La Politique/Traduction Jean-François Thurot/Introduction

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DISCOURS PRÉLIMINAIRE,
OU
INTRODUCTION
À LA POLITIQUE D’ARISTOTE.

Séparateur


LES mêmes causes qui font de l’homme un être moral, ou susceptible des sentiments que nous appelons moraux, en font aussi un être éminemment sociable. Ces deux termes n’expriment au fond qu’un même ordre de rapports, ils diffèrent l’un de l’autre presque uniquement par l’étendue de leur signification, et non par la nature des idées qu’ils comprennent. C’est donc en vain qu’on chercherait à remonter, par une série de documents historiques, ou par une suite d’inductions logiques, à ce qu’on appelle l’origine ou l’établissement des sociétés humaines : cette origine se trouve immédiatement dans la nature même de l’homme, c’est-à-dire, dans l’ensemble des conditions d’organisation, de sensibilité et d’intelligence, qui le constituent ce qu’il est, et sans lesquelles il ne saurait exister, au moins tel que nous le connaissons, ij DISCOURS

Cette vérité généralement admise par les philosophes grecs qui se sont occupés de la science sociale, leur fit éviter l’écueil contre lequel ont échoué plusieurs écrivains modernes, justement célèbres par la sagacité de leurs vues, et par la rare supériorité de leurs talents.. Je veux dire l’hypothèse purement gratuite d’un prétendu état de nature, qui aurait précédé l’état de société ; et l’existence d’un contrat social, exprès ou tacite, d’un ensemble de règlements fondés sur des conventions que tous les membres de la société, ou le plus grand nombre d’entre eux, se seraient engagés à observer. Le désir de donner à leurs doctrines politiques un fondement qui eût, en quelque sorte, la certitude des vérités purement rationnelles, a sans doute fait illusion à ces écrivains ; car il est certain que les faits se refusent entièrement à justifier leurs théories.

À quelque degré d’ignorance ou de grossièreté sauvage qu’on ait pu observer l’espèce humaine, on l’a toujours trouvée existant dans un état de société, qui supposait une communication d’idées plus ou moins étendues, et de sentiments plus ou moins développés ; on l’a trouvée en possession d’un langage articulé, qui servait de moyen à la manifestation de ces sentiments et de ces idées. En général, la prétention qu’ont eue les philosophes de remonter, soit historiquement, soit par des pro


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cédés purement rationnels, à ce qu’ils appellent l’origine ou la formation des langues, des sociétés, des idées, des sentiments, a été la source de beaucoup d’illusions et de faux raisonnements : l’esprit humain est tout-à-fait impuissant à résoudre de pareilles questions, et l’emploi régulier de ses facultés le laisse aussi incapable de comprendre l’origine des choses, quand sa raison le convainc qu’elles en ont une, que de concevoir comment elles pourraient n’en point avoir.

Sans doute il peut nous être très-utile d’observer dans l’histoire les premiers linéaments, s’il le faut ainsi dire, de l’art social, et les divers degrés de perfectionnement dont il est susceptible ; c’est même ce qui peut servir le plus au véritable progrès de la science politique ; mais on ne doit point suppléer au défaut des documents historiques, par des conjectures ou des hypothèses, et l’histoire ne nous montre partout et ne peut nous montrer que des sociétés déjà toutes formées.

Chez les Grecs, par exemple, qui nous ont transmis, au moins quant à l’histoire profane, les traditions les plus anciennes et les plus authentiques dont l’espèce humaine ait gardé le souvenir, nous voyons partout des peuplades, qui nécessairement étaient unies par un lien social fort antérieur à l’époque probable que l’on peut assigner aux plus

a. jv DISCOURS

fabuleuses de ces traditions fort antérieur à l’époque où des hommes remarquables par un rare assemblage de talents et de vertus, adoucirent leurs mœurs encore féroces, et donnèrent à ces peuplades sauvages et souvent errantes, des demeures fixes, des idées moins imparfaites que celles qu’elles avaient eues jusqu’alors sur la religion, sur la justice, et sur la nature même du lien social qui les unissait. En un mot, dans cet ordre de faits comme dans tous les autres, la nature elle-même commence et fait tout ; l’homme ne peut qu’en suivre les inspirations, et toute sa science se borne à constater les faits qui en naissent, et à tirer de leur enchaînement des inductions qui lui révèlent les conditions de son existence, et les lois auxquelles la nature veut qu’il demeure soumis, sous peine d’être d’autant plus malheureux qu’il les aura plus mal connues, ou moins observées.

Ainsi, il en a été de la science sociale comme de toutes les autres : l’art auquel elle sert de base, et dont elle démontre les principes les plus importants et les règles les plus générales, a été pratiqué long-temps avant que l’existence d’une telle science pût même être soupçonnée. Minos donna des lois aux habitants de la Crète ; Lycurgue, à l’imitation de ce premier législateur, en donna aux Lacédémoniens ; Solon, aux Athéniens ; Charondas, Zaleucus, Pythagore et plusieurs de ses disciples PRÉ LIMINAIRE. V

immédiats, en donnèrent aux divers peuples de l’Italie méridionale, ou de cette contrée de l’Italie qu’on appela la Grande-Grèce. Mais ces divers législateurs furent plutôt des hommes distingués par la générosité et la fermeté de leur caractère, par la connaissance qu’ils avaient de l’état des mœurs, des usages et des besoins des divers peuples à qui leurs lois étaient destinées, et des circonstances particulières où ils se trouvaient, que par la profondeur de leurs vues générales en politique. On peut dire de ces hommes si renommés qu’ils avaient perfectionné sensiblement l’art social, mais la science proprement dite n’existait pas encore.

Cependant il existait, de leur temps et bien avant eux, de vastes monarchies, des sociétés nombreuses d’hommes soumis à une forme déterminée d’administration, qui subsistait et se perpétuait, depuis des siècles, à travers les révolutions sanglantes et multipliées qui renversaient les unes sur les autres les dynasties des princes et les maisons régnantes. Mais l’histoire daigne à peine faire mention d’autre chose, à leur sujet, que du fracas de leur chute. Tout le reste de leur existence est comme enseveli dans un silence de mort et de servitude. C’est qu’en effet, il n’y eut chez ces nations aucune institution qui donnât aux individus, autres que les rois ou les princes, une valeur pro pre ; c’est que les hommes y vivaient dans un état vj DISCOURS

d’aggrégation, à peu près semblable à celui où vivent certaines espèces d’animaux, plutôt que dans un véritable état de société.

Si Minos est le premier et le plus ancien législateur dont l’histoire fasse mention, elle nous fait connaître, en même temps, la cause de cette honorable distinction : « Ce législateur, dit l’historien « Éphore, cité par Strabon (1), paraît avoir regardé « la liberté comme le plus grand des biens pour « les sociétés civiles : parce que seule elle peut « garantir aux individus la propriété des avantages « dont ils jouissent ; tandis que, dans la servitude, « tout appartient aux hommes qui gouvernent, et « rien à ceux qui sont gouvernés. »

Comme c’est principalement sur le sentiment moral que se fonde et s’appuie le sentiment religieux, qui, à son tour, donne aux vérités morales la sanction la plus auguste ; comme c’est dans la conscience même des coupables que naissent ces angoisses et ces terreurs inévitables dont ils ne parviennent jamais à s’affranchir complètement, et qui sont, eu quelque sorte, le type primordial dé ce système constant d’action et de réaction que nous observons de toutes parts dans la nature, soit animée, soit inanimée, et qui se reproduit dans les institutions relatives aux délits et aux peines,

(1) L. X, p. 480. PRÉLIMINAIRE. vij

les plus anciens législateurs furent naturellement conduits à donner à leurs lois l’appui de la religion. Voilà pourquoi les préambules de ces mêmes lois furent presque toujours des traités de morale, ou au moins des esquisses rapides des préceptes les plus sûrs et les plus rigoureux pour la conduite de la vie, des vérités de la théologie naturelle le plus universellement reconnues ; tandis que leurs lois elles-mêmes n’étaient presque que l’expression des vérités morales les plus incontestables. L’alliance constante et inévitable de ces trois ordres d’idées, religion, morale et sociabilité ou société civile, se montre donc dans les faits les plus anciens dont nous ayons pu avoir connaissance, comme dans l’observation immédiate des résultats de nos facultés intellectuelles.

D’un autre côté, le premier besoin des peuples encore peu nombreux et peu avancés dans la civilisation, c’est de conquérir par la force leur chétive et misérable subsistance, ou de la défendre contre d’autres peuples aussi barbares qu’eux. Ainsi, des sentiments religieux quelquefois très exaltés, des superstitions absurdes et sanguinaires, un grand respect, une haute admiration pour la valeur guerrière, voilà ce qu’on peut s’attendre à trouver dans les plus anciens temps, comme on l’observe encore de nos jours chez beaucoup de peuples sauvages. Ce n’est qu’après bien des siè viij DISCOURS

cles de barbarie, lorsque les connaissances de divers genres et la raison-humaine ont déjà fait de sensibles progrès, qu’on commence à apercevoir quelques traces de civilisation et d’ordre public.

Les plus anciens monuments de l’histoire nous offrent donc trois systèmes d’existence sociale, distincts, suivant que l’un de ces divers ordres d’idées a été plus exclusivement prédominant : 1° la pure théocratie, telle qu’elle paraît avoir existé très anciennement chez les Egyptiens ; 2° le pur despotisme, tel qu’on l’a observé de temps immémorial dans les grands empires de l’Orient, où le monarque réunit dans sa personne les attributs de chef de la religion à ceux, de maître absolu de l’état ; 3° enfin, le gouvernement légal, soit des rois. soit d’une classe privilégiée, soit du plus grand nombre des individus, ayant le caractère et les droits de citoyens ; gouvernement dans lequel les ministres de la religion n’exercent sur l’ordre social qu’une influence plus ou moins subordonnée, ainsi qu’on peut le remarquer dans l’histoire de la Grèce et de Rome, ou dans celle des peuples modernes de l’Europe, depuis la fin des longues et sanglantes querelles du sacerdoce et de l’empire.

Nous ne nous proposons, dans ce discours, comme nous l’avons fait dans l’introduction à la Morale d’Aristote, que d’indiquer, autant qu’il est possible, la place que ce philosophe occupe entre PRÉLIMINAIRE. jx

les écrivains qui ont traité les mêmes sujets immédiatement avant et après lui, et à peu près le degré de mérite ou de supériorité relative qu’on peut légitimement lui attribuer. Par conséquent, entre les trois modes d’existence sociale dont nous venons de parler, nous n’aurons à nous occuper que du dernier, et nous devrons nous borner à le considérer exclusivement chez les Grecs, avant l’époque d’Alexandre.

C’est à Solon, ou aux lois que ce grand homme donna aux Athéniens, lois dont l’ensemble annonce des vues plus profondes et plus étendues que celles de tous les législateurs qui l’avaient précédé, que l’on peut proprement faire remonter les premiers essais d’une véritable science politique, et l’observation d’un perfectionnement déjà très sensible dans l’art social. C’est alors, en effet, que les Grecs commencèrent à donner le nom de sages à plusieurs de leurs concitoyens, qui se faisaient remarquer par la supériorité de leurs talents dans l’administration des affaires publiques ; c’est alors qu’ils appelèrent sagesse l’habileté en ce genre, unie à un sentiment plus développé de la justice et de la morale, appliquées à l’ordre général des sociétés. C’est du moins un fait que nous atteste Plutarque, dans la vie de Thémistocle (1), et qui ressort plus

(1) Chap. 2, to. I, p. 206, éd. Coray. X DISCOURS

é videmment encore de ce que ce même écrivain nous apprend sur la nature des questions qui occupaient alors ceux qu’on appela sages par excellence, et sur la manière dont chacun d’eux croyait devoir les résoudre.

L’une de ces questions, essentiellement relative au sujet qui nous occupe, consistait à déterminer quelles sont les conditions nécessaires au plus grand bonheur d’une cité ou république. Les réponses qu’y firent ceux à qui elle fut proposée, méritent d’autant plus d’être rapportées, qu’elles sont chacune l’expression d’une vérité importante, et qu’elles annoncent cet art de généraliser les idées, qui est le caractère propre de la science. Ainsi donc (nous dit Plutarque (1)) suivant Solon : La cité la plus heureuse est celle où les hommes qui sont ou qui se croient à l’abri de l’injustice, n’en sont pas moins indignés, ne sont pas moins disposés à s’y opposer, que celui qui en éprouve immédiatement les inconvénients.

