La Pointe-du-Lac/01/a

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Les éditions du Bien public ; Les Trois-Rivières (p. 6-10).

a — Les lents débuts

La Pointe-du-Lac a pris du temps à sortir du bois. Elle n’a pas poussé en une nuit comme les champignons ou les villes à papier. Elle est apparue timidement, par crainte des Iroquois ; elle n’est pas devenue ville, pour rester normale, pour ne pas éclipser les Trois-Rivières et pour n’être pas dévorée par les trusts et les taxes, comme la jolie fillette de la chanson :

« Huguette, prends bien garde aux loups » !

Son premier fief date de 1656, sa première église, de 1739 ; son érection canonique, de 1832, sa municipalité, de 1845. Qui lui reprochera d’avoir marché lentement ? Elle a pris le pas de la Nouvelle-France : c’est toute la politique française qui n’a jamais compris la colonisation, et qui a perdu le Canada.

Dans une conquête d’empire où la victoire est au premier occupant, la lenteur à s’y mettre et la parcimonie sont la grande erreur stratégique : c’est le mal de la France au XVIIe siècle, et même depuis les découvertes de Jacques Cartier. Alors que l’Angleterre de 4 millions d’âmes émigre à pleins bateaux sur cinq cents milles de littoral, entre Boston et la Virginie, de façon à compter plus de deux millions d’habitants en 1760, la France de 12 millions d’âmes laisse émigrer en Espagne son surplus de population, ou s’épuise aux batailles glorieusement ruineuses de Louis XIV et de Louis XV. Aussi nos pères ne seront-ils que 65,000 en 1760, et ils succomberont sous leurs puissants voisins : au lieu de se démolir là-bas, il eût fallu construire ici.

Cartier supplie François Ier de fonder un empire qui prenne les devants et donne à l’Église et à la France toute l’Amérique du Nord, jusqu’au golfe du Mexique : — Non, la colonisation coûte trop cher !

Champlain revient à la charge, et Pierre Boucher, et le Père Lejeune, dans les Relations des Jésuites de 1635 : « Que c’est un bien pour l’une et l’autre France d’envoyer ici des colonies » : « Les Français seront-ils les seuls, entre toutes les nations de la terre, privés de l’honneur de se dilater et de se répandre dans ce Nouveau Monde ? La France, beaucoup plus peuplée que tous les autres royaumes, n’aura des habitants que pour soi ? ou bien, si ses enfants la quittent, ils s’en vont qui de-çà, qui de-là, perdre le nom de Français à l’étranger ?… Ne vaudrait-il pas mieux décharger l’ancienne France dans la Nouvelle, par des colonies qu’on peut y envoyer, que de peupler les pays étrangers ? Ajoutez, s’il vous plaît, qu’il y a une infinité d’artisans qui, faute d’emploi ou faute de posséder quelque peu de terre passent leur vie dans une pauvreté et dans une disette pitoyables. Un très grand nombre vont mendier leur pain de porte en porte ; plusieurs se jettent dans les vols et dans les brigandages publics… » (N’est-ce pas la préhistoire de notre émigration aux États-Unis, de notre imprévoyance, du chômage et des secours directs ?)

Comme l’Angleterre bouge, on fait quelque chose, mais trop peu. Quelques pincées de colons endurent toutes les misères et se font tuer par les Iroquois, si drus que les survivants songent à tout abandonner et à retourner en France.

Heureusement que Colbert, un grand voyant, trouve un jour, pour le seconder, Jean Talon, un grand réalisateur, qui bâtit en six ans une Nouvelle-France assez solide pour survivre, trop faible pour triompher : la France n’a transplanté ici que 9,000 colons : pas un dixième de 1% de sa population… Les successeurs de Colbert trouvaient, eux aussi, que la colonisation coûtait trop cher. Quelle mise de fonds c’eût été, en capital-hommes et en capital-argent, d’envoyer ici, disons 100,000, 200,000, 500,000 âmes, au coût de quelques milliards, pour posséder l’Amérique !…

Si encore nos quelques milliers d’ancêtres avaient pu se gouverner, profiter des richesses de leur pays, comme ils périssaient de ses rigueurs ; s’ils n’avaient pas été conduits de Paris et pour Paris, au profit des marchands de fourrures, jusqu’à être jetés dans des expéditions et des guerres pour que les Français puissent obtenir plus de peaux de castor que les Anglais ; s’ils n’avaient pas été distraits de leur travail de défricheurs pour aller passer l’été au Détroit, aux Illinois et même coloniser la Louisiane, la toute petite semence française aurait, du moins germé en bonne terre, donnant cent pour un, au lieu d’être éparpillée aux quatre vents et aux quatre coins de l’Amérique, sur mille lieues d’un pays indéfendable ; les colons n’auraient pas pris ces habitudes de coureurs de bois, d’engagés, d’errants, de rameurs et de traitants, que l’argent vite gagné dégoûte du lent revenu des moissons âprement glanées.

