connaisseurs dépaysés qui s’amusent à des recherches corruptrices, faute de savoir jouir de la vraie beauté. En un mot, pour appliquer à une maladie intellectuelle un aphorisme médical, que la démocratie se traite en poésie par les contraires, et non par les semblables! Le jour où, revenue aux sources vives et pures, elle aura reconquis son idéal, ses œuvres seront applaudies par ceux-là mêmes que l’on accuse de s’être affligés de ses triomphes.


ARMAND DE PONTMARTIN.

  1. Dans la Revue du 15 janvier 1856.