La Poésie grecque dans les Iles-Ioniennes - M. Aristote Valaoritis

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La Poésie grecque dans les Iles-Ioniennes - M. Aristote Valaoritis
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 14 (p. 57-88).

La
poésie grecque
dans les îles-ioniennes



M. ARISTOTE VALAORITIS
ET SES SOUVENIRS DES GUERRES DE l’INDÉPENDANCE.
Μνημόσυνα, ἄσματα Ἀριστοτέλους Βαλαωρίτου, Λευϰαδίου ; — ἐν Κέρϰυρα, 1857[1].


Sur les côtes de l’Albanie, à l’occident et au midi de la Grèce, on voit sortir des flots de la Mer-Ionienne des îles auxquelles les chants d’Homère ont donné depuis bien des siècles une grande célébrité. Malgré l’intérêt qui s’attache à ces lieux illustrés par tant de souvenirs, il est assez difficile d’avoir des notions exactes sur les « états-unis des Iles-Ioniennes. » Tout voyageur qui passera quelques jours à Cérigo ne manquera pas de dire que ces îles tant célébrées sont des rochers stériles. Un autre touriste, après avoir visité Zante, ne trouvera pas assez d’expressions enthousiastes pour vanter ce doux climat et la fertilité de ce sol volcanique. À Corfou, la civilisation ionienne se montre sous son jour le plus favorable, et à Céphalonie sous un aspect tout contraire. On ne se défie pas assez, dans les questions de ce genre, des conclusions précipitées. En Suisse, les cantons de Fribourg et de Vaud, qui se touchent, qui appartiennent à la même confédération, n’ont presque rien de commun. Fribourg, soumis à une théocratie systématiquement hostile à tout progrès, ressemble aussi peu à la docte et libérale Lausanne que l’Irlande à l’Ecosse. S’il en est ainsi de contrées si voisines, faut-il s’étonner que Cérigo, tellement éloignée de Corfou qu’on a peine à comprendre comment ces deux îles font partie d’un même état, ait une autre physionomie et d’autres habitudes que l’ancienne Corcyre ?

C’est dans ces îles où s’offrent tant de contrastes dans la nature comme dans les hommes, c’est au milieu de ces populations dont l’esprit national s’est conservé à travers tant de vicissitudes, que la poésie grecque a donné, de nos jours, des preuves inattendues de puissance et de vitalité. Quelle est la valeur, quelle est la portée véritable de ces manifestations poétiques de l’Ionie ? Quel intérêt offrent-elles comme signes d’une renaissance intellectuelle dont l’Orient n’aurait qu’à s’applaudir ? Telle est la double question à laquelle nous voudrions répondre en commençant par montrer ce qu’est le pays avant d’essayer de caractériser les poètes.


Les Iles-Ioniennes se divisent en grandes îles et en nombreux îlots. Les premières forment trois groupes : l’un central, le long des rivages de la Grèce, est composé du royaume d’Ulysse, c’est-à-dire de Céphalonie, de Théaki et de Zante, auxquelles se rattache Santa-Maura ; — Corfou et Paxo sont situées plus au nord, non loin de l’Albanie ; — enfin Cérigo et Cérigotto sont au midi de la Morée.

Céphalonie (l’ancienne Cephalenia) n’est pas la plus importante des Iles-Ioniennes, puisqu’elle n’est point le siège du gouvernement ; mais elle est la plus considérable en étendue. Cette île, dont la capitale est Argostoli, jouit d’un beau climat ; son sol est fertile, mais cultivé très négligemment. Aussi ne produit-elle guère que du raisin de Corinthe. Les populations helléniques, qui ont tant d’aptitude pour le négoce, n’ont aucun penchant pour l’agriculture. Elles se rapprochent en cela des Latins, qui laissent en Italie, en Espagne, en Roumanie, au Mexique, dans l’Amérique du Sud, etc., tant de riches territoires abandonnés aux influences de la bienveillante nature. Au contraire la marine, indispensable à une nation commerçante, prend chaque jour de l’importance en Grèce. Navigateurs intrépides et sobres, les Grecs, armés pour l’indépendance, se sont signalés dans des luttes inégales contre les flottes turques et égyptiennes, et les noms glorieux des Kanaris et des Miaoulis ne sont pas oubliés en Occident. Les habitans de Céphalonie, s’ils sont les véritables fils des vainqueurs de Mycale et de Salamine, ont aussi leur vive intelligence et leur turbulence traditionnelle. Ceux qui reprochent aux Grecs leurs divisions, et qui voient dans ces rivalités intestines le signe d’une race dégénérée, ont-ils lu avec beaucoup d’attention la Guerre du Péloponèse de Thucydide ?

Quand même les Céphalènes seraient moins amis du changement, ils ne seraient pas plus favorables au « protectorat » britannique, et ce n’est pas aux peuples dégénérés qu’il appartient de garder, malgré de si terribles revers, un si vif esprit d’indépendance.

Le climat de Zante (l’ancienne Zacynthe) n’est pas moins beau que celui de Céphalonie, et les habitans de cette île[2] ont su, mieux que leurs voisins, tirer parti de la fertilité du sol. Quoiqu’il n’y ait point là de rivières, des sources nombreuses entretiennent dans les champs la richesse et la vie. Aussi Zante produit-elle en abondance les fruits les plus exquis. Outre les olives et le raisin de Corinthe, on y récolte une multitude d’oranges, de citrons, de grenades et de pèches. Les terres fécondes auxquelles Zante doit toutes ces richesses sont partagées entre un certain nombre de grands propriétaires dont les tendances font un contraste singulier avec les instincts ordinaires de la race hellénique, essentiellement amie de l’égalité. Le moyen âge, qui avait constitué dans ces îles des seigneuries féodales, et la domination de l’aristocratique Venise, ont laissé de nombreuses traces parmi les Ioniens. Cette constitution sociale, qui crée tant d’oisifs, a sans doute contribué à développer chez un peuple d’imagination ardente des défauts dont on a trop parlé pour qu’il soit possible de les contester.

Théaki (l’ancienne Ithaque), qui a pour capitale l’excellent port de Vathi, est une île montagneuse où abondent les chèvres et surtout ces « porcs à la dent éclatante » qui constituaient sa principale ressource au temps d’Ulysse, « pasteur des peuples, » qui « remplissait de sa gloire Argos et l’Hellade. » Les huit mille insulaires de Théaki ont conservé le goût des excursions lointaines. Ces marins ardens vont en grand nombre naviguer dans la Mer-Noire ; mais s’ils n’ont plus à redouter, comme les compagnons du fils de Laërte, Circé, les Lestrigons et les cyclopes, ils trouvent sur les côtes redoutées du Pont-Euxin autant de tempêtes qu’à l’époque à demi fabuleuse où Neptune ballottait Ulysse sur les vagues de la Mer-Ionienne.

Santa-Maura (l’ancienne Leucade), dont la capitale se nomme Amaxichi, est restée célèbre par la mort de Nicostrate, d’Artémise et de Sapho. Comme Santa-Maura n’est séparée que par un canal de la Grèce continentale, ses dix-sept mille habitans sont de tous les Ioniens ceux qui ont le mieux conservé la langue, les coutumes et le caractère des Hellènes. Aussi les montagnards de Santa-Maura ont toujours été prêts à descendre sur les côtes voisines pour prêter à leurs frères l’appui de leur bravoure. Ces montagnards forment la portion la plus laborieuse de la population leucadienne. Dans la plaine, l’activité est beaucoup moins grande. Cependant l’économie générale, la variété des productions, assurent à l’île une aisance relative. Outre l’huile et le vin, qui sont ses principales richesses, Santa-Maura produit le coton, la soie, le lin, le froment, l’orge et l’avoine. On s’y occupe aussi d’élever des bestiaux, sans tirer toutefois aucun parti de cette industrie pour le développement de l’agriculture.

Corfou (l’ancienne Corcyre), qui a pour capitale une ville du même nom, était au temps d’Ulysse gouvernée par l’excellent Alcinoüs, roi des Phéaciens, dont la race, a dans la chaîne des êtres, était immédiatement au-dessous des dieux. » Personne n’a pu oublier l’admirable passage où Homère raconte le naufrage du prudent roi d’Ithaque et son entrevue avec Nausicaa. Aujourd’hui « Schérié et ses champs délicieux » n’ont rien conservé des mœurs patriarcales si admirablement décrites par Homère. Le lord haut-commissaire a remplacé Alcinoüs, chef d’un « peuple moqueur. » Corfou, rade magnifique, possède, outre ce fonctionnaire éminent, une métropole religieuse et une université. En Orient, on ne manque pas de prélats : la Roumanie, la Grèce, la Russie, la Serbie, n’ont rien à envier à l’Espagne et à l’Italie ; mais les universités sont aussi rares qu’elles sont communes dans les pays germaniques. Il est dans l’Europe orientale de grands états qui n’en possèdent pas une seule, d’autres qui n’en ont qu’une vaine apparence. Les Grecs en ont deux : l’une à Athènes, l’autre à Corfou. Je sais que cette dernière ne réalise pas pleinement les vœux des Ioniens ; mais croient-ils que les universités de Salamanque, de Coïmbre, de Naples et de Rome, ne laissent rien à désirer ? Les pays méridionaux ont tous beaucoup à faire pour réveiller dans leur sein leurs, antiques traditions littéraires et pour créer des centres d’instruction supérieure qui puissent être mis sur la même ligne que les établissemens de l’Europe du nord. Les Grecs, j’en suis convaincue, travailleront des premiers à cette renaissance. Je n’en veux d’autre preuve que le zèle avec lequel plusieurs riches négocians corfiotes se sont préoccupés de l’avenir des établissemens d’instruction dans leur pays natal.

Le climat variable de Corfou entretient l’indolence des habitans, qui sont au nombre de soixante mille. En outre, l’île, produisant peu de céréales et de vin, n’a ni robustes vignerons ni énergiques agriculteurs. L’olivier, qui croit presque spontanément, donne des fruits tellement abondans, que les insulaires se préoccupent peu de développer par le travail les ressources de la nature. Les molles habitudes de l’Italie méridionale l’ont emporté ici sur l’activité naturelle de la race grecque. Avant 1850, la langue et les usages helléniques étaient même complètement oubliés. Les réformes libérales qui furent à cette époque concédées par le gouvernement protecteur réveillèrent chez les Corfiotes les souvenirs du passé. La liberté de la presse, la langue grecque déclarée langue nationale, la liberté des discussions admise dans le parlement ionien, contribuèrent efficacement à ranimer à Corfou l’esprit hellénique. Aujourd’hui les Corfiotes tiennent à leur nationalité presque autant que les habitans des autres îles.

Paxo (l’ancienne Ericusa), dont la capitale est Cayo, est un satellite insignifiant[3] de Corfou. Les insulaires, peu nombreux, ne passent point pour intelligens. Ils n’ont ni commerce, ni industrie, et attendent tout leur bien-être de la récolte des oliviers. Cérigo (l’ancienne Cythère), qui a pour capitale Capsali, Cérigo, qui vit naître sur ses rives la blonde Aphrodite aux yeux d’azur, semble « séparée de l’univers » comme la Bretagne de Virgile[4]. Cerigotto est peut-être plus triste encore. En effet le commissaire Ward en a fait une prison pour ceux des Ioniens qui s’étaient rendus suspects aux représentans de sa majesté britannique.