Trop peu de gens, trop gouvernés, trop exploités, trop isolés parmi trop de difficultés, alors qu’un grand effort initial aurait vite donné ce premier et décisif tour de roue, cette erre d’aller d’un pays qui devait prendre les devants sur son voisin ou se voir déclasser, tel a été notre mal.

Admettons que c’est une entreprise, surtout en 1609, de déménager outre mer un morceau de pays, la vie et les éléments d’un peuple ; d’organiser ici, malgré la pire résistance des hommes et des choses, l’agriculture, l’industrie, les œuvres civiles et religieuses, ou simplement les transports. Comme le dit M. Montarville Boucher de la Bruère :

« Voyez-vous un Trifluvien de nos jours partir pour une petite excursion de trois cents milles en canot d’écorce, avec un veau et une génisse ligotés au fond de l’esquif, et remonter le Saint-Laurent, la rivière des Prairies, l’Outaouais aux rapides nombreux, nécessitant des portages difficiles sur un sol rocailleux et détrempé, à travers bois et ronces, pour atteindre le pays des Hurons, » au-delà de Toronto. — Et ce fait, très ordinaire alors, occupe deux lignes du Journal des Jésuites de 1646 : « Caron, qui menait des veaux aux Hurons, partit le 11 mai des Trois-Rivières »… C’est à frémir de songer que tout le matériel et les animaux ont été portés ainsi, d’une paroisse à l’autre… C’est cela créer un pays ! Créer, c’est faire quelque chose de rien, et tout est à faire.

Les compagnies ne font pas tout, elles font le moins possible : elles se soucient bien plus de faire de l’argent que de fonder une Nouvelle-France ; elles veulent même bloquer le défrichement, qui va éloigner le gibier ! C’est le système de la forêt pour les bêtes, en attendant celui de la forêt pour le bois de pulpe !

Sans secours donc et sans voisins, nos ancêtres s’acharnent contre les arbres, l’isolement, la pauvreté, les fauves et les sauvages dans une lutte d’usure où de moins vaillants eussent vite capitulé. Tout le pays s’est ouvert en traînant, la Pointe-du-Lac comme le reste.

L’éloquence des recensements successifs excusera nos lenteurs comparées : En 1639, 27 âmes aux Trois-Rivières ; en 1633, 1,000 âmes dans toute la colonie ; en 1663, entre 2,000 et 2,500 âmes ; en 1667, 3,918 âmes et 668 familles, dont 213  âmes et 37 familles aux Trois-Rivières, moins qu’un village, et dépassé par le Cap-de-la-Madeleine.

Le patriotisme de Colbert, éclairé de pétitions incessantes, lance le mouvement de 1665 : Québec voit arriver des troupes, des artisans, de l’argent monnayé, du matériel de ferme et les futures épouses : c’est le gros de notre race planté aux Seigneuries dans les huit courtes années d’effort colonisateur de Talon.

« C’est une chose prodigieuse de voir l’augmentation des peuplades en ce pays, écrit Marie de l’Incarnation en 1669. Les vaisseaux ne sont pas plutôt arrivés que les jeunes hommes y vont chercher des femmes, et vu le grand nombre des uns et des autres, on les marie par trentaines. Les plus avisés commencent à faire une habitation avant de se marier, parce que ceux qui ont une habitation trouvent un meilleur parti : c’est la première chose dont les filles s’informent, et elles font sagement… »

Et pourtant, le village des Trois-Rivières ne compte encore, en 1681, que 150 âmes, 26 familles ; le Cap, 204 âmes et 38  familles ; la Rivière-du-Loup (Louiseville) 19 âmes, 5 familles. Toute la colonie ne compte que 9,677 âmes dont 3,457 à Québec, Beauport, Beaupré, Île d’Orléans ; 1,017 âmes de la Pérade aux Trois-Rivières ; et 1,418 à Montréal, ce qui ne laisse que 3,785 âmes éparpillées en 45 groupes, d’Anticosti à Boucherville.

En 1739, année de la bénédiction de la première église de la Pointe-du-Lac, le Canada entier compte 42,700 âmes, les Trois-Rivières et banlieue, 378, puis du fief de Tonnancour à Maskinongé, 415 âmes. Et si l’on considère que l’état officiel de la milice indique, en 1750, 70 hommes aux Trois-Rivières et 39 à la Pointe-du-Lac, la comparaison n’a rien d’écrasant !

Après la conquête anglaise, les chiffres de 1765 accordent 244 âmes aux Trois-Rivières et 182 à la Pointe-du-Lac, avec 32 maisons, 2,070 arpents occupés, 621 minots semés, 39 chevaux, 32 bœufs, 33 jeunes animaux, 74 vaches, 2 moutons et 81 cochons. (Sulte).

Vingt-cinq ans plus tard, en 1790, la ville a bondi à 1,213 âmes, et la Pointe-du-Lac monte dans le calme à 456. Ce sont les bonnes terres d’Yamachiche, Rivière-du-Loup et Maskinongé, qui attirent notre race agricole : elles comptent alors 1,669, 1,829 et 1,153 habitants.