C’est, disait Bias, l’état dans lequel tous les citoyens craignent les lois autant qu’ils pourraient craindre un tyran.

Thalès soutenait que la république la mieux affermie était celle où il n’y avait point de citoyens excessivement riches, ni excessivement pauvres.

(1) Conviv. septem Sapient. to. 6, p. 586, ed. Reist. PRÉ LIMINAIRE. xj

Suivant Anacharsis, la cité la plus heureuse est celle où, l’égalité étant établie dans tout le reste, il n’y a de privilège ou de distinction honorable qu’en faveur de la vertu, d’infériorité que celle que donne le vice.

Clébbule ne croyait le bonheur possible que pour des citoyens qui craindraient le blâme plus encore que les lois.

Pittacus, pour l’état dans lequel les hommes vertueux peuvent seuls parvenir aux magistratures, tandis que les scélérats en sont exclus.

Enfin, Chilon regardait comme parfaitement heureuse la république où l’on savait entendre le langage des lois, et fermer l’oreille aux séductions et à la flatterie des orateurs.

Ce qu’il y a de fort remarquable, ce me semble, dans ces solutions, en apparence assez diverses, et dans renonciation des conditions nécessaires, suivant chacun de ces sages, pour constituer le bonheur d’une société civile, c’est que l’accomplissement de l’une quelconque d’entre elles, comprend implicitement celui de presque toutes les antres ; et. que, dans toutes, nue certaine opinion ou disposition, une certaine manière d’être, de sentir ou de penser, est envisagée comme devant être celle de tous, ou au moins de la très grande majorité des citoyens. Certes, cet accord sur ce qu’il y a de véritablement essentiel dans un sujet, xij DISCOURS

au milieu de la diversité des points de vue, tous justes et importants, sous lesquels ils l’envisageaient, annonce des hommes qui ne l’avaient pas étudié sans succès.

Il est même probable que c’est à ces idées saines sur la société et sur le gouvernement, à ces communications établies entre les hommes les plus éminents par leurs talents, à l’influence, plus ou moins directe, que chacun d’eux exerçait sur ses concitoyens, et aux institutions qui en furent, le résultat, que les Grecs durent, en grande partie, la force et les moyens de sortir avec gloire de la crise terrible où ils se virent engagés bientôt après par l’invasion des Perses. On ne saurait douter que l’énergie qu’ils déployèrent dans la défense de leur liberté et la suite de victoires signalées qui affermit leur indépendance, ne fût l’effet d’un ardent amour de la patrie et d’un profond sentiment de leurs droits comme citoyens d’un état libre. En un mot, on ne peut méconnaître dans l’histoire de la Grèce, pendant cette glorieuse période, les effets de cette union intime de la politique et de la morale, dont on aperçoit des traces évidentes dans les institutions des plus anciens législateurs, et qui s’était renforcée et agrandie à l’époque dont nous venons de parler.

Mais la prospérité qui devait suivre nécessairement le développement extraordinaire de forces PRÉLIMINAIRE. xiij

produit par la guerre médique, la prépondérance que certains peuples, tels que les Athéniens et les Lacédémoniens, obtenaient sur le reste des Grecs, par suite des services éminents qu’ils avaient rendus à la cause commune, amena rapidement une révolution funeste dans les mœurs ; et, comme il arrive toujours en pareil cas, les opprimés ne furent pas plus à l’abri de la corruption que les oppresseurs. Un sentiment faux du bonheur s’empara de toutes les ames ; on ne vit de toutes parts, dans les plus faibles états, comme dans les deux plus puissants, que des hommes avides de pouvoir, et de richesses. La politique, ou l’art de gouverner, devint un charlatanisme honteux, entièrement étranger aux notions les plus communes de la justice et de la morale ; une sorte d’empirisme qui consistait à séduire la multitude, en flattant, par des discours captieux sou ambition, sa vanité et ses passions les plus perverses.. On vit s’introduire dans toute la Grèce, et surtout à Athènes, une multitude d’hommes corrompus, qui avaient fait une étude approfondie de l’art de la parole, appliqué aux délibérations politiques, et qui faisaient profession de l’enseigner à de jeunes ambitieux, qui leur prodiguaient l’or pour prix de cet art mensonger. Car les sophistes naissent en foule sous l’influence des mauvais gouvernements, dont ils propagent ou défendent les maximes désastreuses, xjv DISCOURS

et auprès desquels ils trouvent faveur et protection, aussi nécessairement que le petit nombre de vrais philosophes, qu’on voit, malgré les persécutions auxquelles ils sont en butte, élever leur voix courageuse en faveur de la patrie menacée d’une ruine inévitable par un tel état de choses.

C’est alors, en effet, que Socrate, comme nous l’avons fait voir dans le discours sur la morale (1), opposa aux opinions dépravées qui s’introduisaient de toutes parts dans la Grèce, l’ascendant de sa raison et de ses vertus, le crédit que lui donnaient, auprès des esprits les plus distingués et des ames les plus généreuses, les nobles sentiments qui éclataient dans tous ses discours comme dans toute sa conduite. Socrate ne professait expressément" ni la morale ni la politique ; mais la nature même de ses talents et les habitudes de son esprit avaient dû le porter à méditer profondément sur tous les objets.qui intéressent le bien public, sur le bon ou le mauvais effet des lois qui existaient de son temps, sur les conditions nécessaires pour constituer un état de société qui assure le bonheur des citoyens ; et Xénophon nous apprend, d’une manière indirecte, que les questions de ce genre se présentaient souvent dans le cours des conversations de ce grand homme avec ceux qu’on appela

(1) Voyez tome I, p. xjx—xxij. PRÉLIMINAIRE. XV

ses disciples : « Antiphon, nous dit-il, demandait « une fois à Socrate, comment il pouvait se croire « capable de rendre les autres habiles à se mêler « du gouvernement ; et pourquoi il n’avait jamais « pris part lui-même à l’administration des affaires « publiques, s’il était vrai qu’il eût de si rares con « naissances dans cette partie.—Lequel des deux « y prend en effet plus de part, répondit Socrate, « celui qui s’en occupe seul (et pour son propre. « avantage), ou celui qui s’applique de toutes ses « forces à faire qu’il y ait le plus possible de ci « toyens en état de s’en mêler (1) ? » On doit donc croire que Socrate s’occupa avec succès de ce genre de considérations : mais il serait très difficile de marquer avec précision ce qu’on lui doit à cet égard, tant Platon a pris soin d’attribuer partout à ce philosophe, dont il chérissait la mémoire, presque tous les résultats de ses propres méditations.

Cependant, si l’on ne jugeait du mérite de Platon, dans cette partie de la philosophie, que par ce qu’Aristote dit de ses dialogues sur la Répu (1) Xenoph. Mem. Socrat. l. I, c. 6, § 6. « Dans l’examen « qu’il faisait de toutes les qualités que doit posséder un homme « qui a l’autorité sur ses semblables (dit encore le même écri « vain), après avoir montré l’inutilité, ou le peu d’importance « de toutes les autres, il ne laissait, subsister que celle qui con « siste à rendre heureux les hommes qui sont soumis à cette « autorité. » ( Ibid. l. III, c. 2, § 4.) xvj DISCOURS

blique et sur les Lois, et par les critiques fréquentes qu’il en fait, on en prendrait assurément une idée très inexacte et très fausse. Bien qu’il soit difficile de prononcer avec certitude, à une si grande distance de temps, sur les motifs qui ont pu décider le philosophe de Stagire à parler comme il le fait, de son maître et de celui qu’il appelait son ami ; on ne peut néanmoins s’empêcher de soupçonner d’une injuste partialité, et peut-être même d’un sentiment secret de jalousie, l’écrivain qui hasarde des censures quelquefois très — peu fondées, et souvent minutieuses, des opinions d’un si grand homme : tandis qu’il passe sous silence beaucoup d’endroits, où. les pensées les plus justes et les vérités les plus importantes sont exprimées avec autant d’intérêt que d’éloquence. Presque tous les principes fondamentaux de l’ordre social ont été posés par Platon, dans les deux ouvrages que nous venons de nommer, et dans d’autres endroits de ses écrits ; en sorte que ce philosophe peut être regardé, avec raison, comme le premier écrivain qui ait fait de la politique une véritable science, ou qui en ait considéré l’objet sous les points de vue les plus généraux et les plus étendus.

Platon nous apprend lui-même qu’il avait eu dès sa jeunesse le désir de se consacrer aux emplois publics ; sa naissance, ses talents, la tendance gé PRÉLIMINAIRE. xvij

nérale de tous les esprits supérieurs vers cette carrière, la seule qui fût alors convenable pour un homme placé dans une telle situation, tout l’invitait à prendre ce parti. Il y était même encouragé par plusieurs des hommes qui avaient alors la direction des affaires, et qui étaient ou ses parents, ou ses amis. Mais les circonstances déplorables où se trouvait la république, qu’il voyait livrée aux fureurs d’une faction sanguinaire, l’amour du juste, de l’honnête et du vrai, qu’il avait puisé dans son commerce habituel avec Socrate, le goût qu’il avait pris pour les spéculations intellectuelles et pour la philosophie, le détournèrent entièrement de son premier dessein.

Lui-même paraît avoir voulu retracer, plus tard, les sentiments pénibles qui l’avaient affecté, et les motifs qui le décidèrent à s’éloigner de la carrière des emplois, lorsqu’il dit : « Quand on a pu goûter « les douceurs de la vie purement contemplative, « et connaître la démence de la multitude ; lors « qu’où voit qu’il n’y a, pour ainsi dire, personne « qui traite sensément les affaires publiques : qu’il « est impossible de s’associer un compagnon avec « qui, entreprenant de venir au secours de la jus « tice, on puisse éviter de péril’. Enfin, quand on « s’est convaincu, au contraire, que prendre un « tel parti, s’est se jeter seul et sans défense au « milieu des bêtes féroces ; que, ne voulant pas

Tome II. b xviij DISCOURS consentir aux injustices qui se commettent, et « ne pouvant pas résister seul à une multitude de « furieux, on ne saurait manquer d’être leur vic « time, avant d’avoir pu rendre le moindre service « à l’état et à ses amis : alors, réunissant par la « raison tous les motifs d’une détermination, plus « sensée, on vit dans la retraite, occupé uniquement « de remplir ses devoirs de simple particulier. Sem « blable au voyageur qui, au milieu des torrents « de pluie et des tourbillons de poussière qu’excite « une violente tempête, se met à l’abri de quelque « chétive masure, en voyant les autres se souiller « de toutes sortes d’iniquités, on s’estime du moins « heureux d’achever ici-bas sa vie, pur de toute « injustice, de tout acte impie, et d’attendre, dans « une généreuse espérance., avec calme et résigna « tion, celle qui doit lui succéder (1). »

Cependant il était naturel qu’un esprit aussi pénétrant, et dès long-temps accoutumé à méditer sur lés phénomènes de tout genre qui pouvaient attirer son attention, observât les causes d’un ordre de choses où tout l’intéressait vivement, même au milieu de circonstances qui devaient blesser ses sentiments les plus chers et affliger sa pensée. Doué d’un cœur aussi généreux que sensible, profondément affecté des maux auxquels il voyait sa patrie en

(1) Plat. De Republ. 1. 6, p. 496. PRÉ LIMINAIRE. xjx

proie, Platon ne pouvait se résoudre à croire ses concitoyens abandonnés à un malheur sans res source. Il se flatta donc qu’en les éclairant sur leurs véritables intérêts, en leur montrant les causes de leurs souffrances, il pourrait être utile, sillon à ses contemporains, au moins aux générations qui viendraient après lui ; et cet espoir lui suggéra le dessein de consacrer toutes les forces de son génie à la recherche des vérités soit morales, soit politiques, dont la connaissance pouvait, suivant lui, amener de meilleures destinées. C’est sans doute ce qui l’engagea à composer ses dialogues de la République et des Lois, exposant, dans le premier de ces deux ouvrages, ses idées et ses vues, sous le nom de Socrate, qui en est le principal interlocuteur, et aux leçons ou aux entretiens duquel il témoignait ainsi qu’il était redevable d’une partie de sa doctrine (1).