Pour compléter cette énumération, il reste à parler de quelques îles ou îlots d’une importance secondaire : telles sont Merlera, Fano, Samotraki, qui forment au nord la limite de la république ; Anti-Paxo, au sud-est de Paxo ; Arcondi, Iotako, Kastus, Meganisi, Kalamo, à l’est de Théaki et de Santa-Maura. Sous la domination de Venise, des familles grecques, obligées par l’épée musulmane d’abandonner Chio, trouvèrent un asile à Meganisi. La sérénissime république partagea l’île en quarante portions, dont ces familles obtinrent la propriété. Lord Maitland fut beaucoup moins humain lorsque des enfans et des femmes, fuyant le cimeterre des Turcs qui ravageaient l’Acarnanie, se réfugièrent à Kalamo en 1822. L’impitoyable « commissaire » les força brutalement de quitter leur retraite et de retourner sur les côtes voisines, où les attendait une mort presque certaine. Kalamo est aride et stérile. Meganisi au contraire est riche en orge, en froment, en oliviers, et malheureusement aussi en contrebandiers. Au moyen âge, une industrie plus condamnable que la contrebande avait transformé en nids de pirates les nombreux îlots de ces mers. Lorsque les écrivains indigènes exploiteront les chroniques de cette époque turbulente, ils en tireront peut-être des récits aussi dramatiques que le Corsaire rouge et le Pilote de Fenimore Cooper. Aucune histoire n’est plus féconde en péripéties que celle de l’Europe orientale ; mais elle attend encore des hommes qui, comme les Jean de Müller, les Augustin Thierry, les Macaulay, unissent le vif sentiment de la réalité à une puissante imagination.

La situation des Iles-Ioniennes, la richesse d’un territoire d’environ 3,500 kilomètres carrés, échauffé par les feux souterrains qui souvent ébranlent le sol, les exposaient à la convoitise des conquérans de la Grèce et même des vainqueurs de l’Italie. Plusieurs écrivains ont raconté les révolutions dont elles ont été le théâtre[5]. Les grandes puissances maritimes, les Anglais, les Français et les Russes, se sont disputé cette contrée durant la lutte qui a embrasé l’Europe. Devenus maîtres de Venise en 1797, les soldats du directoire s’en emparèrent. Les Russes et les Turcs les y remplacèrent en 1799, et fondèrent la république des Sept-Iles, dont ils se déclarèrent protecteurs. Cette situation dura jusqu’en 1809, où le sort des armes fit tomber le nouvel état sous la domination de l’Angleterre. Le congrès de Vienne sanctionna cette conquête, en la transformant en « protection. » On sait que le congrès disposait des peuples sans se préoccuper de leurs répugnances ou de leurs aspirations. Les chefs de l’Europe coalisée, après avoir protesté avec raison contre les usurpations napoléoniennes, semblèrent vouloir les surpasser. Non-seulement la sainte-alliance se partagea les nations comme de vils troupeaux, mais elle prétendit plus tard imposer aux Napolitains, aux Piémontais et aux Espagnols les gouvernemens despotiques et justement odieux qu’ils avaient chassés. La constitution qui fut en 1817 octroyée aux Ioniens a tous les caractères d’une époque où l’on tenait très peu de compte des droits des nationalités. Tout en affectant de protéger l’élément indigène, on avait eu soin d’accorder aux Anglais les prérogatives d’une souveraineté dénuée de tout contrôle sérieux. Le parlement n’était qu’une comédie. La liberté de la presse, sans laquelle il n’existe pas de gouvernement constitutionnel, n’était point tolérée. Dans un pays essentiellement grec, l’anglais et l’italien étaient les deux langues officielles. Les listes civiles étaient énormes et sans aucun rapport avec les ressources des Ioniens. Lord Castlereagh, dont on connaît les théories rétrogrades, avait sans doute dicté la législation de la république des Sept-Iles. Cette constitution avait évidemment pour but de transformer les Ioniens en « sujets loyaux » de la couronne britannique ; mais ce travail d’assimilation devait être neutralisé par des causes à la fois religieuses et politiques.

Le clergé grec s’est toujours montré aussi attaché à la nationalité hellénique que les prêtres italiens le sont peu à leur patrie. La cause nationale était pour lui la cause même de Dieu. Sur le continent, les prêtres grecs avaient une profonde horreur de la domination étrangère, qui consacrait le triomphe du croissant sur la croix. Dans les Iles-Ioniennes, le protectorat anglais ne leur était guère moins suspect. Quoique l’église anglicane reconnaisse l’épiscopat comme la nôtre, qu’elle repousse la papauté aussi énergiquement que nous, elle voit de très mauvais œil le culte de la Vierge et des saints, qui inspire aux Orientaux un véritable enthousiasme. La propagande des sociétés bibliques, que les « protecteurs » favorisaient, acheva d’irriter des esprits qui les considéraient comme les agens d’un pouvoir envahissant. Dès 1815, les montagnards de Santa-Maura se précipitaient sur les troupes britanniques ; mais cette insurrection ayant été réprimée et plusieurs insulaires étant morts sur le gibet, ces mouvemens populaires auraient pu s’apaiser, si la révolution de 1821 n’avait point éclaté dans la Grèce continentale.

Cette année 1821 excita dans les races latine et hellénique une fermentation générale. Le chef de paysans Vladimiresco entra à Bucharest à la tête des bandes rangées sous ses ordres. Naples, le Piémont, l’Espagne, renversèrent leurs monarques absolus. En France, le gouvernement de Louis XVIII, menacé par les conspirations militaires qui semblaient renaître de leur cendre, courut de grands dangers. L’agitation des populations grecques gagna les îles de la Mer-Ionienne. Les insulaires n’avaient pas oublié les chants patriotiques de Rhigas le Libérateur. Livré aux Turcs par les Autrichiens et noyé dans le Danube (1798), cet intrépide Hellène avait légué aux Grecs le soin de sa vengeance. Trois hommes obscurs se chargèrent de cette tâche périlleuse en fondant à Constantinople (octobre 1815) l’Hétérie amicale. Skouphas, Xanthos et Dikeos[6] propagèrent rapidement leur société secrète, qui ne tarda pas à compter dans les Iles-Ioniennes beaucoup d’affiliés très ardens[7]. L’autorité anglaise recourut en vain à des lois draconiennes pour comprimer cet élan. Plusieurs Ioniens laissèrent confisquer leurs biens et volèrent au secours de la Grèce ; Byron, mieux inspiré que les « lords hauts-commissaires, » représentait dans leurs rangs le véritable génie de la libre Angleterre. Le chantre de Childe-Harold combattait et mourait à Missolonghi pour cette nation dont le gouvernement britannique méconnaissait le généreux enthousiasme. On sait que la Grande-Bretagne ne persista pas dans cette politique peu conforme aux opinions qui régnaient alors en Occident, et qu’elle finit par embrasser la cause des Grecs.

Le canon de Navarin retentit jusqu’à Corfou. Après avoir tant fait pour la liberté de la Grèce, il était difficile que les Anglais n’abandonnassent pas dans les Iles-Ioniennes les traditions de la sainte alliance. Rien pourtant n’annonçait qu’ils fussent disposés aux concessions impérieusement réclamées par les circonstances ; mais l’agitation générale finit par éclater dans les délibérations du parlement, jusqu’alors si docile. Les événemens de 1848 aggravèrent cette agitation. On comprit qu’il était temps d’accorder un régime vraiment constitutionnel, et la réforme fut accomplie en 1850. La liberté de la presse et des élections, l’établissement du scrutin secret, étaient des mesures trop importantes pour ne pas modifier la situation de la république. Dans la première ardeur de la liberté reconquise, la presse indigène ne se piqua point de modération. Non-seulement elle discuta sans miséricorde tous les actes du régime qui venait de succomber, mais, comme cela arrive toujours chez les méridionaux, elle mêla aux questions de principes ces déplorables polémiques personnelles qui compromettent souvent les meilleures causes. Au lieu de travailler à l’éducation politique d’un pays privé depuis longtemps de l’exercice de ses droits, elle perdit un temps précieux à déclamer contre les « protecteurs » et contre ceux des Ioniens qui s’étaient, à son avis, montrés trop complaisans pour la Grande-Bretagne. Les esprits étaient tellement échauffés que les premières élections libres ne s’accomplirent pas sans tumulte, surtout à Céphalonie. Dans cette île, le parti radical, qui voulait chasser immédiatement les Anglais, était représenté par des orateurs enthousiastes ; mais les luttes qu’il eut à soutenir diminuèrent considérablement le nombre de ses adhérens. Beaucoup de radicaux passèrent dans les rangs des réformistes, qui se proposaient pour but d’obtenir sans révolution toutes les améliorations possibles. Le parti gouvernemental, plus modeste encore dans ses prétentions, visait surtout et vise encore à occuper les sièges du sénat ou d’autres positions bien rétribuées. Les théories radicales étaient défendues par le Φιλελεύθερος (Phileleutheros) (Ami de la Liberté). Les réformistes ou modérés avaient pour organe la Πατρὶς (Patris) (Patrie), dont les principaux rédacteurs étaient M. Napoléon Zambelli et Pierre Braïla.

L’autorité anglaise, ne tarda point à se repentir des concessions faites aux Ioniens. Ceux-ci se plaignirent plus d’une fois des entraves imposées à une presse qu’on avait déclarée libre, et de la falsification des listes électorales. L’exil de quelques publicistes n’était pas de nature à calmer les insulaires. Aussi, dans la mémorable séance du 20 juin 1857, le parlement ionien déclara-t-il à l’unanimité qu’il défendrait contre tous ses adversaires la nationalité du peuple dont il était le mandataire. Espérons que les Anglais ne perdront pas de vue les sacrifices faits pour cette nationalité par le plus grand de leurs poètes contemporains et par plusieurs illustres philhellènes de l’Angleterre, et qu’ils ne retireront pas les libertés qu’ils ont accordées à un pays dont les instincts indépendans sont trop puissans pour être violemment étouffés. Lord Seaton et lord Young ont déjà donné dans les îles l’exemple d’une politique de conciliation plus conforme au véritable génie d’une nation libérale que celle des Maitland et des Ward.

Tel est le pays où la muse grecque s’est réveillée dans ces derniers temps. On connaît maintenant l’esprit d’indépendance qui anime les populations ioniennes, et on pourra juger s’il se retrouve au même degré dans les manifestations de leurs poètes.


Quand on a visité l’Ionie, on comprend que la poésie pendant longtemps s’y soit inspirée des splendeurs de la nature. Cette lumière éclatante, cette magnifique végétation, ces mers tantôt turbulentes et tantôt paisibles jettent l’âme dans un perpétuel ravissement qui semble bien propre à la détourner des luttes de la politique ou des agitations sociales. Aussi les poètes de l’Ionie ont-ils commencé par célébrer de préférence les nuits embaumées du parfum des orangers, la beauté des vierges ioniennes et les magnificences d’un printemps éternel. Un jour devait venir néanmoins où ils apprendraient des hymnes plus dignes de lèvres viriles à l’école des poètes incultes, mais énergiques, de la belliqueuse Épire[8], héritiers du génie indomptable des Pyrrhus et des Scanderbeg. Les klephtes épirotes n’avaient pas oublié que leurs pères avaient tenu tête aux musulmans à une époque où l’Orient presque tout entier s’abaissait devant eux. Dans les gorges glacées du Pinde et sur les rives sauvages de l’Achéron, on s’entretenait de cette lutte inégale et glorieuse avec un enthousiasme que la domination étrangère ne faisait qu’augmenter. Les terribles montagnards dont les ancêtres avaient épouvanté Rome et vaincu Mahomet II chantaient en vers expressifs les triomphes de l’Épire et ses espérances impérissables. Méprisant la faconde des poètes de la plaine, ils célébraient les exploits de leurs compatriotes avec une concision et une énergie toutes lacédémoniennes[9]. L’amour n’était à leurs yeux qu’une faiblesse honteuse chez un homme qui s’était voué à la défense de la terre natale. Tout guerrier qui s’y abandonnait était réservé au destin de Samson. La femme ne méritait d’être estimée que lorsqu’elle savait, comme les héroïnes de Souli, prendre la carabine, combattre, vaincre ou mourir. Tandis qu’aux sons de la guitare italienne, l’Ionie répétait des chansons d’amour à l’ombre des citronniers fleuris, l’Épire racontait les combats de ses fils contre le féroce Ali-Pacha, le martyre des Souliotes et les exploits des klephtes du Mezzovo et de l’Agrapha.

Lorsqu’éclata la grande insurrection nationale de 1821, un souffle vivifiant, descendu des montagnes du continent, réveilla parmi les Ioniens la poésie endormie sous de trop molles influences. Le peuple s’était déjà habitué à redire les chants klephtiques, quand le comte Denys Solomos composa son Hymne à la Liberté, qui fut traduit dans toutes les langues de l’Europe. La Grèce entière était en armes, les regards du monde chrétien étaient fixés sur Missolonghi, un indicible enthousiasme faisait battre le cœur de tous les Hellènes : aussi chacun s’empressa-t-il d’applaudir aux mâles pensées de Solomos et à ses dramatiques accens. Aujourd’hui ces combats mémorables sont terminés, et la critique reprend ses droits : elle doit constater que les idées du poète de Zante n’ont pas un caractère indigène assez fortement prononcé, que le mètre n’est point national, et que Solomos a emprunté aux littératures étrangères des innovations assez malheureuses.

De longues années s’écoulèrent entre les débuts de Solomos et la publication d’un admirable fragment qu’il envoya à l’Anthologie ionienne, recueil qui paraissait sous les auspices de lord Nugent. — Un malheureux dépravé par tous les vices, Lambros, a trahi l’infortunée Marie, dont il a eu trois enfans qui sont morts de misère et de faim. Poursuivi par le remords, il entre comme malgré lui, le soir de Pâques, dans une église déserte. Là, écrasé par le poids de ses souvenirs, il se prosterne et demande à Dieu le pardon de ses fautes. Etonné du silence solennel qui règne dans le saint lieu, il s’exalte, il se figure que la Divinité reste sourde à sa prière. Alors, dans un accès de fureur sauvage, il s’emporte en blasphèmes, il maudit les saints, et veut sortir précipitamment du sanctuaire de l’Eternel ; mais quand il ouvre la première porte, il rencontre dans l’ombre un de ses enfans. Saisi de terreur, il court à une autre issue, où il aperçoit le second de ses fils. À une troisième, il trouve le plus jeune qui lui barre le passage. Ces âmes plaintives et désolées venaient répéter à son oreille, comme une menace de la justice divine, la salutation du jour de Pâques : Χριστός ἀνέστη (Christos anestê) ! (Christ est ressuscité !) Lambros s’enfuit désespéré ; mais les fantômes s’attachent à ses pas, l’entourent de leurs bras desséchés, et l’abandonnent enfin pour se retirer dans la tombe. Arrivé au dernier délire de l’impiété, il ramasse les lauriers épars sur les dalles de l’église[10], les lance contre le crucifix et s’enfuit dans les champs couverts de ténèbres.

Toute cette pièce a un caractère dramatique véritablement saisissant. Les images se succèdent, rapides et lugubres, pareilles à ces morts chargés d’accomplir la vengeance du Très-Haut. Malheureusement on y retrouve, comme dans l’Hymne à la Liberté, des traces de l’éducation essentiellement italienne du poète. Fréquemment gêné par la rime, à laquelle le grec moderne ne se prête nullement, il est forcé de recourir aux chevilles et même d’intercaler des vers complètement inutiles. En outre, l’idiome employé par l’auteur est la langue populaire la moins relevée, presque le dialecte de Zante. Le comte Solomos ne connaissait point le grec ancien, qui aurait pu lui fournir tant de richesses ; il ne savait même le grec moderne que d’une façon très incomplète. Il pensait en italien, puis écrivait en grec. Obligé de se servir d’un instrument rebelle, il luttait contre des difficultés sans cesse renaissantes. On a plus d’une fois attribué à des tendances systématiques ce qui n’était chez lui que le résultat d’études insuffisantes. Jamais il n’a eu la pensée de fonder une école particulière. L’école ionienne n’existe donc que dans l’imagination de certains critiques. Profondément Grec par l’esprit et par le cœur, l’auteur de Lambros rappelle trop souvent que, sous la longue domination de Venise, le génie national avait perdu dans sa patrie un de ses caractères essentiels, la perfection de la forme. Chez Solomos, intelligence trop négligemment cultivée, l’improvisation est souvent supérieure à la poésie longuement méditée, le travail ne pouvant rien ajouter à sa première inspiration. Qui ne préférerait ses chansons, que les Ioniens répètent et rediront toujours, à son Ode sur la mort de lord Byron ?

Lorsque le poète de Zante termina prématurément une vie abrégée par de déplorables excès, le deuil de sa patrie trouva un digne interprète dans un enfant de Leucade (Santa-Maura), M. Aristote Valaoritis. Le poème intitulé Ἡ Δάφνη ϰαὶ τὸ Ἀηδόνι (Hê Daphnê kai to Aêdoni) (le Laurier et le Rossignol) révélait un successeur de Solomos.


LE LAURIER ET LE ROSSIGNOL[11].

« Ondes, noircissez votre écume, et vous, montagnes, vos neiges ; car l’hiver est venu, et le rossignol ne chante plus, le rossignol, qui habitait les sommets des collines. Pleurez, montagnes et rochers, le rossignol ne chante plus…

« Et toi, laurier hellénique, laurier toujours vert, toi qui baignais tes fleurs dans la rosée de la nuit pour lui paraître plus beau et plus superbe, dis-moi pourquoi le rossignol ne chante plus ?…

« Il a senti le printemps qui arrivait de loin, et, impatient de courir à sa rencontre pour l’embrasser le premier et pour revenir avec lui, il s’est peut-être envolé de tes bras…

« Ah ! quand viendra donc le printemps pour que les neiges disparaissent et que les tempêtes se taisent ? Alors arriveront les hirondelles, et tu les interrogeras, mon laurier, sur ton sort. Qui sait ce qu’elles te diront aussi !

« Console-toi, mon laurier, car tu n’es pas le seul qui attend ton ami, qui attend le rossignol. Si tu savais combien d’ossemens et de braves étendus dans la tombe soupirent après ton retour !

« Ils ont entendu son chant au premier jour du combat comme une trompette de guerre, comme le bruit d’un ouragan, et aussitôt sur l’Agrapha les foudres ont retenti, les fusils ont flamboyé, les épées ont brillé.

« Et pendant qu’ils se battaient, ces pauvres morts ressuscites, le rossignol avec ses chants leur échauffait le sang, et quand il pleurait, quand il gazouillait, les lauriers et les myrtes fleurissaient toujours.

« L’écho terrible de ses chants arrive à Missolonghi le jour où on lui fermait les yeux, le jour où son évêque, dans son vêtement de flammes et de fumée, montait brûlé au ciel[12].

« Dieu ! comme les chants du rossignol berçaient doucement par leur harmonie divine ces braves, ces lions, quand ils agonisaient et qu’ils s’étendaient dans le sang sur la terre pour s’endormir profondément !…

« Trente années se sont écoulées comme un seul jour, et toujours il a guetté, il a demandé au vent qui soufflait de l’Olympe quelle nouvelle il lui apportait, et si le croissant brillait encore sur le Pinde ?

« Oh ! quelle joie il a ressentie, le pauvre rossignol ! Il a battu des ailes, il voltige, il rajeunit en apprenant que là-haut, en Thessalie, l’épée de Pierre ouvrait encore les tombeaux[13].

« Il s’est rappelé sa jeunesse, ses premiers chants, et il a commencé à gazouiller de nouveau mystérieusement dans sa solitude. Mon laurier, quel destin cruel ! ses derniers accents se sont transformés en chants funèbres, et avec eux s’est envolé son dernier soupir…

« Maintenant qui viendra appeler aux armes les froids ossemens ? quel ange sonnera la trompette de la résurrection, et quel oiseau viendra désormais plein de joie apporter aux morts des espérances et des consolations ?

« Que les tombeaux se ferment et que l’herbe croisse sur eux. Que les morts s’étendent sur leur lit et qu’ils reposent. Dieu sait combien de printemps, combien d’années s’écouleront avant qu’ils voient un rossignol et qu’ils entendent sa voix bénie leur chanter la chanson du premier mai[14] ! »


J’ai dit que M. Valaoritis était un successeur de Solomos ; le mot n’est pas tout à fait exact. Sans doute M. Valaoritis est inspiré, comme Solomos, par une muse patriotique, mais il met au service de la cause hellénique une intelligence plus cultivée que celle du poète de Zante. La Lettre à Émile qui sert d’avant-propos aux Μνημόσυνα (Mnêmosuna), les notices assez étendues qui précèdent quelques-uns de ses poèmes prouvent que, s’il n’a pas employé le grec d’Athènes, ce n’est nullement par impuissance. M. Valaoritis explique dans sa Lettre à Émile les raisons qui lui ont fait préférer au grec littéraire un dialecte populaire. Ce n’est point en se servant de la langue des lettrés que la nation hellénique a exhalé ses plaintes depuis Mahomet II jusqu’à Rhigas le Libérateur. Les chants des klephtes de l’Olympe et du Pinde, les prières des opprimés et des martyrs ont consacré l’idiome du peuple. S’il est rude, il n’est pas indigent. Œuvre spontanée des Hellènes, il n’est pas dénaturé par des imitations étrangères, trop souvent maladroites.

Si telle est la théorie de M. Valaoritis, ne s’expose-t-il pas aux reproches qu’on a justement adressés à son illustre prédécesseur ? Assurément non. M. Valaoritis emploie, non pas comme le poète de Zante une langue sans caractère, mais le dialecte de l’Épire, que les Ioniens sont assez portés à considérer comme l’idiome naturel de la Grèce guerrière, une sorte de dialecte dorien[15]. Si toutefois les Μνημόσυνα (Mnêmosuna) n’avaient d’autre mérite que d’être une tentative hardie au point de vue de la linguistique, je n’en croirais point devoir parler longuement ; mais M. Valaoritis ne s’est pas contenté de se servir de l’idiome des klephtes épirotes, il la fait revivre dans des poèmes tout animés de l’esprit héroïque des guerres de l’indépendance la mémoire des intrépides soldats qui ont préparé l’insurrection nationale de 1821 ; il a remis en lumière une phase trop oubliée de la lutte qui s’est terminée par l’émancipation d’une partie de la Grèce, et dont il est indispensable de retracer ici quelques incidens pour faire comprendre ses poèmes.

Le nom d’Ali-Pacha est inséparable de la première période du soulèvement des populations chrétiennes. Ali personnifie l’Épire musulmane, tandis que Markos Botzaris, le héros de Souli, est l’expression complète de l’Épire orthodoxe. Tous les Épirotes sont par leur valeur les dignes fils de Pyrrhus, et on s’étonne au premier coup d’œil qu’une race aussi belliqueuse ait subi si longtemps la domination étrangère ; mais les dissensions religieuses qui déchirent le pays ont rendu inutile le courage de ses guerriers. L’église orientale, l’église romaine, l’islamisme se font en Albanie une guerre acharnée. Les partisans de Rome, trop peu nombreux dans cette province pour ranger le peuple entier sous leurs drapeaux, ruinent ses forces en les divisant, et le livrent ainsi aux Albanais mahométans. Ali sut mieux que personne profiter de ces discordes. Rusé et sceptique, il opposa tour à tour les musulmans aux chrétiens et les chrétiens aux pachas de Mahmoud II. Le poème des Μνημόσυνα (Mnêmosuna) intitulé Ἡ Φυγὴ (Hê Phugê) (la Fuite) est un épisode de la guerre dans laquelle le pacha de Janina souleva contre les montagnards de Souli toutes les forces de l’Albanie mahométane.