Je ne me propose pas de présenter ici dans un grand détail le système de gouvernement et de législation que cet écrivain a tracé dans ces deux traités. On peut en voir l’exposition dans un grand

(1) Dans le traité des Lois, que Platon composa lorsqu’il était déjà avancé en âge, et où il paraît avoir eu pour but de corriger quelques parties de son premier plan, d’en étendre et d’en développer quelques autres, le principal interlocuteur est un vieillard athénien, c’est-à-dire, apparemment Platon lui-même, qui croyait alors avoir acquis le droit de parler en son propre nom.

b. XX DISCOURS

nombre de dissertations ou de mémoires publiés à presque toutes les époques, chez les diverses nations civilisées de l’Europe, depuis la renaissance des lettres (1). Je ne veux que présenter une esquisse rapide des vues les plus importantes, ou des pensées les plus remarquables, qui se trouvent dans ses écrits sur cet intéressant sujet, les enchaînant les unes aux autres par le lien naturel qui me paraît le plus propre à en faire saisir l’ensemble ; ce qui suffira du moins pour justifier l’opinion que. j’ai avancée sur le mérite de Platon, dans cette partie de la philosophie, et le reproche que j’ai fait à Aristote, de ne lui avoir pas rendu toute la justice qui lui était due. Car je n’attribuerai rien au philosophe athénien, qui ne lui appartienne incontestablement, et qui ne dût lui assurer des droits aussi certains à l’estime et

(1) On peut consulter entre autres, le chap. LIV du Voyage du j. Anacharsis, et deux dissertations latines très-savantes et très-bien faites : 1° CAROLI MORGENSTERN, De Platonis Republica. Commentationes tres, un vol. in-8°, imprimé à Hale en Saxe, en 1794 ; 2° Diatribe in politices Platonicoe principia, auct. Johan. Lud. Guil. DE GEER, un vol. in-8°, imprimé à Utrecht, en 1810. Mr Tenneman a aussi exposé, avec beaucoup de détail et d’érudition, la doctrine politique de Platon, dans le 4e volume de l’ouvrage intitulé System der Platonischen philosophie, et dans le 2e volume de son histoire de la philosophie (Geschichte der philosophie). Leipzig, 1794 et 1799. PRÉLIMINAIRE. xxj

à l’admiration de ses contemporains qu’à celle de la postérité.

Ses méditations sur la nature humaine l’avaient conduit à reconnaître quelles sont les conditions les plus essentielles au bonheur des individus. Il lui était démontré que ce bonheur se trouve dans un état constant et habituel de paix avec soi-même et avec les autres ; dans le calme d’une conscience pure, qui, en jetant ses regards sur le passé, n’y trouve aucun sujet de repentir ; et, en les portant sur l’avenir, n’y découvre aucun motif de crainte légitime ; dans la culture d’une intelligence dont les jouissances, toujours nouvelles et souvent délicieuses, consistent à aggrandir sans cesse la sphère de nos connaissances, à perfectionner indéfiniment nos facultés, en les faisant servir à améliorer notre destinée, et à contribuer de toutes nos forces au bonheur des autres hommes, mais surtout de ceux avec qui nous vivons dans les relations plus ou moins intimes qui constituent la famille, la cité, la patrie. Il avait reconnu, dis-je, que cet ensemble de conditions peut être regardé comme composant la véritable félicité à laquelle il soit permis à l’homme d’aspirer dans cette vie passagère, en même temps qu’il lui garantit la possession des biens ineffables qui lui sont réservés dans une vie à venir, dont sa raison lui fait entrevoir dès à présent l’immortelle durée. xxij DISCOURS

Le bonheur ne consiste donc pas, comme le vulgaire se l’imagine faussement, dans la poursuite des plaisirs des sens toujours imparfaits, si vifs qu’ils puissent être, et dont on devient sans cesse plus avide à mesure qu’on s’y livre davantage, et qu’on sent mieux, cependant, leur insuffisance ou leur néant. Il ne consiste pas dans l’accumulation des richesses, qui n’ont d’autre mérite que d’être un moyen facile de se procurer ces plaisirs si vains et si trompeurs ; dans les triomphes, encore plus faux, s’il est possible, et plus mensongers, d’un orgueil qui ne parvient à se faire illusion sur sa propre bassesse, qu’en abaissant ou croyant avoir abaissé autour de lui tout ce qui est véritablement noble et grand. Enfin, il se trouve moins encore dans la possession d’un pouvoir exagéré, dont l’effet inévitable est d’environner celui qui en dispose d’une multitude de lâches adulateurs, sans cesse empressés à irriter ses passions les plus perverses, ses désirs les plus insensés.

Platon vit facilement que c’est précisément cette fausse idée du bonheur, cette avidité insatiable des jouissances des sens, où de la vanité, ou de l’ambition, qui égare la plupart des hommes, ou du moins le plus grand nombre de ceux qui par leurs talents, par l’énergie de leur caractère, et par les circonstances de leur [situation, semblent appelés à exercer le plus d’influence dans PRÉLIMINAIRE. xxiij

un état ; et il vit le malheur des sociétés politiques naître des mêmes causes auxquelles il fallait attribuer celui des individus.

Cependant il ne s’était pas arrêté à ces observations générales ; il avait cru devoir rapporter à trois sources principales toutes les tendances naturelles, bonnes ou mauvaises, dont chaque homme reçoit presque à chaque instant les impressions, et qui sont les mobiles constants de ses actions et de ses déterminations. Il les exprimait par les mots intelligence ou raison, colère ou irritabilité, et désirs ou passions (1). Il regardait la première de ces tendances, ou si l’on veut, de ces facultés, comme devant nécessairement avoir sur les deux autres une autorité régulatrice, suprème et absolue. Du moment où l’une d’elles pouvait braver impunément cette autorité, ou, ce qui est plus funeste encore, pouvait la soumettre à ses caprices ou se substituer à ce pouvoir légitime, il ne voyait plus qu’anarchie, c’est-à-dire désordre, égarement et infortunes de toute espèce pour l’individu. En un mot, l’homme lui parut être en petit ce que la société civile est en grand, et ce fut là le fondement de toutes ses idées et de toutes ses considérations sur la science sociale (2). L’observation de

(1) Plat. Rep. l. 4, p. 441 ; l. 9, p. 580. (2) Plat. Rep. 1, 2, p. 368 ; 1. 6, p. 590. xxjv DISCOURS

ce qui se passe dans une république, ou dans un état considérable, lui sembla ne présenter que les mêmes phénomènes qu’on remarquait dans l’existence de chacun des individus qui les composent, et les présenter sur une plus grande échelle, ce qui devait les rendre plus sensibles, et donner par conséquent plus d’autorité et de certitude aux résultats qu’il obtiendrait de ses méditations.

En effet, il ne saurait y avoir dans la société toute entière, eu fait de facultés ou de tendances primitives et essentielles, que ce qu’il y a dans chaque individu. Le nombre, quel qu’il soit, de ceux qui ont cultivé avec plus de soin leur intelligence, ou chez lesquels cette faculté a naturellement plus d’activité et d’énergie, représentera donc, en quelque sorte, l’intelligence ou la raison de la société elle-même. Il en sera ainsi du nombre incomparablement plus considérable de ceux chez lesquels les passions analogues, soit à la colère, soit aux désirs, sont prédominantes ; ceux-là représenteront, à leur tour, ce qu’il y a d’énergie et de forces, utiles ou nécessaires, nuisibles ou dangereuses, dans cette même société.

Car, si la raison a une prééminence incontestable sur les deux autres facultés, il ne fautpas croire que celles-ci soient entièrement inutiles ; elles sont, au contraire, d’une nécessité indispensable, pour la conservation des états aussi PRÉLIMINAIRE. XXV

bien que pour celle des individus. Seulement, il est nécessaire, pour la même fin, qu’elles restent, autant qu’il est possible, soumises à l’autorité et aux directions de la faculté supérieure. La colère, qui excite l’homme à repousser avec énergie les causes de destruction, ou de souffrance, qui peuvent le menacer, de la part des autres êtres animés, soit de même, soit de différente espèce que lui ; les désirs, qui éveillent son industrie et mettent en jeu toutes ses facultés actives, d’abord pour la satisfaction de ses besoins les plus impérieux, et ensuite pour lui procurer les moyens de jouissances propres à charmer et à embellir sa vie, sont assurément des ressorts nécessaires, des conditions indispensables de l’existence de l’homme. Mais leur tendance naturelle à l’exagération, peut eu faire très-promptement des causes de malheur et de destruction, si elles ne sont contenues, par la raison, dans des bornes légitimes.

Or, ce que la raison est pour l’individu, la loi, suivant Platon, l’est pour les sociétés. Voilà pourquoi il définit la loi, l’invention ou la découverte de ce qui est, c’est-à-dire, du vrai (1). De même, dit-il, qu’on appelle lois d’une science ou d’un art, l’enonciation des rapports qu’on a reconnus comme constants et invariables dans un certain ordre d’i (1) Plat. Minos., p. 315. xxvj DISCOURS

dées, ou l’enonciation des procédés et des moyens propres à produire un résultat déterminé : ainsi on pourra appeler loi politique, l’enonciation des moyens ou des conditions nécessaires pour atteindre à une fin déterminée ; et cette fin ne saurait être autre chose que l’intérêt général de tous les citoyens ; Tout réglement, toute injonction du pouvoir qui n’a pas ce caractère, usurpe le nom de loi, mais ne le mérite en aucune manière.

J’ai remarqué, dit encore ce philosophe, que toutes les fois qu’il s’élève une lutte entre les citoyens, au sujet des magistratures, le parti vainqueur s’empare si exclusivement du pouvoir, qu’il ne consent jamais à en laisser la moindre partie aux vaincus, ni même à leurs descendants ; or, ce n’est pas là établir un bon gouvernement, ni de bonnes lois, c’est constituer un état de discorde et de. guerre perpétuelle (1). Quant à nous,

(1) Plat. de Legib. 1. 4,. p. 715. Rien de plus sage et de plus admirable que ce que dit encore Platon sur le même sujet, dans sa huitième lettre (adressée aux amis de Dion), « À peine « la tyrannie a-t-elle été abolie (dit-il) qu’il s’élève une lutte « nouvelle entre les partis : l’un veut ressaisir le pouvoir, l’autre aspire à mettre enfin un terme au retour du despotisme La plupart s’imaginent que ce qu’il y a de plus convenable et « de plus légitime, c’est de faire à ses ennemis tout le mal qu’on « peut, et à ses amis tout le bien possible. Mais quand on fait « beaucoup de mal aux autres, il est bien difficile que l’on n’en « éprouve pas à son tour….. Que ceux donc qui désirent le « pouvoir et la domination fuient d’une fuite infinie ce bonneur PRÉ LIMINAIRE. xxvij

poursuit-il, nous donnerons les magistratures à un homme, non pas parce qu’il est riche, ou fort, ou d’une illustre naissance, ou parce qu’il possède tel autre avantage de ce genre ; mais parce crue nous l’aurons reconnu pour un fidèle et religieux observateur des lois ; et les divers degrés de cette vertu nous serviront à apprécier chacun de ceux à qui nous confierons les divers degrés de puissance ou d’autorité. Car les magistrats ne doivent être que les ministres ou les serviteurs des lois. Ainsi, dans tout état où la loi est tyrannisée et sans force, nous voyons une cause imminente de ruine et de destruction : au contraire, dans un état où la loi règne impérieusement, nous voyons un principe de salut et de conservation, et le présage de tous les biens que la faveur des dieux a jamais accordés aux sociétés politiques (1).

Mais, pour que les magistrats soient ce qu’ils doivent être, il faut que le plus grand nombre des citoyens ait une connaissance distincte et un sentiment exact de ses droits, et surtout de ses devoirs. Car les magistrats n’ont de puissance que celle qu’ils tiennent du concours des forces et des des aines insatiables et dépourvues de sens et de raison Et d’un autre côté, que ceux qui ont en horreur le joug de la servitude s’efforcent de se garantir d’un amour excessif de la liberté….. etc.