Retranchés derrière leurs rochers, les Souliotes avaient su rester libres au milieu de leurs frères asservis. Ali, enorgueilli de ses succès, pensa qu’il serait plus heureux que ses prédécesseurs. Une première campagne lui révéla les périls d’une entreprise qu’il avait crue si facile ; mais, nourri dans les traditions de la politique asiatique, il se dit que la trahison le servirait mieux que les armes. Après s’être emparé par une ruse déloyale du capitaine Lambros Tsavellas et de soixante-dix palikares de Souli, il marche contre les Souliotes et propose à Tsavellas, en lui offrant la plus haute fortune, de servir ses projets. Il ajoute que, s’il s’y refuse, il le fera écorcher vif. Tsavellas, aussi dissimulé que le pacha, se contente de répondre que « ses concitoyens ne consentiront jamais à se soumettre tant qu’ils le verront dans les fers, » et il lui propose comme gage de son retour Photos, son fils unique. À peine arrivé à Souli, Tsavellas convoque l’assemblée des chefs de la république, les exhorte à combattre jusqu’au dernier soupir, et fait tramer en longueur ses négociations avec Ali. Lorsque tout est prêt pour la défense, il écrit au pacha : « Ali, je me réjouis d’avoir trompé un trompeur. Je suis disposé à défendre mon pays contre un brigand. Mon fils est voué à la mort, mais je le vengerai d’une manière terrible. Si nous sommes vainqueurs, — et Dieu bénira nos armes, — j’aurai d’autres enfans, car ma femme est encore jeune. Avance donc, si tu l’oses, traître, car j’ai soif de vengeance et suis ton ennemi juré. »

Ali, mettant un frein à sa fureur, envoie Photos prisonnier à Janina. Résolu d’anéantir les Souliotes, il dirige ses troupes vers les défilés, en promettant 500 bourses à celui de ses soldats qui entrerait avant les autres dans Kako-Souli. Le premier feu des montagnards est si terrible, qu’il porte la mort dans les rangs des musulmans ; mais les exhortations et les promesses d’Ali les excitent tellement qu’ils marchent en avant sous une grêle de balles. Déjà retentissent des cris de détresse dans la montagne. Les femmes de Souli, intrépides comme toutes les Albanaises, comprennent la grandeur du péril. En Epire, de même que chez les Serbes du Tsernogore, une femme manie aussi volontiers la carabine que le fuseau. Épouses et filles d’hommes qui considèrent, ainsi que les anciens scandinaves, une mort paisible comme un déshonneur, les Albanaises ont horreur de la servitude et de la dégradation que l’islamisme impose à leur sexe, et préfèrent tous les supplices à la vie indolente du harem. Aussi, quand Mosco, femme de Tsavellas, s’aperçoit que les montagnards plient, elle appelle ses compagnes, se précipite avec elles au milieu de la mêlée, et, l’œil en feu, les cheveux épars, elle fait honte aux chrétiens d’un moment de faiblesse, et les décide à vaincre ou à mourir. Tous, hommes et femmes, animés par la voix de l’héroïne, saisissent des quartiers de rochers et les font rouler sur les assaillans. Le centre de l’armée d’Ali est rompu, et tandis que la garnison de Tichos tombe sur les Turcs qui ont osé gravir la montagne, les Souliotes jettent dans l’Achéron les cadavres des mahométans tués dans la bataille. Ils fondent ensuite sur la réserve d’Ali, qui, saisi d’épouvante, abandonne ses bagages et ses munitions et se prépare à fuir.

En lisant les vers où M. Valaoritis décrit la fuite du pacha vers Janina, on croit voir un agile coursier du désert disposé à dévorer l’espace. Job parle aussi en termes magnifiques d’un cheval de bataille : « Il bondit comme une sauterelle, son fier hennissement imprime la terreur ; du pied il creuse la terre, il s’égaie en sa force, il va à la rencontre de l’homme armé, il se rit de la frayeur, il ne s’épouvante de rien, il ne se détourne pas devant l’épée, il creuse la terre en s’agitant. Il ne peut se contenir dès que la trompette sonne ; quand elle se fait entendre, il hennit, il sent de loin la guerre, le bruit des capitaines et le cri de triomphe. » L’auteur des Μνημόσυνα (Mnêmosuna), au lieu de décrire l’exaltation guerrière qui entraîne dans la bataille le noble compagnon des exploits du héros, devait s’attacher à peindre surtout cette vigueur et cette rapidité qui peuvent seules arracher Ali à la fureur de ses ennemis. Aussi l’expression est vive comme la course du cheval, et le vers s’élance comme la flèche, pressé d’arriver au but.

Ali était trop bon Albanais pour subir avec résignation un pareil échec. À mesure que sa puissance grandissait, il s’indignait davantage de la résistance opiniâtre de quelques palikares isolés. L’homme qui songeait à réunir sous son sceptre les descendans des Pélasges et les fils des Hellènes, qui considérait déjà l’Épire et la Grèce comme un patrimoine acquis à sa famille, ne pouvait laisser libre dans le voisinage de sa capitale une tribu imperceptible. Quand il vit des relations s’établir entre Parga et Corfou, il craignit qu’une ligue des populations chrétiennes ne rendît inutiles ses travaux et ses projets. Renard et lion tout à la fois, Ali crut utile au succès de son entreprise de mettre d’abord dans ses intérêts George Botzaris, qui, pendant deux ans, avait gouverné Souli en qualité de polémarque. Un pacha turc aurait eu plus de peine à se ménager ainsi des intelligences parmi ses adversaires ; mais Ali était né en Épire, et il affectait, dans toutes les occasions, de se montrer indifférent aux questions religieuses, afin de rallier autour de lui les Albanais orthodoxes, romains et musulmans. Les Souliotes n’avaient pourtant qu’une confiance très médiocre dans son caractère. Quoiqu’il fût exempt de fanatisme, sa politique machiavélique et cruelle le leur rendait justement odieux. Ils n’attendaient point de ses mains souillées la liberté de l’Épire, et ils préféraient s’exposer à tous les dangers plutôt que de servir d’auxiliaires à son insatiable ambition.

Lorsque Ali parut au pied des montagnes, George Botzaris s’empressa de le rejoindre. Cette défection n’ébranla point le courage des républicains de Souli. Tsavellas était mort, mais sa veuve et son fils Photos étaient dignes de le remplacer. Leur parole ardente, leurs exemples, plus frappans encore que leurs discours, portèrent au comble l’enthousiasme des Souliotes. Tous jurèrent de mourir avant de courber la tête sous le joug d’Ali. Un caloyer nommé Samuel parcourait les rangs des montagnards, une bible dans une main et un sabre dans l’autre. Samuel promettait le ciel aux soldats qui tomberaient sous le drapeau de la croix.

Le début de la campagne n’était pas de nature à encourager le belliqueux caloyer et la veuve intrépide de Tsavellas : les Souliotes battirent en retraite ; mais à mesure que les Arnautes s’avancent, les chrétiens les écrasent sous d’énormes pierres, et Photos, qui se distingue parmi les plus ardens palikares, met en fuite un corps de trois mille Albanais d’élite qui s’efforçaient de tourner les guerriers de Souli par la montagne de Bagoritza. Le vizir, contraint de fuir encore une fois, reproche à George Botzaris de l’avoir trompé, et lui ordonne de marcher contre ses frères. George n’ose refuser, mais tandis qu’il conduit les soldats du pacha par des sentiers secrets, une troupe de Souliotes descend avec l’impétuosité de l’avalanche et taille en pièces les musulmans. Dans un second engagement. Photos et Dimos-Draos, secondés par un orage épouvantable, écrasent l’armée d’Ali. Désespérant de vaincre, Ali change de système et fait bloquer les défilés des montagnes ; mais l’irascible vizir n’a pas la patience d’attendre les résultats de cette tactique prudente. Il divise ses forces en cinq colonnes et les lance dans les gorges. Les femmes souliotes, organisées en bataillons, combattirent dans ce péril extrême à côté de leurs époux. Ali recula en frémissant de rage.

La lutte arrivée à ce degré devait nécessairement soulever contre les Souliotes les forces de l’empire ottoman. L’honneur de l’islamisme était intéressé à la défaite de cette poignée de palikares qui tenaient en échec depuis tant d’années l’armée du vizir redouté de Janina. La Sublime-Porte, qui avait déjà pris parti pour Ali, obligea par un nouveau firman d’autres pachas et d’autres beys d’envoyer contre Souli les troupes dont ils pourraient disposer. Toujours repoussé, malgré l’intervention du padischah, Ali revint à l’idée d’un blocus qui lui permettrait de recourir à la trahison, son arme favorite. Cependant les Souliotes, réduits à manger les herbes amères de la montagne et l’écorce des arbrisseaux qui croissent dans les fentes des rochers, refusèrent de capituler. Cette obstination magnanime annonçait déjà les miracles de Missolonghi. Les Souliotes crurent pouvoir compter sur la commisération des maîtres des Iles-Ioniennes : ils firent passer par des sentiers inconnus une centaine de vieillards, de femmes et d’enfans qui furent reçus avec sympathie. Le succès de cette expédition les décida à profiter d’une nuit obscure pour diriger vers Parga quatre cents hommes, qui revinrent chargés de provisions. Soixante femmes voulurent prendre part à ce périlleux voyage. Napoléon, alors premier consul, rempli d’admiration pour leur intrépidité, leur expédia aussi des armes et des munitions.

Obligé de Lâcher un moment sa proie pour tenir tête à une ligue dirigée contre son autorité, Ali recommença la lutte avec la ténacité qui le caractérisait. Devenu maître de la dernière position que les Souliotes occupaient sur l’Achéron, il les réduisit à se contenter de l’eau de pluie. Les Souliotes, mourant de soif, continuèrent cependant de se défendre. Ali, ayant rassemblé cinq corps d’armée pour attaquer en même temps les cinq principaux défilés de Souli, double la paie de ses soldats, et met à leur tête ses fils Mouctar et Vély. Les Souliotes semblaient perdus. Émineh, mère des deux fils d’Ali, ne pouvant se résigner à voir périr ce peuple courageux, se précipite aux pieds du vizir et implore sa clémence. « Les Souliotes, les Souliotes ! s’écrie le vindicatif Albanais, mes plus implacables ennemis ! » Et, saisissant un pistolet, il ajuste Émineh et tire d’une main tremblante de colère. Emineh, quoique sans blessure, tombe évanouie. Ali, qui l’aimait tendrement, passa la nuit auprès de son lit dans un accès de morne désespoir. Tous les soins furent inutiles ; la terreur l’avait tuée.

Un drame plus sombre encore allait avoir pour théâtre les montagnes de Souli. Des traîtres gagnés à prix d’or livrèrent quelques défilés. Les Souliotes, tournés, pris entre deux feux, épuisés par la faim et par la soif, consentent à sortir de Kiaffa et de Kako-Souli, où ils s’étaient enfermés, pour émigrer à Parga ou aux Iles-Ioniennes. Ils se mirent en route sur deux colonnes le 12 décembre 1803. Le caloyer Samuel avait rassemblé dans la tour d’Aghia Paraskevi trois cents jeunes gens, qui furent aussi obligés de capituler. Ne voulant pas suivre leur exemple, il quitta la tour pour se réfugier avec cinq compagnons dans le Koungui, forteresse bâtie sur un rocher inabordable et remplie de poudre et d’armes. Aux murs du fort s’appuyait l’église d’Aghia Paraskevi, confiée au vaillant moine dont M. Valaoritis a chanté le glorieux trépas. Samuel avait juré que, tant qu’il vivrait, aucune force humaine ne pourrait l’obliger à livrer le Koungui. Cerné de toutes parts, il supporta tout ce que la patience humaine est capable d’endurer. Bloqués, épuisés, les Souliotes n’avaient plus même une goutte d’eau pour humecter leurs lèvres brûlantes. Samuel mit enfin le feu aux poudres, et se fit sauter avec ses amis et les munitions renfermées dans le fort.

La mort de ce moine intrépide, « dernier holocauste qui s’offre lui-même le jour où finit Souli, » a inspiré à l’auteur des Μνημόσυνα (Mnêmosuna) quelques-unes de ses plus belles pages. « Cet homme incorruptible et invincible, dit M. Valaoritis dans la préface du poème intitulé Samuel, animé d’un amour sans borne pour ses libres rochers, réunissait en lui le double caractère du guerrier et du prêtre. » Aussi le poète ne craint-il pas de le comparer au dernier empereur des Grecs, Constantin Dracosès. « Constantin, chef d’une monarchie en décadence, a noblement fini ses jours en combattant ; Samuel, pauvre démocrate, seul avec son Dieu et avec sa patrie, loin du monde, sur un rocher aride, sans songer à la gloire, ne voulut pas laisser son cadavre aux mains des infidèles. »

Lorsque le vizir apprit cette mort héroïque, il envoya cinq mille Albanais contre les Souliotes qui se dirigeaient vers la côte. Ses soldats en firent un carnage épouvantable. Cent femmes, qui s’étaient trouvées séparées des hommes, se précipitèrent dans les abîmes de l’Achéron plutôt que de tomber dans les mains du féroce Ali.

Les scènes de Gardiki ne furent pas moins terribles, et comme un des personnages qui figurent dans cette tragédie a inspiré un des plus remarquables poèmes de M. Valaoritis, nous croyons devoir en dire aussi quelques mots.

La vendetta exerce une grande influence sur l’âme des Albanais, et la famille d’Ali avait reçu des Gardikiotes une de ces insultes qu’il est difficile d’oublier. Vély-Bey était mort à quarante-cinq ans, laissant à sa veuve Khamco la tutelle d’Ali et de sa sœur Chaïnitza. Khamco avait dans le cœur tous les rudes instincts de l’Albanie musulmane. « Mon fils, disait-elle souvent, celui qui ne défend pas son patrimoine mérite qu’on le lui ravisse. Souvenez-vous que le bien des autres n’est à eux que parce qu’ils sont forts ; si vous l’emportez sur eux, il vous appartiendra. » Ces étranges théories composèrent plus tard toute la morale du pacha de Janina. Khamco joignait le précepte à l’exemple. L’anarchie règne presque toujours dans l’Albanie, le régime du clan y produisant les mêmes résultats que chez les anciens Gaulois et chez les montagnards écossais[16] au temps des Stuarts. Khamco voulait profiter du désordre général pour rendre à sa maison son ancienne splendeur. L’héroïsme militaire est loin d’être rare parmi les femmes de la péninsule gréco-slave. J’ai vu moi-même à Bucharest une digne émule de Khamco, la célèbre princesse serbe Lioubitza, qui contribua tant par son énergie aux triomphes de Milosch Obrénovitch. Khamco, non moins résolue, remplissait les devoirs du général et du soldat. À cheval et le mousquet sur l’épaule, elle marchait à la tête de ses vassaux dans ces perpétuelles escarmouches qui transforment l’Albanie en un champ de bataille. Elle accoutumait son fils à la tempérance et à la dure existence des chefs épirotes. Elle lui montrait les terres qu’on lui avait enlevées, lui racontait les exploits de ses pères, et l’enflammait du désir de les égaler.

Les populations des environs de Tchormovo et de Gardiki, effrayées des projets de Khamco et de l’audace toujours croissante de son fils, déclarèrent la guerre à la veuve de Vély. L’intrépide Albanaise soutint, à la tête de ses cliens, les efforts de la coalition armée contre elle ; mais, dans une surprise nocturne, ses ennemis parvinrent à l’enlever avec sa fille Chaïnitza, qui était alors jeune et belle. On les conduisit à Gardiki, où elles furent exposées à toute sorte d’injures et de violences. Un bey de la famille de Dosti, qu’on invita à les outrager, eut pitié de leur affreuse situation, et les conduisit à Tépéleni au péril de ses jours. Depuis cette époque, Khamco répétait à son fils qu’un véritable Albanais doit laver dans le sang des coupables l’injure qu’il a reçue, et Chaïnitza disait à son frère, dans toutes leurs entrevues, qu’elle ne mourrait tranquille qu’après avoir garni tous les coussins de son appartement de chevelures enlevées aux femmes gardikiotes. Cependant quarante années s’étaient passées, et on pouvait croire qu’Ali, distrait par des luttes continuelles, avait oublié les ressentimens de sa famille ; mais le vizir, en différant sa vengeance, se proposait de la rendre plus éclatante. En 1812, il déclara la guerre aux habitans de Gardiki. Emir-Bey et Jousouf l’Arabe, qui étaient à la tête des troupes du vizir, agissant mollement contre Gardiki, Athanasi Vaïas, officier dévoué à la fortune d’Ali, se montra plus zélé. Il emporta la ville d’assaut à la tête d’un corps d’Arnautes et de Grecs.

En apprenant cette heureuse nouvelle, Ali annonça à ses courtisans qu’il partait pour Gardiki. Tandis qu’il faisait ses préparatifs, il reçut une lettre de Chaïnitza. « Je ne te donnerai plus le titre de vizir ni le nom de frère, écrivait-elle, si tu ne tiens pas le serment que tu as fait sur le cadavre de notre mère. Si tu es fils de Khamco, ton devoir est de détruire Gardiki, d’exterminer ses habitans, de remettre à ma discrétion ses femmes et ses filles. Je ne veux plus coucher que sur des matelas remplis de leurs cheveux. Maître absolu des Gardikiotes, n’oublie pas les affronts que nous en avons reçus dans une humiliante captivité. L’heure de la vengeance vient de sonner. Qu’ils disparaissent tous de la terre ! » Le vizir, en marche pour Gardiki, alla descendre au palais de sa sœur à Libochovo. Dès leur premier entretien, Chaïnitza s’abandonna tellement à la joie qu’on dut penser qu’elle avait reçu de son frère la promesse qu’elle attendait. Pourtant les premiers actes du vizir semblèrent inspirés par la clémence. Arrivé au château de Chendria, construit sur un rocher d’où l’on apercevait la ville et les environs de Gardiki, il y fit dresser son tribunal, et envoya sur-le-champ des hérauts pour publier dans la ville une amnistie générale. Tous les habitans, depuis l’âge de dix ans jusqu’à l’extrême vieillesse, étaient invités à venir à Chendria entendre Ali prononcer les paroles de pardon ; mais on n’avait point oublié les événemens qui suivirent la capitulation de Souli. On ne croyait guère à la clémence du tigre de Janina. Aussi l’ordre d’Ali répandit la terreur dans la cité : les mosquées se remplirent de supplians, les femmes et les filles sortirent en tumulte du harem pour embrasser encore une fois leurs époux et leurs pères. Ceux-ci, l’âme troublée par de sinistres pressentimens, se décidèrent à quitter la ville, et arrivés au pied des coteaux où campait Ali, ils se retournèrent pour saluer la cité natale d’un regard attendri.

Le vizir les attendait, entouré d’un corps de trois mille soldats. À cette vue, tous se précipitèrent à ses pieds. Ali sembla contenir avec peine son émotion ; ses yeux se mouillèrent de larmes ; il releva les vaincus, il les nomma ses frères et ses fils, les bien-aimés de son cœur, et, après beaucoup de paroles touchantes, il les engagea à se rendre dans le khan de Valiaré, où il devait leur faire connaître définitivement ses intentions. Deux heures après, Ali, revêtu d’habits splendides, descendait de la montagne en palanquin. Il monta ensuite dans une magnifique calèche et se dirigea vers le khan. Arrivé dans l’enceinte où étaient réunis les Gardikiotes, il s’y promena silencieusement et la mesura ; puis il partagea les prisonniers en deux groupes. Il parcourut ensuite le front de ses troupes, arracha tout à coup une carabine des mains d’un soldat, et cria d’une voix forte : Vras ! (tue !). Mais ses soldats, peu disposés à égorger des musulmans, restèrent un moment immobiles, puis éclatèrent en murmures, et finirent par jeter leurs armes. Le pacha, furieux, essaya en vain de les haranguer. Le corps auxiliaire des Mirdites[17] ne se montra pas plus docile. Les Gardikiotes se croyaient sauvés. Ali écumait de rage. Vaïas vint à son aide : « Je t’offre mon bras, dit-il ; que tes ennemis périssent ! » Et il s’élança sur les captifs avec les hommes soumis à son commandement. Personne n’échappa au massacre. Sept cents cadavres furent laissés sans sépulture dans l’enceinte du khan, dont on mura la porte, sur laquelle on mit cette inscription : « Ainsi périssent tous les ennemis de la maison d’Ali. »

Le jour même de cette terrible exécution, Demir-Dosti et soixante-dix beys, prisonniers au monastère de Sotiros, situé au milieu du lac de Janina, périrent sous le fer des bourreaux. Le vizir se rendit ensuite à Gardiki. Les femmes et les filles, après avoir été livrées aux insultes d’une soldatesque farouche, furent traînées à Libochovo, où Chaïnitza les accabla d’injures, leur fit ôter leur voile et raser la tête. Elle foula aux pieds cet amas de cheveux dont on remplit les coussins de son divan, et prononça l’arrêt suivant, qui fut répété par les crieurs publics : « Malheur à quiconque donnera un asile, des vêtemens et du pain aux femmes, aux filles et aux enfans de Gardiki ! Ma voix les condamne à errer dans les forêts, et ma volonté les dévoue aux bêtes féroces, dont ils doivent être la pâture quand ils auront succombé aux horreurs de la faim. » Les proscrits passèrent vingt-quatre heures dans la montagne, exposés au froid et manquant de tout. Quelques-uns moururent dans les angoisses du désespoir. Les autres attendaient le même sort ; mais Ali, se trouvant assez vengé, fit vendre ce qui restait des habitans de Gardiki. Il ordonna en même temps la destruction de la ville, et défendit qu’on élevât aucune construction sur ce terrain.

La part que prit Yaïas au massacre des Gardikiotes lui valut la confiance du vizir. Il devint son favori, eut le commandement général de ses troupes, et en tout temps, en tout lieu, un libre accès auprès de sa personne. Cependant la maîn du ciel finit par s’appesantir sur Yaïas. Un ami de M. Valaoritis lui a raconté qu’une fin misérable fut le châtiment mérité du digne ami d’Ali-Pacha. Une tradition répandue en Épire porte à croire que sa femme elle-même n’échappa point à ces retours de la fortune si communs dans l’Europe orientale. L’auteur des Mvvî(xoG-uva s’est emparé de cette tradidition, qui lui a inspiré le poème intitulé Athanasi Vaïas, que nous citerons tout entier.


I. — LA MENDIANTE.

« Charité, chrétiens, faites la charité[18] ! que Dieu vous en récompense en amour et en consolations ! Faites la charité à une veuve délaissée !

« Ainsi une pauvre femme criait à la porte d’une autre aussi pauvre qu’elle.