(1) Plat, de Legib. 1. 4, p. 715. xxviij DISCOURS

volontés du plus grand nombre des hommes soumis à leur autorité. Platon semble donc avoir aperçu la déplorable nécessité de ce cercle fatal dans lequel s’accomplissent, depuis tant de siècles, les destinées et les révolutions des états. Les lois, comme il le reconnaît expressément, fout, en quelque sorte, l’éducation des hommes dans la maturité de l’âge : ils sont vertueux si ces lois sont bonnes ; ils deviennent vicieux, si elles sont mauvaises (1). Mais, d’un autre côté, quel peuple aura de bonnes lois, c’est-à-dire, observera religieusement celles

(1) Plat. Menex. p. 238 ; Rep. 1.6, p. 497. Ce philosophe a très-bien caractérisé, dans son dialogue intitulé Gorgias, (p. 510) l’influence des mauvaises lois, et surtout des mauvais gouvernements, sur le caractère moral des hommes qui y sont soumis. Le moyen, dit-il, de vivre à l’abri de l’injustice, en pareil cas, c’est, ou de se rendre maître soi-même de l’autorité, ou au moins de s’associer à ceux qui en disposent, de se concilier leur bienveillance et leur faveur. Or, pour y parvenir, il faut leur ressembler le plus que l’on peut. Un tyran, sans lumière et sans humanité, n’aura assurément ni confiance ni goût pour tout homme qu’il croira meilleur que lui, et méprisera celui qu’il regarde comme trop inférieur. Il ne s’attachera qu’à celui qui a les mêmes sentiments que lui, au sujet des mêmes personnes et des mêmes choses, qui loue et blâme ce que lui-même blâme ou loue. Il faut donc nécessairement que, dans un état ainsi gouverné, les jeunes gens qui ont quelque ambition de parvenir aux emplois, ou à la fortune, ou qui voudront seulement se soustraire aux dangers de l’injustice et de la persécution, s’accoutument de bonne heure à n’aimer et à ne haïr que ce qui plaît ou déplaît au maître, aux dépositaires de sa puissance, et dès-lors leur ame sera souillée de toutes sortes de vices, etc. PRÉ LIMINAIRE. xxjx

que sa raison approuve, s’il n’a pas, en somme, plus de vertus que de vices ; ou, en d’autres mots, si sa raison ne domine pas les penchants, les désirs, les passions de toute espèce qui agitent et fatiguent sans cesse son existence.

Sous ce rapport donc la cité se présente de nouveau comme un individu, dont le bonheur et la paix ne consistent que dans l’accord de ses volontés particulières avec les lumières de son esprit, et il faut que dans les états, comme dans les individus, tout cet ensemble de déterminations soit ramené le plus qu’il est possible à une sorte d’unité (1). Or, ce n’est pas ce qu’on y observe à beaucoup près, le plus ordinairement. Chacun d’eux, comme le remarque notre philosophe, semble se composer de plusieurs cités distinctes, et souvent hostiles à l’égard l’une de l’autre ; Et d’abord il y a celle des riches et celle des pauvres : ces deux-là peuvent se subdiviser en plusieurs autres, qu’on aurait tort en core de regarder comme fort disposées à s’unir entre elles. Car, si l’on offrait à l’une de ces factions, ou cités diverses, la puissance, les richesses et même les personnes, de quelqu’une de celles qui lui sont opposées, elle trouverait dans toutes les autres beaucoup d’auxiliaires, et bien peu d’ennemis. Cependant, y a-t-il rien de plus funeste pour un

(1) Plat. Rep. l. 4, , p. 422 et 423. XXX DISCOURS

état, que ce qui tend ainsi à le diviser, et qui en fait réellement plusieurs cités au lieu d’une ? Peut-il y avoir un bien plus grand que ce qui en lie entre elles les diverses parties ?

Or, c’est la sympathie, en fait de plaisirs ou de peines, qui produit cet effet : lorsqu’on voit tous les citoyens à peu près également contents ou affligés à l’occasion des mêmes circonstances. Ce qui les divise, au contraire, c’est que les mêmes circonstances générales pour l’état, ou particulières pour les citoyens, puissent causer aux uns une joie excessive, et aux autres une vive affliction. D’où il suit qu’une cité bien ordonnée est celle qui ressemble le plus à un seul homme.

En effet, dit encore ce philosophe, que nous ayons, mal à un doigt, par exemple : l’affection sympathique s’étend, de toutes les parties du corps, jusqu’à l’ame, qui exerce sur lui la suprême autorité. Le tout souffre de la douleur de la partie malade ; et nous dirons, dans ce cas, que l’homme a mal au doigt, ou à toute autre partie de son corps, qui sera ainsi affectée ; et il en sera de même des impressions ou des sensations agréables. C’est ainsi que, dans un état bien réglé, la société toute entière doit ressentir les plaisirs ou les peines de chacun des membres qui la composent (1). Nous retrouvons

(1) Plat. Rep. 1. 5, p. 462. PRÉLIMINAIRE. xxxj

donc ici la maxime de Solon étendue et développée dans tout ce qu’elle a d’important et d’essentiel ; et nous voyons que ce sage législateur regardait avec raison le principe qu’elle consacre comme l’un des plus sûrs garants de la prospérité et de la stabilité des états.

L’amour de la patrie, si fort recommandé par Platon, par tous les législateurs, et par tous les grands hommes de l’antiquité, poètes, orateurs, historiens, n’est, à quelques égards, que le principe énoncé par Solon, envisagé sous un point de vue un peu différent. Mais l’amour de la patrie n’est pas cet attachement, en quelque sorte, instinctif aux lieux qui nous ont vus naître, et aux habitudes de notre premier âge ; il ne consiste pas seulement ; dans ces émotions profondes que nous fait éprouver, sur une terre étrangère, le souvenir de nos parents, de nos amis, de toutes les impressions douces où agréables qui ont charmé le cours de notre vie. Ce n’est pas même le secret orgueil que nous ressentons quelquefois involontairement des avantages réels ou supposés que nous accordons au. pays de notre naissance sur les pays étrangers, quand nous avons occasion d’en faire la comparaison. En un mot, l’amour de la patrie, comme l’envisage Platon, consiste surtout dans la fidélité inviolable aux lois qui font sa prospérité et sa gloire, et par conséquent dans le désir constant et xxxij presque dans le besoin du bonheur de tous les hommes qui vivent avec nous sous l’empire de ces mêmes lois. Ce sentiment se compose donc, outre les sentiments particuliers que nous venons d’indiquer, de la connaissance distincte des biens dont nous sommes redevables à ces lois protectrices, à cet ensemble d’institutions à l’abri desquelles notre enfance a été nourrie, protégée, enrichie des moyens d’instruction et de bonheur qu’elles nous garantissent ; il constitue pour nous un devoir impérieux d’assurer à ceux qui viendront après nous la même protection, et des moyens encore plus abondants et plus efficaces de lumières et de bonheur.

Nous devons plus de respect et de dévouement à la patrie, dit encore Platon, qu’aux auteurs de notre naissance : la patrie, qui est aussi notre mère, est immortelle ; c’est une divinité pour nous, qui ne sommes que des êtres mortels et périssables[1].

Aussi, après les forfaits commis envers la Divinité, range-t-il ceux qui tendent à dissoudre ou à détruire l’ordre politique. Il veut que tout citoyen qui s’efforce de substituer l’autorité de l’homme à celle des lois, en asservissant l’état au joug des factions, par la fraude ou par la violence, soit regardé comme le plus cruel ennemi de la société ; qu’il soit jugé par les mêmes tribunaux que les sacrilèges, et soumis aux mêmes peines. Il place au second degré, parmi les criminels dignes de toute la sévérité des lois, les magistrats qui, sans prendre part à de pareils complots, manquent, par négligence ou par lâcheté, à en punir les auteurs. Enfin, il regarde comme indigne du nom de citoyen celui qui, ayant connaissance de semblables attentats, croit pouvoir se dispenser de les déférer aux magistrats.

Mais quel moyen de faire naître et de développer dans les âmes ces sentiments d’amour pour la patrie et de dévouement au bien public, seule garantie du bonheur des états, aussi-bien que de celui des particuliers ? Platon n’en connaît pas d’autre qu’un système général d’éducation, sagement combiné, et approprié à cette fin. Son plan de gouvernement n’est même que l’exposition de ce système d’éducation, ce qui a fait regarder, par quelques savants hommes, ses écrits sur cette matière, comme des traités de morale, plutôt que de politique proprement dite. Cette question, au reste, est peut-être assez peu importante à résoudre, puisqu’il est incontestable que Platon a traité les deux sujets comme entièrement dépendants l’un de l’autre, et qu’il les considère comme nécessairement liés entre eux ; mais de telle manière que les notions les plus DISCOURS

exactes de la morale sont le fondement indispensable d’une saine politique. Platon subordonne tout, même les institutions religieuses, au sentiment de la vertu et au perfectionnement de la raison, qui est le principe fondamental de ses doctrines dans la politique comme dans la morale. Il veut que l’éducation religieuse des citoyens de sa république, éducation qui lui paraît une des conditions les plus importantes pour le succès de toutes les autres institutions, il veut, dis-je, qu’elle soit dégagée de toutes les fables puériles ou grossières dont le paganisme était infecté ; qu’on en supprime soigneusement tout ce qui tend à donner des dieux les idées les plus fausses et les plus absurdes ; à nous les représenter comme accessibles à la joie, à la peine, à la colère, en un mot, à tous les sentiments, à toutes les passions qui agitent et tourmentent incessamment la vie de l’homme. C’est pour cela qu’il bannit les poètes de sa république, ou du moins qu’il n’y admet que ceux qui sauront représenter les dieux et les héros d’une manière véritablement digne de ces êtres supérieurs à l’humanité, et conforme aux idées que peut nous en donner la saine raison.

Au reste, les fonctions du magistrat, chargé de présider à l’éducation dé la jeunesse et de surveiller cette partie de l’ordre public, (toujours en se conformant aux lois, ) paraissent à notre philosophe PRÉLIMINAIRE. XXXV

d’une telle importance, qu’il ne croit pas pouvoir trop multiplier les précautions propres à garantir sa république d’un mauvais choix en ce genre. Il veut donc que ce magistrat soit un citoyen âgé de plus de cinquante ans, qu’il soit époux et père ; qu’il soit élu à la pluralité des suffrages, dans une assemblée composée de tous les autres magistrats réunis dans le temple d’Apollon, (à l’exception des membres du sénat et des conservateurs des lois ; ) que les votes soient secrets, et par conséquent entièrement libres ; qu’outre cela, celui qui aura réuni la majorité des suffrages, subisse un examen public de ceux qui l’auront élu. Enfin, il veut que le magistrat qui aura rempli toutes ces conditions, n’exerce l’autorité attachée à sa place que pendant cinq ans, après quoi on sera tenu de lui substituer un autre citoyen, élu de la même manière (1).

Platon n’apporte pas une attention moins scrupuleuse à l’établissement des tribunaux, et au choix des juges qui doivent les composer : il veut qu’ils soient nommés par une assemblée de tous les magistrats réunis dans un temple, où ceux-ci prêteront serment de ne donner leurs suffrages qu’aux citoyens qu’ils croiront les plus dignes d’estime, et les plus capables de remplir des fonctions aussi importantes. La responsabilité de ces mêmes juges, qui doivent

(1) Plat, de Legibus, 1. 6, p. 765, 7.66.

c. xxxvj DISCOURS

être accusés et punis, quand ils violent les lois, la publicité des jugements, la participation des citoyens de toutes les classes (formant comme un jury dans toutes les causes où il s’agit de l’intérêt de la patrie ), lui semblent des conditions indispensables à une bonne organisation de cette partie de l’ordre public.

Les grands hommes d’état qui ont véritablement servi la patrie, et qui ont acquis des droits immortels à l’admiration et à la reconnaissance de leurs concitoyens, ne sont pas, suivant ce philosophe, ceux qui ont étendu la puissance ou la domination de la république, sur d’autres états, qui l’ont agrandie ou enrichie aux dépens des peuples voisins, qui l’ont embellie ou ornée par les monuments des arts, qui ont fait construire des ports, des arsenaux, des murailles fortifiées. Ce ne sont pas ceux qui ont fait beaucoup pour, ce qu’on appelle la gloire d’un état, mais qui n’ont rien fait pour son bonheur. Car il arrive, au contraire, presque toujours, que par cette exagération des forces de la cité, employées dans de pareilles vues, ils lui préparent pour l’avenir un affaiblissement proportionné, et quelquefois une ruine complète, accompagnée des plus cruelles et des plus horribles calamités (1). La véritable science politique consiste, suivant le

(1) Voy. le Gorgias de Platon, p. 506 et suiv. PRÉLIMINAIRE. xxxvij

même philosophe, à rendre les hommes plus heureux, en les rendant plus modérés et plus sages, c’est-à-dire, plus vertueux. Le but essentiel des lois doit donc être de cultiver en eux, d’abord, les qualités de l’âme, prudence, tempérance, justice, courage ; puis, de leur faire acquérir les biens extérieurs, santé, beauté, force, richesse, autant que ce soin peut s’accorder avec la fin première et principale, ou avec l’intérêt général de l’état. C’est pour cela qu’il définit la politique, la science qui produit ou qui fait régner la justice dans une république (1) ; car la justice comprend, à elle seule, toutes les autres vertus : elle en est la source et le plus solide fondement.