« La nuit, les éclairs, le tonnerre, la neige m’empêchent d’avancer dans mon chemin. Chrétiens, faites la charité ! ouvrez-moi, je me meurs… Moi aussi j’adore un Dieu. Ouvrez-moi, chrétiens, j’ai appris à jeûner, et je ne demande pas votre pain, je ne veux pas vous en priver. Le pauvre a pitié du pauvre. Sauvez-moi de la mort. J’aurai assez d’un peu de feu ; j’aurai assez de cette petite lampe que tous les soirs vous allumez devant la mère de Dieu, devant la Vierge… Charité ! de la lumière !… Secourez-moi,… je me meurs…


« L’ENFANT. — Ma mère, éveille-toi. N’entends-tu pas ? On frappe à notre porte.

« LA MERE. — Le vent fouette les branches des arbres, et le bois en gémit.

« L’ENFANT. — J’ai peur, ma mère ; mon cœur fuit, s’envole comme un petit oiseau.

« LA MERE. — Ce sont des chiens qui hurlent. Cache-toi dans mon sein.

« L’ENFANT. — J’ai entendu des pleurs et des cris.

« LA MERE. — Tu as rêvé, mon enfant ; tourne-toi de mon côté, signe-toi et dors.

« LA MERE. — J’entends derrière la porte comme un gémissement, comme un cri d’agonie. Je vais voir.

« La pauvre mère se lève. — Un corps gisait sur la terre. Son visage était pâle, ses cheveux en désordre se répandaient sur la poitrine ; ses mains gelées, raidies par le froid, étaient cachées dans son sein.

« LA MERE. — Mon enfant, accours, aide-moi. Tout ce que tu as entendu est vrai.

« Ils emportent l’inconnue dans leurs bras, et on la rappelle à la vie dans un lit.

« L’INCONNUE. — Allez vous reposer, mes enfans. Il est minuit, dormez en paix.

« LA MERE ET L’ENFANT. — Bon réveil, pauvre femme, dors bien jusqu’au matin.

« La mère et l’enfant se couchent ensemble, et bientôt un sommeil profond leur ferme les paupières. La pauvre inconnue ne trouve pas le sommeil. Quel malheur l’a suivie dans son lit ?


II. — LE REVENANT[19].

« L’INCONNUE. — Athanasi, dis-moi, pourquoi restes-tu debout devant mes yeux, muet comme un cadavre ? Pourquoi, mon Athanasi, sors-tu la nuit ? Pourquoi seul ? Il n’y a donc point de sommeil dans la tombe ?

« Bien des années se sont passées… On t’a jeté bien profondément dans La terre… Fuis, aie pitié de moi, je veux dormir. Laisse-moi tranquille, j’ai besoin de repos.

« Ton forfait, je l’expie. Vois ce que je suis devenue. Athanasi, retire-toi. Tout le monde s’éloigne de moi ; pas un ne fait l’aumône à ta veuve délaissée.

« Ne t’approche pas tant de moi… Pourquoi m’effrayer ainsi ? Athanasi, qu’ai-je fait pour mériter une telle terreur ? — Comme tu es vert ! — Tu sens la terre… Athanasi, dis-le-moi, depuis tant d’années la tombe ne t’a pas encore dévoré ?

« Ramasse un peu ton linceul… Les vers rongent ton visage. Maudit, vois comme ils sautent sur moi et rampent sur mes chairs !

« D’où viens-tu par un pareil ouragan ? N’entends-tu pas la tempête ? Elle me glace le sang. Pourquoi sortir de ta tombe ? Dis-moi, d’où viens-tu ? qui es-tu venu voir ?


« ATHANASI VAïAS OU LE REVENANT. — Par une pareille nuit, j’étais enfermé dans l’obscurité de ma tombe, et tandis que je restais enveloppé dans mon linceul, accroupi sous la terre,

« J’entends au-dessus de moi une chouette qui criait : « Athanasi Vaïas, lève-toi, car un millier de morts sont arrivés de loin, et ils te cherchent pour que tu les conduises là où tu sais.

« J’ai entendu ces paroles, j’ai entendu mon nom, et j’ai senti mes os craquer et se réduire en poudre. Je me cache, je m’enfonce aussi profondément que je puis, afin de ne pas les voir.

« LES MORTS. — Sors, présente-toi, Athanasi Vaïas, viens courir avec nous, sors, n’aie pas peur, nous ne sommes pas des loups. Montre-nous le chemin de Gardiki.

« En criant ainsi, les morts, comme saisis de rage, se précipitent sur moi, et de leurs ongles, de leurs dents, font voler la terre noire qui me couvrait en la fouillant, en la labourant.

« Et quand ils m’ont trouvé, tous ensemble me traînent dehors, et en riant et en criant ils m’emportent impitoyablement là où ils m’avaient dit d’abord.

« Nous courons, nous volons ; notre vol siffle et détruit la création. Le noir nuage en passant fait trembler les rochers et embrase la terre.

« Le vent souffle dans nos linceuls comme s’ils étaient des voiles, et dans cette course horrible nos ossemens pourris se détachent d’eux-mêmes et parsèment le terrain.

« La chouette volait toujours devant nous en criant : « Athanasi Vaïas ! » Ainsi nous arrivâmes sur les lieux où de cette main j’ai égorgé tant de monde.

« Quelles tortures ! quelle terreur ! que de malédictions ils ont lancées sur moi ! Ils m’ont donné à boire du sang figé. Regarde, j’en ai encore la bouche toute pleine.

« Et tandis qu’ils me traînaient et qu’ils me foulaient aux pieds, quelqu’un des morts a crié… Tous s’arrêtent pour écouter… Sois le bienvenu, vizir Ali ; par ici on entre dans la cour, par ici…

« Tous se précipitent sur lui en me laissant seul. Personne n’est resté auprès de moi. Je leur ai échappé et j’ai couru jusqu’ici, ma femme, pour partager ta couche.


« L’INCONNUE. — Athanasi, j’ai tout entendu. Retire-toi maintenant, car il est temps que tu rentres dans ta tombe.

« LE REVENANT. — Dans ma tombe, je veux avoir pour compagnons trois baisers de ta bouche.

« L’INCONNUE. — Quand on a jeté sur toi l’huile[20] et la terre, je suis venue en secret et j’ai baisé tes lèvres[21].

« LE REVENANT. — Il y a trop longtemps… L’enfer m’a emporté ton dernier baiser.

« L’INCONNUE. — Fuis, j’ai peur de tes yeux féroces. Tes chairs en pourriture tombent en lambeaux. Retire-toi, cache tes bras, ils sont si maigres qu’on les prendrait pour des couteaux.

« LE REVENANT. — Viens, ma femme, viens. Ne suis-je pas celui que tu as aimé dans le temps ? Ne me repousse pas, je suis Athanasi…

« L’INCONNUE. — Éloigne-toi de mes yeux ! tu me damnes.

« Il tombe sur elle et la saisit. Ses lèvres ont déjà touché sa bouche, et de ses ongles il commence à déchirer le voile qui couvre sa poitrine. Elle est nue… Il avance la main et l’introduit sans pitié dans son sein.

« Tout à coup il reste immobile, pétrifié, froid comme un serpent ; ses mâchoires claquent de frayeur. Il hurle comme un loup, il tremble comme une feuille… De ses doigts il venait de toucher le saint bois de la croix de Jésus.

« Cette sainte relique a sauvé la pauvre femme. Il s’est évanoui, semblable à la fumée. Alors on a entendu la chouette qui criait de dehors : « Athanasi Vaïas ! »


« LA MERE. — Éveille-toi, mon enfant, l’aube paraît sur les montagnes. Éveille-toi, que nous allumions notre feu, car l’étrangère nous attend.

« LA MERE à l’inconnue. — Bonjour, ma mère, as-tu bien dormi cette nuit ?

« L’INCONNUE. — L’infortunée dort très peu ; cette nuit, je n’ai pu fermer les yeux. Je vous salue, je dois vous quitter. Mon chemin est très long, et je suis déjà en retard.

« LA MERE. — Pourquoi ne nous as-tu pas éveillés et as-tu préféré rester seule ?… Va, ma mère, que le bon Dieu t’accompagne ! Donne-nous ta bénédiction.

« L’INCONNUE. — Pour la charité, pour le bien que vous m’avez faits, je prie le Seigneur qu’il vous accorde un sommeil toujours doux et tranquille. Je ne sais vous souhaiter d’autre avantage dans ce monde. Je le cherche jour et nuit et ne parviens jamais à le trouver.

« LA MERE. — La misère aussi est mauvaise, car elle porte avec soi bien des mépris.

« L’INCONNUE. — La richesse, je l’ai connue ; elle s’en est allée avec le temps.

« LA MERE. — Cachés dans les bois, nous vivons aussi comme des loups depuis la chute de la malheureuse Gardiki.

« L’INCONNUE. — Malheur ! malheur ! l’univers se précipite sur moi… Et quel nom a-t-on prononcé alors ?

« LA MERE. — Celui d’Athanasi Vaïas.

« L’INCONNUE. — Et moi je suis sa femme. Faites le signe de la croix. Prenez de l’encens ; brûlez-le pour renvoyer votre ennemi. — Hier soir il est entré ici, il est resté à mes côtés… Pardonnez-lui, chrétiens, pleurez mon malheur !

« Elle s’enfonce dans le bois. L’enfant et la mère frémissent d’horreur, et, en faisant le signe de la croix, ils la regardent de loin et tremblent. »


Les rapports intimes qui existent entre Santa-Maura et le continent expliquent le culte de M. Valaoritis pour les héros épirotes. Plus d’une fois Ali-Pacha menaça l’île où les klephtes trouvaient une vive sympathie et même un refuge, quand ils ne pouvaient résister aux troupes du vizir. M. Valaoritis, qui a compris de bonne heure tout ce que leur vie et leurs aventures pouvaient offrir d’inspirations à la poésie, a recueilli avec avidité le récit de leurs exploits. Un des traits les plus curieux de leur caractère est la passion qu’ils avaient pour leurs armes. Dans la curieuse préface qui précède le poème intitulé Dimos et son fusil (Ὁ Δῆμος καὶ τὸ καρυοφύλλι του), M. Valaoritis rapporte qu’ils ne quittaient leur fusil ni jour ni nuit, et qu’ils l’aimaient jusqu’à l’adoration. La légende leur attribue des actes inouïs, parfois même des crimes, inspirés par le désir de posséder une arme vantée. Ils donnaient à ces étranges favoris des noms singuliers ou terribles. L’auteur des Μνημόσυνα dit qu’il possède lui-même un yatagan nommé le Vampire. Qui ne connaît en Épire la carabine de Paléopoulos, toujours sûre de frapper l’ennemi ? Comme si ces instrumens de carnage avaient été animés d’une vie surnaturelle, les klephtes leur adressaient des discours enthousiastes, et ordonnaient en mourant qu’on les plaçât à côté d’eux dans le tombeau. Dans les heureuses contrées, — hélas ! encore si rares ! — où la loi suffit à protéger tous les droits, même les droits des plus faibles, — où la maison du plus humble citoyen est une forteresse inexpugnable, on aura quelque peine à comprendre l’espèce de culte que les klephtes accordaient à un mousquet ou à un sabre ; mais dans l’Europe orientale, où la justice qui n’est pas armée de pied en cap est encore fort exposée à être traitée en esclave, on se rend très bien compte de sentimens sans doute exaltés, mais qui ont pour source un noble instinct d’indépendance. Tout peuple qui ne manie pas volontiers la carabine n’est-il point la proie assurée d’un voisin plus puissant ? Même en Occident, quel aurait été le sort de la modeste Néerlande luttant contre les flottes et les armées de Philippe II, sans l’esprit guerrier des gueux ? Que seraient devenus les pâtres des Alpes à Morgarten et à Sempach, s’ils n’avaient opposé à la maison d’Autriche ces formidables a étoiles du matin » qui brisaient comme des roseaux les lances et les épées des plus fiers chevaliers ? Napoléon lui-même et les armées qui avaient vaincu l’Europe n’ont-ils pas reculé devant l’escopette des paysans espagnols auxquels on prodiguait d’abord toutes les expressions du mépris ? Si la Grèce n’avait pas trouvé dans les klephtes une armée façonnée à tous les périls et habituée à vénérer ses armes, elle serait aujourd’hui un obscur pachalik. Sachons donc gré à M. Valaoritis de nous avoir raconté avec chaleur la valeur de Dimos, les derniers jours d’Euthyme Vlachavas et le martyre de Catzantonis.