Enfin, considérant qu’il n’y a, parmi les hommes, aucune institution que le temps ne puisse améliorer ; que l’esprit humain trouve, dans la conscience même qu’il a de sa faiblesse, l’idée d’un perfectionnement toujours possible, dans tout ce qu’il est capable de concevoir et d’entreprendre ; Platon ne se dissimule point que son système de lois, comme celui de tout autre législateur, devra nécessairement subir des modifications. Mais il veut qu’une sage et lente expérience en constate le besoin ou l’utilité ; il veut que les

(1) IIcXiTlXÏ), ÈTCIÇTIIIT, •XMiTlXri ^IXKlOGÛVViÇ lï ïïoj.ei. (Platon. De finit. p. 413, b.) xxxviij DISCOURS

lois fondamentales, ou, comme on dirait aujourd’hui, les lois constitutionnelles de sa république, soient l’objet constant de l’examen des citoyens ; que l’on communique aux conservateurs des lois les changements que l’on jugera convenable d’y faire. Toutefois, il exige que la réforme en soit suspendue pendant plusieurs années, et qu’alors elle ne s’opère qu’avec le consentement de tous les corps de magistrature et de tous les citoyens (1).

Telles sont à peu près les vues les plus importantes que présentent les deux traités de Platon sur cette matière : elles y sont, à la vérité, mêlées à des plans de constitution ou de gouvernement tout-à-fait impraticables ; et, ce qui est plus fâcheux encore, l’auteur y propose des moyens d’exécution, dont l’effet semblerait devoir être en opposition directe avec les idées de perfection morale qui occupaient si constamment" et si exclusivement sa pensée. Certes, le pouvoir presque absolu qu’il accorde, dans sa république, aux deux classes des magistrats et des guerriers sur la troisième classe, c’est-à-dire, sur celle des cultivateurs et des hommes qui exercent les divers genres d’industrie, ne peut manquer de corrompre très-rapidement ces deux classes supérieures, et de bouleverser l’état en réduisant la troisième à un degré de misère

(1) Plat. de. Legib. 1. 6, p. 772. PRÉLIMINAIRE. XXXIX

et d’abjection tout-à-fait intolérable. De plus, la communauté des biens, celle des femmes et des enfants, produiraient aussi infailliblement, d’une part, l’anéantissement de tout amour du travail, de toute amélioration dans les procédés des arts les plus indispensables à la vie ; et, d’un autre côté, détruiraient tout lien d’affection entre les membres de la république, en étouffant en eux le plus universel et le plus puissant des sentiments de cette espèce, l’amour de la famille, la piété filiale, et la tendresse fraternelle ; et c’est ce qu’Aristote a très-bien démontré.

Seulement, il est juste d’observer que Platon lui-même ne paraît pas avoir proposé son système de gouvernement comme un projet exécutable, au moins dans les institutions particulières qui ont été l’objet de tant de critiques assurément trèsfondées ; il avoue qu’il ne le croit nullement applicable à des créatures humaines, et c’est dire assez qu’il y reconnaissait des inconvénients que sa raison ne pouvait justifier. Car la pensée qu’il a eue, comme il le déclare expressément, de tracer, dans sa République, le modèle purement, idéal de la perfection en ce genre, telle qu’il la concevait, ne l’autorisait pas à admettre ou à proposer des institutions qui sont en opposition avec les sentiments les plus naturels au cœur de l’homme. Mais enfin, ces taches, quoique très-réelles, n’altèrent en rien xl DISCOURS

la beauté et la solidité de la plupart des principes que cet illustre écrivain a si admirablement exposés, et il n’en doit pas moins être regardé, ainsi que nous l’avons déjà remarqué, comme le véritable fondateur de la science politique.

Les vérités que Platon avait déduites de l’observation attentive du cœur humain, de ses penchants naturels, de ses passions, et des déterminations qui en sont le résultat nécessaire, Aristote les confirma par l’observation des faits positifs d’une multitude considérable d’états différents. Il avait commencé par recueillir des documents authentiques sur presque toutes les formes de gouvernement qui avaient existé avant lui, et qui existaient de son temps : il en avait composé un ouvrage qui devait nécessairement être fort étendu, puisqu’il comprenait l’histoire des principales révolutions et la description des constitutions de cent cinquante-huit états différents, suivant quelques écrivains (1), ou de deuxcent cinquante, selon d’autres (2). Il avait entrepris, outre cela, des recherches sur les institutions des peuples barbares (3), sur le droit public des. divers états (4), et composé quatre livres de Lois,

(1) Voyez Diog. Laert. l. V, § 27.

(2) Ammonius, qui a composé une Vie d’Aristote.

(3).LVo’u.’.Li.L/. RapÊacLLLâ.

r \ PRÉLIMINAIRE. xlj

qui étaient probablement un recueil ou un choix de ce qu’il connaissait de plus curieux ou de plus sensé dans la législation des divers états dont il avait étudié l’histoire et l’organisation….. Il paraît que c’est d’après ces matériaux qu’il composa le traité de politique qui nous reste de lui, mais que le temps a mutilé dans quelques parties importantes. Il appliqua à ce nouvel ordre, de questions la méthode qu’il avait employée avec succès dans d’autres objets de recherches, et qui n’est, quoi qu’on en puisse dire, que ce qu’on a appelé, depuis Bacon, la méthode d’induction ; s’il est vrai qu’il faille entendre, par cette expression, le procédé qui consiste à conclure de l’examen d’un nombre suffisant de phénomènes ou de faits d’un certain ordre, la loi générale qui préside à leur production, ou le fait dont chacun d’eux porte en quelque sorte l’empreinte.

C’est probablement aussi la conscience de la supériorité que lui donnait sur Platon l’emploi d’une méthode beaucoup plus sévère, qui, en le mettant à même de reconnaître les défauts de l’ouvrage de celui-ci, le porta à se les exagérer, ou du moins à se faire illusion sur ce qu’il contenait de vraiment important, plutôt qu’un sentiment d’envie ou de jalousie qu’on a toujours peine à supposer, dans un homme tel qu’Aristote.

En effet, les sciences morales et politiques ne sont xlij DISCOURS

assurément pas moins positives que les sciences naturelles : mais les faits sur l’observation desquels elles sont fondées, et qu’elles ont à constater, sont incomparablement plus fugitifs et plus complexes que ceux de l’observation purement extérieure. L’unique moyen, le seul instrument dont nous puissions nous servir, pour les analyser et pour les fixer, le langage, est lui-même variable, incertain dans sa marche et dans ses procédés, et ne peut nous rendre les services importants que nous en devons attendre, que lorsqu’il a déjà été porté à un très-haut degré de perfection. Mais cette perfection même dépend exclusivement du progrès des connaissances, de la justesse et de la clarté des idées. En sorte que l’esprit humain tourne, en quelque manière, pendant de longs siècles, dans un cercle fatal, où les faits restent obscurs pour lui, faute de moyens propres à les éclaircir et à les fixer, et où les moyens demeurent imparfaits et inefficaces, parce que les faits sont obscurs et mal appréciés.

Il ne faut donc pas être surpris si, d’une part, des hommes attentifs et doués de beaucoup de sagacité sont arrivés à des résultats presque identiques, quand ils ont observé les mêmes faits, ou du moins des faits de même nature ; et si, d’un autre côté, ils les ont présentés sous un aspect, en apparence, assez différent ; de sorte PRÉLIMINAIRE. xliij

que ni eux-mêmes ni les autres n’ont aperçu cette identité, parce qu’en effet ils l’ont exprimée quequefois dans un langage, plus propre à la déguiser qu’à la faire reconnaître.

Ainsi, dans la morale, que Platon et Aristote s’accordent à regarder comme le fondement de toute saine politique, ces deux philosophes semblent avoir été conduits, chacun de son côté, à des résultats qui ne diffèrent peut-être que par l’expression. L’un voit la vertu, ou la perfection morale, dans le progrès de la raison, laquelle, suivant lui, doit être le régulateur suprême et l’arbitre de toutes nos facultés actives. Mais la raison elle-même n’est pas, comme il semble le croire ou le dire en plusieurs endroits, une faculté à part, ou, comme il s’exprime, une partie de l’ame ; elle est plutôt, ainsi qu’il le donne à entendre dans d’autres parties de ses ouvrages, un état d’équilibre de nos facultés de tout genre, une manière d’être qui laisse à chacune d’elles le degré d’activité et d’énergie suffisant pour qu’elle puisse exercer ses fonctions, sans nuire à l’activité ou à l’énergie naturelle des autres. Or, c’est là, ce. me semble, ce que conçoit et ce qu’entend Aristote, lorsqu’il fait consister la vertu dans un certain milieu, entre deux vices opposés, l’un par excès et l’autre par défaut ; c’est là ce moyen terme, qu’il s’efforce de reconnaître et d’établir xliv DISCOURS

dans toutes les déterminations du désir et de la volonté.

Ainsi encore, ces deux philosophes s’accordent assez sur les grands principes de l’ordre social, sur les vérités fondamentales dont la connaissance et l’observation pratique sont nécessaires au bonheur des sociétés. Mais Aristote ne fut pas peut-être assez frappé du mérite qu’il y avait à avoir le premier présenté ces vérités avec autant de clarté et d’intérêt, à avoir montré avec autant d’évidence leur influence sur la destinée des états. Enfin, il ne vit peut-être pas assez que ces principes, qui lui servaient, en quelque sorte, de point de départ, et qui le guidaient avec plus de sûreté dans ses recherches, c’était Platon surtout qui les lui avait fournis ; et que lui-même n’avait agrandi et perfectionné la science sociale, que parce qu’il l’avait prise au point où ce grand homme l’avait laissée. Car on ne saurait nier que la Politique d’Aristote ne soit incomparablement plus riche que les traités de Platon, en résultats positifs, en applications pratiques, et que la supériorité de la méthode du philosophe de Stagire, ou plutôt le champ d’observations plus vaste et plus fécond qu’il s’était ouvert, ne dût lui donner les moyens d’étendre et de perfectionner beaucoup les vues de l’écrivain qui l’avait précédé.

Il serait superflu d’exposer ici avec quelque dé PRÉ LIMINAIRE. xlv

tail l’ensemble des idées comprises dans l’ouvrage dont nous donnons la traduction (1), surtout ayant pris soin, dans les arguments qui précèdent chaque livre, de ne rien omettre de ce qui nous a paru présenter quelque intérêt, et pouvoir faire connaître au lecteur, toutes les parties de la doctrine de l’auteur. Il nous suffira donc d’indiquer rapidement quelques-uns des points qui caractérisent les progrès réels que notre philosophe fit faire à la science dont il s’occupait.

D’abord, ayant séparé la politique de la morale, sans perdre de vue l’origine commune de ces deux ordres d’idées et les points nombreux de rapprochement ou de contact qui les unissent, il eut par là occasion de se faire des notions plus exactes de ce qu’il, y a de propre à chacun d’eux. Ses définitions de la cité et du citoyen, quoique mêlées à des raisonnements d’une métaphysique subtile, et qui n’est pas toujours exempte d’obscurité, sont pourtant plus exactes que celles de Platon.

D’un autre côté, la loi qu’il s’est imposée, de fonder principalement sa doctrine sur l’observation des faits, l’a conduit à mieux caractériser les diverses formes de gouvernement, à reconnaître les différences qui distinguent celles qu’on avait con (1) On peut en voir une analyse assez étendue dans le chapitre LXII du Voyage du jeune Anacharsis. xlvj DISCOURS

fondues sous une même dénomination, et les causes des avantages ou des inconvénients que présente chacune de ces formes.

La considération attentive des effets de la lutte toujours subsistante entre les diverses classes de la société, riches et pauvres, nobles et non nobles, etc., et, en général, des dissentiments violents que produit trop souvent entre les citoyens l’extrême inégalité qui résulte quelquefois de la nature même des institutions politiques, lui fit apercevoir, et marquer avec une précision inconnue avant lui, le caractère qui distingue les bons gouvernements, c’est-à-dire, ceux qui contribuent efficacement au bonheur de la société, de ceux qui sont dans une route tout-à-fait opposée. Il reconnut que les premiers n’ont en vue que l’intérêt général des citoyens ; tandis que les autres ne se proposent que l’intérêt particulier des hommes qui disposent du pouvoir.