La vie de Vlachavas, cet indomptable enfant des montagnes de la Thessalie, ressemble à une légende guerrière du moyen âge. Personne n’a pénétré le mystère de son origine, ni connu le nom de ses parens. Toujours en armes sur le Pinde, sur l’Olympe et sur l’Ossa, il se précipitait sur les soldats d’Ali comme l’aigle des Alpes sur les agneaux qui bondissent dans la plaine. Vlachavas avait pour compagnon un moine appelé Dimitri, connu dans toute la Thessalie pour son ardent patriotisme. Qui pourrait dire les rêves de ces deux cœurs intrépides dans les gorges du Pinde et sur les sommets de l’Ossa ? La lutte qu’ils soutenaient avec leurs amis contre Ali-Pacha était trop inégale pour durer longtemps. Blessé et abandonné de ses compagnons, Vlachavas fut traîné à Janina, où il souffrit sans s’émouvoir les plus horribles tortures. Pareils à ces guerriers scandinaves qui suivaient dans leurs expéditions périlleuses les rois de la mer, les klephtes affectaient de sourire à la mort. Ils auraient regardé comme le plus grand malheur de donner dans les supplices le moindre signe de faiblesse et de réjouir les infidèles par le spectacle de leur lâcheté. Il s’engageait donc entre les bourreaux et le condamné une lutte effrayante qui tournait presque toujours à l’avantage du dernier. En vain les musulmans inventaient de nouvelles tortures, la victime retrouvait des forces dans le souvenir de ses exploits et dans sa haine contre les ennemis du nom chrétien. Le moine Dimitri, pris quelque temps après la mort de Vlachavas, est un exemple de ces inventions atroces. On l’ensevelit vivant en laissant la tête hors de son affreux sépulcre, afin de prolonger son agonie.

M. Valaoritis a consacré un de ses poèmes à la mémoire d’Euthyme Vlachavas. Ce poème se divise en trois chants. Dans le premier, intitulé les Deux Montagnes (Τὰ δύο Βουνά), le poète personnifie l’Olympe et l’Ossa. L’amour de ces deux divinités donne naissance à un héros dont le cœur est animé d’un amour brûlant pour la patrie, c’est Vlachavas. Le second chant, intitulé le Confesseur (ὁ Πνευματικὸς), nous montre le klephte tombé au pouvoir d’Ali-Pacha. Vlachavas, épuisé par les tortures qu’il a endurées, a cédé à un lourd sommeil. Ses bourreaux, étendus à ses côtés, comme des loups rassasiés de carnage, dorment profondément. Un homme pareil à un fantôme se glisse au milieu d’eux. Il porte une tunique noire, et semble cacher quelque objet précieux.


« — Euthyme, Euthyme, m’entends-tu ? dit-il. Ne me reconnais-tu pas ? Réveille-toi… Le temps presse ; as-tu peur ?

« — J’ai un cœur de marbre, des veines de fer, et ne suis point un lâche. Je ne crains pas la mort. Qui es-tu, cruel, qui n’as pas pitié de moi et viens troubler mon sommeil ?

« — Je ne suis point cruel, je ne viens point troubler ton sommeil. Ne m’as-tu pas reconnu ? Tu n’ouvres pas les yeux pour me voir, ni les lèvres pour me donner un dernier baiser ?

« — Mes yeux sont fermés à la lumière, infortuné que je suis ! Hier soir, ils m’ont coupé les paupières et brûlé les yeux. Hélas ! je ne te vois point. Ils m’ont versé du plomb fondu dans les oreilles, et ta voix me semble un murmure lointain et confus… Dis-moi, qui es-tu ?

« — Ah ! malheureux ! tu ne reconnais pas, tu ne vois pas ton Dimitri !

« — Mon Dimitri ! répond le martyr après avoir en vain essayé de se dégager de ses fers pour presser son ami sur son cœur, mon confesseur ! Ô Dieu ! je te remercie de m’avoir envoyé ton ange !… »


Le moine, profitant de l’attendrissement du brave, l’exhorte à souffrir comme un soldat du Christ en songeant à la cruelle agonie du Sauveur. Vlachavas répond qu’il est résigné à mourir, mais qu’il ne peut s’habituer à la pensée de quitter la terre en laissant sa patrie esclave.


« Je voulais voir la Thessalie, libre enfin, lever vers le ciel sa tête superbe. Confesseur, comme elle est belle la Thessalie ! Hier soir, je m’en souviens, je l’aperçus en songe comme une vierge angélique vêtue de noir… J’oubliai pour un moment le Créateur… Une larme me vint aux yeux… Père, était-ce un péché ?

« — Non, mon fils, ne crains rien, notre sang, comme la pluie du printemps, est destiné à féconder le sol pour que la plante de la liberté naisse et germe. L’heure est venue. Nous dormirons profondément dans le sépulcre, et nous entendrons passer rapidement sur la terre qui renfermera nos os le bruit de la terrible lutte, le choc des armes, les cris des guerriers et le retentissement de la victoire. Et nos fils, Vlachavas, libres un jour, parleront de nous dans l’église de Dieu en priant pour la rémission de nos péchés. »


Le moine, après avoir béni Vlachavas et lui avoir administré l’eucharistie, en souvenir de la mort du Christ, lui donne une dernière bénédiction et murmure à son oreille en l’embrassant : « Mon fils, demain je serai auprès de toi ! »

Un dernier chant nous fait assister à une scène terrible. Nous voyons les infidèles s’acharnant sur le cadavre de Vlachavas se traînant dans les rues de Janina les lambeaux de son corps déchiré.

Dans Catzantonis, le poète est encore plus frappé de l’intrépidité de la victime que des hauts faits du klephte invincible. Souvent Catzantonis venait chercher à Santa-Maura un asile contre la vengeance d’Ali-Pacha. Son souvenir y est resté vivant. On se rappelle encore sa physionomie martiale, son regard foudroyant comme l’éclair, sa chevelure aussi noire que l’aile du corbeau, sa foustanelle ternie dans la montagne, son costume brillant d’or et d’argent. Vers 1805, les armatoles[22] les plus célèbres de l’Étolie, de l’Épire et de la Thessalie se réunirent à Santa-Maura auprès de ce chef redouté. Ces âmes ardentes croyaient l’heure venue d’appeler la Grèce aux armes. Catzantonis partageait leur conviction. Aussi accepta-t-il avec joie la dignité de polémarque qu’on lui décerna comme au plus brave. Ali surveillait de Prévésa les préparatifs des armatoles. Heureusement pour le vizir, Catzantonis, attaqué de la petite vérole, tomba sérieusement malade. À peine avait-il repris quelques forces que, ne pouvant supporter l’inaction, il partit pour l’Agrapha avec son frère George, afin de respirer l’air libre et pur des sommets du Pinde. Il s’arrêta quelques jours dans un couvent où les caloyers le soignèrent avec affection. Cependant il n’ignorait point que l’œil du vizir pénétrait partout. Craignant donc quelque trahison, il gagna avec George un pic inconnu de tous ; mais un prêtre, qui s’était chargé de leur apporter quelque nourriture, vendit au pacha le secret de leur retraite. Soixante Albanais, commandés par Joussouf-l’Arabe, environnèrent tout à coup le rocher. Catzantonis, toujours malade, était hors d’état de se battre. Son frère le prit sur ses épaules et commença à gravir la montagne en repoussant les ennemis à coups de carabine. Blessé, George aurait pu fuir encore, mais il aima mieux se rendre afin de partager la destinée de Catzantonis.

Dans le poème de M. Valaoritis, la seconde partie me paraît surtout remarquable : c’est celle où le poète raconte le supplice de Catzantonis.


« Et un matin, à l’ombre du platane[23] qui, faible rameau, a grossi, a grandi en suçant le sang, les deux lions du Valtos et du Xéronéro, chargés de chaînes, attendent leur dernière heure. Mille instrumens de torture, des tisons, un marteau et une enclume, gisent à terre. Tandis qu’il les regardait, George faillit verser une larme à cause de son frère chéri ; un regard de Catzantonis fit tarir à l’instant cette larme.

« Et tandis que les deux frères se disaient l’un à l’autre leur jeunesse passée, la fontaine glacée[24], la terreur d’Ali-Pacha, l’agonie de Ghéka, soudain une épée flamboie et une tête s’est courbée. Christ est ressuscité ! J’arrive, s’écrie Catzantonis, et il lui jette de loin un baiser, un dernier baiser.

« Dans les rameaux du platane, dans son vert feuillage se cache l’âme[25] du brave comme dans un lieu impénétrable, et il regarde son frère qu’on martyrise.

« Deux Bohémiens[26] l’ont étendu lié sur l’enclume, et commencent à le frapper à coups de marteau ; ses os volent en éclats, la moelle se répand de tous côtés, ses nerfs déchirés et ses chairs traînent en lambeaux, et lui regarde le ciel et chante de sa voix harmonieuse.

« Frappez-moi, coupez-moi en morceaux, chiens ; Catzantonis ne craint ni le vizir Ali, ni le fer, ni le marteau, ni l’enclume.

« Depuis une heure, ils le brisaient. Leurs mains tombent de lassitude, les Bohémiens ennuyés lui coupent la gorge. Le larynx déchiré s’ouvre et se referme, le sang s’élance en jets noirs, et dans sa rouge écume, dans le son rauque du râle, on entend les paroles entrecoupées du chant.

« Frappez-moi, coupez-moi en morceaux, chiens ; Catzantonis ne craint ni le vizir Ali, ni le fer, ni le marteau, ni l’enclume.

« Le platane, quand il sentit l’écume du sang dans ses veines, l’avala impatient, afin que la terre ne la bût pas, et dès cette heure il étendit ses branches si lourdes et si épaisses, que, la nuit, dans ses rêves, le vizir Ali les voyait s’appesantir sur lui, et il criait, et il s’épouvantait en songeant au jour où ses rameaux couvriraient la ville[27] de leur ombre. »


J’ai essayé de montrer l’intérêt à la fois historique et littéraire que présentent les Μνημόσυνα. Il n’est peut-être pas inutile, dans un temps où l’on croit peindre les nations en crayonnant leur caricature, de mettre en relief les qualités qu’elles ont reçues de la Providence. À l’époque où l’Occident se passionnait pour les Hellènes, on se faisait sur leur compte plus d’une illusion. On voulait voir un Aristide dans chacun des chefs politiques de l’insurrection grecque et un Epaminondas dans chaque capitaine de la Morée et de l’Epire. Aujourd’hui on tombe dans une autre extrémité ; on a presque révoqué en doute la bravoure d’un peuple qui a vu dans ses rangs les Markos Botzaris, les Odyssée, les Kanaris, les Gouras, les Kolocotronis, les Nikitas et les Miaoulis ; on refuse toute espèce d’abnégation à la race énergique qui a produit les martyrs de Souli, de Parga et de Missolonghi ! Les Μνημόσυνα viennent à propos remettre en mémoire des actions véritablement dignes de l’admiration de tous les hommes libres. L’ardent patriotisme du poète de Leucade trouvera, je n’en doute point, un écho dans les âmes indépendantes. On lui saura gré d’avoir consacré son talent à une noble cause. En lisant ces chants inspirés par un pieux enthousiasme, on oubliera volontiers les fautes que les Grecs ont commises. Du reste, s’ils ont à la fin d’une lutte immortelle compromis leur nationalité par des divisions regrettables, il faut en accuser les primats[28] bien plutôt que la masse de la nation, qui resta jusqu’à la fin héroïque et dévouée. Enfans, vieillards et femmes prodiguaient leur or et leur sang pour le service de la cause commune, tandis que des hommes qui avaient été naguère les serviles courtisans des pachas faisaient preuve d’une bassesse cupide et d’une lâcheté qui devinrent l’occasion des accusations les plus injustes contre les Hellènes. Habitués à partager avec les Turcs la fortune du pays, ils devinrent, dans les conseils de la Grèce régénérée et dans les assemblées délibérantes, le plus grand obstacle au triomphe des chrétiens. Ils consumèrent en querelles puériles et en intrigues honteuses le temps que les autres employaient à défendre la patrie, et annulèrent par leur égoïsme ou leurs prétentions personnelles les résultats des victoires de l’armée nationale. Les Grecs avaient donc à redouter les dissensions de leurs chefs, la malveillance des princes, surtout celle de l’Autriche, alliée trop active des musulmans, et les efforts de l’islamisme. Cependant à la fin de 1823 ils avaient anéanti six armées ottomanes, brûlé deux flottes, tué deux amiraux et cinq pachas. Lorsque Mahmoud II eut appelé à son secours les forces de l’Afrique mahométane, Miaoulis et Kanaris parvinrent encore à faire avorter la première expédition des Égyptiens. Ce fut alors que les primats, absorbés de plus en plus dans de misérables dissensions, négligèrent la défense des points les plus menacés, et laissèrent les troupes de terre et les marins sans vivres, sans solde et sans munitions. Ces désordres, que les agens de l’Autriche faisaient connaître soigneusement aux musulmans, permirent à Ibrahim-Pacha de débarquer à Modon le 26 février 1825. Dès lors les efforts désespérés de Tsamados, de Mavromichalis, de l’illustre Italien comte de Santa-Rosa[29], de Dimitri Ypsilantis, de Kanaris, des défenseurs de Missolonghi, ne purent arrêter les Égyptiens. La Grèce, comme la France de 1815, était livrée, — elle n’était point vaincue.

À mes yeux, l’enthousiasme que cette lutte gigantesque inspire à M. Valaoritis est donc parfaitement légitime. Je lui sais gré surtout de s’être attaché à louer dignement les hommes intrépides qui, en Épire et en Thessalie, ont su mourir pour une cause dont ils ne devaient jamais voir le triomphe. Les héros de l’insurrection de 1821, les Botzaris et les Kanaris, ont trouvé en Occident, surtout en France, des poètes illustres pour célébrer leurs exploits. Les Lambros Tsavellas, les Dimos, les Euthyme Vlachavas, les Catzantonis avaient été moins heureux. Aujourd’hui ils n’ont rien à envier au magnanime stratarque de la Grèce occidentale qui, semblable à Épaminondas, mourut au sein de la victoire, ni au courageux Ypsariote qui porta le fer et la flamme sur la flotte des sultans.

Tout en vantant les poèmes patriotiques de M. Valaoritis, surtout Athanasi Vaïas, Samuel et Euthyme Vlachavas, les Grecs ont aussi accordé de légitimes éloges au touchant morceau intitulé Τὸ Ψυχοσάϐϐατο (le Samedi des Morts). Le poète, oubliant un moment les gloires et les blessures de la patrie, s’abandonne au sentiment de ses propres tristesses. Une jeune enfant qu’il a perdue lui inspire un hymne de douleur dans lequel se révèle toute son âme. L’énergie, qui fait le fond du caractère hellénique, a parfois exposé les Grecs à se voir accusés d’insensibilité. On disait que, pareils à leurs pères, ils dédaignaient tout ce qui n’était pas la guerre ou la politique. Un tel reproche ne saurait être adressé à l’auteur des Μνημόσυνα. Il pourrait dire comme Térence que « rien de ce qui est humain ne lui est étranger ; » nil humani a me alienum puto.

Les chants du poète de Leucade ont un dernier titre à l’attention de l’Europe, et c’est sur ce point que j’insisterai en finissant. On ne saurait trop féliciter en effet M. Valaoritis d’avoir célébré d’une voix éloquente et sympathique cette belliqueuse Albanie, cette terre des vieux Pélasges, souche commune des Hellènes et des Latins. Je ne saurais, comme tant d’autres, déprécier les premiers pour exalter les seconds. Ces deux races illustres ont fait assez de grandes choses pour n’être jamais divisées par de vulgaires jalousies et de mesquines antipathies. Le monde ancien a été redevable de son admirable civilisation à l’union de leur génie et de leurs efforts. Pourquoi l’Orient ne devrait-il pas à leur concorde fraternelle une glorieuse résurrection ?

Dora d’Istria.
  1. Souvenirs, par Aristote Valaoritis de Leucade, Corfou, 1857.
  2. La capitale, qui porte le même nom, et qui est la résidence d’un métropolitain, a dix-neuf mille habitans. L’île entière en a quarante mille.
  3. Paxo n’a que trois mille neuf cent soixante-dix habitans.
  4. Ses dix mille habitans sont très pauvres.
  5. M. Mustoxidi, littérateur ionien distingué, a publié une histoire des îles. Le comte Hermann Lunzi a fait paraître un volume sur l’époque de la domination vénitienne (Athènes, 1856). Quelques îles ont été l’objet de monographies. Le comte Marmora a écrit sur Corfou, M. Chiote sur Zante, M. Petrizzopoulos sur Leucade. Ce dernier ouvrage est très peu exact. On doit à M. Mazarachi une Vie des Céphalènes (habitans de Céphalonie) illustres, qui a été traduite par M. Tommaseo.
  6. L’archimandrite Dikeos joua plus tard un rôle actif dans l’insurrection sous le nom de Papa-Phléchas.
  7. Voyez Tricoupis, Ἱστορία τῆς Ἑλληνιϰῆς ἐπαναστάσεως (Historia tês Hellênikês epanastaseôs).
  8. Albanie méridionale.
  9. Voyez Fauriel, Chants populaires de la Grèce moderne.
  10. Le jour de Pâques, dans l’église orientale, on sème le pavé du temple de rameaux de laurier, symbole de la victoire du Sauveur sur la mort.
  11. Le but de ce poème est de rendre l’impression produite sur l’esprit des Hellènes par l’Hymne à la Liberté du comte Solomos. Le rossignol, image du poète, fait entendre son chant, et ce chant vole à travers la Grèce pour redonner la vie aux combattans qui dorment dans le sépulcre.
  12. Il y a ici un petit anachronisme volontaire : la mort héroïque de l’évêque Joseph n’a eu lieu qu’au second siège de Missolonghi, quand Ibrahim-Pacha s’empara de la ville. Or l’Hymne à la Liberté a paru, si je ne me trompe, après le premier siège Missolonghi vit alors fuir les Turcs. Ce fut dans cette retraite que l’intrépide Markos Botzaris, semblable à Epaminondas, tomba victorieux sous le fer des musulmans.
  13. Le poète fait allusion à la dernière insurrection de la Thessalie.
  14. En Grèce comme en Roumanie, le premier jour de mai les jeunes gens et les filles sortent dans les champs pour faire des bouquets et des couronnes de fleurs en chantant la Πρωτομαγιά (Prôtomagia), dont voici les premières stances :
    « Il est arrivé le mois de mai, voici le printemps, voici l’été. Maintenant l’étranger désire retourner dans sa patrie.
    « Il orne de fers d’or les sabots de son cheval ; il le pare de boucles d’argent, et il le couvre d’ornemens de perles. »
  15. Sans doute les Athéniens, ces antiques représentans de la forme ionienne, ne sauraient être complètement favorables à la tentative de M. Valaoritis. Cependant le journal l’Ἐλπὶς (Elpis) (l’Espérance) n’adresse sur ce point au jeune poète que des observations modérées, et vante l’originalité, la vigueur de ses pensées. Le Moniteur grec n’a guère été moins bienveillant. L’Ἥλιος (Hêlios) (le Soleil), publié par un écrivain distingué, M. Panaïotti Soutzo, tout en faisant quelques restrictions sur le dialecte des Μνημόσυνα (Mnêmosuna), rend pleine justice au talent de M. Valaoritis, et félicite la Grèce de compter un poète de plus parmi ses enfans. L’Ἀθηναιόν (l’Athœneum) va même plus loin ; il loue sans hésitation M. Valaoritis de s’être servi du dialecte épirote pour chanter les héros de l’Épire et leurs combats. « La poésie, ajoute la Πάνδωρα (la Pandore) du 13 septembre 1857, finit par être considérée de nos jours comme un art complètement mécanique. Si le sentiment avait permis à Valaoritis de se préoccuper des questions de langue si débattues parmi nous, il aurait anéanti les trésors naturels de son imagination et de sa sensibilité. Il reste heureusement étranger à de pareilles questions. Il a raconté, il a chanté, il a pleuré avec simplicité et sans prétention, et c’est ainsi que se révèle le véritable poète. » En dehors d’Athènes, M. Valaoritis a trouvé un appréciateur très compétent dans M. Tommaseo, qui lui a consacré trois longs articles dans il Diritto de Turin.
  16. Voyez le Rob-Roy de Walter Scott. Ce roman est la peinture du clan avant sa ruine.
  17. Albanais de la Mirdita.
  18. Ἐλεημοσύνη, χριστιανοὶ, ϰάμετ’ ἐλεημοσύνη (Eleêmosunê, christiani, kamet’ eleêmosunê). C’est le cri ordinaire des mendians grecs.
  19. Βρυκόλακας, revenant. — Tommaseo, le célèbre poète, croit que c’est un mot dérivé du slave.
  20. Le poète rappelle ici la coutume de l’église grecque de verser de l’huile sur le cadavre et de l’asperger avec la terre en prononçant les mots terribles : Γῆ εἶ καὶ εἰς γῆν ἀπελεύσει.
  21. Ces mots ont un sens tout particulier, car, dans la bouche de la femme de Vaïas, ils montrent l’horreur qu’on sentait et la peur qu’on éprouvait à l’aspect du cadavre de cet assassin célèbre. Sa veuve elle-même n’a pas eu le courage de lui donner le dernier baiser dans l’église ; elle n’a pu l’embrasser qu’en secret, au moment où on allait fermer la fosse sur lui.
  22. Milice grecque instituée en Thessalie par Sélim Ier pour s’opposer aux incursions des klephtes, et qui a fini par s’unir à ces derniers contre les Turcs.
  23. C’est à l’ombre de ce platane que les exécutions se faisaient à Janina.
  24. Près de cette fontaine, Véli-Ghéka, Albanais dévoué au pacha, avait été tué par Catzantonis, qu’il avait juré de perdre.
  25. Les Orientaux croient que l’âme reste quelque temps dans l’endroit où elle s’est séparée du corps.
  26. Les Bohémiens, que les Roumains nomment Zigani, portent chez les Grecs le nom de Γύφτοι.
  27. « La ville » désigne la cité de Constantin.
  28. Les Turcs les nommaient khodjas-bachis. Ils formaient une sorte d’aristocratie d’argent.
  29. Voyez, dans la Revue du 1er  mars 1840, Santa-Rosa, par M. Victor Cousin.