La même méthode de recherches lui fit également reconnaître l’importance de ce qu’il appelle le moyen ordre des citoyens, ou la classe intermédiaire entre les riches et les pauvres, entre les hommes puissants et ceux qui n’exercent presque aucune influence dans le gouvernement. Il regarde l’extension de cette classe comme une des causes qui peuvent le plus contribuer à la prospérité et à la stabilité des états. En effet, composée d’hommes qui PRÉLIMINAIRE. xlvij

ne sont ni riches, ni puissants, ni pauvres, ni dépendants, la classe moyenne a le plus grand intérêt à ce que celle qui possède les richesses et le pouvoir ne soit pas trop oppressive ; ni la classe inférieure trop malheureuse. Le despotisme ou l’anarchie dans le gouvernement menacent également son existence, et par conséquent il n’y a pour elle de sécurité et de sûreté que dans le règne des lois. Sa force, presque toute morale et intellectuelle, s’accroît précisément de ce qu’elle communique de raison et de lumières aux deux autres classes. Car, c’est chez elle que se trouvent, avec les heureuses habitudes du travail et de la modération, un loisir suffisant pour la culture de l’intelligence, un sentiment plus vif, et un besoin plus impérieux de l’estime et de la considération des autres hommes. C’est dans la classe moyenne, enfin, que les passions égoïstes de toute espèce sont plus généralement contenues, et les dispositions généreuses plus constamment encouragées par l’expression franche de l’éloge ou du blâme, résultat naturel et nécessaire de l’égalité. Aussi, dans les crises politiques, compte-t-elle pour auxiliaires tout ce qu’il y a dans la classe supérieure de cœurs droits et d’esprits généreux, tandis que ses rangs sont quelquefois désertés par ceux de ses défenseurs naturels, dont les préjugés ou les passions ont altéré le jugement. xlviij DISCOURS

Enfin, Aristote, s’élevant par la pensée au-dessus de tous les gouvernements qu’il a décrits, et. dont il a observé la marche, les jugeant et les appréciant, dans leur principe et dans leur tendance, examine quels sont pour chacun d’eux les moyens de conservation, les causes plus ou moins imminentes d’altération ou de ruine ; et cette partie de son ouvrage est, sans contredit, une des plus curieuses ; c’est celle où se manifeste le plus la supériorité incontestable de sa méthode, et la vaste étendue de son génie et de ses connaissances. Ennemi, par sentiment et par conviction, de toutes les révolutions violentes, persuadé que rien de ce qui est véritablement beau ou bon ne peut être le résultat d’une action brusque et soudaine, il trace, d’une main aussi ferme que sage, aux républiques, soit aristocratiques, soit démocratiques, soit oligarchiques, aux monarchies légales ou absolues, et même aux tyrannies, la route qu’elles doivent suivre pour prévenir, par d’heureuses modifications qui les améliorent, les commotions terribles dont elles sont menacées, et où les conduisent, inévitablement les abus ou les vices propres à chacune d’elles.

On peut donc, ce me semble, regarderies écrits de Platon et d’Aristote, sur la politique, comme le monument le plus précieux des connaissances acquises par les Grecs sur cet important sujet. Car, PRÉLIMINAIRE. xlix

malheureusement, les ouvrages de Théophraste, l’ami, le disciple et le successeur immédiat d’Aristote, ceux de Dicéarque et d’Heraclide de Pont, qui écrivirent aussi des traités de politique vers cette même époque, ne nous sont point parvenus (1). Quelques fragments des Pythagoriciens et de l’historien Polybe sont, en ce genre, les seuls débris échappés au vaste naufrage des sciences et dès arts, dans les siècles de barbarie qui suivirent la chute de l’empire romain. Les écrivains latins ne paraissent avoir rien ajouté aux recherches des Grecs ; et quelques justes regrets que doive nous inspirer, sous d’autres rapports, la perte de la plus grande partie du traité de Cicéron, intitulé, De la République, il paraît très-probable qu’en fait

(1) Théophraste avait composé, outre un traité de Politique, et un ouvrage en trois livres, intitulé Des Législateurs, (-■ « pi’■ \ou.obirô>i), divers recueuils de lois. Cicéron (De Finib. l. 5, c. 4) nous apprend que, dans l’un de ces ouvrages, il avait considéré particulièrement les modifications diverses que subissent, dans certains cas, les gouvernements, et les moyens de mettre à profit lès circonstances qui se présentent. Hoc amplius Theophrastus, quoe essent in Republica inclinationes rerum et momenta temporum, quibus esset moderandum utcumque res postularet [docuit].—Dicéarque et Héraclide de Pont avaient recueilli des documents précieux sur les divers gouvernements, les mœurs et les coutumes des peuples tant Grecs que Barbares. Il ne nous reste que quelques fragments de l’un des traités d’Héraclide, que Mr Coray a joints à son, édition d’Élien (un vol. in-8°. Paris, 1805, chez Firmin Didot.)

Tome II. d 1 DISCOURS

de connaissances générales sur cette matière, on n’y trouvait que la doctrine même des deux philosophes dont nous venons de parler (1).

Peut-être donc, avant de conclure ces réflexions, ne sera-t-il pas inutile de résumer en peu de mots les maximes ou les règles qu’ils semblent avoir envisagées comme essentielles à l’existence d’un gouvernement propre à assurer le bonheur des hommes qui vivent sous ses lois. L’ensemble de ces maximes, qui n’est pas sans doute un système de politique qu’on puisse proposer de mettre à exécution, mais qui n’est que l’énonciation des principales conditions propices à satisfaire à ce qu’exige, en ce genre, une raison exercée, exempte de passions et de préjugés, pourrait être comparé à ces lignes dont un géomètre fait voir que certaines courbes tendent incessamment à s’approcher, en même temps qu’il démontre que jamais elles ne peuvent les toucher. Un tel ensemble de propositions sera, si l’on veut, la limite idéale et purenient rationnelle vers laquelle on conçoit que l’organisation sociale la plus parfaite peut tendre indéfiniment, quoiqu’il soit certain qu’elle ne peut jamais y atteindre.

(1) Voyez à ce sujet l’excellent discours préliminaire, et les dissertations pleines de goût et d’érudition que Mr Villemain a ajoutées à sa traduction des précieux fragments qui nous restent du traité de Cicéron. PRÉLIMINAIRE. lj

Premièrement donc, le bien général de la société, ou la plus grande somme de bonheur possible, sinon pour tous, au moins pour le plus grand nombre des individus qui la composent, est, suivant Platon et Aristote, la fin ou le but de tout ordre politique. Cette vérité, au reste, universellement admise du temps de ces philosophes, et bien long-temps avant eux, n’a jamais été niée par personne. Elle est tellement empreinte dans le cœur des hommes, elle se confond tellement avec les plus simples et les premiers éléments du bon sens et de la raison humaine, que jamais les tyrans, même les plus stupides, n’ont commis de grands attentats, jamais les gouvernements les plus injustes ou les plus perfides n’ont proposé de mesures désastreuses, sans leur donner au moins pour prétexte le bien public.

Mais en quoi consiste le bonheur de l’homme, autant du moins qu’il peut dépendre de la forme du gouvernement et du mode d’existence de la société ?

Il consiste, suivant ces philosophes, dans la liberté et dans l’égalité politique.

Dans la liberté, parce que sans cette condition, comme le prouve l’histoire de tous les temps et de tous les pays, aucun individu ne peut jouir ni de sa propriété, (c’est-à-dire, du fruit de son travail, de son industrie, de ses talents, enfin des seuls

d. lij DISCOURS

moyens qu’il ait de subsister lui-même et de faire subsister sa famille), ni de ses facultés physiques et intellectuelles, ni même de ce qu’il y a de plus intime dans sa nature, sa conscience et sa raison, son opinion sur les choses et sur les personnes.

Dans l’égalité politique, parce qu’elle est la seule cause, l’unique fondement de la liberté.

En effet, l’inégalité entre les individus est dans la nature ; il ne dépend pas plus de nous d’en nier que d’en empêcher l’existence. Activité, courage, santé, force, intelligence, tous ces avantages sont répartis entre les individus dans des proportions

singulièrement variables, et de manière à mettre quelquefois entre eux la plus prodigieuse inégalité.

D’un autre côté, chacun d’eux est incessamment soumis à l’action de deux forces qui le poussent en des sens opposés. L’une est le sentiment de sa personnalité, le besoin et l’avidité de tous les genres de succès ou de jouissances qui peuvent flatter ses passions, ou lui procurer une satisfaction qui n’est que pour lui, indépendamment du bien

ou du mal qui peut en résulter pour ses semblables. L’autre est la sympathie, en prenant ce mot dans le sens le plus étendu, c’est-à-dire, comme exprimant cette tendance de notre sensibilité en vertu de laquelle nous nous associons à tous les sentiments agréables ou pénibles qui peuvent PRÉLIMINAIRE. liij

affecter des êtres capables de jouir et de souffrir comme nous. L’action de la première de ces deux forces est constante chez tous les hommes, et a une énergie prédominante chez le plus grand nombre d’entre eux ; l’action de la seconde est plus ou moins intermittente, s’il le faut ainsi dire, chez tous, et il n’est donné qu’à un petit nombre d’ames privilégiées de l’éprouver dans son plus haut degré d’énergie.

Cependant, quelle que soit l’illégalité que la nature a mise entre les hommes, quelle que soit la supériorité. qu’elle semble avoir accordée à certains individus sur d’autres, la force purement individuelle, en quelque genre que ce soit, est toujours renfermée dans des limites fort étroites ; elle a besoin, pour s’accroître et se développer, du concours d’autres forces analogues. C’est-à-dire, qu’elle ne peut recevoir son complément que de l’état de société, qui est une des conditions de l’existence de l’espèce humaine, et un fait de la nature, aussi-bien que l’inégalité entre les individus. Car il est évident que si le sort de la race humaine avait pu être exclusivement livré aux chances résultantes de l’inégalité naturelle, les forts auraient bientôt détruit les faibles, et n’auraient pas tardé à être détruits eux-mêmes par les habiles, qui auraient fini par se détruire les uns les autres. ljv DISCOURS

Mais l’instinct de la sociabilité, qui se manifeste et se développe déjà d’une manière très-sensible dans l’existence de la famille, produit des associations plus ou moins nombreuses, par l’effet desquelles se développe de plus en plus le sentiment de la sympathie, et d’où naissent les idées de justice privée, ou d’individu à individu ; puis enfin l’idée de justice sociale, qui n’est autre chose que l’égalité politique. C’est donc dans cette idée ou dans cette notion, résultat et produit nécessaire de l’état de société, que se trouve le remède aux maux qu’enfante l’inégalité individuelle : maux qui sont d’autant plus grands et plus intolérables, que la société est moins avancée dans la civilisation ; ou, en d’autres termes, qu’il y a moins de lumières et de vertus répandues dans la masse des hommes qui la composent.

L’égalité politique n’a donc point pour but d’empêcher ou d’effacer l’inégalité naturelle, cela serait impossible : elle n’a pas davantage pour but de s’opposer aux conséquences naturelles de cette inégalité primitive ou individuelle, cela serait également absurde et impraticable : elle est uniquement destinée à en combattre les abus, à en diriger les résultats vers le bien général de la société.

Ainsi, il a existé partout et de tout temps une noblesse, en prenant ce mot dans sa véritable et PRELIMINAIRE. lv

légitime acception ; c’est-à-dire, une notabilité (1), fondée d’abord sur des talents ou des services extraordinaires, sur des actions d’éclat, ou sur de grandes richesses ; et certes, il est impossible qu’un homme qui a obtenu cette espèce de noblesse ne la transmette pas à ses enfants, comme il leur transmet son nom et sa fortune. Mais ce que les philosophes, dont j’expose ici la doctrine, paraissent avoir regardé comme une chose contraire à l’égalité politique, ou même comme, toutà-fait destructive de cette égalité, c’est que des fonctions publiques, des magistratures, en un mot, des priviléges (2) quelconques, pussent être l’héritage de certaines familles ou de certains individus ; c’est que l’inégalité naturelle fût renforcée, soit dans son principe, soit dans ses conséquences, par des déterminations expresses de la loi, ou par des institutions qui en multiplieraient ou en aggraveraient les abus et les inconvénients de tout genre. Il leur sembla évident que si la nature peut mettre, et met en effet, une inégalité réelle et incontestable

(1) Notabilitas, d’où, par abréviation et corruption, Habilitas, comme nobilis de notabilis.

(2) Privilegia [privatoe ou privoe leges). Il est à remarquer que ce mot est toujours pris en mauvaise part, dans les auteurs latins qui ont précédé la chute de la République. Il désigne ce que l’on entend aujourd’hui par lois d’exception, et c’est en ce sens qu’il est partout employé dans Cicéron. lvj DISCOURS

entre les êtres qu’elle a créés ; si elle accorde aux uns des talents et des facultés qu’elle refuse aux autres, l’homme, ou les institutions qui sont son ouvrage. sont infiniment loin d’avoir cette merveilleuse puissance. Vainement donc, disaient-ils, la loi prononcerait que tels ou tels individus naîtront supérieurs à tels ou tels autres ; vainement elle prononcerait qu’ils naîtront capables de tels ou tels emplois ; trop souvent la nature démentira cette prétention orgueilleuse de la loi ; trop souvent l’effet de cette faveur anticipée sera d’étouffer, chez ceux qui en sont l’objet, le germe des talents ou des vertus qu’ils étaient destinés à acquérir.

L’égalité politique fut donc considérée, par ces philosophes, sous deux points de vue distincts : comme absolue, et comme relative. Comme absolue, dans ce qui regarde l’application des lois pénales aux délits de tout genre qu’elles sont destinées à punir ou à prévenir ; comme relative, dans la distribution des emplois, des récompenses, des honneurs et de la considération dont le gouvernement dispose, pour l’avantage et dans l’intérêt de la société toute entière.

En effet, sous le premier rapport, il est évident que les lois qui prescrivent certaines actions et qui en interdisent d’autres, sous de certaines peines, ne peuvent et ne doivent faire aucune distinction entre les individus à qui les actions défendues PRELIMINAIRE. lvij

par la loi sont réellement imputables, ou qui négligent de faire celles qu’elle prescrit. Que l’auteur d’un meurtre, d’un vol, ou de toute autre action injuste, soit riche ou pauvre, noble ou obscur, savant ou ignorant, brave ou lâche, l’action qu’il a commise ne saurait changer de nature par aucune de ces circonstances. Ainsi, sous ce rapport, la loi est la même pour tous les citoyens, et tous sont ou doivent être absolument égaux à ses

yeux.

Au contraire, quand il s’agit de salaires ou de récompenses à accorder à ceux qui rendent à la société des services plus ou moins importants ; d’emplois à confier à ceux qui sont plus ou moins capables de les exercer avec succès, c’est-à-dire, toujours de la manière la plus conforme à l’intérêt général, il semble juste d’avoir égard aux qualités individuelles de chaque citoyen appelé à de pareilles fonctions, et c’est alors que l’égalité devient relative, ou, comme s’exprime Aristote, proportionnelle.

D’un autre côté, ces philosophes avaient très bien vu que le fonds des richesses, des ressources de toute espèce, en un mot, que la force ou la puissance d’une société ne se compose que des sacrifices que tous les citoyens font à l’utilité publique, soit par des contributions pécuniaires, soit par des services directs et personnels ; et ils reconnurent lviij DISCOURS

que cette force ne doit jamais être confiée, sans condition et sans une sévère responsabilité, à un individu, à une famille, ou à une portion quelconque, même la plus nombreuse, de la société, à l’exclusion de quelque autre partie que ce soit (1) : car leurs méditations sur la nature humaine leur avaient fait reconnaître la tendance constante de l’intérêt privé ou personnel, et sa force prédominante dans l’immense majorité des individus.

Ils en conclurent donc que c’était à la loi de prescrire les conditions d’après lesquelles tout dépositaire de la force publique userait de l’autorité qui lui serait confiée, et que cette loi devait être, comme toute autre loi, l’expression des besoins, des intérêts, des sentiments, sinon de tous, au moins du plus grand nombre des membres de la

(1) Cette force, destinée à défendre les citoyens contre les attaques des ennemis extérieurs, et à les protéger contre toute atteinte portée à la sûreté des personnes et des propriétés, soit par des individus isolés, soit par des réunions on coalitions d’hommes violents et injustes, est nécessairement irrésistible pour chaque citoyen. Si donc elle est employée à les dépouiller de leurs droits, si elle est employée illégalement contre leur sûreté ou leur liberté, elle devient le plus redoutable des fléaux. À la vérité cet abus qu’on en fait, tend incessamment à la détériorer et à l’affaiblir : il la rend impuissante, d’abord contre les ennemis du dehors, puis contre les révolutious ou les conspirations qui peuvent se former au-dedans ; mais ce n’est pas un remède au mal que souffre la société, ce n’est qu’un changement de calamités. PRÉLIMINAIRE. ljx

société, ou, pour mieux dire, l’expression des lumières et de la raison publiques.

Dès-lors la question fondamentale sur le meilleur mode de gouvernement ou d’organisation possible, ainsi énoncée : Quels sont les moyens de contribuer au plus grand bonheur de ceux qui composent la société civile ? se trouva transformée pour eux en cette autre question, qui leur semblait être un acheminement à la solution qu’ils cherchaient : Quels sont les moyens de substituer, le plus possible, l’autorité ou le pouvoir de la loi, au pouvoir ou aux volontés arbitraires de l’homme ?

Ici se manifestent, eu effet, le point de départ et les directions opposées des deux limites intellectuelles vers lesquelles on peut supposer que tendent tous les gouvernements, bons et mauvais, et qu’il leur est impossible d’atteindre complètement. Car, sans doute, on ne pourra jamais établir un ordre de choses tel que la loi y règne exclusivement, et sans aucun mélange des volontés arbitraires des individus qui sont chargés de son exécution ; seulement, il est incontestablement vrai que toute société qui marche vers ce but, est dans une route de perfectionnement réel, et de prospérité toujours croissante. Mais, d’un autre côté, il n’est pas moins certain que plus les volontés arbitraires des dépositaires de la puissance sociale ont d’influence sur l’existence et sur les destinées d’un lx DISCOURS

état, plus il y a de souffrance et de malheur pour tous ceux qui sont exposés à l’action de cette puissance, c’est-à-dire, pour l’immense majorité des citoyens ; et plus aussi la société marche rapidement vers sa dissolution, ou vers sa ruine, sans que jamais la chimère du pouvoir absolu de l’homme sur la société puisse se réaliser complètement.

C’est que la force publique, ou la réunion des ressources, des moyens et des efforts de tous les citoyens, est sans aucune proportion avec l’objet auquel on prétend l’appliquer en pareil cas, je veux dire le bonheur imaginaire, ou la satisfaction des désirs et des passions d’un seul, ou d’un petit nombre. C’est que, dans cette immense machine, appliquée à un si petit objet, il y a inévitablement beaucoup de force perdue, et qui tourne précisément contre le but auquel on prétend l’employer. Enfin, c’est que l’intelligence d’un seul homme, ou même d’une réunion d’hommes, comme le dit Aristote, ne peut presque jamais embrasser l’utilité et les intérêts de tous ; tandis que l’intelligence de tous, quand elle y est convenablement employée, ou en ayant égard, autant qu’il est possible, à la variété de leurs talents, de leurs connaissances et de leurs besoins, est bien mieux adaptée à une pareille fin.

Voilà pourquoi ces deux philosophes veulent que le peuple, ou la partie même la moins instruite PRÉLIMINAIRE. lxj

et la moins cultivée de la société, participe, au moins en quelque chose, au moins d’une manière indirecte, dans certains cas, à la conduite ou à l’administration dès affaires communes ou publiques, lesquelles ne sont ainsi appelées que parce qu’en effet elles intéressent le public ou la totalité des citoyens.

Voilà pourquoi encore ils apportent le plus grandi soin, l’attention la plus scrupuleuse à déterminer quelles sont les qualités morales, que, suivant eux, on doit exiger de ceux qui seront appelés à exercer des fonctions importantes et à disposer d’une grande autorité. Ainsi, il faudra que l’on reconnaisse en eux un amour sincère de la patrie et des institutions qu’elle a établies pour assurer sa liberté ; un dévouement sans bornes au bien public, ou aux intérêts généraux de la société, un respect inviolable pour les lois, et enfin les lumières et les talents qu’exigent les emplois qui leur sont confiés.

Par conséquent, ils devront y être appelés par le libre suffrage de leurs concitoyens, ou au moins de ceux d’entre eux qui, par les circonstances de leur éducation et leur situation, seront plus à même d’apprécier le genre de talents et l’espèce de vertu que l’on exige d’eux. Il faudra même qu’après avoir été désignés par un premier choix, ils ne puissent entrer en charge qu’autant qu’un examen lxij DISCOURS

sévère aura garanti leur aptitude aux fonctions qu’ils doivent remplir.

Mais, comme l’exercice du pouvoir a, par sa nature, des séductions auxquelles bien peu d’hommes sont capables de résister, plus une magistrature sera importante, plus le pouvoir qui y est attaché sera grand, plus il conviendra de limiter le temps où elle sera exercée par la même personne. Il faudra, de plus, que tout magistrat sortant de charge soit tenu de rendre un compte public de l’usage qu’il a fait de son autorité. Ce compte devra être d’autant plus rigoureusement exigé, l’examen en devra être d’autant plus rigoureux, que l’autorité du magistrat aura été plus grande.

Par suite des mêmes considérations, il conviendra de ne pas exciter par des avantages pécuniaires trop considérables la cupidité et l’ambition des ames vulgaires ; en sorte que ceux qui aspireront aux grandes magistratures, regardent plutôt l’honneur que le profit qui en résulte, qu’ils cherchent le dédommagement de leurs soins et de leurs sacrifices dans l’estime et dans la considération publiques, plutôt que dans un accroissement de richesses, toujours funeste pour eux-mêmes, et dangereux pour la liberté. Par conséquent, il conviendra aussi que les fonctions qui donnent un grand pouvoir soient entièrement distinctes et séparées de celles où l’on aura, de quelque manière PRÉLIMINAIRE. lxiij que ce soit, la disposition ou l’administration de la fortune publique.

C’est sur ces principes et à l’aide des institutions dont ils peuvent suggérer l’idée, que les philosophes dont j’expose ici la doctrine concevaient, qu’on pouvait assurer la liberté d’un peuple ; et que l’égalité politique, telle qu’elle a été définie précédemment, devait l’affermir et en garantir la durée. Mais ils ne se dissimulaient pas que rétablissement d’un ordre de choses analogue à celui qu’ils imaginaient, supposait dans la masse des citoyens une instruction à peu près égale sur tous les objets relatifs à l’intérêt général, des habitudes bien établies de modération et de soumission aux lois, des sentiments énergiques d’amour et de dévouement pour la patrie ; conditions qui, comme on l’a déjà fait remarquer, leur semblaient ne pouvoir être que le résultat d’un bon système d’éducation publique.

Ils pensaient donc qu’il y a un fonds d’idées et de sentiments, qui peut facilement devenir commun à presque fous les membres d’une même société, quelle que soit la diversité des talents naturels et des circonstances de fortune, de naissance ou de situation particulières à chaque individu ; que plus on s’attacherait à leur donner, dès l’enfance, la connaissance des vérités sur lesquelles se fonde le véritable ordre des sociétés politiques, et à les leur faire aimer, mieux ils sauraient remplir plus tard les fonctions qui leur seraient confiées. En un mot, ils croyaient qu’on ne pouvait s’y prendre trop tôt pour cultiver la raison de l’homme, qu’on ne pouvait apporter trop de soin à surveiller le développement de son intelligence et de toutes ses habitudes, en l’accoutumant de bonne heure à aimer ce que la raison approuve, et à haïr ce qu’elle réprouve. Tout système d’éducation tendant à établir des opinions factices, des sentiments contraires au bien général de la société, leur paraissait également absurde et dangereux, car on. reconnaît dans tous leurs écrits combien ils étaient convaincus de la force irrésistible de la vérité[2].

Au reste, on aurait tort de s’imaginer que ces LIMINAIRE. lxv

philosophes, bien qu’ils aient, donné le nom de République au système de gouvernement dont ils s’appliquèrent, chacun de son côté, à tracer le modèle, fussent exclusivement partisans de cette forme d’organisation politique. Il est même à remarquer que l’un et l’autre se montrent partout très-peu favorables à la démocratie. Témoins des excès qui déshonorèrent trop souvent celle d’Athènes, ils n’hésitent point à déclarer que la royauté limitée ou légale, c’est-à-dire, dans laquelle un monarque héréditaire soumet son autorité aux lois, et ne la fait servir qu’au maintien de la justice et à la protection des sujets, leur paraît le meilleur de tous les gouvernements.

L’erreur la plus grave qu’on puisse leur reprocher, c’est d’avoir laissé subsister dans leurs théories, un vice radical, dont tous les peuples de l’antiquité ressentirent à divers intervalles les funestes effets ; dont l’action, ordinairement lente et sourde, mais toujours présente, minait insensiblement les vertus privées, et fut une des causes les plus incontestables de cette dégradation morale, qui amena la ruine de presque tous leurs gouvernements, le veux parler de l’esclavage domestique : ils ne virent pas que deux êtres, doués des mêmes facultés, ayant les mêmes besoins, les mêmes moyens naturels d’y pourvoir, par conséquent un droit égal à les satisfaire, et dont, pourtant l’un est entièrement Tome II. lxvj DISCOURS

sacrifié à l’autre, doivent nécessairement perdre, dans cette situation violente, leurs qualités les plus précieuses ; qu’il se fait alors, de l’un à l’autre, comme un échange continuel de tous les penchants vicieux, de toutes les inclinations perverses, en un mot, de tout ce qu’il y a de plus mauvais dans la nature de chacun d’eux. L’esclave devient flatteur, faux, rampant, parce qu’il a intérêt d’adoucir un maître capricieux et cruel ; et le maître devient plus cruel, plus orgueilleux, plus capricieux, parce que l’esclave fomente, pour ainsi dire, en lui tous ces vices. Tous deux se corrompent donc de plus en plus l’un l’autre, et ainsi se trouvent étouffés et détruits les germes de vertu que la nature avait mis dans leurs âmes. Étrange effet de l’habitude et de l’ordre de choses qui existait partout autour d’eux ! Ces profonds observateurs de la nature humaine ne s’aperçurent pas que le phénomène de l’influence du despotisme et de la tyrannie sur le caractère moral des nations, et sur celui des doinitiateurs eux-mêmes, phénomène dont ils avaient démêlé avec tant de sagacité et décrit avec tant de vérité toutes les circonstances, se reproduisait, presque à chaque instant, sous leurs yeux et au sein même de leurs familles.

Une autre erreur, qui leur fut commune avec tous les législateurs qui les ont précédés et avec le plus grand nombre des écrivains politiques qui PRÉLIMINAIRE. lxvij

1leur succédèrent, c’est d’avoir trop présumé de la puissance des hommes ou des institutions, et de leur influence immédiate sur l’état d’un peuple. À la vérité, Aristote observe avec raison que le législateur ne rend point les hommes tels qu’il veut qu’ils soient, et qu’il est forcé de les prendre tels qu’ils sont. Mais il oublie bientôt cette sage maxime, et il n’en trace pas moins un plan de gouvernement où beaucoup de choses, sur lesquelles il est impossible de rien statuer pour l’avenir, lui semblent devoir être réglées par la loi ; comme lorsqu’il veut qu’elle assigne une limite déterminée à l’accroissement de la population.

À proprement parler, on ne donne point des lois à une nation, on ne lui donne point une constitution : il n’y a de réellement établi et de durable, en ce genre, que ce que l’état présent des besoins, des sentiments, des opinions et des lumières de cette nation, exige ou permet. Les véritables lois sont celles qui déclarent, pour ainsi dire, cet état de choses, dans ce qu’il a de réellement avantageux pour la société toute entière, et de propre à assurer et à accroître sa prospérité intérieure.

Le célèbre paradoxe de Platon, qu’il n’y aura de bonheur pour les peuples que lorsque les philosophes seront rois, ou lorsque les rois seront philosophes (1), n’est fondé que sur cette idée exagérée

(1) Plat. Rep. 1. 5, p. 473 ; l. 6, p. 487 ; Epist. 7, p. 326.

e. lxviij DISCOURS

de l’influence de quelques individus sur la destinée des peuples. Cette influence, dont on ne saurait nier la réalité, dans certains cas, n’est peut-être jamais aussi entière ni aussi étendue qu’on semble l’imaginer. Car, ou ces individus savent se prévaloir, pour l’avantage de la société, de ce qu’ils y trouvent de forces et de moyens appropriés à cette fin ; et alors ils la font entrer dans une carrière de perfectionnement, où ses progrès ultérieurs ne peuvent plus être leur ouvrage : ou bien ils parviennent à s’associer, pour quelque temps, des forces et des moyens qu’ils dirigent contre le bien ou l’intérêt de cette même société ; et alors ils rencontrent des obstacles dont il leur est à la longueimpossible de triompher. Mais, dans l’un et l’autre cas, il resterait toujours, pour apprécier avec justesse l’influence d’un homme sur une nation, à déterminer jusqu’à quel point cet homme a été sollicité et, pour ainsi dire, appelé par la force des circonstances, qui exigeaient impérieusement tel genre d’impulsion ou de modification, plutôt que tel autre, pour lequel il aurait fallu un homme ayant un caractère, des desseins et des talents tout, différents.

D’ailleurs, l’influence d’un homme sur une nation tient peut-être toujours plus à sa situation particulière qu’à sa valeur propre, quelque grande qu’on la suppose, et elle finit ordinairement avec lui, quand PRÉLIMINAIRE. lxjx

elle n’est pas secondée par la nature des choses et par la disposition générale des esprits. L’empire romain fut gouverné, pendant quatre-vingts ans, par des monarques dont les talents et les vertus lui procurèrent quelque repos, au milieu des angoisses de sa longue agonie ; mais, après la mort du dernier et du plus vertueux d’entre eux, tout se trouva préparé pour le règne d’un monstre tel que Commode. Ainsi, la philosophie ne peut presque rien pour le bonheur des sociétés humaines, au moins dans le sens de la fameuse maxime de Platon ; mais les philosophes sont sans doute les bienfaiteurs de l’humanité, lorsqu’ils remplissent la tâche à laquelle ils sont appelés, c’est-àdire, lorsqu’ils découvrent et propagent, en quelque genre que ce soit, des vérités utiles.

Sous ce rapport même, ils n’ont presque aucun point de contact immédiat avec les intérêts politiques qui s’agitent autour d’eux, aucune influence directe sur l’état actuel des gouvernements sous lesquels ils vivent. Leurs théories les plus sages, leurs arguments les plus convaincants, sont aussi impuissants contre la force qui emporte les états dans une fausse route, que les sophismes de leurs antagonistes le sont pour accroître et soutenir cette même force. Ceux qui en disposent, quand ils ne sont pas aveuglés par des préventions ou par des animosités particulières, le savent très-bien, et n’en suivent lxx DISCOURS

pas moins la route dans laquelle ils sont engagés, tant qu’ils n’y rencontrent pas d’autres obstacles.

C’est que les idées ou les opinions, vraies ou fausses, n’ont de puissance sur le cours des événements, que quand elles sont devenues celles de la très-grande majorité des citoyens. Et voilà pourquoi l’on ne peut attendre d’amélioration réelle et durable, dans les destinées d’un peuple, que du progrès des lumières et de la raison au sein de ce même peuple. Mais ce progrès est nécessairement très-lent : parce que les hommes sont bien plus touchés des avantages ou des inconvénients présents, que de ceux qu’ils peuvent espérer ou craindre pour l’avenir, quelque faibles que soient les uns, et quelque grands que puissent être les autres. Les opprimés semblent même craindre, presque autant que les oppresseurs, la vérité qui’les éclairerait sur leur situation, ou qui leur en ferait connaître tout le danger ; et c’est ainsi que les uns et les autres sont quelquefois conduits, par la force des choses, à ce point où des révolutions violentes leur font porter la peine d’un aveuglement qui n’a pas toujours été entièrement involontaire.

Nous en avons dit assez pour faire pressentir le genre d’intérêt et d’instruction que peut offrir la lecture du traité d’Aristote, dont nous donnons la traduction. On y verra que les saines doctrines, en fait de gouvernement, sont déjà bien anciennes PRÉLIMINAIRE. lxxj

dans le monde, et que les doctrines opposées ne le sont pas moins ; ou plutôt on concevra sans peine que la lutte entre les défenseurs de la liberté et les apôtres de la servitude, doit être aussi ancienne que l’espèce humaine. Car le principe de cette guerre éternelle et sans cesse renaissante, est dans le cœur de l’homme lui-même, et dans la double impulsion qu’il reçoit du sentiment de sa personnalité et de celui de la sympathie. La constance et l’énergie prédominante du premier de ces sentiments, (en même temps qu’elle nous fait voir pourquoi le nombre des individus avides de pouvoir, de richesses, et asservis aux passions les plus injustes, est toujours plus grand que celui des hommes qui savent entendre la voix de la raison et de la justice), peut nous expliquer, jusqu’à un certain point, le phénomène que nous présente l’histoire ; lorsqu’elle nous montre, presque par toute la terre et dans tous les siècles, les peuples gémissant sous le joug d’une servitude aussi honteuse que cruelle, tandis qu’il y en a bien peu qui aient pu jouir des douceurs de la liberté.

Mais, d’un autre côté, comme le sentiment de la sympathie est aussi le principe, et la cause de la sociabilité, les pensées qu’il suggère sont généreuses et honorables ; elles obtiennent l’approbation presque universelle ; car, étant favorables aux intérêts et au bonheur de tous ou du plus grand lxxij DISCOURS

nombre, ceux même dont elles irritent les pas sions injustes, ne peuvent, en secret, leur refuser quelque estime. Au contraire, les pensées qui naissent du sentiment de la personnalité, sont étroites et viles ; elles ont besoin, pour se manifester, d’une extrême circonspection, et sont forcées de s’environner de mille faux prétextes de bien public et d’intérêt général ; encore l’illusion qu’elles peuvent produire par cet artifice est-elle bien peu durable. Et ainsi s’explique la différente destinée qu’ont eue les écrits des philosophes qui ont établi et défendu les vrais principes de la liberté et de l’ordre social, et. les écrits des sophistes qui se sont faits les apologistes du despotisme et de la servitude. Les uns, lus, admirés de siècle en siècle, et cités avec confiance par tous ceux qui ont sincèrement embrassé la cause de l’humanité, forment comme un faisceau de lumières toujours subsistant, et qui éclaire la marche des gouvernements jaloux de faire le bonheur des peuples et d’assurer leur propre sécurité : ils consacrent à la reconnaissance des hommes les noms glorieux de Platon, d’Aristote, de Cicéron, de Locke, de Montesquieu. Les autres, semblables à ces lueurs perfides et passagères, qui apparaissent quelquefois au voyageur incertain de sa route, et qui s’éteignent tout à coup, en le laissant au milieu des précipices et des abîmes où elles l’ont égaré, PRÉLIMINAIRE. lxxiij

ne survivent que peu de jours au scandale qu’ils ont produit, ou ne transmettent à la postérité que des noms d’hommes justement flétris par l’opprobre qui s’est attaché à leurs odieuses maximes, et que les plus effrontés de leurs serviles imitateurs n’osent jamais citer. Ainsi, la vérité triomphe, avec le temps, de tous les obstacles qu’on lui oppose ; un sentiment plus sûr de leurs véritables intérêts se propage insensiblement dans toutes les classes de la société, et les ames généreuses trouvent, quelque consolation, dans la pensée que l’amélioration des destinées humaines, qui fut l’objet constant de leurs vœux, n’est assurément pas une chimère de leur imagination.

FIN.

  1. Plut. de Legib. l. 5, p. 740.
  2. Écoutons ce que l’étude approfondie de l’histoire, et l’expérience des affaires les plus importantes avait appris, sur ce sujet, à l’un des plus illustres historiens de l’antiquité : « La vérité, dit Polybe, est, à mon avis, la plus grande divinité que la nature ait manifestée aux hommes, et celle à qui elle a accordé la plus grande puissance. Aussi, bien qu’elle soit quelquefois combattue par tout le monde, et que toutes les probabilités semblent, dans certaines circonstances, s’unir contre elle avec l’imposture, d’elle-même elle s’insinue, je ne sais comment, dans l’esprit des hommes ; et, tantôt par un essor soudain, elle révèle toute sa force : tantôt, après avoir été long-temps obscurcie d’épaisses ténèbres, elle finit par s’en dégager, et triomphe du mensonge. » (Polyb. Excerpt. Histor. l. 13, § 3.)